1815

LIVRE I. — LA SECONDE ABDICATION

 

CHAPITRE I. — LE RETOUR DE L'EMPEREUR À PARIS.

 

 

I

En France, on attendait avec anxiété des nouvelles de l'armée. L'opinion la plus générale était que l'empereur gagnerait les premières batailles. Des gens offraient de parier qu'il serait à Bruxelles avant le 30 juin. A l'objection que Wellington avait eu d'éclatants succès en Espagne, on répondait qu'à Talavera, aux Arapiles, à Vittoria, il n'avait combattu que les maréchaux ; ce serait autre chose quand il aurait affaire à Napoléon. Néanmoins l'inquiétude était grande. Après ces premières victoires n'en faudrait-il pas remporter d'autres, et d'autres encore ? La France pouvait-elle résister à l'Europe entière ? Les optimistes pensaient, il est vrai, que la défaite de l'armée anglaise déconcerterait les coalisés au point de les engager à des ouvertures de paix. La paix était le vœu unanime. En 1815, on aimait la paix avec passion, mais on n'accusait pas Napoléon d'avoir à reprendre les armes. Le bon sens public comprenait que si l'empereur était la cause ou le prétexte de la guerre, il n'en était point le promoteur. Cette guerre redoutée et exécrée, c'était l'Europe qui l'avait voulue, qui l'avait rendue inévitable. Toul l'odieux en retombait sur les étrangers et sur les Bourbons, leurs protégés. On disait que charbonnier est maître chez lui. La fierté française se révoltait à la pensée que les puissances prétendaient imposer un gouvernement au peuple de la Révolution. Plus on aimait la paix, plus on était animé contre ceux qui la troublaient pour d'insolentes raisons. La menace d'une nouvelle invasion ralliait les esprits à Napoléon, car on voyait toujours en lui l'épée de la France[1].

S'ils dominaient dans la masse de la population, ces sentiments n'y régnaient pas sans partage. Les royalistes continuaient d'espérer et d'agir. Ils ne se bornaient point à souhaiter la défaite de l'empereur ; ils le combattaient par tous les moyens en leur pouvoir : fausses nouvelles, propos alarmants, chansons, pamphlets, menaces aux fonctionnaires, appels à la désertion, tentatives corruptrices, embauchages, séditions, prises d'armes. Marseille, Bordeaux, Toulouse, Caen, le Havre étaient agités. Dans l'Aveyron, la Lozère, le Gers, le Gard, le Vaucluse, l'Orne, la Sarthe, des bandes d'insurgés et de réfractaires escarmouchaient contre les gendarmes et les colonnes mobiles[2]. L'armée vendéenne, qui s'était dispersée à la mort de Louis de La Rochejaquelein, se reformait sous le commandement de Sapinaud. Les principaux chefs, d'Autichamp, Suzannet, Auguste de La Rochejaquelein, Saint-Hubert, Dupérat ; rassemblaient de nouveau leurs paysans pour les mener à la rencontre des troupes de Travot et de Lamarque. Sur la rive droite de la Loire, les chouans de Sol de Grisolles se concentraient à Auray au nombre de quatre ou cinq mille[3].

A côté des royalistes, il y avait les constitutionnels de profession et les libéraux de carrière ; à côté des petites armées de Vendéens et de chouans, il y avait la Chambre. Sans doute les libéraux n'étaient pas disposés à prendre le fusil comme les Vendéens, et ils ne faisaient point de vœux, comme les royalistes, pour le succès des Alliés. Mais ils n'envisageaient pas sans appréhension de nouvelles victoires napoléoniennes. Par delà la lutte entre l'Europe et la France, ils voyaient la lutte entre l'empereur et la liberté. lis redoutaient que le triomphe de la France par l'épée de Napoléon n'eût pour conséquence le retour au despotisme. Tel était chez quelques-uns l'attachement aux idées libérales qu'ils en arrivaient à se demander s'il ne fallait pas préférer encore la victoire de l'étranger à la perle des libertés publiques. La plupart d'entre eux, cédant à l'instinct du patriotisme, souhaitaient tout de même des succès aux frontières, mais c'était l'esprit contraint et avec plus de résignation que d'ardeur. On éprouve une vive douleur, disait La Fayette dans une lettre intime, en pensant qu'on ne peut, dans les circonstances présentes, s'abstenir de porter secours à l'empereur. La grande majorité des représentants ne voyait en Napoléon que le moindre de deux maux. Elle le subissait comme une condition de l'état de guerre ; elle n'était bonapartiste que dans le sens de la défense du pays. En cette assemblée de six cents députés, on n'en aurait pas trouvé cent sincèrement dévoués à la personne de l'empereur et partisans convaincus du régime impérial[4]. J'ai bien moins d'inquiétudes, écrivait, le 17 juin, Sismondi à sa mère, sur les opérations militaires que sur la conduite de la Chambre. Elle est tout à fait déraisonnable. Jusqu'à présent, elle ne me donne que de la crainte[5].

La Chambre des pairs jugeait de bon goût et de politique habile de se modeler sur l'esprit de la Chambre des représentants. Les pairs tenaient leur nomination de la seule volonté de l'empereur et, pour la plupart, ils se trouvaient fort heureux de siéger au Luxembourg ; mais ils se gardaient bien de témoigner leur reconnaissance et de manifester leur dévouement. — Il est juste de dire que le plus grand nombre des officiers généraux membres de la Chambre haute avaient rejoint les armées. — Les pairs étaient déterminés à rivaliser de libéralisme avec les députés. Ces hommes qui presque tous avaient fait partie du servile Sénat impérial voulaient désormais étonner le monde par leur indépendance. Si Napoléon, ayant reçu de la victoire une nouvelle investiture, avait seulement levé le vieux bras de l'empereur, selon son expression, sans doute leur volonté eût fléchi. Les députés, eux aussi, se fussent vraisemblablement montrés moins revêches. Mais qu'advinssent des revers, Napoléon aurait tout à craindre de la Chambre des représentants et rien à espérer de la Chambre des pairs[6].

