LE GÉNERAL CAVAIGNAC

Un Dictateur républicain

 

CHAPITRE III. — LE COLONISATEUR.

 

 

IDÉES DE CAVAIGNAC SUR LES PRINCIPES DES RAPPORTS ENTRE LES FRANÇAIS ET LES INDIGÈNES — LA COLONISATION MILITAIRE ET LA COLONISATION CIVILE — LES EXPÉRIENCES DE CAVAIGNAC A ORLÉANSVILLE ET A TLEMCEN — SON RÔLE COMME GOUVERNEUR GÉNÉRAL

 

A L'ÉPOQUE où Cavaignac débarquait en Algérie, le sort de sa nouvelle conquête laissait encore la France indécise. Se contenterait-on, comme l'Espagne sur les côtes du Maroc, d'occuper quelques ports et d'abandonner les indigènes à leur traditionnelle anarchie ? Étendrait-on, autour des villes enlevées aux Turcs, des banlieues suffisamment vastes pour recevoir des immigrants attirés par les profits que procure le voisinage de nombreuses garnisons ? Tenterait-on de ressusciter, avec la poussière des tribus, une sorte de royaume numide dont le souverain, tiré par nous du néant, resterait notre créature et notre obligé ? En tout cas, l'opinion publique était hostile à l'extension indéfinie, par les armes, du domaine que le dernier Bourbon avait commencé d'acquérir. Le machinisme n'avait pas encore bouleversé l'antique organisation économique et sociale de l'Europe ; l'industrie et le commerce n'exigeaient pas des réservoirs de matières premières et des marchés sans cesse agrandis ; les problèmes de politique coloniale n'augmentaient pas les soucis des hommes d'État. Les comptoirs africains et les Iles étaient les vestiges, suffisants pour l'amour-propre national, d'un empire d'outre-mer que nul ne regrettait. Il fallut un Clausel, un duc d'Orléans, un Bugeaud, pour entraîner le Gouvernement hésitant et pour faire accepter à la France le somptueux présent que leurs initiatives lui offraient.

Dans les premières années de la conquête algérienne, nul programme politique et militaire ne réservait l'avenir en contenant les ambitions et les cupidités du moment. Figurez-vous, écrivait Cavaignac à peine arrivé d'Europe, un grand bourbier où la France jette de l'argent à poignées, quelques centaines de pourceaux bipèdes qui s'y plongent et en retirent ce qu'ils peuvent, bien crottés et bien fangeux : voilà la régence d'Alger. Il faisait ainsi allusion aux trafiquants cosmopolites que l'armée d'Afrique traînait dans son sillage, qui se disputaient les fournitures pour les troupes, spéculaient sur les terrains abandonnés par les indigènes autour d'Alger, de Bône et d'Oran. Dans un autre genre, la fièvre d'avancement faisait commettre aux généraux des fautes politiques dont les conséquences étaient plus graves. L'un traitait avec les Bédouins à de vilaines conditions pour obtenir une trêve et pouvoir dire qu'il les avait soumis ; l'autre accordait à un chef arabe le monopole des ravitaillements pour acheter sa neutralité. De concessions secrètes en arrangements secrets, on prolongeait çà et là une paix précaire, de plus en plus onéreuse, que récompensaient les faveurs du pouvoir : on rentrait en France lieutenant général et on laissait les successeurs se débrouiller comme ils pouvaient. La manière forte, la manière prudente, étaient pratiquées tour à tour sans discernement, selon les penchants de caractères divers et les soucis d'intérêts opposés. A Oran, après Boyer qui n'osait pas sortir au delà de la banlieue immédiate, mais qui faisait régner l'ordre et la probité dans la ville et rêvait de ressusciter à Mers-el- Kebir le Portus magnus des Romains, Desmichels voulait faire la guerre pour devenir lieutenant général. Il occupa Arzeu, l'ancien Portus divinus, et Mostaganem, tapant à tort et à travers, si bien qu'au lieu de tenir divisées les tribus il leur donna l'idée de se réunir sous l'autorité d'un certain Abd-el-Kader, fils de marabout, c'est-à-dire ambitieux et fourbe, et Desmichels eut désormais en face de lui une armée au lieu des bandes inconsistantes des tribus. L'affaire de Mostaganem, trop coûteuse, n'avait pas plu, et il était toujours maréchal de camp. De guerrier, il juge habile de se transformer en diplomate, pour avoir la paix et le grade. Abd-el-Kader s'y prête, car, ainsi que l'expliquait Cavaignac, témoin et acteur de cette campagne, on n'est roi que lorsqu'on a de l'argent ; pour avoir de l'argent, il faut que les sujets puissent commercer et payer des impôts ; pour avoir la force il faut aussi le temps de l'organiser, si bien que, par intérêt, Abd-el-Kader avait, autant que Desmichels, besoin de la paix. On le fit traiter d'égal à égal avec le Roi de France, on le reconnut souverain du pays, on lui céda la liberté du commerce par Arzeu, on lui donna des résidents. Il y avait certains articles secrets que le général voulait cacher au ministre jusqu'à l'arrivée du grade ; mais les dénonciations firent leur œuvre, et Desmichels fut remplacé. Trop tard : les tribus sacrifiées étaient devenues hostiles, l'émir pouvait réaliser son rêve de royaume arabe.

Cavaignac n'avait pas attendu la fin de cet épisode, dont il avait observé avec soin les péripéties, pour comprendre l'importance d'une politique indigène adaptée aux circonstances et aux populations, qui réglerait les rapports des Français et de leurs clients ou adversaires d'après les principes rigoureux de la justice et de la fermeté. Il connaissait à fond, comme toutes les personnes éclairées de son époque, où les études étaient moins superficielles qu'aujourd'hui, l'histoire de la domination romaine sur ces contrées et des bouleversements que la conquête arabe leur avait fait subir. En quelques mois de séjour, il avait noté les différences et les antagonismes séculaires des races qui peuplaient l'Afrique du Nord, leurs griefs et leurs haines réciproques ; le passé lui fournissait des leçons applicables au présent et à l'avenir. Faute d'en tenir compte, l'autorité militaire multipliait les expériences, tentait une administration purement indigène avec Berthezène, exclusivement française avec Clausel, et, selon l'expression de Victor Dumontès, ne sortait du provisoire que pour entrer dans l'incertain. Le désordre, le gaspillage, l'arbitraire en étaient les conséquences immédiates, dont les tribus situées dans les zones d'action de nos colonnes faisaient les frais. On essaya même, un instant, de rétablir avec des beys turcs le système administratif qui avait été si peu coûteux pour les finances du sultan ; mais, remarquait Cavaignac, le plan était mauvais parce qu'il venait après six ans d'une anarchie à laquelle la population a pris goût ; d'ailleurs, même il y a six ans, le Turc intermédiaire eût été un pis aller, car depuis six ans l'Arabe a appris qu'il a plus à perdre avec le Turc qu'avec nous, et la chute rapide d'Alger a fait disparaître le prestige de l'autorité turque.

