1815

LIVRE III. — WATERLOO

 

CHAPITRE VIII. — LA CAMPAGNE DE 1815.

 

 

I

Le plan initial de la campagne de 1815 et même les mouvements qui en furent le développement étaient parmi les plus belles conceptions stratégiques de Napoléon. Tout échoua par des fautes d'exécution dont quelques-unes sont imputables à l'empereur, un grand nombre à ses lieutenants.

Dès le premier jour, Drouet d'Erlon se met en marche avec une heure et demie de retard ; Gérard interprète pour sa plus grande commodité les instructions de l'empereur ; Vandamme lève ses bivouacs trois heures après le moment fixé, arrête ses troupes avant la fin du combat et refuse de seconder Grouchy ; Ney, devenu soudain circonspect jusqu'à la timidité, n'ose point opérer la manœuvre dont il est chargé. Le service de l'état-major est mal fait ; la transmission des ordres est lente et incertaine. Les chefs sont hésitants, apathiques, sans zèle, sans initiative, sans entrain. Il semble qu'ils n'aient plus foi dans la Fortune napoléonienne, qu'ils ne veuillent s'avancer qu'à pas comptés hors de la frontière et qu'ils sentent déjà l'étreinte inéluctable des deux grandes armées ennemies. La puissante machine de guerre qu'a construite Napoléon paraît usée ou faussée.

Ainsi la journée du 15 juin ne donna point les résultats qu'on pouvait espérer. Si l'on avait marché comme le prescrivaient les ordres de l'empereur, avant midi toute l'armée aurait passé la Sambre ; dès trois heures, les Prussiens de Pirch II auraient été chassés de Gilly ; dans la soirée, Grouchy eût occupé Sombreffe, et Ney les Quatre-Bras. Le lendemain, Blücher et Wellington, séparés par cette double manœuvre et ne voulant ni l'un ni l'autre risquer seul un combat contre toute l'armée française, se seraient repliés sur leurs bases d'opérations, le premier au nord-est de Sombreffe, le second à l'ouest de Bruxelles. Cette retraite divergente eût éloigné de vingt lieues à vol d'oiseau les Anglais des Prussiens. Il leur aurait fallu plusieurs jours pour se concerter et opérer une nouvelle jonction. En attendant, Napoléon eût occupé Bruxelles sans coup férir et combiné quelque marche foudroyante contre l'une ou l'autre des deux armées ennemies.

Le matin du 16 juin, cependant, malgré la faute de Ney et les retards à l'aile droite, rien n'est encore compromis[1]. L'empereur présume même que Prussiens et Anglais sont en pleine retraite et qu'il pourra atteindre Bruxelles sans rencontrer de résistance. Les probabilités l'engagent à raisonner ainsi ; car, selon la remarque de Kennedy, Blücher et Wellington commirent une faute grave, vu la dispersion de leurs troupes et la séparation de leur armée, en livrant bataille le 16 juin. L'empereur donne donc ses ordres pour une marche sur Bruxelles et il quitte Charleroi à neuf heures. La critique, qu'il perdit du temps dans la matinée, ne paraît pas justifiée. L'empereur ne s'attendant point, ce jour-là à une bataille, qui était en effet fort improbable, la journée lui suffisait pour sa pointe sur Gembloux et la nuit pour sa marche sur Bruxelles. Dès six heures du matin, il dicta des ordres en vue d'une concentration de toute l'aile droite à Fleurus. Il n'est pas responsable du retard de Gérard, qui n'arriva que passé une heure. Si l'empereur ne réitéra pas de bon matin à Ney l'ordre de prendre position aux Quatre-Bras, c'est que, trompé par le rapport de celui-ci, il croyait ce poste très faiblement occupé ou même évacué, et jugeait qu'on s'y établirait sans difficulté. En fait, le prince d'Orange ayant reçu des renforts seulement à trois heures, il était aussi facile à Ney de débusquer des Quatre-Bras la division Perponcher à onze heures[2], moment où lui parvinrent les instructions de l'empereur, que dans les premières heures de la matinée.

Cependant le général Imprévu intervient en faveur de Napoléon. Blücher sait que les Français sont 120.000 ; il n'a, lui, à cause du retard de Bülow, que 80.000 soldats. Mais fidèle à ses engagements de protéger la gauche anglaise, impatient de combattre et confiant d'ailleurs en l'appui très problématique de Wellington, il offre témérairement, dans la position de Ligny, la bataille à Napoléon. Quand l'empereur voit le déploiement de l'armée prussienne, il se félicite qu'elle se mette à la portée de son épée. Cette bataille, qu'il ne prévoyait nullement, lui donne l'occasion de clore en un seul jour, par un coup de tonnerre, la campagne commencée la veille. Il va exterminer l'armée prussienne. Il arrête aussitôt son plan, dispose ses troupes, envoie des ordres à Ney. Tandis qu'il attaquera, le maréchal se portera sur les derrières des Prussiens, et à la fin de la journée, quand il donnera l'assaut final, l'armée de Blücher, enfoncée au centre, débordée à droite, assaillie à revers, sera presque entièrement prise dans un filet de fer et de feu.

Müffling, Rogniat, d'autres encore prétendent que Napoléon aurait dû se borner à des démonstrations vers Ligny et porter tout son effort contre Saint-Amand où la droite prussienne, très en l'air, n'aurait pu faire qu'une faible résistance. C'est méconnaître une des plus belles inspirations tactiques de Napoléon. Assurément l'attaque par Saint-Amand eût amené en moins de temps et avec moins de pertes la retraite des Prussiens. Mais, le 16 juin, l'empereur avait un objectif plus décisif que de séparer Blücher de Wellington en rejetant celui-là vers la Meuse : il voulait la destruction de l'armée prussienne. Pour cela, il fallait en percer le centre et en envelopper l'aile droite. Seule l'aile gauche eût échappé au désastre.

On a vu par quel enchaînement de fautes et de méprises échoua ce plan si bien conçu[3], et comment chacun contribua à le faire échouer. Flahaut, porteur des premières instructions de l'empereur, met deux heures à faire quatre lieues. Reille surseoit un mouvement commandé, sous prétexte qu'un peu de temps perdu sera de nulle importance ; il juge, selon l'étrange explication de Jomini, qu'il vaut mieux obéir aux lois de la grande tactique qu'aux ordres du chef de l'armée. Forbin-Janson ne comprend pas un mot de la dépêche dont il est chargé ; il n'en peut donner aucune explication, et, après l'avoir transmise au général d'Erlon, il omet de la communiquer au maréchal Ney. D'Erlon s'engage dans une fausse direction ; il n'a point l'inspiration de la rectifier ; il se détermine, aux trois quarts du chemin, à revenir sur ses pas pour obéir à l'injonction de Ney, qui le rappelle nonobstant l'ordre formel de Napoléon ; il ne pense pas que, par cette contremarche, il privera l'empereur d'un appui très efficace, et n'arrivera point près de Ney à temps pour combattre. En résumé, dans tout cet après-midi, d'Erlon neutralise ses troupes, les promenant l'arme au bras de l'aile gauche à l'aile droite et de l'aile droite à l'aile gauche, sans seconder ni l'une ni l'autre. Vandamme, qui aperçoit le premier le corps de d'Erlon, le fait imparfaitement reconnaître et le signale à l'empereur comme ennemi. Napoléon, troublé par l'avis de Vandamme et par la direction de cette colonne, perd sa présence d'esprit. Il ne pense pas ou n'admet pas que la troupe qui menace son flanc puisse être le 1er corps, cependant appelé par lui-même sur le champ de bataille ; il néglige de prescrire éventuellement à l'officier qu'il envoie pour reconnaître de nouveau la colonne prétendue ennemie de la diriger sur Brye si, à l'encontre de ses prévisions, c'est le corps de d'Erlon.