Le 18 juin, Paris fut réveillé par le canon des Invalides. On courut aux Tuileries, au Palais-lovai, à la place Vendôme, pour avoir des nouvelles de la victoire. Le Moniteur parut. Il y avait une dépêche de six lignes, datée du 16 juin au soir, annonçant que l'empereur venait de remporter en avant de Ligny une victoire complète sur les armées de Wellington et de Blücher. Ce furent des transports de joie, disent des témoins véridiques. L'orgueil brillait dans tous les regards. Ce jour-là étant un dimanche, la foule se pressait dans les rues et sur les promenades. Des groupes se formaient pour entendre la lecture de l'Extrait du Moniteur, imprimé sur une feuille volante que l'on distribuait gratuitement. Chacun suppléait à la concision du bulletin par de merveilleux commentaires : Wellington était prisonnier, Blücher blessé à mort, on avait fait 25.000 prisonniers[7]. Bientôt connue clans les départements, la victoire de Ligny eut pour effet d'exalter les patriotes, d'entraîner les indécis et de consterner les opposants de tous les partis[8].

Le 19 juin et jusqu'au matin du 20, les bonnes nouvelles continuèrent[9]. La rue était joyeuse, la stupeur régnait dans les salons. A la Bourse, les jours précédents, les agioteurs avaient fait monter les cours dans l'espoir d'une défaite de l'empereur qui, selon leurs prévisions, amènerait vite la paix. Ils prirent peur et vendirent. Du 15 au 20 juin, la rente tomba de 51 francs à 53 francs[10]. Mais la Chambre céda à l'entraînement des bons Français. Aujourd'hui pour la première fois, écrivait, le 19 juin, le conseiller d'Etat Berlier, la Chambre a développé, presque à l'unanimité, le désir de faire tout ce qu'exigeront les besoins de l'Etat[11]. La veille, sous l'impression de la dépêche datée de Ligny, le président Lanjuinais avait adressé à l'empereur une lettre de félicitations, l'assurant n'avait dans le Corps législatif que des admirateurs passionnés et des amis intrépides dont même les plus grands revers n'ébranleraient pas le dévouement[12].

Dans le monde politique, cependant, et jusque chez les plus chauds partisans de l'empereur, il y avait des doutes sur l'importance de la victoire. On s'alarmait de n'avoir pas encore le bulletin détaillé de la bataille de Ligny. On disait que ça n'avait été qu'une action très disputée et très meurtrière, et non un succès décisif comme Austerlitz ou Iéna. En proie à de mauvais pressentiments, Lucien Bonaparte conseilla même à son frère Joseph de ne point faire tirer le canon pour célébrer cette victoire qui risquait d'être sans lendemain[13].

 

II

Dans l'après-midi du 20 juin[14], Joseph reçut l'effrayante lettre que l'empereur lui avait écrite la veille, pendant la halte à Philippeville. Napoléon relatait le désastre de Waterloo sans en rien atténuer et annonçait son retour immédiat à Paris. A cette lettre pour Joseph seul, en était jointe une autre destinée à être lue an conseil des ministres et qui ne révélait qu'avec certaines réticences l'issue de la bataille. Joseph réunit le conseil aux Tuileries. On se borna à entendre la lecture de la lettre, car l'empereur devant être à Paris dans la nuit ou le lendemain matin, il n'y avait point de décision à prendre. On exprima seulement l'avis qu'il ferait mieux de rester à l'armée ; une dépêche lui fut même envoyée par un courrier extraordinaire pour l'engager à différer son retour[15]. Ce courrier put-il rejoindre l'empereur ? C'est douteux. En tout cas, l'opinion de ses ministres, dont un au moins lui était plus que suspect, n'aurait pas modifié la résolution que lui dictaient impérieusement le soin de renforcer sur l'heure l'armée vaincue à Waterloo et la crainte de trahisons dans le ministère et de complots dans la Chambre. Autant pour la défense désespérée du pays que pour sauver sa couronne, Napoléon jugeait que pendant quelques jours sa place était à Paris[16].

La princesse Hortense, Rovigo, Lavallette, avaient été instruits de la fatale nouvelle presque en même temps que les ministres[17]. Chose en vérité surprenante, chacun garda le secret, sauf sans doute Fouché qui mit dans la confidence deux ou trois familiers. Ce soir-là, la catastrophe demeura à peu près ignorée à Paris. Dans les salons, dans les spectacles, dans les cafés des boulevards et du Palais-Royal, l'inquiétude régnait ; on parlait de mauvaises nouvelles arrivées aux Tuileries, mais on ne savait rien de précis[18]. Chez Carnot lui-même, qui recevait quelques amis intimes, on en resta aux conjectures jusqu'assez tard dans la soirée. Assailli de questions, le ministre pour s'y dérober s'assit à une table de whist. Comme il battait machinalement et longuement les cartes, absorbé dans sa pensée, son partenaire, le baron de Gérando, leva le regard vers lui. Le visage de Carnot était contracté par la douleur, de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Son émotion l'avait trahi. Il se leva en jetant les cartes et dit d'une voix étouffée : — Oui, la bataille est perdue ![19]

Le lendemain, de très bonne heure, le désastre était connu dans tout le monde gouvernemental et parlementaire. Pendant la nuit, Sanyo, directeur du Moniteur, avait reçu le courrier extraordinaire qui apportait le bulletin de la bataille ; le personnel de la Maison de l'empereur avait été commandé de service. De grand matin, Joseph adressa aux ministres une convocation pour un conseil à l'Elysée, et les affidés de Fouché, parmi lesquels Jay et Manuel, ses commensaux et ses porte-paroles, colportèrent les nouvelles chez les coryphées du parti libéral[20]. Les membres du parlement étaient en émoi. Déjà grondaient les colères et s'annonçaient les défections. On se rappelait ce qui s'était passé, l'année précédente, à Fontainebleau. Les mêmes désastres semblant devoir aboutir au même dénouement, l'idée de l'abdication était dans tous les esprits, le mot était sur toutes les lèvres. On courait les uns chez les autres. C'étaient des visites multiples, des entrevues rapides, des intrigues ébauchées. On allait aux nouvelles chez le prince Joseph, on allait aux conseils chez Fouché, qui seul dans ce grand trouble conservait tout son calme[21].