Comme tant d'autres, il aurait pu prendre déjà le public pour confident de ses réflexions. Ses amis de Paris, intéressés par les idées qu'il leur exposait pendant son premier congé, l'y invitaient en termes pressants. La défense de Tlemcen venait de le faire connaître, et les articles qu'on lui demandait ne risquaient pas d'être considérés comme des paradoxes de théoricien. Mais ils auraient fourni des arguments aux partisans de l'évacuation : comment dire en effet, sans faire scandale, que l'on s'était engagé sur une mauvaise voie ; qu'il fallait en Algérie beaucoup d'hommes, d'argent, de temps, un chef tel qu'on n'en avait pas encore vu, si l'on voulait fonder un nouvel empire sur les vestiges laissés par les Romains. Que cet empire fût possible, utile même, il n'en doutait pas ; mais après le traité de la Tafna, il n'était pas opportun de le démontrer. Deux ans plus tard, en 1839, les circonstances avaient changé. La guerre à outrance, que le traité avait seulement retardée, allait éclater. Les colons en gants jaunes et en chapeaux de soie obtenaient de vastes territoires dans la Mitidja et le Sahel, et les problèmes des concessions, des immigrants, de la propriété foncière ne pouvaient plus être traités par des formules empiriques. Bugeaud, pendant sa deuxième mission dans la province d'Oran, avait imaginé diverses solutions qui ne plaisaient guère aux théoriciens de l'incompatibilité des races et du refoulement, sinon de la destruction, des autochtones en qui chacun voyait d'indomptables ennemis. Cavaignac jugeait les Arabes et les Kabyles avec moins de sévérité. Il les avait observés de près, pendant seize mois, à Tlemcen qui était une fidèle image de l'Algérie entière, et, puisqu'il s'était décidé à publier ses Notes sur la régence d'Alger, il résolut d'y insérer une documentation historique et politique qui expliquerait et justifierait son programme d'occupation militaire, analysé dans le chapitre précédent. C'était une nouveauté, dans l'armée d'Afrique ainsi d'ailleurs que dans la métropole, que de lier entre elles des questions qui, selon les idées du temps, n'avaient entre elles aucun rapport. Il s'efforça donc de démontrer que les erreurs du début avaient des conséquences sur l'esprit des peuples de la régence, que l'hostilité des habitants entraînait à la conquête d'un arrière-pays — on ne disait pas encore hinterland — assez vaste pour faire subsister l'armée, où les colons et les indigènes pourraient vivre d'accord et travailler, si l'on adoptait les principes administratifs conformes aux traditions arabes sur les relations des vainqueurs et des vaincus.

Après la chute d'Alger, disait-il dans sa première note, le renvoi de tous les agents du dey nous avait fait considérer, par les Arabes, comme des libérateurs à l'égard desquels les vrais croyants étaient dispensés de toute reconnaissance, et l'on pouvait choisir entre deux solutions : traiter avec eux ou les soumettre par la force. Clausel prit la première ; mais il ne trouva pas les personnalités musulmanes nécessaires pour la perception de la dîme due aux vainqueurs, car les Turcs avaient empêché la formation d'une véritable aristocratie indigène. Il en chercha en dehors et proposa de donner la province de Constantine à un prince tunisien qui s'en emparerait et l'administrerait pour le compte de la France : on s'en tirerait avec quelques subsides et quelques officiers instructeurs. Dans la province d'Oran, à Tittry, à Mostaganem il nomma des caïds ou des beys indigènes sans influence. Son projet d'entente avec la Tunisie ne fut pas accepté par le Gouvernement. Il revint alors au système des beys turcs, qui n'ont plus d'autorité dans l'Ouest ; celui de Constantine, enraciné depuis longtemps dans le pays, s'était déclaré indépendant. Pendant ces tergiversations, nous sommes acculés à la guerre par Abd-el-Kader qui s'organise, et les Arabes vont vers lui ; mais ils seraient venus à nous si l'on avait pu les protéger contre l'émir qui, solidement établi dans l'ouest et le centre de la régence, soutient contre nous Achmet, bey de Constantine, en attendant de le déposséder. L'occasion de se servir des Turcs était donc passée. Ne pourrait-on prendre des Arabes comme intermédiaires ?

Cavaignac cite l'exemple des Maures, Arabes citadins, qui s'enfuient d'abord quand on occupe les villes, mais qui reviennent et se soumettent quand ils ont apprécié nos idées et nos actes. Les généraux se sont substitués aux beys, et les bureaux arabes remplacent peu à peu les khalifes et les hakems dans les petites villes et les tribus. L'Arabe n'est donc pas aussi réfractaire qu'on le dit, et l'on ne peut exterminer ou refouler les indigènes pour faire place nette à la colonisation.

Après avoir démontré, dans la deuxième note, que notre établissement définitif dans la régence nous donnait comme adversaire inévitable Abd-el-Kader ou tout autre chef capable de soulever les tribus, il posait dans la troisième note un principe fondamental : La colonisation par les indigènes est impossible sans leur soumission ; la colonisation progressive est encore la guerre perpétuelle, avec l'extermination pour conséquence ; la colonisation restreinte est une utopie, car toute colonisation est envahissante. Tout établissement nouveau exige capitaux, hommes, tranquillité, sécurité. La tranquillité est procurée par la paix, mais la sécurité ne peut être que le résultat d'une guerre conduite avec sagesse et fermeté, non pour détruire et refouler, mais pour contenir et soumettre. Selon le traité de la Tafna, qu'Abd-el-Kader n'a pas encore déchiré, les Arabes des confins ne sont pas des ennemis, mais seulement des pillards et des assassins. Ils inondent le territoire, une poule à la main, en marchands inviolables dont on a besoin, mais qui sont à l'affût de tous les mauvais coups. La gendarmerie instituée pour enlever aux troupes le rôle de police et chasser les pillards est le résultat d'un mauvais calcul. Elle sera plus impuissante que la douane en Europe, car il est difficile de dépister un Arabe mal intentionné ou de l'empêcher de franchir les frontières de la dissidence. Elle ne pourra que retarder la rupture officielle du traité.

La guerre, conséquence de la rupture, nous conduit à une conquête légitime dans son principe et dans sa fin, dit-il ensuite dans la quatrième note. Elle est légitime parce que la régence, échappée depuis des siècles à l'autorité effective de la Turquie, n'était plus qu'un ramassis de pillards de la mer, et parce qu'il fallait achever, contre la piraterie méditerranéenne, à défaut de l'Espagne et de l'Angleterre indifférentes, la besogne commencée dans l'expédition de Morée qui fit disparaître les pirates de l'Archipel. Or il se trouve que la possession des ports de la régence développe l'activité de la marine et que le pays peut fournir beaucoup à la France. On fera certainement bien des fautes ruineuses avant d'en tirer parti, mais cette raison de s'en dispenser ne vaut rien, car la métropole, par exemple, n'abandonne pas les départements qui coûtent au budget plus qu'ils ne lui rapportent.

Jusqu'où doit aller cette conquête ? La réponse est facile : la France doit trouver en Algérie de quoi faire vivre les troupes qu'elle y entretient ; il faut en outre que les habitants soient des alliés sûrs ou des sujets soumis, en cas d'une guerre européenne qui amènerait le blocus de la côte : d'où nécessité de territoires autour des ports occupés et de liaisons sûres, par terre, entre ces ports. Mais, d'après le terrain, une route détachant vers eux des embranchements perpendiculaires n'est possible qu'à dix ou vingt lieues de la côte. L'Atlas ne sera pas pour elle une barrière protectrice, comme on le croit à Paris d'après les cartes : On casserait l'ingénieur qui irait s'établir sous un commandement de quelques pouces, et l'on veut lier notre avenir à celui d'un pareil massif. Il faudra donc s'étendre au delà de l'Atlas.