Le maréchal Ney, enfin, doit porter la principale responsabilité des résultats incomplets de la journée. En rappelant d'Erlon malgré l'ordre formel de l'empereur, il commit un acte de désobéissance passible du conseil de guerre et que l'on ne peut s'expliquer que par l'esprit d'indiscipline qui régnait alors dans l'armée à tous les échelons. Mais ce coup de tête n'eut point d'influence grave ; car déjà le comte d'Erlon, en prenant Saint-Amand au lieu de Brye pour point de direction, avait compromis la belle manœuvre conçue et ordonnée par l'empereur. Ce dont on doit accuser surtout le maréchal Ney, c'est d'une faute initiale qui entraîna tous les retards, toutes les méprises, tous les faux mouvements, tous les contretemps de cette double action. S'il eût agi le matin comme le lui imposaient et les circonstances et les principes de la guerre, dès huit ou neuf heures il aurait eu le 2e corps massé à Frasnes et le 1er corps concentré à Gosselies. Ainsi, onze heures, au reçu de l'ordre porté par Flahaut, il eût attaqué les Quatre-Bras avec les quatre divisions de Reille et la cavalerie de Lefebvre-Desnoëttes, et il eût appelé à Frasnes les cinq divisions de d'Erlon et les quatre brigades de cuirassiers de Kellermann. Bien avant deux heures, il eût enlevé la position aux 7.500 Hollandais qui l'occupaient seuls encore. A trois heures, avec ses 43.000 hommes, il eût refoulé sans peine sur la route de Bruxelles, en admettant que Wellington eût osé prendre l'offensive, les 7.000 Anglais de Picton et les 6.000 Brunswickois du duc Frédéric-Guillaume. A quatre heures, — moment où lui parvint la dépêche de l'empereur lui prescrivant de se rabattre sur Brye — il aurait pu détacher, par la Voie romaine, plus de la moitié de ses forces sur les derrières de l'armée prussienne pour changer en désastre la défaite de Blücher.

Jomini convient que la bataille de Ligny aurait eu des suites décisives si Ney avait porté à Brye une partie de ses troupes. Mais il objecte que le maréchal n'aurait pu opérer ce mouvement, même s'il avait eu dans la main le corps de Reille et le corps de d'Erlon, car il se serait trouvé aux prises avec les 40.000 Anglo-Alliés de Wellington. Ce raisonnement repose sur une erreur matérielle. A quatre heures, Wellington n'avait encore que la division Perponcher, la cavalerie de van Merlen, le corps de Brunswick et la division Picton, soit 22.000 hommes. — Encore, dans l'hypothèse de la prise des Quatre-Bras par Ney, entre midi et deux heures, les 7.500 soldats de Perponcher qui auraient été abîmés, se seraient-ils trouvés à peu près hors de cause à l'arrivée des renforts anglais. — La division Allen (4.000 fusils) ne déboucha qu'à cinq heures et demie, et les divisions Cooke et Kruse (7.000 hommes), vers sept heures seulement. Or, ou Wellington aurait attaqué dès trois heures avec Perponcher, Picton et van Merlen, auquel cas ces 15.000 hommes luttant contre 43.000 auraient été exterminés ; ou plutôt, ne voulant pas faire détruire ses divisions une à une, il eût attendu, pour prendre l'offensive, non seulement Brunswick mais Alten, et conséquemment il n'aurait engagé le combat que vers six heures. A cette heure-là la moitié des troupes de Ney aurait été déjà au dos des Prussiens, et il serait resté 20.000 hommes au maréchal pour résister jusqu'à la nuit, dans une bonne position, à 28.000, puis à 32.000 assaillants. Eût-il même dû se replier à Frasnes, que cette retraite, aux approches de la nuit, aurait été sans importance stratégique. Il est très probable, d'ailleurs, que si Wellington, à son retour du moulin de Bussy, vers trois heures, avait trouvé les Quatre-Bras occupés en forces par les Français, il aurait prudemment concentré ses troupes à Genappe en attendant l'issue de la bataille engagée devant Ligny. C'est du moins ce que l'on peut inférer de sa coutumière circonspection et de son égoïsme britannique.

Clausewitz, après avoir longuement et confusément argumenté, conclut que 10.000 hommes sur les derrières de l'armée prussienne n'auraient fait que rendre la bataille plus douteuse en obligeant Blücher à se replier plus tôt. C'est prouver la faiblesse de sa cause que de citer sciemment des chiffres faux. Clausewitz savait très bien que n'eût été non point 10.000, mais 20.000 cavaliers et fantassins, qui auraient pris les Prussiens à revers. Or, si cette attaque ne pouvait avoir d'autre effet que de précipiter la retraite de Blücher, par quel miracle, deux jours plus tard, à Waterloo, l'attaque de Bülow eut-elle un résultat tout à fait différent ? A entendre Clausewitz, on croirait en vérité qu'une armée est libre de quitter un champ de bataille comme un champ de manœuvres, et qu'une retraite soudaine, en pleine action, peut s'opérer sans désordre et sans péril. Charras, lui, a une façon toute personnelle de voir les choses : Les généraux, s'écrie-t-il, furent admirables. Ils ne manquèrent pas au chef, le chef leur manqua. Il magnifie Ney, qui dépassa les limites du possible en arrêtant Wellington avec 20.000 hommes. Charras semble ignorer que Wellington, jusqu'à l'arrivée des divisions Cooke et Kruse (à six heures et demie du soir), eut à peine 26.000 hommes[4] à opposer aux Français qui étaient plus de 23.000[5]. Et il oublie volontairement de dire que si Ney n'eut qu'un seul corps d'armée à opposer aux Anglais, c'est parce qu'il avait négligé, le matin, de concentrer le 2e et le 1er corps entre Gosselies et Frasnes. C'est là on ne saurait trop le répéter, la faute initiale d'où dérivèrent toutes les autres : celles de Ney, celles de Reille, celles de d'Erlon, celles de l'empereur.