Fouché n'était pas surpris de la victoire des Alliés. Dès le mois de niai, il avait dit à Pasquier : L'empereur gagnera une ou deux batailles, il perdra la troisième ; et alors notre rôle commencera[22]. Ce rôle, c'était de profiler de la défaite pour renverser Napoléon. En faveur de qui ? Les circonstances et aussi les intérêts du duc d'Otrante en décideraient. Toutefois le retour soudain de l'empereur ne laissa pas de déconcerter un peu Fouché. Il se serait senti plus tranquille et plus libre si Napoléon fût resté, avec les débris de l'armée, bien loin de l'Elysée. L'empereur revenait à Paris. avait dit Joseph, pour demander de grands pouvoirs à la Chambre. Ces pouvoirs dictatoriaux, Fouché doutait fort qu'on les donnât au souverain vaincu, mais il pensait que Napoléon serait bien capable de les prendre nonobstant les députés. Il aurait pour lui la garnison, les fédérés, les ouvriers. Les bourgeois libéraux et la garde nationale ne s'aviseraient pas de bouger pour défendre la Chambre. La dictature de l'empereur ne durât-elle que quelques jours, elle pourrait cependant être redoutable à ses ennemis politiques. Et Fouché, surtout depuis la découverte de sa correspondance avec Metternich, se savait très suspect. Au lieu d'agir lui-même, il jugea donc plus prudent pour le présent el tout aussi profitable pour l'avenir de faire agir les autres jusqu'à ce que les choses fussent tout à fait décidées.

Avec une habileté diabolique, jouant tour à tour l'animation et l'abattement selon l'opinion de ses interlocuteurs, décourageant ceux-ci, enflammant ceux-là, paraissant de l'avis de chacun et amenant chacun à son propre avis, Fouché sut associer pour un même dessein et pousser vers un même but les hommes les plus opposés d'opinion. Aux libéraux comme La Fayette, il dit : Napoléon revient furieux ; il veut dissoudre la Chambre et prendre la dictature. Souffrirez-vous ce retour au despotisme ? Le danger est pressant. Dans quelques heures, la Chambre n'existera plus. Il ne faut pas se contenter de faire des phrases. Aux partisans de l'empereur, comme Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, il représenta que la fermentation était extrême dans l'Assemblée, que la majorité semblait déjà acquise à une proclamation de déchéance comme l'année précédente. Il insinua qu'une abdication spontanée était peut-être le seul moyen pour l'empereur d'éviter la déposition, de préserver le pays de l'invasion et du démembrement, et de sauver la dynastie. Les souverains, qui n'avaient entrepris la guerre que pour en finir avec lui, arrêteraient leurs armées et ne s'opposeraient pas sans doute à la reconnaissance de Napoléon II. Le duc d'Otrante laissait entendre qu'il avait, quant à cela, par des rapports secrets de Vienne, de quasi-certitudes. A d'autres bonapartistes moins faciles à endoctriner, il dit perfidement que la Chambre était avant tout patriote et que dans l'intérêt public elle ne refuserait pas son concours à Napoléon ; mais qu'il devait se confier franchement à elle, car en présence d'un si grand péril il fallait l'union complète entre l'empereur et la nation. Par ces manœuvres, Fouché rendait l'abdication presque inévitable, et, en même temps, il prenait ses sûretés contre l'événement contraire. Si Napoléon gardait le pouvoir, le duc d'Otrante trouverait des défenseurs convaincus parmi les familiers du souverain qu'il aurait tout fait pour détrôner[23].

 

III

Pendant ces menées et ces conciliabules, le 21 juin à huit heures du matin[24], Napoléon arriva à l'Elysée. Avec lui étaient Bertrand et Drouot, ses aides de camp Corbineau, Gourgaud, Labédoyère, son écuyer Canisy et son secrétaire-adjoint Fleury de Chaboulon. Le duc de Bassano qui l'avait quitté à Laon, la veille dans la soirée, était déjà rentré à Paris[25].

Caulaincourt, devançant l'heure fixée par Joseph pour le conseil des ministres, se trouvait à l'Élysée. Il accourut vers l'empereur quand celui-ci descendit de voiture. Napoléon semblait terrassé par les journées fatales. Il respirait péniblement. Son visage avait la pâleur de la cire, ses traits étaient tirés, ses beaux yeux, naguère si brillants, fascinateurs, où passaient des éclairs, étaient sans vie. Après un soupir pénible qui trahissait l'oppression et la souffrance, il dit d'une voix haletante : — L'armée avait fait des prodiges, la panique l'a prise. Tout a été perdu... Ney s'est conduit comme un fou ; il m'a fait massacrer toute ma cavalerie... Je n'en puis plus... Il me faut deux heures de repos pour être à mes affaires. Il porta la main à sa poitrine : — J'étouffe là ! Il commanda de lui préparer un bain, et reprit : — Oh ! la destinée ! Trois fois j'ai vu la victoire s'échapper. Sans un traître, je surprenais l'ennemi ; je l'écrasais à Ligny si la droite eût fait son devoir ; je l'écrasais à Mont-Saint-Jean si la gauche eût fait le sien !... Enfin tout n'est pas perdu. Je vais rendre compte aux Chambres de ce qui s'est passé. Je leur peindrai les malheurs de l'armée ; je leur demanderai les moyens de sauver la pairie. J'espère que la présence de l'ennemi sur le sol de la France rendra aux députés le sentiment de leurs devoirs et que ma démarche franche me les ralliera. Après cela, je repartirai. Depuis trois mois, le duc de Vicence ne cessait pas de désespérer. A force de pressentir la catastrophe, il était préparé à la subir sans résistance, comme on accepte l'inévitable. Sans chercher le mot de réconfort dont Napoléon avait si grand besoin, il s'empressa de lui apprendre les dispositions hostiles des représentants. Il dit ses craintes que l'empereur ne trouvât pas d'appui dans les Chambres, et ses regrets qu'il ne fût point resté au milieu de son armée qui était sa force et sa sûreté. Napoléon l'interrompit : — Je n'ai plus d'armée ! je n'ai plus que des fuyards. Puis, se reprenant à l'espérance, déjà tout ranimé : — Mais je trouverai des hommes et des fusils. Tout peut se réparer. Les députés me seconderont. Vous les jugez mal, je crois. La majorité est bonne et française. Je n'ai coutre moi que La Fayette et quelques autres. Je les gène. Ils voudraient travailler pour eux. Mais je ne les laisserai pas faire. Ma présence ici les contiendra[26].