A ceux que rebuteraient la pauvreté, l'apparente stérilité du sol, Cavaignac répond que le pays produit peu parce que les Turcs ont dégoûté du travail ses habitants qui ne pouvaient rien posséder avec sécurité. Il a toujours manqué à ce peuple le repos, la protection, la liberté telle qu'il peut la comprendre, la justice surtout, telle que tous les hommes la comprennent. Le rôle politique et religieux des Turcs était analogue à celui des Anglais en Irlande ; les motifs des révoltes contre les Turcs étaient plus religieux que politiques. Aujourd'hui la haine du chiite pour le sunnite a fait place à la haine du musulman pour le chrétien. C'est elle qu'invoque Abd-el- Kader pour asseoir son autorité ; sans elle il serait abandonné. Un émir élu chef de guerre pour ses capacités militaires aurait pu évoluer, et allier les deux nations ; Abd-el-Kader ne le peut pas, à cause de sa mission d'origine religieuse. Il persuade les Arabes que nous sommes des adversaires religieux ; aucune entente n'est possible avec lui, car s'il se rallie à nous sincèrement, il est perdu.... La prospérité de la régence est donc, par cela seul, incompatible avec le pouvoir qui ne peut consentir à dépendre de la France. Bien plus, l'émir est nécessairement l'ennemi de cette prospérité, car, non seulement il sait que la force de son pays réside dans la difficulté d'atteindre un ennemi que rien, ou presque rien, ne fixe à sa place et qui ne produit que ce qu'il peut soustraire à nos attaques ; mais il sait aussi que si l'Arabe se livre à la culture il en voudra recueillir les fruits.... Qu'on n'en doute pas, Abd-el-Kader sait qu'il faut que les Arabes restent ce qu'ils sont pour se défendre, pauvres et n'ayant rien à perdre.... Il en sera de même de tout autre pouvoir qui voudra s'élever sans nous et malgré nous.... D'ailleurs, même si nous devenions maîtres incontestés dans la régence, nous resterons exposés aux intrigues ourdies chez les voisins. On a dû envoyer la flotte à Tunis et négocier pour la neutralité du Maroc, pendant l'expédition de Constantine. Il nous faut donc empêcher le développement d'influences rivales ou jalouses, c'est-à-dire continuer la guerre jusqu'à la soumission nécessaire des Arabes.

Supposons, ajoutait-il, que l'on n'ose s'y résoudre. Si l'on s'arrête où l'on est, il faut occuper le territoire conquis. La population indigène ne s'accroîtra pas, car l'émir saura l'attirer ou la retenir chez lui. On devra donc appeler d'Europe 120 ou 130.000 colons. Que feront-ils ? Ou le colon trouvera sa position heureuse et il voudra s'agrandir, ou elle sera mauvaise, et il périra s'il ne se retire. L'armée ne peut être employée à étendre comme un mur de protection qui séparera les deux pays : Entre ceux qui demandent une conquête immédiate et ceux qui voudraient coloniser une partie seulement de la régence il n'y a guère qu'une question de temps. Alors on est condamné à une politique d'extermination et de refoulement vers le désert, si l'hostilité entre les deux races est irrémédiable. Mais l'Européen pourra-t-il remplacer l'Arabe en tout et pour tout ? Non. Au contraire, on risquerait d'exterminer l'indigène et de détruire la race nouvelle qu'on voudrait lui substituer, ce qui serait aussi impolitique qu'immoral : Il n'est pas certain que l'Européen puisse à présent faire fructifier le pays. L'Arabe y produira toujours plus facilement et à meilleur compte.

La vainqueur et le vaincu seront donc solidaires, puisque le premier ne pourrait se passer du second. A cette époque, une telle entente, semblait utopique au public civil et militaire, car il considérait comme irréductibles l'antipathie du musulman à l'égard du chrétien, la haine de l'Arabe pour le Roumi. Cavaignac, lui, démontra cependant, avec sa cinquième note, que cette hostilité peut céder à un traitement approprié. C'est toujours à l'Histoire qu'il demande ses arguments.

Tout d'abord il constate que l'islamisme n'est pas l'aveugle adversaire de la civilisation occidentale : la bibliothèque d'Alexandrie a été brûlée surtout parce qu'elle contenait des livres chrétiens sur la Trinité. L'islamisme n'est pas davantage sanguinaire et cruel : la proclamation d'Abou-Bekr, avant la conquête de la Syrie et de la Perse, prescrivait de ménager les arbres et les moissons, de réserver la mort à qui résiste, les chaînes aux orgueilleux, la compassion au vaincu qui s'humilie, le respect aux vieillards, aux femmes et aux enfants. Vainqueur, il fut plus tolérant, par comparaison, que le christianisme. D'après les rapports entre les Croisés et les Sarrasins, il n'apparaît pas comme un obstacle insurmontable à tout rapprochement et il ne s'oppose pas à ce que ses fidèles subissent l'influence de nos idées généreuses, l'ascendant de notre puissance. Aujourd'hui, ce n'est plus la lutte entre deux principes religieux, c'est la civilisation de l'Occident qui se présente à la race mahométane sous la forme des idées de force, de justice et de tolérance qui lui est propre. L'histoire de l'expédition d'Égypte prouve que les musulmans peuvent les accepter.

Il serait dangereux aujourd'hui, ajoutait Cavaignac, de modifier les sentiments des Arabes sur leurs mœurs et leurs lois. Il faut surtout se conformer à leurs traditions sur la justice et le droit du plus fort, pour les soumettre comme ils ont soumis les autres peuples. Notre position est analogue à la leur en Espagne. Les Espagnols étaient soumis aux conquérants goths, de même religion qu'eux, mais durs et oppresseurs comme le furent les Turcs dans la régence. Les Arabes chassèrent les Goths, comme nous avons chassé les Turcs. En huit ans l'Espagne était conquise et soumise au point que les émirs purent paisiblement s'avancer en France en la laissant derrière eux. Ils avaient agi par la politique plus que par la guerre, et leurs auteurs louent moins le génie militaire que la justice et l'humanité des généraux : ceux-ci n'exigeaient que le tribut, fixé au dixième des revenus pour les indigènes qui se soumettaient facilement, au cinquième pour ceux qui se défendaient, à la quasi-confiscation pour les rebelles. Les propriétés étaient respectées ; ils n'appliquaient la loi musulmane qu'aux chrétiens volontairement convertis à l'islamisme ; dans les mariages mixtes avec les femmes chrétiennes, les fils seuls devenaient musulmans. Des juges bien choisis, des gouvernants honnêtes firent la prospérité de l'Espagne qui accepta loyalement ses vainqueurs, les soutint contre Charlemagne et contre les prétentions de l'Orient lorsque fut fondé le khalifat de Cordoue pour renforcer l'autorité en supprimant les rivalités des émirs. Ce régime dura huit cents ans.

Tolérants et disposés à l'union, nous pouvons donc agir sur les Arabes en leur appliquant leurs propres principes. Mais il faudra calmer leurs méfiances, car le souvenir de leur expulsion d'Espagne et celui de l'occupation espagnole d'Oran sont encore vivaces. Les habitants de la régence n'ont pas oublié les capitulations violées, l'intolérance religieuse qui faisait juger comme hérétique tout prisonnier de guerre, la proscription de la langue et du costume, les impôts écrasants. On se gardera de faire intervenir la religion, qui pourrait tout perdre, disait Cavaignac pour conclure : Peu nous importe au nom de qui ils voudront prier ; l'important est que la prière ne soit pas pour eux un appel à la vengeance, ou l'expression de la haine et du mépris. Mais il ne prétendait pas l'exclure de l'Afrique du Nord. La création du diocèse d'Alger, qui alarmait et scandalisait les arabisants et les libéraux, lui paraissait peu dangereuse, si l'évêque restait religieux sans empiéter sur la politique. Il ne s'opposait donc pas à un apostolat prudent, à prévisions lointaines, comme celui que devait tenter plus tard Mgr Lavigerie, si cet apostolat était préservé contre les ardeurs dangereuses par une entente de l'évêque et du Gouvernement, dans laquelle le gouverneur aurait toujours le dernier mot en cas de divergence nuisible aux effets moraux de la politique.