Les faits, les ordres écrits, les heures, les chiffres contredisent les conclusions de Clausewitz et de Charras. Il y a aussi les témoignages de Kellermann : Napoléon n'atteignit pas son but par la faute du maréchal Ney ; — de Reille : On eût pu obtenir un succès bien plus considérable en prenant à revers la droite de l'armée prussienne ; — du général Delort : Ney pouvait, avec ses 44.000 hommes, contenir les Anglais et tourner l'armée de Blücher. Il y a le jugement de Ropes Si Ney avait exécuté les ordres de l'empereur, l'issue de la campagne aurait été modifiée[6]. Il y a le jugement du maréchal Wolseley : Si tout s'était passé comme Napoléon l'avait projeté, on peut dire que les corps de Zieten et de Pirch auraient été anéantis et que, selon toutes les probabilités, Blücher et Gneisenau auraient été faits prisonniers[7]. Il y a enfin, ce qui prime tout, l'aveu de Gneisenau, chef d'état-major de l'armée prussienne, qui écrivit, le 12 juin 1817, au roi de Prusse : Si le général Perponcher n'avait pas fait une aussi bonne résistance, le maréchal Ney arrivant aux Quatre-Bras aurait pu tourner à droite et tomber sur les derrières de l'armée qui combattait à Ligny et causer ainsi sa destruction totale[8].

 

II

La bataille à gagner — à gagner jusqu'à l'écrasement et la dissolution de l'ennemi — était la bataille de Ligny. Une victoire complète remportée le 16 juin sur l'armée prussienne pouvait clore d'un seul coup la campagne des Pays-Bas. Par la faute de Ney, la bataille ne fut pas décisive. Le lendemain, se présenta une autre occasion de terminer la campagne en détruisant l'armée anglaise. Cette occasion, Napoléon la laissa échapper par sa faute.

L'empereur avait éloigné Blücher de Wellington, et, malgré l'arrêt dans l'action et le commencement de panique causés par l'approche du corps de d'Erlon, il avait battu en six heures 87.000 Prussiens avec 65.000 Français, démontrant ainsi, comme il le fit si souvent, l'inanité de son axiome, que la victoire est toujours du côté des gros bataillons. Restait l'armée anglaise en position aux Quatre-Bras, où elle avait résisté avec avantage au maréchal Ney. Le 17 juin, l'empereur était maître de l'exterminer. Malheureusement cette bataille décisive et gagnée d'avance, dont il eut l'intuition en temps utile[9], il ne se prépara à la livrer qu'après avoir perdu quatre grandes heures dans l'attente et les hésitations. C'était laisser trop de répit à l'ennemi, Wellington décampa.

Sans doute, au point du jour, l'empereur ignorait la ligne de retraite des Prussiens et l'issue de la bataille des Quatre-Bras. Mais, entre sept et huit heures, il était informé par une dépêche de Pajol que l'armée de Blücher se repliait vers la Meuse, et par le rapport verbal de Flahaut que les Anglais étaient encore aux Quatre-Bras. S'il eût pris dès alors le parti auquel il se résolut seulement entre onze heures et midi, c'est-à-dire s'il eût marché vers les Quatre-Bras avec le corps de Lobau, la garde et les cuirassiers de Milhaud, ces troupes eussent débouché entre dix heures et dix heures et demie sur le flanc de l'armée anglaise, précisément au moment où elle levait ses bivouacs. Les forces de Wellington, en en retranchant les pertes de la veille et en y ajoutant les cinq brigades de la cavalerie d'Uxbridge, venues dans la nuit et dans la matinée, s'élevaient tout au plus à 35.000 fusils et sabres. Prise en flagrant délit de marche, attaquée à la fois sur sa gauche par les 30.000 soldats de Napoléon, sur son front par les 40.000 soldats de Ney, l'armée anglaise, soit qu'elle eût fait tête, soit qu'elle eût tenté une retraite bien aventureuse sur Genappe ou sur Nivelles, n'aurait pu éviter un désastre.

Au lieu de cela, Napoléon projeta d'abord de laisser son armée au bivouac pendant toute cette journée. Puis il se ravisa, mûrit un nouveau plan, envoya ses ordres, se mit en marche. Il était trop tard. L'empereur arriva aux Quatre-Bras à deux heures seulement. Les divisions anglo-néerlandaises avaient repassé la Dyle à Genappe. Il ne put que donner la chasse aux cavaliers de lord Uxbridge. Quand il rejoignit l'armée anglaise en position à Mont-Saint-Jean, la nuit approchait : Je voudrais, dit-il, avoir le pouvoir de Josué pour retarder la marche du soleil ! Mais il y avait quatorze heures que le soleil éclairait la terre, et Napoléon n'en avait pas profité.

On peut dire que les renseignements reçus par l'empereur à sept heures du matin ne lui semblaient ni assez précis, ni assez sûrs pour le déterminer à agir sur-le-champ. Etait-ce bien vers la Meuse que les Prussiens se repliaient, et pouvait-il s'engager à leur poursuite sans être assuré de la direction qu'ils avaient prise ? D'autre part, pouvait-il, en cette incertitude, marcher avec son armée vers Bruxelles sans s'exposer à un retour offensif de Blücher, soit contre son flanc droit, soit sur ses lignes de communications ? Quant à Wellington, était-il possible que, instruit de la défaite des Prussiens, il n'eût point déjà évacué sa position des Quatre-Bras ? En ce qui regardait la retraite des Prussiens et la marche sur Bruxelles, les hésitations de l'empereur étaient parfaitement explicables. Mais il n'avait pas d'aussi bonnes raisons pour différer le mouvement contre Wellington. Ce mouvement pouvait avoir de si grands résultats qu'il fallait l'entreprendre au plus tôt avec le corps de Lobau et la garde, même au risque d'une marche inutile . Ou Wellington se serait encore trouvé aux Quatre-Bras, et Napoléon l'aurait attaqué, de concert avec Ney, dans les conditions les plus favorables ; ou les Anglais auraient déjà décampé, auquel cas la garde et le 6e corps auraient effectué leur jonction avec les corps de d'Erlon et de Reille. La marche sur les Quatre-Bras, qui aurait pu aboutir à l'extermination de l'armée anglaise, ne pouvait en tout cas rien compromettre, car, vu la courte distance de ce point à Brye, il n'y avait pas plus d'inconvénient pour l'empereur à concentrer sa réserve sur son aile gauche qu'à la laisser avec son aile droite.

On a allégué encore la nécessité de donner du repos aux troupes et de les ravitailler en munitions. Le repos ? Les cavaliers d'Exelmans et de Pajol, qui avaient combattu la veille jusqu'à la nuit close, ne se mirent pas moins en marche au lever du soleil. A plus forte raison, auraient pu partir, à sept heures du matin, la garde, qui avait été engagée peu de temps, et le 6e corps, qui avait tiré à peine quelques coups de fusil. Les munitions ? Seuls les corps de Gérard et de Vandamme avaient besoin d'être ravitaillés, et cette opération fut certainement achevée avant midi. Quant aux 30.000 hommes du 6e corps et de la garde qui eussent marché sur les Quatre-Bras, leurs gibernes et leurs coffrets étaient encore bien garnis.