L'empereur quitta Caulaincourt pour se mettre au bain. Il s'y trouvait depuis quelques instants quand on lui apprit la venue de Davout. Il donna l'ordre de l'introduire. Lorsqu'il le vit entrer, il leva les deux bras en l'air et les laissa retomber de tout leur poids dans l'eau qui rejaillit jusque sur l'uniforme du maréchal. — Eh bien ! Davout ! Eh bien ! s'écria-t-il. Puis il retraça le désastre, décrivit l'état de dissolution où se trouvait l'armée, s'épancha en plaintes, comme avec Caulaincourt, contre le prince de la Moskova. Davout prit la défense de Ney : — Il s'est mis la corde au cou pour vous servir, dit-il. L'empereur l'interrompit : — Qu'est-ce que tout cela va devenir ?Bien n'est perdu, répondit Davout, si Votre Majesté prend promptement des mesures énergiques. La plus urgente est de proroger les Chambres, car, avec son hostilité passionnée, la Chambre des représentants paralysera tous les dévouements[27].

Le -temps passait, les ministres étaient réunis. L'empereur sortit du bain pour venir au conseil. Quand il fut habillé, il prit un léger repas et reçut les princes Joseph et. Lucien qui arrivèrent à quelques minutes d'intervalle. Joseph qui venait d'avoir avec Lanjuinais une entrevue peu encourageante, était aussi abattu que Lucien était ardent. Tous deux s'accordèrent, bien que guidés par des sentiments très différents, à confirmer l'opinion de Caulaincourt sur l'hostilité de la Chambre. — Oui, dit l'empereur, il y a La Fayette qui va les ameuter contre moi. Ils s'imaginent que les Alliés n'en veulent qu'à moi ![28] Dix heures avaient déjà sonné. Les ministres étaient surpris que l'empereur tardât tant ; ceux d'entre eux qui lui gardaient encore leur foi s'alarmaient de cette indolence. Il parut enfin.

Le conseil était au complet. Il y avait les princes Joseph et Lucien ; Bassano, ministre secrétaire d'État ; les huit ministres à portefeuille, Cambacérès, Caulaincourt, Carnot, Gaudin, Mollien, Davout, Decrès, Fouché ; les quatre ministres d'État, membres de la Chambre des représentants, Ginoux-Defermon, Regnaud, Boulay, Merlin de Douai, et le secrétaire du conseil des ministres, Berner[29].

L'empereur ouvrit la délibération par un court exposé des événements militaires et de l'état actuel de l'armée du Nord. Il conclut : — Nos malheurs sont grands. Je suis venu pour imprimer à la nation un grand et noble dévouement. Que la France se lève, l'ennemi sera écrasé !... J'ai besoin pour sauver la patrie d'être revêtu d'un grand pouvoir, d'une dictature temporaire. Dans l'intérêt public, je pourrais me saisir de ce pouvoir ; mais il serait plus utile et plus national qu'il me fût donné par les Chambres. Les ministres gardant un morne silence, expression trop visible du découragement qui les paralysait, Napoléon interpella chacun d'eux[30].

Carnot, qui comme tous les grands cœurs connaissait mal les hommes, les croyant à sa ressemblance, se faisait illusion sur le patriotisme des représentants. Il approuva le dessein de l'empereur et déclara qu'il fallait proclamer la patrie en danger, mobiliser les fédérés et toutes les gardes nationales, rappeler les armées de l'Ouest et du Midi, livrer bataille appuyé aux retranchements de Paris, et, si l'on était vaincu, se replier derrière la Loire pour y continuer la guerre.

Caulaincourt objecta à Carnot qu'il était prouvé par les événements de 1814 que l'occupation de Paris décidait l'issue de toute campagne. Il ajouta qu'il ne fallait pas cependant désespérer s'il y avait union sincère entre l'empereur et les Chambres. Bassano et Cambacérès exprimèrent aussi l'avis que l'empereur devait agir de concert avec le parlement. Mais on sentait à leur accent que, comme Caulaincourt, ils parlaient sans conviction et sans espoir.

Davout dit d'une voix assurée : — En de pareils moments, il ne faut pas deux pouvoirs. Il n'en faut qu'un seul, assez fort pour mettre en œuvre tous les moyens de résistance et pour maîtriser les factions criminelles et les partis aveuglés dont les intrigues et les menées feraient obstacle à tout. Il faut sur l'heure proroger les Chambres conformément au droit constitutionnel. C'est parfaitement légal. Mais pour atténuer l'effet de cette mesure sur l'esprit des gens méticuleux, on peut annoncer la convocation des Chambres dans une ville de l'intérieur, qui sera ultérieurement désignée, pour une époque fixée à deux ou trois semaines d'ici, sauf à renouveler la prorogation si les circonstances l'exigent encore[31].