Sous la Monarchie de Juillet, le préjugé antireligieux, ou plutôt antichrétien, hérité des encyclopédistes, était peut-être plus fort encore qu'aujourd'hui. Le Gouvernement, les arabisants et les militaires croyaient que la suprême habileté en politique indigène consistait à ignorer l'Évangile et à cacher la croix pour rallier les musulmans. Il fallut un reproche insultant d'Abd-el-Kader pour qu'Alger reçût son premier évêque ; encore celui-ci fut-il officiellement averti que la population européenne était la seule dont le clergé eût à s'occuper. Si quelque prêtre, versé dans la connaissance de l'histoire civile et religieuse de l'Afrique du Nord, songeait à exhumer chez les Kabyles montagnards, descendants probables des Celtibères européens, les vestiges de l'Église d'Afrique anéantie par l'invasion sémite des Arabes musulmans, il était aussitôt considéré comme un agitateur dangereux et contraint à renoncer à ses projets. L'islamisme avait droit à tous les égards, et les plus grands personnages cherchaient à se faire pardonner de ne pas être mahométans en faisant oublier qu'ils étaient chrétiens. Ils accueillaient fort mal les programmes d'apostolat chez les Kabyles, fondés sur les écoles, les œuvres d'assistance qui apprivoiseraient les montagnards, dissiperaient lentement leurs préventions, ranimeraient leurs affinités de race avec les Roumis, prépareraient avec adresse leur retour à la foi pour laquelle leurs ancêtres avaient combattu pendant six siècles. Ministres, gouverneurs généraux, refusaient de tenter une expérience décisive, dont l'échec n'aurait pas modifié les sentiments des croyants à l'égard des infidèles, dont le succès aurait bouleversé les conditions de notre établissement dans la régence. Plus tard, Lavigerie lui-même, malgré son immense prestige, ne pourra renverser les obstacles élevés contre une propagande dont il définissait clairement la prudence et les procédés, par une politique musulmane qui reste encore aujourd'hui sans clairvoyance et sans grandeur.

Ainsi, même avec la réserve dont il l'enveloppait, la suggestion de Cavaignac était, pour l'époque, hardie autant qu'utopique. Mais l'observation directe lui avait prouvé que le facteur religieux n'était pas négligeable dans une entreprise où l'on affrontait une race fière de ses croyances et prompte à des comparaisons où elle se décernait l'avantage, et il avait l'audace de le dire. Le dévergondage des mœurs, public et triomphant, que les troupes traînaient avec elles, provoquait en effet les commentaires méprisants des Arabes qui allaient jusqu'à répondre à un général bien intentionné : Pourquoi veux-tu que nous nous fassions chrétiens ? Si c'est pour ressembler à ceux que nous voyons ici, il vaut mieux que nous restions musulmans. Les unions illégitimes, faites et défaites au gré des caprices, rendaient alors impossible la constitution des familles, première assise naturelle d'une société européenne respectable, que les indigènes auraient respectée, sans laquelle on ne ferait rien de durable en Algérie. Cavaignac en était si bien persuadé qu'il avait déclaré à ces unions une guerre implacable, et il donnait tout l'appui de son influence au curé dans la garnison : Ce qu'il y a de curieux, écrivait-il un jour de Tlemcen, c'est que ce sont les traîneurs de sabre qui prêchent et sermonnent ; mais si l'on n'arrête pas le mal, il n'y aura pas dans trente ans un colon qui pourra nommer son père.

Convaincre les indigènes de leur infériorité à tous égards par rapport aux Français était donc, selon lui, le devoir fondamental des dirigeants de l'entreprise française en Algérie. Malheureusement, leur reprochait-il, leur attitude suggérait une opinion bien différente : ils cherchaient moins à dominer qu'à se faufiler ; ils se rapetissaient à admirer les qualités viriles de leurs adversaires, à caresser leur insolente et puissante aristocratie ; ils possédaient tout ce qui facilite les conquêtes et ils n'avaient pas l'esprit conquérant ; ils se refusaient à imposer aux indigènes l'impression de la force et de la stabilité du régime nouveau. Même les témoignages du passé, relatifs aux droits antiques des Européens sur la terre algérienne, tels que les ruines exhumées par les fouilles qui ressusciteraient les ports, les voies et les temples romains, les images des dieux et des proconsuls, se retournaient contre les derniers conquérants : Vos pères n'avaient pas besoin, comme vous, de machines diaboliques pour remuer tous ces blocs, disaient les indigènes ; ils étaient des hommes vigoureux, vous n'êtes que des gens habiles. Et Cavaignac, constatant l'immensité de la tâche qu'il faudrait accomplir pour rétablir un ordre analogue à celui qu'avaient instauré les guerres puniques et l'Évangile, ne pouvait s'empêcher de songer, devant une croix de l'époque chrétienne gravée dans un roc dominant le col de la Mouzaïa : ... Au bout du compte, puisqu'elle a été la maîtresse ici, pourquoi a-t-elle pu cesser de l'être ? C'était besogne faite ; pourquoi faut-il la recommencer ?

Or, c'était la manière de recommencer qui le mettait en désaccord avec Bugeaud. Au début de son gouvernement, celui-ci cherchait surtout à inspirer à Paris sa confiance dans ses méthodes pacificatrices, afin d'amadouer l'opposition et d'obtenir plus de liberté pour ses mouvements. Il voulait tout d'abord endormir les résistances locales ou les atténuer, en acceptant sans de solides garanties la soumission des tribus, et il espérait s'attacher ce qu'il appelait la noblesse indigène en lui attribuant la perception des impôts et en lui reconnaissant une autorité qui la rangerait définitivement dans notre parti. Mais, dans un mémoire où Bugeaud devait trouver les éléments de sa réorganisation des bureaux arabes, Cavaignac prétendait que, en prenant cette noblesse comme intermédiaire, on susciterait des chefs qui, tôt ou tard, appelleraient ou pousseraient les habitants à la rébellion. La noblesse indigène authentique, affirmait-il, avait été tellement amoindrie par les Turcs que les descendants des anciennes grandes familles étaient dépourvus de tout prestige en dehors de leur clan ou de leur douar. Beaucoup de ceux que l'on classait maintenant dans l'aristocratie n'étaient que des trafiquants enrichis par des fournitures ou des complaisances, chèrement payées par les Turcs, puis par les Français, qui leur ôtaient tout réel ascendant sur leurs compatriotes. De cette caste dirigeante Cavaignac ne voulait pas ; elle n'avait, écrivait-il à Bugeaud, aucun rapport avec les défauts mais aussi avec les vertus de l'ancienne noblesse française ; sa docilité à servir les Français après les Turcs est un titre à la méfiance ; on ne peut compter sur elle, car elle est sensible aux remords de l'apostasie qu'elle commet en acceptant de faire payer l'impôt par des Fidèles à des Incroyants. Il faut donc se passer d'elle et aller directement au peuple en améliorant sa situation. Or les nobles ne le veulent pas et n'en comprennent pas la nécessité. Tout chef indigène que l'on prendra comme intermédiaire doit être tel qu'il n'ait d'autre autorité que celle qu'il tiendra des Français ; alors on pourra l'obliger à s'en servir pour faire le bien ; un noble a sa propre autorité et fera ce qu'il voudra, avec ou sans les Français. Si vous nommez le premier, je suis son chef aux yeux des Arabes ; si vous nommez l'autre, je ne suis que son capitaine des gardes. Si nos intermédiaires de fortune font tort à un Arabe, il viendra se plaindre, et le contrôle est possible ; si c'est un noble qui est aga, aucun homme n'osera paraître à trois lieues d'un camp sans sa permission, et il ne la donnera pas.