Il y a donc d'autres causes à l'inaction de l'empereur dans la matinée du 17 juin. Charras, le général Berthaut, Ropes, plus encore le maréchal Wolseley, l'attribuent à son état de santé. — Wolseley ni Ropes ne précisent le mal dont il souffrait ; Charras assure qu'il avait toutes les maladies[10]. — Il est possible, en effet, que Napoléon ait subi, dans la nuit de la bataille de Ligny, une de ces crises d'ischurie auxquelles il était sujet depuis trois ans et qui étaient devenues assez fréquentes en avril et en mai 1815. Grouchy rapporte incidemment que l'empereur était fatigué en quittant, le 17 au matin, le château de Fleurus. Selon le général Le Sénécal et le colonel de Blocqueville, l'un, chef d'état-major, l'autre, premier aide de camp de Grouchy, Napoléon avait été malade dans la nuit[11]. Encore une fois, c'est possible. Mais, comme l'a dit Thiers : Quel que fût l'état de santé de Napoléon en 1815, son activité ne s'en ressentit point.

Repassons ces journées mémorables où, à en croire le maréchal Wolseley, Napoléon était sous un voile de léthargie. Le 15 juin, l'empereur se lève à trois heures, va jusqu'à Jamignon, remonte à cheval, s'empare de Charleroi, prescrit le mouvement de l'aile gauche, dirige à l'aile droite le combat de Gilly et rentre à Charleroi à dix heures du soir. Le 16, il dépêche des aides de camp et écrit des ordres dès quatre heures du matin. A neuf heures, il se rend à cheval au moulin de Fleurus, livre la bataille de Ligny et, à l'assaut final, au crépuscule, il se porte de sa personne avec la garde au-delà des premières lignes prussiennes. Il se couche passé dix heures. S'il est malade pendant la nuit, il ne se trouve pas moins le lendemain, à dix heures du matin, à Brye, passant ses troupes en revue et faisant donner des soins aux blessés. Puis il marche sur les Quatre-Bras à la tête des troupes qu'il devance dans son impatience. Il attaque la cavalerie anglaise et la poursuit à l'avant-garde, trois lieues durant, à une allure de steeple-chase et sous une pluie torrentielle. Au Caillou, où, tout ruisselant d'eau, mouillé comme s'il sortait d'un bain, il prend gîte après le coucher du soleil, il dicte des ordres pour l'armée et s'absorbe dans la lecture des lettres de Paris. Il se jette sur son lit quelques instants ; puis, à une heure du matin, il se relève et fait à pied, sous la pluie qui tombe encore, la tournée entière de ses avant-postes. Rentré vers trois heures, il écoute les rapports des reconnaissances et des espions. Il dicte de nouveaux ordres. A partir de neuf heures, il est sur le champ de bataille. Il ne le quitte qu'en pleine nuit, avec les derniers carrés de la garde ; et, toujours à cheval, il va traverser la Sambre à Charleroi, à huit lieues de la Belle-Alliance. Sur quatre-vingt-seize heures, cet homme, que l'on représente comme abattu et déprimé par la maladie, sans énergie, sans résistance au sommeil et incapable de se tenir à cheval, prit à peine vingt heures de repos ; et, en supposant qu'il ait mis pied à terre pendant les trois quarts du temps des deux grandes batailles, il resta en selle plus de trente-sept heures.

En 1815, Napoléon était encore d'une santé à supporter les fatigues de la guerre, et son cerveau n'avait rien perdu de sa puissance. Mais, chez lui, le moral ne soutenait plus le génie. Tandis que dans les dictées de Sainte-Hélène il s'efforçait de démontrer qu'il n'avait pas commis de fautes au cours de sa dernière campagne, dans ses entretiens familiers il laissait échapper le secret de ces fautes : Je n'avais plus en moi le sentiment du succès définitif. Ce n'était plus ma confiance première... Je sentais la fortune m'abandonner. Je n'avais plus un avantage qui ne fût immédiatement suivi d'un revers... Aucun de ces coups ne me surprit, car j'avais l'instinct d'une issue malheureuse[12]. Cet état d'esprit explique les heures perdues par l'empereur pendant la campagne, ses irrésolutions, ses vues parfois troublées, le répit laissé à l'ennemi. Il ne croit plus au succès ; sa hardiesse fléchit avec sa confiance. Il n'ose plus saisir, brusquer l'occasion. Dans sa foi en sa destinée, il a toujours été un joueur audacieux. Maintenant qu'il sent la fortune contraire, il devient un joueur timide. Il hésite à engager la partie, n'obéit plus à l'inspiration, temporise, pèse les chances, voit le pour et le contre, ne veut rien risquer qu'à coup sûr.

 

III

Pour agir librement contre les Anglais, l'empereur devait être protégé contre un retour offensif de Blücher. Où étaient les Prussiens ? en retraite vers la Meuse ou en marche pour se réunir à Wellington au sud de Bruxelles ? L'empereur chargea Grouchy de retrouver leurs traces et de les poursuivre. On a dit que, dans le doute où il se trouvait sur la direction de retraite des Prussiens, Napoléon aurait dû, à tout hasard, dès le 17 juin à dix ou onze heures, ordonner à Grouchy de marcher latéralement par la rive gauche de la Dyle. L'empereur a lui-même réfuté cette critique : Si Grouchy, dit-il en substance, avait marché dès le 17, vers midi, par la rive gauche de la Dyle, sans savoir où se dirigeaient les Prussiens, il eût, assurément, couvert le flanc de la colonne principale, mais il eût aussi laissé sans protection nos lignes de communications[13]. En effet, les Prussiens, s'ils s'étaient repliés sur Namur, auraient pu se reporter vers Charleroi pour couper l'armée impériale de sa base d'opération.

On a dit aussi qu'en détachant sur la droite seulement deux corps de cavalerie, du canon et une division d'infanterie, forces suffisantes pour observer les Prussiens, l'empereur aurait conservé avec lui 20.000 hommes de plus, qui lui auraient été très utiles à Waterloo. Sans doute, en 1814, après Arcis-sur-Aube, Winzingerode, avec 10.000 chevaux, avait imposé pendant deux jours à toute l'armée française. Il y a cependant des objections. Malgré l'absence des corps de Vandamme et de Gérard, et de la cavalerie de Pajol et d'Exelmans, on se trouva à Waterloo en nombre un peu supérieur aux Anglais ; et, si une partie de l'armée n'avait été paralysée par l'approche des Prussiens, on eût vraisemblablement emporté, vers cinq heures, le plateau de Mont-Saint-Jean. Or Napoléon avait détaché 33.000 hommes avec Grouchy précisément pour contenir les Prussiens. Il était d'une tout autre importance d'éloigner Blücher du champ de bataille que d'y avoir soi-même 20.000 hommes de plus.