Le conseil donné par Davout traversait les plans de Fouché. Le duc d'Otrante avait imaginé de répandre le bruit que l'empereur voulait proroger ou dissoudre la Chambre. Mais que cette hypothèse gratuite devint une réalité, que ce projet fût mis à exécution, voilà qui l'eût tout à fait déconcerté. Il composa son visage, prit une expression ouverte et cordiale, et demanda hypocritement pourquoi l'on prendrait une mesure aussi grave puisque, en raison du danger public, les Chambres ne marchanderaient pas à l'empereur leur concours dévoué. — Paris est très calme, ajouta-t-il. L'empereur eut un sourire méprisant : — Du calme ! Ah ! on est tranquille selon lui ![32]

Avec sa rudesse coutumière, le duc Decrès déclara qu'il ne pensait pas du tout comme le ministre de la police, et que l'on ne devait point songer un instant à gagner les représentants dont la majorité était nettement hostile et paraissait résolue à voter les motions les plus violentes.

Regnaud avait été d'abord très surpris par les paroles de Fouché. Pourquoi le duc d'Otrante assurait-il à l'empereur, en conseil des ministres, l'appui des Chambres, quand, deux heures auparavant, clans son cabinet, il avait déclaré cet appui inespérable ? A la réflexion, Regnaud pénétra les raisons de Fouché, mais il ne les pénétra qu'à demi. Il crut comprendre que le duc d'Otrante voulait empêcher une tentative de dissolution qui échouerait, et qui aurait pour résultat non plus seulement l'abdication de Napoléon, à laquelle il fallait dès maintenant se résigner, mais une déclaration de déchéance entraînant la chute de la dynastie impériale. Il pensa que la suspicion dont Fouché était l'objet le contraignait à ruser. Mais lui, Regnaud, que l'empereur regardait comme un de ses amis les plus dévoués bien qu'il fût devenu l'instrument inconscient de Fouché, qui l'avait persuadé de la possibilité de la régence, ne devait pas avoir de telles craintes. Il pouvait, croyait-il, parler avec franchise. Il dit : — Je doute malheureusement que les représentants consentent à seconder les vues de l'empereur ; ils paraissent croire que ce n'est plus lui qui peut sauver la patrie. Je crains qu'un grand sacrifice ne soit nécessaire. L'empereur l'interrompit : — Parlez nettement. C'est mon abdication qu'ils veulent. — Je le crains, Sire, et quelque pénible que cela soit pour moi, il est de mon devoir d'éclairer Votre Majesté. J'ajouterai même qu'il serait possible, si l'empereur ne se déterminait point à offrir son abdication de son propre mouvement, que la Chambre osât la demander[33].

Lucien répliqua vivement : — Si la Chambre ne veut pas seconder l'empereur, il se passera d'elle. Le salut de la patrie est la première loi. Puisque la Chambre refuse de s'unir à l'empereur pour sauver la France, il faut qu'il la sauve seul. Il faut qu'il se déclare dictateur, qu'il mette tout le territoire en état de siège et qu'il appelle à sa défense tous les bons Français.

Sans approuver positivement Lucien et sans répondre directement à Regnaud, l'empereur dit alors : — La présence de l'ennemi sur le sol de la patrie rendra, j'espère, aux députés le sentiment de leurs devoirs. La nation les a nominés, non pour me renverser mais pour me soutenir... Je ne les crains point. Quoi qu'ils fassent, je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée. Si je disais un mot, ils seraient tous assommés. Mais, en ne craignant rien pour moi, je crains tout pour la France. Si nous nous querellons au lieu de nous unir, nous aurons le sort du Bas-Empire. Tout sera perdu, au lieu que le patriotisme de la nation, sa haine pour l'étranger, son attachement à ma personne nous offrent encore d'immenses ressources. Et, recouvrant dans un rayon d'espoir toute la force, toute la lucidité, toute l'assurance de son génie, il exposa avec une précision lumineuse les moyens de résister et de vaincre qui restaient encore au pays : Depuis un mois, toutes les mesures militaires étaient prises dans l'hypothèse de premières batailles perdues. Les places fortes du Nord et de l'Est, bien armées, bien approvisionnées, pourvues de solides garnisons, gouvernées par des chefs énergiques, pouvaient défier trois mois et davantage les efforts de l'ennemi. Le corps de Brune s'appuyait sur Toulon, les corps de Suchet et de Lecourbe allaient se replier pour couvrir Lyon qui se trouvait en bon état de défense. Plus de 200.000 soldats, militaires retraités, conscrits de 1815 et gardes nationaux mobilisés étaient réunis dans les dépôts ou en marche pour les rejoindre. Dans quatre jours (le 25 juin), il irait à Laon reprendre le commandement de son armée ralliée dont l'effectif, en y comprenant, les détachements des dépôts déjà mis en route et le corps de Grouchy qui devait avoir peu souffert, atteindrait d'ici la fin du mois plus de 80.000 hommes. Elle serait renforcée par les 20.000 soldats d'élite que Rapp avait l'ordre de replier sur la Seine. Ainsi, dans les premiers jours de juillet, une armée de 100.000 hommes, presque égale eu nombre à celle qui avait ouvert la campagne, couvrirait Paris. Les Anglo-Prussiens, réduits à 100.000 hommes par le feu, les maladies, les désertions et les détachements laissés sur les derrières pour protéger les lignes de communications et masquer les places, ne chercheraient pas une bataille. Ils attendraient derrière la Somme et l'Oise l'entrée en ligne des Russes et des Autrichiens qui ne pourraient arriver sur la Marne que du 15 au 20 juillet. A Paris, on aurait donc vingt-cinq jours pour achever les retranchements, mettre en batterie 600 bouches à feu, organiser militairement 30.000 gardes nationaux, armer et exercer 17.000 tirailleurs fédérés et faire venir des troupes de tous les dépôts. Les dépôts vidés seraient bientôt remplis avec les 100.000 hommes formant le complément de la conscription de 1815 et de la levée des gardes nationaux mobilisés, et l'on pourrait encore faire de nouveaux appels[34]. La France contenait plus d'éléments militaires qu'aucun autre peuple au monde. — Et la Chambre veut que j'abdique ! poursuivit l'empereur avec véhémence. A-t-on calculé les suites de mon abdication ? C'est autour de moi, autour de mon nom, que se groupe l'armée : m'enlever à elle, c'est la dissoudre. Si j'abdique, vous n'aurez plus d'armée. Les soldats n'entendent rien à vos subtilités. Croit-on que des déclarations de droits, des discours de tribune arrêteront une débandade ?... On ne veut pas voir que je ne suis que le prétexte de la guerre, que c'est la France qui en est l'objet. Ils disent qu'ils me livrent pour sauver la France ; demain, en me livrant, ils prouveront qu'ils n'ont voulu sauver qu'eux -mêmes... Me repousser quand je débarquai à Cannes, je l'aurais compris, mais maintenant je fais partie de ce que l'ennemi attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même, elle se reconnaît vaincue, elle encourage l'audace du vainqueur... Ce n'est pas la liberté qui me dépose, c'est la peur[35].