Ces arguments ne plaisaient guère, mais ils étaient dictés par une expérience que Bugeaud ne pouvait récuser. Il se renseignait de toutes mains, sur des rapports de spécialistes des affaires indigènes ; mais, selon un usage traditionnel, beaucoup de ces rapports reflétaient le sentiment connu ou deviné de leur destinataire. Il questionnait par interprète les auxiliaires des colonnes et les notables des tribus ; mais ces interlocuteurs, en présence du chef suprême et tout-puissant, ne livraient de leur pensée que ce qui ne pouvait leur nuire. Cavaignac, au contraire, familiarisé avec la langue arabe, estimé pour son caractère, comme pour sa justice et sa générosité, moins éloigné des confidences par son grade et son genre de vie, obtenait plus de franchise dans les entretiens où il s'attardait dans les bivouacs ou les diffas. Il avait un contact plus immédiat et moins irrégulier avec les populations qu'il administrait, dont il étudiait avec curiosité les usages, les désirs et les griefs. Il était comme le Desaix de l'Algérie, et, comme lui, recevait les preuves directes d'un loyalisme confiant, que les Européens superficiels ou prévenus croyaient impossible de susciter. Quand un caïd récemment nommé lui disait, à propos d'un ancien chef indigène : Fais bien tout ce que tu pourras pour l'empêcher de devenir aga. Nous autres, nous n'allons pas à l'épaisseur de ta pantoufle, quant à lui, il irait au-dessus de ta tête. Il faut bien que nous obéissions puisque c'est toi qui nous fais obéir par les autres ; quant à ces gens-là, ils ne craignent rien, ce caïd était sincère. Il ne satisfaisait pas seulement une vieille rancune ; il traduisait le sentiment des meskines foulés et pressurés par les seigneurs des grandes tentes, qui acceptaient par intérêt le nouveau régime auquel n'acquiesçait pas leur cœur, mais qu'ils soutiendraient de tout leur courage pour empêcher le retour de leurs misères. Aussi Cavaignac pouvait-il proposer cette conclusion dans son mémoire de mars 1844 : Les premiers nous donneront de l'embarras ; il faudra les surveiller, mais il y aura du progrès dans le pays. Avec les autres, nous aurons plus de calme apparent, moins de détails, tout ce qu'il faut pour endormir notre vigilance, mais point de progrès réels. Ce serait labourer sur un sol de marbre et, au bout de tout cela, la révolte à la voix du premier ambitieux qui voudra la provoquer. Au Maroc de telles remarques sont encore d'actualité.

En somme, l'administration directe, avec la rigide justice et la protection efficace qu'elle représentait, était selon lui, celle qui convenait le mieux aux indigènes. Pour les amener à s'y soumettre, nous avons vu qu'il avait la force persuasive, tout en réprouvant l'usage d'inutiles rigueurs. Razzias, incendies, n'étaient que des procédés barbares, qu'il employait à regret pour abattre les résistances et châtier les trahisons, et aussi pour récompenser ou dédommager par son butin les fidélités persévérantes. Côte à côte avec les tribus, mais sans mélange avec elles, des colons européens pourraient s'installer sur les terres qu'une sage révision des titres de propriété rendrait disponibles pour les étrangers. Il croit que les deux races pourront vivre en paix, chacune selon ses traditions et ses aptitudes, et que le temps qui arrange tout leur donnera des intérêts communs. L'espace ne manque pas pour les pasteurs nomades et les cultivateurs sédentaires, à condition qu'une prudence avertie ne dépossède pas les autochtones au profit des immigrants. S'il n'a pas eu l'occasion, presque toute sa carrière administrative s'étant développée dans la province d'Oran, de juger par leurs résultats les systèmes divers de colonisation que Bugeaud essayait envers et contre tous dans la province d'Alger avec la Légion, les villages militaires arabes ou européens, les camps agricoles, la colonisation pénale, il s'est inquiété des tendances de Lamoricière à refouler les indigènes, selon un plan qui semblait par son contraste avec les essais fragmentaires de Bugeaud, avoir les faveurs du Gouvernement.

L'Algérie n'avait pas, alors, deux millions d'habitants. La séquestration des terres domaniales reprises aux gouvernants turcs, la confiscation, mettaient en outre à la disposition de l'État de vastes territoires que Lamoricière entendait réserver aux colons. Mais, pour décharger l'État ou l'Algérie des dépenses considérables auxquelles entraîneraient les programmes officiels selon la formule de Bugeaud, il proposait de faire appel à une société qui, en échange de la concession gratuite d'immenses domaines, les aménagerait sous le contrôle administratif pour y installer des immigrants. Cavaignac fit à ce projet une vive opposition, pour des motifs dont le temps a démontré, d'ailleurs, la sagesse.

Les petits colons établis aux frais du budget, ou secourus par lui, disait-il, doivent être la solide armature de notre établissement. Autour d'Orléansville et de Tlemcen il a lui-même contribué à favoriser les débuts de plusieurs dizaines d'ouvriers et de paysans venus de France, de militaires libérés en Algérie, qui, placés dans de bonnes conditions de travail et de sécurité, prospèrent sans porter ombrage aux indigènes et rendent de grands services aux garnisons. La plupart d'entre eux deviendront, avec le temps, assez riches pour agrandir leurs propriétés, employer comme salariés ou fermiers des Arabes moins décevants que ceux qui avaient fait échouer, même avant les désastres de 1839, les grands propriétaires français du Sahel et de la Mitidja, dont les tentatives étaient au moins prématurées. L'État, qui condamne en bloc, peut-être à tort, la colonisation militaire telle que la concevait Bugeaud, ne saurait se désintéresser, pour une misérable économie, de cette petite colonisation civile. En refusant d'accorder chaque année quelques millions pour fournir des avances à des immigrants bien choisis, qui feraient souche en Algérie et constitueraient une population européenne stable, industrieuse et active, sans laquelle l'avenir restera précaire, le Gouvernement réduira les fermiers des grandes sociétés concessionnaires à la condition des serfs, car tout colon particulier établi par des capitaux particuliers, ne sera jamais qu'une matière à spéculation. Si on livre le colon aux capitalistes, l'agriculture en Algérie sera comme l'industrie en France, où l'ouvrier des manufactures est devenu serf ; l'Algérie sera une Irlande, ou pis encore. Sans doute, les capitaux ne veulent pas encore aller en grand en Afrique, car les alertes de 1838 et de 1845 les ont rendus méfiants, mais on prétend la leur réserver, jusqu'à l'époque où pourraient se fonder des compagnies de colonisation analogues aux compagnies de chemins de fer, et propres comme elles aux combinaisons de l'agiotage. On exploitait contre les partisans de la petite propriété encouragée par l'État, les résultats douteux des essais de Bugeaud ; en réalité, on désirait exclure les pauvres des avantages de la colonisation. Et l'indignation contre de tels calculs, contre une telle injustice lui faisait demander : Où seraient donc les futurs ministres, maréchaux, gouverneurs, aujourd'hui monstres d'ingratitude, si l'on avait exclu d'Algérie, depuis quinze ans, ceux qui n'y allaient qu'avec leur cape et leur courte épée ? Exclure les pauvres du partage ! il y a des moments où l'on se sent indulgent pour les tribuns qui réclament la loi agraire.

Cette hostilité à l'égard du capitalisme colonisateur n'était pas l'effet de ses opinions républicaines ; elle expliquait seulement l'inquiétude éprouvée par toutes les personnes clairvoyantes en présence des bouleversements que le règne de la vapeur, alors à ses débuts, introduisait dans le régime économique et social de l'Europe. Cavaignac ne les avait qu'entrevus pendant ses brefs séjours en France, mais il en avait deviné les premiers résultats, dont les lettres de ses amis, et les journaux, lui confirmaient le caractère nocif. Les tendances nouvelles à la spéculation éveillées, exaspérées par la variété, l'étendue des affaires, le pullulement des sociétés fondées pour répondre au retentissant conseil Enrichissez-vous, substituaient aux anciennes relations de l'intelligence, du capital et du travail, réglées par l'Évangile, un régime d'airain dont il voulait préserver l'Algérie, au moins en ce qui concernait l'agriculture, qui devait être la pierre angulaire de notre établissement. S'il préconisait, malgré les échecs officiels de Bugeaud, la petite colonisation guidée, payée par l'État, aidée, protégée par l'autorité militaire, c'était parce qu'il en avait constaté autour de lui les résultats encourageants.