Cette division de l'armée en deux masses, tant blâmée par les historiens de la campagne de 1815, c'est la stratégie coutumière à Napoléon. C'est ainsi qu'il manœuvra à Marengo[14], à Iéna, à Friedland et dans toute la campagne de France, si admirée à juste titre. Quand on a à lutter contre deux armées, il faut bien cependant tenter de contenir l'une tandis que l'on porte tout son effort sur l'autre.

Mais Grouchy pouvait-il s'opposer aux mouvements des Prussiens, et, tout d'abord, les ordres de l'empereur étaient-ils assez précis, assez explicites pour qu'il ne pût se méprendre et qu'il sût bien que son principal objectif était de parer à un retour offensif de Blücher sur le flanc ou sur les derrières de l'armée ? Il est présumable que dans ses instructions verbales Napoléon l'avait expliqué au maréchal ; mais il y a sur les paroles de l'empereur à Grouchy des témoignages si intéressés et si contradictoires, qu'il faut, en bonne critique, s'en rapporter au seul ordre écrit. J'ai cité cet ordre intégralement. J'en rappelle les dispositions essentielles : Rendez vous à Gembloux ; éclairez-vous dans la direction de Namur et de Maëstricht ; poursuivez l'ennemi. Il est important de pénétrer si Blücher veut se réunir à Wellington pour livrer bataille en avant de Bruxelles.

Si, à la vérité, l'empereur, dans cette lettre, ne prescrit pas explicitement à Grouchy de couvrir l'armée, il me paraît bien qu'il le lui prescrit implicitement. Pénétrer si Blücher veut se réunir à Wellington, voilà l'important. Or, comme Grouchy a avec lui non point quelques escadrons suffisants pour reconnaître l'ennemi, mais une armée capable d'une sérieuse résistance, il doit non seulement renseigner l'empereur, mais aussi le protéger contre un retour offensif en manœuvrant de façon à s'interposer entre les Prussiens et l'armée impériale. Un homme qui avait fait vingt ans la guerre ne pouvait se méprendre sur le but de l'opération dont il était chargé. Et, de fait, ces mots de la lettre de Grouchy, du 17 juin au soir : ... Je suivrai les Prussiens dans la direction de Wavre afin de les séparer de Wellington prouvent qu'il avait bien compris les instructions implicites de l'empereur.

Par malheur, Grouchy ne sut manœuvrer ni assez rapidement, ni assez intelligemment, ni assez résolument. Le 17 juin, ses troupes marchèrent avec une lenteur incroyable. Alors que Napoléon atteignit la Belle-Alliance à sept heures du soir, ayant fait près de six lieues en combattant, Grouchy n'arriva qu'à la même heure à Gembloux, à quatorze kilomètres de Saint-Amand. Et, bien que dans ces longs jours on pût encore marcher deux heures, il fit bivouaquer son armée. Il pouvait, le lendemain, regagner le temps perdu. Renseigné comme il l'était, il n'y avait aucun doute pour lui : les Prussiens se dirigeaient sur Wavre afin de rejoindre Wellington. La marche par la rive gauche de la Dyle, que n'avait pu prescrire l'empereur, parce qu'il ignorait la direction de retraite de Blücher, Grouchy, qui connaissait désormais cette direction, ne devait pas hésiter à l'entreprendre. Il ne risquait rien en tout cas ; car ou les Prussiens seraient encore à Wavre et il les tournerait par la rive gauche, manœuvre plus avantageuse que de les aborder par la rive droite ; ou ils seraient déjà en marche soit sur Bruxelles, soit sur Mont-Saint-Jean, auquel cas il leur ferait une poursuite de flanc ou viendrait prolonger la droite de l'empereur. Grouchy devait donc, le 18 juin, marcher sur Wavre, non pas à sept heures du matin, en une seule colonne et par Walhain et Corbais, comme il le fit, mais au lever du jour, en deux colonnes et par Vilroux, Mont-Saint-Guibert et Ottignies[15]. En route dès quatre heures du matin, les deux colonnes seraient arrivées au bord de la Dyle, aux ponts de Mousty et d'Ottignies (17 et 18 kilomètres de Gembloux) entre neuf et dix heures, En comptant une heure et demie pour l'écoulement des troupes par les deux ponts, Grouchy se serait trouvé à onze heures sur la rive gauche de la Dyle, avec toute son armée.

Auparavant, sans doute (vers huit heures), le colonel Ledebur, en observation à Mont-Saint-Guibert avec le 10e hussards et deux bataillons, aurait aperçu les têtes de colonnes de Grouchy. Son détachement n'étant pas assez fort pour résister, il se serait replié sur Wavre et aurait d'abord envoyé une estafette à Gneisenau pour l'informer de l'approche des Français. La dépêche fût arrivée à Wavre vers neuf heures, alors que le seul corps de Bülow était en marche. Selon les présomptions, Blücher ou plutôt Gneisenau, qui avait de fait toute l'autorité, n'aurait point modifié les ordres prescrivant à Bülow et à Pirch Ier de marcher sur Chapelle-Saint-Lambert, mais il eût pris des mesures pour défendre les abords de Wavre avec les corps de Zieten et de Thielmann. En attendant le développement de la manœuvre des Français, se fût-il borné à laisser ces deux corps en position à Bierges et à Wavre ? ou informé que Grouchy passait sur la rive gauche de la Dyle, eût-il fait avancer Zieten et Thielmann à la rencontre de l'armée française par Bierges et Limelette ? Dans la première hypothèse, il eût été loisible à Grouchy, entendant le canon de l'empereur, de marcher par sa gauche sur Ayviers ou Maransart, mouvement qui l'eût amené près du champ de bataille à deux heures et demie, soit deux grandes heures avant que Blücher prît l'offensive. Dans la seconde hypothèse — la plus vraisemblable, je le reconnais, Grouchy, en bonne position sur le plateau de Mousty-Céroux, y eût résisté sans peine avec 33.000 hommes aux 40.000 Prussiens de Zieten et de Thielmann. Mais eût-il pu, entre onze heures et quatre heures, leur infliger une défaite assez décisive pour les mettre hors de cause et pour redevenir libre de marcher sur Maransart ? C'est douteux.