Ces paroles d'une éloquence pénétrante comme l'acier et brûlante comme la flamme galvanisèrent les ministres. Leur dévouement se ranimait avec l'espérance. Ils semblaient prêts à faire tout ce que voudrait l'empereur. Fouché devint très inquiet : — Ce diable d'homme ! dit-il quelques heures plus tard à un royaliste de ses amis, il m'a fait peur ce matin. En l'écoutant, je croyais qu'il allait recommencer. Heureusement, on ne recommence pas ![36]

 

 

 



[1] Bulletin du 13 juin (Arch. Aff. étr., 1802). Morning Chronicle, 10 juin. Sismondi à sa mère, Paris, 12 et 17 juin (Lettres inédites, 115-86). Barante à sa femme, Paris, 5, 10, 20 juin (Souvenirs, II, 150-153). Lettres, II, 32, 33, 55, Villemain, Souv. contemp., II, 256. Pasquier, Mém., III, 232.

[2] Analyse de la corresp. des préfets, 10, 13, 19, 20 juin (Arch. nat., F. 7, 3774). Rapports de Rovigo à Davout, 13 et 20 juin, Decaen à Davout, Toulouse, 21 juin. (Arch. Guerre.) Rapport de Fouché lu à la Chambre le 17 juin (Moniteur, 18 juin).

[3] Lamarque à Davout, 13 juin. Rapport de Lamarque, Clisson, 28 juin. Bigarré à Lamarque, 14 et 16 juin (Arch. Guerre). D'Autichamp, Mém. sur la Camp. dans la Vendée, 100-120. Canuel, Mém. sur la guerre de Vendée, 214-217.

[4] La Fayette à N.... 8, 19 et 12 juin (Mém. de La Fayette, V, 503-510). Rapport d'un espion royaliste, 10 juin (Arch. Guerre). Note pour l'empereur, Paris, 16 juin (Arch. Aff. étr., 1802). Berlier à Bassano, Paris, 17 juin (Arch. nat., AF. IV, 1933). La Fayette, Mém., V, 441, 442, 447-451. Benjamin Constant, Mémoires sur les Cent Jours, II, 128-129. Esquisse sur les Cent Jours (d'après les notes de La Fayette et de Lanjuinais, XVI, XVII, 9, 11. Pasquier, III, 229. Souvenirs manuscrits de Davout (communiqués par le général duc d'Auerstaedt).

[5] Sismondi à sa mère, 17 juin (Lettres inédites, 86). Cf. Barante à sa femme, 10 juin (Souvenirs, II, 151) : La Chambre est entièrement hors de la main du gouvernement, mais que veut-elle, où va-t-elle ? On ne le prévoit pas.

[6] Esquisse historique sur les Cent Jours (d'après les notes de La Fayette), XVII. Thibaudeau, X, 358-359, 361-363. Hobhouse, Lettres, II, 41. Regnault-Warin, Cinq mois de l'histoire, 398-399, 408 ; Cf. Rovigo, Mém., VIII, 136-137, et Barante à sa femme, 17 juin : La guerre par sa réaction sur les Chambres décidera du sort de tous. (Souvenirs, II, 182.)

[7] Journal des Débats, 19 juin. La Bretonnière, Souv. du Quartier latin, 268-269. Regnault-Warin, Cinq mois de l'Histoire, 433. Miot de Mélito, III, 437. Helena Williams, Relation des Événements, 144-145. Bulletin de Paris, 271.

[8] Lettres à Davout de Jourdan, Besançon, 20 juin ; de Chambarlac, Dijon, 20 juin ; du commandant d'armes, Nogent-sur-Seine, 20 juin ; de Thiry, Fenestranges, 21 juin ; de Clausel, Bordeaux, 24 juin (Arch. Guerre). Mémoire sur les évènements de Toulouse (Arch. Guerre). Analyse de la corresp. des préfets, du 19 au 24 juin. (Arch. nat., F. 7. 3774).

[9] Moniteur du 19 juin : dépêche de Soult, major-général, à Davout, confirmant la défaite de Wellington et de Blücher. — Moniteur du 20 juin : lettre écrite de Fleurus par un officier de l'état-major général, donnant des détails sur la bataille du 16 et se terminant ainsi : On dit que la perte de l'ennemi est de 50.000 hommes... La déroute est complète du côté des Prussiens. On n'entendra pas parler d'eux de sitôt. Quant aux Anglais, on verra aujourd'hui ce qu'ils deviendront. L'empereur est là !

[10] Moniteur, 16 et 21 juin, Villemain, II, 256. Regnault-Warin, 433-434.

[11] Berlier à Bassano, Paris, 19 juin (Arch. nat., AF. IV, 1933).

[12] Lettre citée dans une note autographe de Joseph (Mém. du roi Joseph, X, 130). Cette lettre d'un adversaire déclaré de l'empereur témoigne que l'opposition de la Chambre n'aurait pas persisté si l'armée avait remporté des victoires décisives. Cf. Mathieu Dumas (Mém., III, 572) ; Le succès de Ligny me causa une grande joie Il semblait devoir changer la face des choses.