Bugeaud avait échoué, moins par erreur initiale de principe, que par les fautes et la versatilité dans l'exécution, l'hostilité de certains bureaux administratifs, la méfiance du Gouvernement. Lamoricière, en proposant d'introduire une féodalité terrienne dans la régence, compromettait l'avenir économique de la colonie. Colonisation civile avec celui-ci, colonisation militaire avec celui-là, désignaient deux systèmes antagonistes, qui avaient leurs partisans et leurs détracteurs passionnés. Mais tout n'était pas mauvais dans le système de Bugeaud, et tout n'était pas à blâmer dans celui de Lamoricière. Un jugement impartial aurait dû tenir compte des conditions particulières qui les avaient inspirés. Cavaignac n'y manqua pas. Sans prendre publiquement parti dans le débat, comme on l'y invitait, il sut rédiger, à l'intention de son oncle le lieutenant général, qui s'y intéressait, une critique justifiée des théories en présence et résumer un programme qui pouvait satisfaire les plus exigeants. Le mémoire, écrit au courant de la plume, avec l'abandon d'un neveu qui bavarde en famille après dîner, était si riche de bon sens et d'expérience, que l'oncle le fit parvenir à Guizot. Celui-ci le considéra comme un document capital, qui lui révélait enfin les justes principes de la colonisation en Algérie ; mais la Révolution de Février l'empêcha d'en essayer l'application. De nombreuses années plus tard, après des expériences et des échecs variés, on les découvrait de nouveau et l'on décidait de les adapter à la situation intérieure d'une Algérie enfin pacifiée.

Selon Cavaignac, il fallait faire une distinction fondamentale entre la colonisation industrielle et la colonisation agricole. La première, ayant pour objet la création d'usines et l'exploitation de mines, était susceptible de donner des profits immédiats et pouvait être confiée aux capitaux privés, sous forme de concessions qui n'engageraient pas les finances de l'État. Les actionnaires tenteraient la fortune à leurs risques et périls, comme en France, et leurs entreprises de capitalistes seraient, en réalité, isolées de celles des colons agriculteurs. La seconde doit rester dans les prérogatives et les devoirs du Gouvernement ; que ce soit en faveur de militaires libérés, que ce soit en faveur de cultivateurs recrutés dans la métropole, c'est l'État qui doit organiser les centres de population, les relier entre eux et aux villes voisines, préparer les défrichements, fournir les premiers fonds et le matériel : simples avances qui seront ensuite récupérées sous forme d'impôts fonciers, patentes, droits de consommation ou de circulation. Sans être aussi exclusif que Bugeaud, car il admettait à la colonisation libre, dans la région définitivement pacifiée, outre les immigrants possesseurs d'un capital suffisant qui viendraient exploiter eux-mêmes des concessions de 100 à 300 hectares, les cultivateurs pourvus seulement d'expérience et de vigueur, il manifestait ses préférences pour le colon militaire, le seul capable de se transformer sur-le-champ en milicien aguerri, au moins sur les confins de la dissidence, et d'être la souche d'une population énergique, bien adaptée au pays. Il fallait en effet considérer les caractères particuliers de la nouvelle conquête. Cavaignac ne pensait pas qu'il fût bon de procéder comme aux États-Unis où, pendant que la civilisation se fondait et se développait sur la zone du littoral, elle se couvrait dans l'intérieur, faute d'une armée, par des bandes aventureuses qui se décivilisaient pour leur compte, tout en aidant la civilisation ailleurs. Si ce qu'on nous raconte est vrai, les pionniers d'Amérique ne valaient pas beaucoup mieux que les Peaux-Rouges, tant qu'il y en a eu. Or, la colonisation paisible et organisée ne peut pas plus être en contact avec l'indigène qui y résiste, qu'il n'est pas possible à nos pays d'Europe de développer leur commerce et leur industrie dans l'état de guerre. Mais la guerre est permanente en Afrique du Nord, soit ouverte avec un Abd-el-Kader ou tout autre chef qui le remplacera, soit cachée, par suite de l'hostilité fondamentale entre races différentes. La solution qui consisterait à mettre l'armée sur la frontière et à coloniser en arrière est trop onéreuse, car elle entraîne à maintenir des effectifs considérables pendant un grand nombre d'années, jusqu'à ce que la colonisation civile se soit assez multipliée pour tenir l'indigène en respect. L'institution de gardes-frontière, c'est-à-dire des colons militaires réunis en villages, supprime cet inconvénient, et l'armée d'Afrique y est éminemment propre. Ses meilleurs sujets méritent que l'État leur réserve une part de ses faveurs sur cette terre algérienne qu'ils ont conquise au prix de leurs fatigues et de leur sang. Colons civils et colons militaires seront ainsi à leur place : les premiers sur la côte et dans l'intérieur, sur une profondeur de 15 à 50 lieues ; les seconds partout, mais notamment sur les confins. De toute façon, l'État doit les sauver du capitaliste et ne pas introduire dans l'agriculture les conditions dans lesquelles se trouve, en France, le travail industriel.

Les villages de colonisation militaire seraient évidemment situés à portée de secours en cas d'alerte ; mais, en échange de cette sécurité, leurs habitants pourraient être rappelés aux armes, comme miliciens, dans toute autre occasion. Contrairement aux idées de Bugeaud, ils ne devraient pas être astreints au travail par association, car il vaut mieux développer chez eux le sentiment de propriété individuelle, de possession immédiate. Le mode de recrutement des colons, la constitution des familles, le développement de la race faisaient aussi l'objet de judicieuses réflexions ; il proposait de choisir avec soin les directeurs locaux de la colonisation militaire, dont les fonctions exigeaient un désintéressement complet et une sollicitude attentive, car ils étaient voués à une œuvre de probité et de dévouement. Au contraire, la spéculation est si sèche de cœur qu'elle ne pourra rien fonder.

Lorsqu'il sera chef du pouvoir exécutif, il n'oubliera pas l'Algérie et il voudra démontrer que la colonie et les colons peuvent se passer des capitalistes. Beaucoup d'ouvriers et de paysans, à qui la Révolution de Février et les événements de juin rendaient pénible la vie en France, s'offraient pour aller tenter fortune en Algérie ; la transportation administrative devait en outre amener un nouveau flot d'émigrés. Il fallait donc limiter le nombre des arrivants et leur donner les moyens de réussir, en les protégeant à la fois contre eux-mêmes et contre ceux qui étaient prêts à les exploiter. De concert avec Lamoricière, Cavaignac fit voter, le 19 septembre, une loi qui ouvrait au ministère de la Guerre un crédit de 50 millions, utilisable en quatre ans. On fonderait des agglomérations agricoles, constituées avec des concessions de deux à dix hectares par famille, et des associations ouvrières ou des ouvriers d'art feraient les travaux publics nécessaires à la vie de l'agglomération. Une commission présidée par Trélat choisirait avec soin les colons et les répartirait de façon à mélanger convenablement, dans les groupements, ouvriers d'art et cultivateurs qui recevraient au plus pendant trois ans, une subvention annuelle suffisante pour installer et mettre la concession en valeur. Passé ce délai, ils en obtiendraient la propriété si les conditions étaient satisfaites. Astreinte au début à une sorte de discipline militaire, l'agglomération deviendrait, après un an, commune civile.

L'Algérie reçut ainsi 13.500 émigrés en 1848 ; mais le succès ne répondit pas aux espérances de Cavaignac : le régime militaire auquel étaient soumis les colons pendant la première année manquait de souplesse, et beaucoup d'entre eux attendaient tout de l'État. D'ailleurs Cavaignac ne garda pas assez longtemps le pouvoir pour perfectionner une expérience intéressante, qui représentait une sorte de compromis entre le fouriérisme et la colonisation militaire à la Bugeaud. Elle ne fut pas continuée après lui, mais on devait la renouveler, d'après de meilleurs principes, un demi-siècle plus tard. De même, l'organisation qu'il avait donnée à l'Algérie, par le décret du 9 décembre, et qui était, dans ses grandes lignes, analogue à celle qu'elle possède aujourd'hui, ne lui survécut pas.