Par cette bataille, Grouchy eût en tout cas retenu loin de Mont-Saint-Jean les corps de Zieten et de Thielmann, ce qui n'eût pas été sans importance. Et d'abord, la panique qui se produisit à la fin de la bataille de Waterloo, quand Zieten déboucha sur Papelotte, eût été évitée. Il y a plus. On a vu qu'à six heures et demie, au moment où, de l'aveu du colonel Kennedy, aide de camp d'Alten, le centre de la ligne anglaise était ouvert, l'approche du corps de Zieten permit aux généraux Vandeleur et Vivian de porter de l'extrême gauche au centre leurs 2.600 chevaux frais et raffermit la confiance de Wellington. Si cet appui — appui effectif et moral — lui eût fait défaut, il est probable qu'il n'aurait pu rasseoir sa position avant l'assaut de la moyenne garde, et que, sous cette suprême poussée, la ligne anglaise eût cédé. Wellington a reconnu qu'il s'était trouvé, le 18 juin, dans le plus grand péril. Deux fois, a-t-il dit, j'ai sauvé la journée par mon obstination ; mais j'espère n'avoir jamais à livrer une pareille bataille[16]. On peut croire aussi que si Blücher avait entendu dès midi, à deux lieues sur son flanc gauche, la canonnade d'une grande bataille, et que si des estafettes fussent venues, d'heure en heure, lui annoncer les échecs successifs de ses lieutenants, il eût lui-même attaqué Plancenoit avec moins de résolution. Il ne faut pas oublier enfin que, si l'empereur avait été prévenu entre huit et neuf heures du matin, par une dépêche de Gembloux, que Grouchy allait passer la Dyle à Ottignies, il aurait pu, bien avant midi, lui faire parvenir de nouveaux ordres, et il se serait trouvé à même de rester toute la journée en étroite communication avec lui. Quelles conséquences !

La grave faute stratégique que Grouchy avait commise le matin en suivant servilement les traces des Prussiens, il aurait pu la réparer à onze heures et demie en marchant au canon selon le conseil de Gérard. A cette heure-là Exelmans avait trois brigades de dragons entre Corbais et la Baraque et une brigade à la ferme de la Plaquerie (1.500 mètres d'Ottignies) ; le corps de Vandamme était arrêté à Nil-Saint-Vincent ; le corps de Gérard arrivait à Walhain ; Pajol avec sa cavalerie et la division Teste marchaient de Grand-Leez sur Tourinnes. Il fallait pousser Exelmans jusqu'aux bois de la Huzelle, — plus loin vers Wavre, s'il le pouvait faire sans se compromettre, — de façon à inquiéter l'ennemi et à lui masquer le mouvement de l'armée ; diriger Vandamme sur Ottignies par Mont-Saint-Guibert, et Gérard sur Mousty par Cour-Saint-Etienne ; enfin rappeler Pajol, qui serait venu former l'arrière-garde. Mise en route à midi, là tête de colonne de Vandamme eût atteint le pont d'Ottignies (10 kilomètres de Nil-Saint-Vincent) vers trois heures et quart, tandis que la tête de colonne de Gérard, partie un quart d'heure plus tôt, serait arrivée au pont de Mousty (13 kilomètres de Walhain) vers quatre heures. Après avoir passé la Dyle, les troupes devant désormais cheminer sur une seule route, Vandamme aurait pris la tête, et sa première division fût arrivée à Maransart (2 lieues d'Ottignies, par Céroux), vers six heures. Pour cela, sans doute, il eût fallu marcher, pendant ce trajet de 18 kilomètres, au train moyen de trois kilomètres à l'heure. Nonobstant les mauvaises traverses, les chemins embourbés, tous d'ailleurs jusqu'à la Dyle en pente vers cette rivière, et malgré le temps qu'aurait pris le passage des ponts, cette allure était possible[17], surtout si l'on songe qu'à chaque pas on eût entendu le canon plus proche et plus intense. Quel facteur moral pour des soldats de 1815, aller secourir l'empereur et combattre sous ses ordres et sous ses yeux !

Voyons maintenant si, comme l'ont prétendu Charras et d'autres, les Prussiens auraient pu entraver ce mouvement. A midi, Bülow se trouvait à Chapelle-Saint-Lambert avec sa cavalerie et deux divisions ; ses deux autres divisions étaient en marche pour l'y rejoindre. Le corps de Pirch Ier, bivouaqué à Aizemont, commençait à peine de passer le pont de Wavre ; le corps de Zieten, bivouaqué à Bierges, allait se mettre en mouvement vers Ohain par Fromont. Le corps de Thielmann, destiné à rester le dernier en position au bord de la Dyle, était massé entre Wavre et la Bavette. Ledebur, enfin, avec son détachement, occupait Mont-Saint-Guibert où il se tenait fort tranquille, sans se douter le moins du monde qu'il fût débordé sur sa gauche.

Si Grouchy avait marché sur Ottignies et Maransart au lieu de marcher sur Wavre, les choses, du côté des Prussiens, se seraient passées, du m'oins jusqu'à trois heures, exactement comme elles eurent lieu. Entre une heure et deux heures, Ledebur se fût frayé passage à travers la cavalerie d'Exelmans ; à deux heures, les divisions Brauze et Langen (corps de Pirch), entendant le combat engagé au bois de la Huzelle entre les tirailleurs de Ledebur et les dragons d'Exelmans, qui avaient deux batteries, auraient marché dans la direction de ce bois, et Thielmann aurait différé son départ jusqu'à l'issue du combat. Vers trois heures, il est vrai, l'ennemi aurait reconnu que l'attaque d'Exelmans, non soutenue par de l'infanterie, n'était qu'une démonstration. Les Prussiens auraient alors repris le mouvement prescrit. Le second échelon de Pirch (divisions Brauze et Langen) aurait passé le pont de Wavre et se serait dirigé sur Chapelle-Saint-Lambert. Thielmann eût laissé seulement quelques bataillons à Wavre, et il se fût préparé à marcher sur Couture avec le gros de ses troupes. Mais pour se porter de la Bavette dans la direction de Couture, il aurait dû attendre le défilé des divisions Brauze et Langen et de la cavalerie de Sohr (du corps de Pirch), lesquelles, on l'a vu, durent attendre le défilé de tout le corps de Zieten, qui avait dû laisser passer devant lui la queue du corps de Bülow et les divisions de tête du corps de Pirch. L'état-major prussien avait si mal conçu la disposition de marche que l'entrecroisement des différentes colonnes était inévitable. La colonne principale (Bülow et Pirch 1er) en marche de Dion-le-Mont et d'Aisemont par Wavre sur Chapelle-Saint-Lambert, devait intercepter la route au corps de Zieten se portant de Bierges sur Ohain par Fromont, et au corps de Thielmann qui avait l'ordre de se diriger de la Bavette sur Couture.

Dans ces conditions, Thielmann se serait mis en mouvement au plus tôt à quatre heures. De la Bavette à Maransart par Couture il y a 14.500 mètres. Le IIIe corps prussien n'aurait donc pu arriver à Maransart avant huit heures trois quarts, beaucoup trop tard, par conséquent, pour arrêter Grouchy. A ce moment-là Bülow, pris de flanc par les troupes de Grouchy, tandis qu'il luttait contre Lobau et la jeune garde, eût été depuis plus d'une heure refoulé au-delà du bois de Paris, sinon, peut-être, exterminé dans la vallée de la Lasne.