[13] Barante à son frère, Paris, 20 juin (Souv., II, 153). Benjamin Constant, Journal, 156. Hobhouse, II, 49, 5l, 53. Souvenirs manuscrits de Davout, précités. Notes de Lucien Bonaparte (Arch. Aff. étr., 1815).

[14] Mémoires manuscrits de Mme de X.

[15] Lucien Bonaparte, La Vérité sur les Cent Jours, 14. Rovigo, Mém., VIII, 141-142, Cf. H. Carnot, Mém. sur Carnot, II, 509, et Mém. du roi Joseph, X. 229.

On a prétendu que ce fut seulement le 21 au matin que Davout eut la première nouvelle du désastre (Chénier, Hist. de Davout, 555). Rien de plus inexact, comme on voit. Il y a d'ailleurs dans la Corresp. de Davout (IV, 569) une dépêche datée du 20 juin où il mande au gouverneur de Lille que l'armée a été obligée à la retraite et qu'il ait à se tenir sur ses gardes.

[16] J'ai déjà donné les raisons pourquoi Napoléon devait revenir à Paris. Si ses ministres et ses frères voulurent l'on dissuader c'est que quelques-comme Fouché, pensaient tire plus libres d'intriguer et de conspirer en son absence, et que quelques autres étaient bien aveuglés ou bien présomptueux en s'imaginant fixe plus aptes que l'empereur lui-nième à sauver l'empire.

Il n'est pas vrai de dire que Napoléon eût été à Laon, au milieu de son armée, plus redoutable pour la Chambre qu'à Paris ; car outre qu'à Paris il était près et qu'à Laon il était loin, à Paris, il avait, le 21 juin, plus de soldats qu'à Laon.

En se hâtant de rentrer à Paris, a-t-on dit encore, Napoléon fit soupçonner qu'il avait le dessein de dissoudre la Chambre, et précipita ainsi la révolution parlementaire. C'est vrai, mais ce retour hâtif ne fit en tout cas qu'avancer de quelques jours celle révolution. Si l'empereur était resté à Laon, il est probable qu'elle se fut faite le 23 ou le 24 juin au lieu du 21. Fouché, plus libre d'agir Napoléon absent que présent, avait ourdi ses trames soit pour la régence, soit pour Louis XVIII, soit pour le stuc d'Orléans, et, tout bien préparé, il aurait fait provoquer dans les Chambres un vote de déchéance connue en 1814. Quelle eût été alors la situation de Napoléon à Laon, avec l'armée alliée à une marche de lui et pour y résister quelques débris de l'armée vaincue à Waterloo et des généraux découragés el prêts à la défection ?

C'est seulement à Paris que l'empereur pouvait consolider son pouvoir ébranlé. S'il n'y réussit pas, c'est qu'il n'eut point la résolution de l'acte d'énergie contre la Chambre qu'on l'accusait faussement d'avoir prémédité. Lucien, d'ailleurs, a reconnu plus tard (La Vérité sur les Cent Jours, 14), que lui et le conseil des ministres avaient été mal inspirés d'engager l'empereur à rester à Laon. Napoléon, dit-il, ne devait pas agir autrement qu'il ne l'a fait.

[17] Mémoires manuscrits de Mme de X. Lavallette, II, 190. Rovigo, VIII, 141.

[18] Miss Helena Williams, Relation des Événements, 145. Bulletin de Paris, 271. La Bretonnière, Souv. du quartier latin, 200. Thibaudeau, X, 303. Villemain, Souv., II, 256. Miot de Mélito, Mém., III, 437.

La Fayette n'apprit la nouvelle que le 21 au matin (Lettre à Mme d'Hénin, 29 juin, citée dans les Mém. de La Fayette, V, 522). — Il en fut de même pour Peyrusse, trésorier général de la couronne. (Mémorial et Archives, 312.) — Miot de Mélito, bien qu'il eût questionné Joseph dans la soirée du 20, se mit au lit à onze heures sans Mec informé de rien. (Mém., III, 437.) — Fournier-Verneuil sut la nouvelle à une heure du matin, à Tortoni. (Curiosité et indiscrétion, 155-156.) — Benjamin Constant n'eut la connaissance certaine du désastre que le 21 de grand matin. (Lettres à Mme Récamier, 190-191.)

[19] Récit de Gérando, cité par Quinet, Campagne de 1815, 323.

[20] Méneval à Sauvo, Paris, 21 juin (comm. par M. Antoine Caillois). Ernouf, Maret, duc de Bassano, 657. Boulay de la Meurthe, 280. Souvenirs manuscrits de Davout. Pontécoulant, Mém., III, 378. Thibaudeau, X, 391. La Fayette à Mme d'Hénin, 29 juin. (Mémoires, V, 522.)

[21] Benjamin Constant, Lettres à Mme Récamier, 191, et Mém. sur les Cent Jours, II, 133-134. Lettre de Joseph par Méneval, III, 401. La Fayette, lettre à Mme d'Hénin, précitée. Cf. Thibaudeau, X, 304, Villemain, Souv., II, 269-272. Rovigo, VIII, 138-139. Boulay, 280.

[22] Pasquier, Mémoires, III, 193.

[23] Cf. Mémoires de Fouché, II, 343-345 (sur la valeur documentaire de ces Mémoires apocryphes, voir 1815, I). La Fayette à Mme d'Hénin (Mém., V, 522). Rovigo, VIII, 142-143. Esquisse sur les Cent Jours, 30. Thibaudeau, X, 394. Pontécoulant, III, 378. Boulay, 280-282. Général Lamarque, Mém., I, 131-132. Villemain, Souv., II, 263-264. Lucien Bonaparte, la Vérité sur les Cent Jours, 35-37.