Si Cavaignac manifestait une telle méfiance à l'égard des financiers métropolitains qu'il voulait les exclure de la propriété agricole, c'est parce qu'il avait constaté les méfaits de l'argent dans la difficile existence des premiers colons et des indigènes qui gravitaient autour de lui. Ce n'était pas encore d'une puissance anonyme et vagabonde qu'ils étaient victimes, mais d'une usure que pratiquaient avec une égale avidité des Européens, des Arabes et des Juifs connus de tous. A la réprimer, Cavaignac n'était pas le moins vigilant et le moins rigoureux des chefs, soucieux de leur devoir d'administrateurs, et le régime militaire lui en donnait d'efficaces et prompts moyens. Cette sévérité dans la surveillance des affaires n'était pas non plus le moindre argument, quoique le moins hautement invoqué, que formulaient certains trafiquants en faveur du régime civil qu'ils avaient hâte de voir substituer au despotisme du sabre, empêcheur de danser en rond.

Les indigènes, cependant, s'en accommodaient fort bien. On se trompe lourdement, à Paris, quand on croit combler leurs vœux en les affranchissant de l'étroite tutelle des guerriers, pour les placer sous la débonnaire houlette des civils. Ils ne comprennent pas nos distinctions subtiles entre les trois pouvoirs, car chez eux l'autorité est une, et celui qui brandit le glaive tient aussi la balance du magistrat et la cassette du percepteur. Ils ne sont donc pas pressés de réclamer le bouleversement de leurs habitudes, qui les ballottera de bureaux en prétoires, sans qu'ils puissent jamais trouver en même temps, devant leurs doléances, l'oreille qui écoute, la bouche qui ordonne, la main qui signe le fabor. Ils ne souffrent pas de l'apparente rudesse du soldat, parce que cette rudesse ne va pas sans une bonhomie, une équité qui la font oublier, sans un souci de la chose publique qui rend les impôts moins lourds et les réformes moins onéreuses. Pour tout officier, le gouvernement d'un territoire plus ou moins vaste, plus ou moins peuplé, est un violon d'Ingres dont il est heureux de jouer ; il s'évertue à s'y montrer habile, et ses administrés en profitent. En Cochinchine, dont le peuple avait été pendant des siècles habitué à révérer la suprématie du mandarinat civil sur le mandarinat militaire, j'ai entendu bien souvent, longtemps après le changement du régime issu de la conquête, de vieux indigènes regretter le temps des amiraux. De même, en Afrique du Nord, les officiers des bureaux arabes sont si bien adaptés à leur tâche que des fonctionnaires sauraient difficilement les remplacer. D'ailleurs, le sentiment qui anime le militaire mué en pasteur de peuples pousse aussi le civil à jouer au soldat. Que ce soit en Afrique noire, en Indochine ou à Madagascar, les administrateurs, au moins quand ils sont jeunes, s'élancent volontiers en grands chefs sur le sentier de la guerre, avec leurs gardes-cercle, leurs gardes indigènes ou leurs gardes civils, et leurs opérations de police révèlent souvent des stratèges subtils et des tacticiens audacieux.

En réalité, Cavaignac n'était pas hostile, en principe, au régime civil appliqué à l'Algérie, mais il y aurait voulu moins de hâte, car la population des régions en apparence les plus soumises était encore frémissante, et la jeune génération, née dans la révolte, lui inspirait des inquiétudes. Il souhaitait aussi moins d'outrecuidance à ses représentants. Ceux-ci arrivaient gonflés d'importance, suffisants, sans éducation et sans tact, et, pour affirmer leur autorité, affectaient de traiter en négligeables subalternes les généraux âgés qui leur avaient préparé la place. Entre les amours-propres exacerbés et les vanités débordantes, les conflits étaient fréquents. Cavaignac eut cependant la bonne fortune de pouvoir se tenir en dehors de la zone des hostilités. Les postes qu'il commandait, les territoires qu'il administrait se trouvaient en effet dans les régions militaires, et il devait à la notoriété qu'il avait acquise, une initiative que ses chefs hiérarchiques se gardaient de troubler. A Orléansville sous Bugeaud, à Tlemcen sous Lamoricière, il fut à peu près maître de pacifier et de construire selon ses principes et ses goûts. Nous avons vu, dans le précédent chapitre, comment il substituait en peu de temps l'ordre et la tranquillité à l'anarchie ; sa maîtrise ne fut pas moindre dans le rôle de bâtisseur.

El Esnam, que Bugeaud le chargea de ressusciter sous le nom d'Orléansville, avait été, au temps de la domination romaine, une importante cité. Le souvenir de Castellum Tingitanum subsistait encore, assez confus, chez les tribus environnantes, et Cavaignac dont l'érudition était vaste et la curiosité sans cesse en éveil, avait là une belle occasion de relier le passé au présent. Les trois ou quatre bataillons de la garnison dont il disposait lui fournissaient des ouvriers habiles et des manœuvres nombreux ; le génie lui cédait les matériaux que l'adroite exploitation des ressources locales ne pouvait procurer. Tandis que s'élevaient, au long d'une voirie bien tracée, les casernes, les magasins, les maisons en pierre pour le commandement et les services, les commerçants édifiaient, avec l'aide des militaires, leurs boutiques et leurs logis. Ils étaient accourus, attirés par les profits que leur assuraient la clientèle de la garnison et celle des colonnes qui guerroyaient dans le Dahra et l'Ouarsenis, par les trafics avec les tribus voisines, bientôt apprivoisées, mais aussi par la droiture et l'intégrité du commandant de la subdivision. Ils ne songeaient pas à fulminer contre le régime militaire et se pliaient de bonne grâce aux règlements administratifs qui ménageaient l'avenir et qui préparaient le cadre d'une ville coquette, bien construite, dans laquelle ils étaient satisfaits de vivre. Des militaires libérés selon la formule de Bugeaud s'y installaient, et leurs anciens camarades bâtissaient pour eux, défrichaient pour eux les terres vacantes aux alentours. Un débouché commode et sûr vers la mer était ouvert à la nouvelle cité, par la route de Tenès, longue de quatorze lieues, solide et bien tracée ; pour la construire rapidement, Cavaignac y avait employé de nombreux indigènes auxquels il avait demandé, dans les conditions de l'aman, des journées de travail en échange des contributions de guerre que les tribus ne pourraient payer. Elle franchissait le Cheliff sur un pont de 150 mètres, bâti sur les ruines indestructibles de celui que les Romains avaient justement placé en cet endroit.

L'occupation romaine, Cavaignac en recueillait avec un soin pieux les moindres témoignages sur le terrain, pour suivre la trace de ces conquérants modèles dont il admirait, d'après les livres, les méthodes et la grandeur. En archéologue averti, il se passionnait pour les fouilles qu'il faisait entreprendre, afin d'exhumer les vestiges qui démontraient aux Bédouins les droits antérieurs des Européens à la possession du pays : mosaïques, fûts de colonnes, soubassements de temples, statues de personnages consulaires, étaient peu à peu déterrés, et les troupes de la garnison elles-mêmes y voyaient une justification de la conquête. Une antique église, reconnaissable à sa belle mosaïque, renaissait au jour, et l'on retrouvait sous les décombres ses fondations et le tombeau de l'évêque Reparatus, mort en 480. Cavaignac, que tourmentait alors le problème de l'au-delà, ne pouvait s'empêcher d'éprouver un grand respect pour ces hommes dévoués et courageux qui, armés de la parole nouvelle, ont si énergiquement travaillé à l'amélioration et à l'affranchissement de l'espèce humaine. Ce républicain ne craignait pas le reproche de cléricalisme qui fait trembler aujourd'hui tant de tribuns et de dirigeants : il estimait à leur valeur les forces morales qui soutiennent les volontés vacillantes des individus et des sociétés. Il rêva de rebâtir sur les mêmes fondations le temple détruit par les Vandales sinon par les musulmans, de le dédier à la mémoire de Reparatus rétabli dans son ancien rôle de défenseur de la cité. Il demanda l'assistance d'un prêtre pour examiner les dispositions de la vieille église et reconnaître le tombeau ; ce fut l'évêque d'Alger lui-même qui vint s'incliner sur les restes de son prédécesseur et préparer le retour du culte dans les murs relevés de Castellum Tingitanum.