Grouchy agit en aveugle, mais Napoléon ne fit rien pour l'éclairer. Bien que prévenu le soir du 17 juin, par Milhaud, de la retraite d'une colonne ennemie vers la Dyle ; bien qu'instruit dans la nuit, par une dépêche de Grouchy, de la marche d'au moins un corps prussien vers Wavre ; bien que mis en garde, le matin du 18 juin, par le prince Jérôme, contre une jonction probable des deux armées ennemies aux débouchés de la forêt, de Soignes, c'est seulement à une heure après midi, quand la bataille était engagée, que l'empereur fit expédier à Grouchy l'ordre formel et précis de couvrir sa droite. Sans doute, il avait cru jusqu'alors, il croyait même encore, que le maréchal manœuvrait pour remplir ce grand objet ; sans doute, la lettre de Grouchy où il était dit : Je suivrai les Prussiens afin de les séparer de Wellington avait fortifié cette opinion. Mais fallait-il avoir tant de confiance en Grouchy ? N'était-il pas bien hasardeux de s'en reposer, pour la sûreté de son flanc droit, avec un adversaire aussi hardi que Blücher, sur l'intelligence stratégique, l'initiative et la résolution d'un chef qui n'avait jamais exercé un commandement si important ? L'empereur, en tout cas, aurait dû lui renouveler ses instructions beaucoup plus tôt, et en les précisant mieux qu'il ne l'avait fait la Première fois.

 

IV

A Waterloo, Napoléon voulait engager l'action de bon matin : ses ordres en témoignent. Si la bataille avait commencé vers six ou sept heures, la grosse faute stratégique de Grouchy et la négligence de l'empereur à lui réitérer ses ordres n'auraient point eu de conséquences, car l'armée anglaise eût été culbutée avant l'arrivée des Prussiens[18]. Le corps de Lobau, la jeune garde, la cavalerie de Domon et de Subervie, que l'empereur employa contre Bülow, et la vieille garde elle-même, qu'inquiet pour sa droite il conserva en réserve jusqu'au dernier moment, eussent certainement, en appuyant les autres troupes, déterminé vers midi ou une heure, auparavant peut-être, la retraite de Wellington.

L'état du terrain, ou, si l'on veut chicaner, la fausse appréciation de l'état du terrain, par Drouot et les officiers d'artillerie, obligea l'empereur à modifier ses ordres. L'attaque fut remise de six ou sept heures à neuf heures, puis différée derechef, les troupes n'étant point encore sur leurs positions. Ce retardement sauva l'armée anglaise.

Une attaque contre la gauche de l'ennemi, très faible et très en l'air, ou même contre sa droite, ce qui eût permis un vaste déploiement, eût été plus aisée et moins meurtrière que l'assaut au centre, cela est certain. Mais Napoléon, manœuvrant entre deux armées, se trouvait entre les deux mâchoires d'un étau. Il ne suffisait pas d'éloigner l'une d'elles pour un jour ou deux, comme il l'avait fait à Ligny : il fallait la briser. Pour cela, l'empereur devait percer le centre de l'armée anglaise[19] et en écraser les ailes rompues. Napoléon, disait Wellington, m'a attaqué à la vieille manière, et je l'ai repoussé à la vieille manière. En raison des circonstances et malgré la position très resserrée de l'ennemi, la vieille manière était pour l'empereur la meilleure à employer.

Mais combien de méprises, de négligences, de fautes dans l'exécution ! On a vu que la démonstration contre Hougoumont, ordonnée par l'empereur, dégénéra par l'ardeur de Jérôme, l'entraînement des soldats, le manque de vigilance et de fermeté de Reille, en une attaque à fond dans laquelle fut inutilement sacrifiée la moitié du 2e corps. On a vu aussi que la lourde formation les quatre divisions du général d'Erlon fut la cause virtuelle de la confusion où elles se trouvèrent en atteignant les crêtes et de la déroute Lamentable où les mit la cavalerie anglaise.

Comment Reille qui, selon l'ordre de l'empereur, levait s'avancer à mesure pour garder la hauteur du comte d'Erlon, n'opéra-t-il pas ce mouvement ? L'une de ses divisions (celle de Jérôme) était, il est vrai, engagée à Hougoumont, mais Bachelu et Foy restaient disponibles pour marcher contre le centre droit ennemi.

Comment Ney, qui avait sous son commandement immédiat toute la première ligne, les corps de d'Erlon et de Reille, plus de 30.000 baïonnettes, donna-t-il vainement deux assauts à la Haye-Sainte, défendue par cinq compagnies ? Comment n'en fit-il pas éventrer les murs à coups de boulets ? Comment, ayant échoué deux fois dans Pat-taque de cette ferme, n'y renouvela-t-il pas les assauts ? Comment n'obéit-il pas à l'ordre de l'empereur, comment ne comprit-il pas que la possession de la Haye-Sainte — clé de la position anglaise, dit l'aide de camp d'Alten, Kennedy était son premier objectif ?

Ney trouva plus court de commencer par la fin. Trop circonspect aux Quatre-Bras, le voici trop audacieux devant Mont-Saint-Jean. Il risque avant l'heure, sans ordres, sans préparation, sans soutiens, le grand mouvement de cavalerie projeté par l'empereur. Il s'imagine culbuter avec des cavaliers une infanterie non ébranlée et occupant une position dominante. Il lance follement à l'assaut les deux corps de cuirassiers, la garde à cheval et même la brigade de carabiniers — dernière réserve de cavalerie de l'armée — que Kellermann a arrêtée avec l'ordre formel de ne pas bouger. Quelle qu'en soit la témérité, ces héroïques charges pourraient cependant réussir si elles étaient soutenues par de l'infanterie. Il y a près de la Belle-Alliance, à petite portée de canon de la position anglaise, la moitié du corps de Reille. Ces douze bataillons n'ont point encore été engagés ; ils attendent l'arme au pied. Ney, qui, selon la remarque de Napoléon, oubliait, dans le feu de l'action, les troupes qu'il n'avait pas sous les yeux, ne pense pas à les mener au plateau. C'est seulement quand les dernières charges ont été repoussées, quand l'intervention de l'infanterie n'est plus opportune, qu'il lance ces 6.000 hommes sur les rampes de Mont-Saint-Jean, où ils sont décimés sans utilité.

Il est près de six heures. La Haye-Sainte dont Ney a tenté de s'emparer à deux heures, puis à quatre heures, est toujours au pouvoir de l'ennemi. Il faut pourtant que l'empereur renouvelle l'ordre de s'en rendre maître coûte que coûte. Cette fois, Ney emporte la position, et c'est seulement alors que Wellington se juge en péril. Par malheur, il est bien tard pour profiter de ce point d'appui. Hommes et chevaux sont harassés. Napoléon donne au maréchal la moyenne garde pour un effort suprême ; mais au lieu de faire brèche à la ligne anglaise avec ces cinq bataillons de héros formés en une seule colonne, Ney les dispose en échelons, de telle façon que chacun d'eux se trouve, sur chaque point, en nombre deux ou trois fois inférieur à l'ennemi.