A entendre plusieurs historiens, Fouché aurait convoqué chez lui, dans la nuit du 20 au 21 juin, les principaux députés libéraux, et l'on aurait arrêté le plan pour la séance de la Chambre du lendemain. L'assertion est inexacte. La lettre précitée de La Fayette à Mme d'Hénin, et la lettre de Benjamin Constant à Mme Récamier (190-191) suffiraient à le démontrer. L'un et l'autre n'eurent l'avis du désastre que le 21 au matin, or s'il avait eu une réunion des députés libéraux chez Fouché dans la nuit du 20, certainement La Fayette y eut été appelé, et très vraisemblablement Benjamin Constant en aurait été averti par un des nombreux amis qu'il avait dans la Chambre.

Fouché se borna à faire instruire des événements quelques députés dans la soirée du 20 et surtout dans la matinée du 21. Il ne fut pas assez simple pour les convoquer chez lui. Il savait bien qu'ils y viendraient d'eux-mêmes dès qu'ils connaîtraient les nouvelles. C'est ce qui se passa. La Fayette et bien d'autres encore allèrent voir Fouché le matin du 21. Le due d'Otrante les reçut individuellement, et il procéda avec chacun beaucoup moins par conseils directs et formels que par insinuations. Fouché n'aurait plus été Fouché s'il se fût déclaré ouvertement. Il mit les choses en train mais sans sa compromettre. Il inspira l'idée de la pièce, distribua les rôles, mais lui resta dans la coulisse.

[24] Journal des séjours de l'empereur (Arch. nat., AF., IV*, 437).

[25] Fleury de Chaboulon, II, 187. Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène, II, 552-553. Ernouf, Maret, duc de Bassano, 657. — Je dirai ici, une fois pour toutes, que je me suis gardé de prendre un seul mot dans la brochure du Saint-Didier publiée en 1813 sous ce titre à effet : Nuits de l'Abdication. Jugeant que sa qualité d'ancien attaché au cabinet de l'empereur donnerait à son petit livre un caractère d'authenticité, Saint-Didier a fait un récit tout de fantaisie où les assertions manifestement fausses alternent avec les colites les plus invraisemblables. Il existe de cette brochure, qui est d'ailleurs favorable à Napoléon, une copie aux Archives des Affaires étrangères (1802), mais cela ne m'en impose pas.

[26] Mémoires manuscrits du comte Marchand, premier valet de chambre de l'empereur (comm. par M. le comte D.). Fleury de Chaboulon, II. (Mém. sur les Cent Jours, 197-199. Villemain, Souv. contemp., II, 258-259). Cf. Souvenirs manuscrits de Davout et Napoléon (Mém. pour servir à l'Histoire, 171) : L'empereur comptait être de retour à Laon le 25 juin.

[27] Souvenirs manuscrits de Davout (communiqués par le général duc d'Auerstaedt.) — L'empereur reçut aussi étant au bain Cambacérès et son trésorier Peyrusse (Mémorial et Archives, 312-313.) Avant le conseil, il vit également Rovigo (Rovigo, VIII, 142).

[28] Mémoires manuscrits de Marchand. Souvenirs manuscrits de Davout. Lettre de Joseph, citée par Méneval, Souv., III, 401. Cf. Fleury de Chaboulon, II, 199.

[29] Boulay, 283, Cf. 270, et l'ordre général de service, du 11 juin (Napoléon, Correspondance, 22044).

[30] Fleury de Chaboulon, II, 200. Thibaudeau, X, 395. Cf. Montholon, I, 4. Gourgaud, Camp. de 1815, III. Mém. de Fouché, II, 345.

[31] Mémoires manuscrits de Davout. Fleury de Chaboulon, II, 200-201. H. Carnot, Mém. sur Carnot, II, 510-512. Montholon, I, 5.

[32] Note de Bassano, citée par Ernouf, Maret, duc de Bassano, 639. Fleury de Chaboulon, II, 201.

[33] Fleury de Chaboulon, II, 201-202. Cf. le discours de Regnaud à la Chambre, le 22 juin. (Moniteur, 23 juin.)

[34] Fleury de Chaboulon, 11, 203. Villemain, Souv., II, 260-266. Napoléon, Mém., pour servir à l'histoire, 173-176. Cf. pour les effectifs réels, le volume précédent.

Le tableau que traçait Napoléon était à peu près exact quant au nombre de soldats et de mobilisés qui se trouvaient aux armées, dans les garnisons et dans les dépôts ou qui étaient en marelle pour les rejoindre, et quant à celui des hommes à mettre en activité. Dès le 21 juin, 27.000 boulines de l'armée rainette à Waterloo allaient se trouver réunis autour de Laon. Grouchy ramenait 23.000 soldats et toute son artillerie. Les dépôts de Paris el des départements environnants pouvaient fournir immédiatement 25.000 hommes au moins. Dans les dépôts des départements plus éloignés, il y avait. 46.000 conscrits de 1815 et 120.000 gardes nationaux mobilisés. Un 'nets plus tard, on aurait eu encore 71.000 hommes formant le complément de la conscription de 1815 et Si.000 hommes formant le complément de la levée de la garde nationale mobile. Il y avait en outre les petites armées du Rhin, des Alpes, des Pyrénées, de la Vendée, les garnisons des places : soldats, fusiliers marins, mobilisés, militaires retraités, enfin les tirailleurs fédérés, les douaniers, organisés militairement, les corps francs, dont, l'un faillit faire prisonniers, le 4 juillet, près de Sarrebourg, le czar, le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche et tout leur état-major (Damitz, II, 179-180). Ainsi la France pouvait encore opposer de 700.000 à 800.000 hommes à l'ennemi. Mais l'empereur se faisait des illusions sur la possibilité d'armer ces niasses. On attrait eu assez de canons ; mais les fusils et les chevaux auraient manqué. Il y aurait eu aussi laques-lion d'argent. Enfin, comme on le verra plus loin, Rapp ne se serait pond replié sur Paris.

[35] Fleury de Chaboulon, II, 203. Villemain, Souv., II, 266-268. Benjamin Constant, Mém. sur les Cent Jours, II, 137-138, 144. Rovigo, VIII, 142.

[36] Fleury de Chaboulon, II, 203, Notes de Saint-Cricq, citées par Villemain, II, 266.