Bugeaud avait été surpris par la rapidité du développement d'Orléansville, par l'activité qui animait les magasins et les marchés, par l'aspect coquet et confortable de la cité renaissante. Il admirait l'union des habitants, militaires et civils, qui, au lieu de se déchirer comme dans la plupart des autres garnisons de l'Algérie et d'assaillir de doléances et de réclamations le gouverneur général, vivaient d'accord dans l'entrain et dans la joie, sous l'autorité d'un chef qui savait aplanir les différends, atténuer les préjugés, répartir équitablement sa bienveillance et ses faveurs, convier tous ses administrés européens, sans distinction de caste, aux distractions qu'il savait faire organiser pour eux. Malgré son hostilité contre Cavaignac, il donnait partout en exemple cette subdivision d'Orléansville qui lui procurait tant de satisfactions et si peu de soucis.

A Tlemcen, dans un cadre plus vaste et avec des pouvoirs plus grands, l'œuvre de colonisateur devait être différente. Il ne s'agissait plus de créer, mais d'adapter. Orléansville avait été tirée du néant ; Tlemcen avait survécu aux invasions. Ses derniers conquérants l'avaient transformée en cité militaire, boulevard de l'Oranie. Cavaignac qui, dix ans auparavant, l'avait parcourue jusque dans les moindres recoins, la retrouvait embellie, pourvue de monuments officiels destinés à rehausser le prestige du commandant de la subdivision frontière dans l'esprit des fonctionnaires marocains d'Oudjda. Il ne lui restait donc qu'à perfectionner dans la ville l'œuvre de Bedeau son prédécesseur, mais il pensa que son rôle ne pouvait être ainsi limité. Il avait depuis longtemps remarqué que les travaux publics, d'intérêt général, ont plus d'influence sur la pacification du pays que les exhibitions périodiques de la force militaire et la rigueur des châtiments. Dans le pays ravagé, rien ne subsistait de ce qui en avait fait jadis la richesse ; pour attacher les tribus au nouveau régime, il va consacrer à leur profit une partie du tribut qu'elles devaient payer au vainqueur. Ce n'était pas l'avis des autorités indigènes qui s'exclamaient volontiers : Pourquoi changer ce qui existe, dont on s'est contenté jusqu'à présent ? Même au sujet des travaux les plus utiles apparaissaient la paresse de leur esprit, leur amour de la routine, la nécessité d'une direction persévérante et ferme pour les obliger à transformer leur terre misérable en océan de champs et de jardins. A Tlemcen, par exemple, il avait découvert les vestiges d'un antique bassin long de 400 mètres, large de 300, profond de 4, qui avait été jadis le château d'eau de la ville ; il le faisait déblayer pour le rendre à sa destination primitive, et entourer d'une belle promenade : Pourquoi se donner tant de mal, disait le caïd : autrefois, ce bassin ne servait qu'aux exécutions par noyade ; nous avons été moins sots que nos ancêtres ; dans cet espace où ils mettaient de l'eau, nous avons mis de la terre et promené la charrue, et il nous donnait des champs : c'était tout bénéfice. Au lieu de se laisser décourager par cette insouciance, il s'entêtait à intéresser agas et caïds à son programme rénovateur. Comme à Orléansville, il changeait en journées de travail pour les plus pauvres la contribution de guerre fixée dans les conditions de l'aman, afin de se procurer gratuitement une main-d'œuvre abondante, sans asservir les tribus aux usuriers. Bien secondé par son bureau arabe, il emploie ces travailleurs à planter des arbres, à refaire les ponts, les canaux d'irrigation et les fontaines, à tracer ou réparer les pistes, et les Bédouins reconnaissants érigent d'eux-mêmes des pierres commémoratives avec inscriptions, pour rappeler aux générations futures, quand les Français seront partis du pays par la volonté de Dieu, que Cavaignac a été l'auteur de ces ouvrages bienfaisants. A constater la fertilité naturelle de son territoire que Bugeaud avait comparé à un désert incultivable, et sa rapide métamorphose par la paix et le travail, il s'enthousiasmait jusqu'à écrire : Si j'avais vingt-cinq ans et 500.000 francs à y dépenser par an, j'en ferais un admirable pays par les eaux, les routes, les barrages et les réservoirs.

Ces quelques mots résument l'essentiel du programme économique de la politique algérienne. En changeant d'un trait de plume le commandant de la subdivision de Tlemcen en gouverneur général de l'Algérie, les bénéficiaires du coup de surprise de février 1848 avaient donc fait un heureux choix. Ce fut d'ailleurs l'avis des Européens d'Alger qui, après avoir témoigné au duc d'Aumale une honorable sympathie, acclamèrent avec enthousiasme son remplaçant. On pouvait donc attendre de lui de grandes choses, car son nom inspirait confiance aux indigènes et rassurait les civils : les ulémas envoyaient au Gouvernement provisoire leur adhésion à la République, et des centaines d'Algériens s'enrôlaient spontanément dans les bureaux arabes des grandes villes pour former une garde urbaine à la disposition du gouverneur général. Mais le temps qu'il déplorait de ne plus avoir assez devant lui à Tlemcen lui fit aussi défaut dans le palais de Mustapha. A peine avait-il pris le contact avec les chefs de service qu'il devait résister aux envahissantes prétentions du commissaire de la République Coupat, envoyé par Ledru-Rollin pour représenter dans la colonie la suprématie du pouvoir civil. L'enlèvement de la statue du duc d'Orléans, le placement du bonnet rouge sur l'arbre de la Liberté, ordonnés par Coupat avec son assentiment, suscitèrent de telles protestations des habitants d'Alger qu'il fut obligé de retirer l'autorisation accordée. On peut croire cependant d'après ses sentiments connus et sa finesse, qu'il avait saisi, dans cet incident, l'occasion souhaitée d'éclairer Coupat et de se débarrasser de son encombrante tutelle. Il réussit et il obtint aussitôt le rappel d'un commissaire venu trop tôt dans un pays qui n'était pas encore prêt à le recevoir ; mais il comprit que l'époque n'était pas favorable aux programmes à longue échéance dans une colonie dont le sort était si étroitement lié à celui de la métropole. Or la faiblesse et les divisions des dirigeants rendaient incertain l'avenir de la France. Cavaignac se rappela que la crise du royaume avait été fatale au Canada et que l'indépendance de Saint-Domingue avait commencé avec la Terreur. Le feu couvait de nouveau en France, et l'incendie pouvait y éclater brusquement. Aucun des membres du Gouvernement provisoire n'était de taille à l'éteindre, et l'anarchie triomphante à Paris vouait l'Algérie à la ruine et à l'abandon. Pour sauver l'Algérie, il fallait donc sauver la France, à la veille d'être déchirée par la lutte décisive des partis. Ce ne fut pas sans un profond regret que, pour répondre aux appels angoissés de Lamartine, Cavaignac quitta l'Algérie où il avait rêvé peut-être d'éclipser le souvenir de Bugeaud : Quand le feu est à la maison, l'on ne s'occupe pas des écuries, avait dit, pendant la guerre de Sept ans, le ministre Berryer. Cavaignac, averti, courut à la maison.