Il semble qu'à l'aile droite il y eut aussi des négligences et des fautes. La cavalerie de Domon et de Subervie se porta aux débouchés du bois de Paris quand elle aurait dû en surveiller les approches. La défense de Lobau fut valeureuse, mais mal conçue et mal préparée. Ce n'est pas à 1.200 mètres seulement à l'est de la Belle-Alliance et en terrain découvert qu'il fallait s'établir pour arrêter les Prussiens. A une heure et demie, quand le corps de Bülow était encore immobile à Chapelle-Saint-Lambert, Lobau avait reçu de L'empereur l'ordre de se porter dans cette direction et de choisir une bonne position intermédiaire où il pût, avec 10.000 hommes, en arrêter 30.000. Cette bonne position intermédiaire, Lobau ne la chercha point. C'était les hauteurs escarpées qui dominent la vallée de la Lasne en face l'unique pont de Lasne. Là ses communications avec le gros de l'armée assurées par les nombreux escadrons de Domon et de Subervie, Lobau eût fait une résistance autrement longue et autrement efficace que devant Plancenoit. Peut-être même eût-il été inexpugnable. Clausewitz avoue que Blücher aurait été contraint de le tourner par Couture. C'était bien du temps de gagné pour l'empereur ! Au cas même où Lobau aurait hésité à se porter si loin en flèche (une lieue de la Belle-Alliance), au moins aurait-il dû occuper le bois de Paris.

Dans les péripéties de la bataille, on suit le développement du plan de l'empereur tel qu'il l'avait exposé le matin au prince Jérôme : Préparation par l'artillerie, attaque des corps de d'Erlon et de Reille, charges de la cavalerie, assaut final par le corps de Lobau et la garde à pied. Mais la présence des Prussiens sur sa droite obligea l'empereur à employer pour les contenir le 6e corps et la jeune garde et à conserver trop longtemps la vieille garde en réserve. D'autre part, au lieu d'opérer contre les Anglais avec méthode et avec ensemble, on agit par à-coups, d'abord maladroitement, ensuite intempestivement, enfin désespérément.

Pour juger avec équité le commandant en chef, qui était le plus grand des capitaines, il faut se rappeler comment ses ordres furent compris et exécutés, quand ils ne furent pas méconnus. Le maréchal de Saxe a dit dans ses Rêveries sur l'Art de la Guerre : La disposition d'un général d'armée doit être correcte et simple, comme qui dirait : Tel corps attaquera et tel corps soutiendra. Il faut que les généraux qui sont sous lui soient gens bien bornés s'ils ne savent pas exécuter cet ordre et faire la manœuvre qui convient. Ainsi le général d'armée ne doit pas s'en occuper ni s'en embarrasser. Il en verra mieux et se conservera le jugement plus sain, et sera plus en état de profiter des situations. Il ne doit pas être partout et faire le sergent de bataille.

De tant de fautes commises à Waterloo, Charras, York de Wartenbourg, le maréchal Wolseley ont conclu que l'empereur, terrassé par le mal, s'abandonna, resta inerte et aveuglé loin du champ de bataille et laissa le combat sans direction. Sur l'état physique et moral de Napoléon le 18 juin, les témoignages sont contradictoires. Le colonel Baudus rapporte que l'empereur était plongé dans une espèce d'apathie[20]. Selon des traditions orales citées par le maréchal Canrobert et par le général du Barail, Napoléon dormit pendant la bataille de Waterloo. — Il dormit aussi à Iéna et à Wagram et n'en dirigea pas moins victorieusement le combat. — Mais le maréchal Regnault de Saint-Jean-d'Angély, qui fit la campagne de 1815 dans l'état-major impérial, racontait que, loin de sommeiller, l'empereur était nerveux et impatient, et frappait sans cesse sa botte de sa houssine. — C'est ainsi que Coignet peint Bonaparte à Marengo avant l'arrivée de la division Desaix. — Dans son journal manuscrit, le général Foy écrit qu'il voyait l'empereur se promener en long et en large, les mains derrière le dos. Je n'ai lu nulle part que le guide Decoster, si loquace et si prodigue de détails, ait jamais parlé de la prostration de Napoléon. Walter Scott, qui avait questionné ce cabaretier quelques mois après la bataille, tenait de lui que l'empereur resta pendant tout l'après-midi non loin de la Belle-Alliance, à cheval la plupart du temps, et très attentif à toutes les péripéties de l'action. D'après un propos de Ney, recueilli à Mézières, où il passa le 19 juin, l'empereur s'était montré très brave. Au reste, il y a les faits qui témoignent plus sûrement que tous les propos : A onze heures, l'empereur dicte sa disposition d'attaque. A onze heures un quart, il prescrit la démonstration contre Hougoumont. A une heure, il fait écrire à Grouchy. A une heure et demie, il donne l'ordre à Lobau de prendre position pour arrêter les Prussiens et enjoint à Ney de commencer l'attaque de Mont-Saint-Jean. Dans l'intervalle, il a fait bombarder Hougoumont par une batterie d'obusiers. A trois heures, il lance une brigade de cuirassiers contre la cavalerie de lord Uxbridge qui assaille la grande batterie. A trois heures et demie, il ordonne à Ney de s'emparer de la Haye-Sainte. A quatre heures et demie, il fait avancer la garde près de la Belle-Alliance. A cinq heures, il porte la jeune garde au secours de Lobau. A cinq heures et demie, il prescrit à Kellermann de seconder les charges de Milhaud. A six heures, il renouvelle l'ordre de prendre la Haye-Sainte. Peu après, il détache deux bataillons de la vieille garde pour chasser les Prussiens de Plancenoit. A sept heures, il mène sa garde dans les fonds de la Haye-Sainte pour l'assaut final. Chemin faisant, il harangue les soldats de Durutte qui lâchent pied et les renvoie au feu, et il prescrit à tous ses officiers de parcourir la ligne de bataille en annonçant l'approche du maréchal Grouchy. Le soir, il forme en carrés, dans la vallée, le second échelon de la garde, court à Rossomme, y résiste encore avec les grenadiers de Petit et fait tirer sur la cavalerie anglaise la dernière volée de mitraille.

Jamais Napoléon n'exerça plus effectivement le commandement, jamais son action ne fut phis directe. Mais obligé précisément à ce rôle de sergent de bataille que condamne Maurice de Saxe, il s'employa tout entier à parer aux méprises, aux oublis, aux fautes de ses lieutenants. Et, voyant toutes ses combinaisons avorter, toutes les attaques échouer, ses généraux gaspiller ses belles troupes, sa dernière armée fondre entre leurs mains, l'ennemi lui faire la loi, il perdit la résolution avec la confiance, hésita, se borna à pourvoir aux périls les plus pressants, attendit l'heure, la laissa passer et n'osa pas à temps risquer tout pour tout sauver.

 

Paris, 1894-1898.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Le colonel Chesney, toujours si injuste pour Napoléon, reconnaît que la balance de la stratégie penchait du côté des Français.

[2] Kellermann le constate dans sa Relation. (Arch. Guerre.)

[3] Hasards de la guerre ! Malgré tout, il ne tint peut-être qu'a un obscur cuirassier français que la bataille de Ligny n'amenât la séparation définitive des deux armées alliées. Imaginez Blücher fait prisonnier au moment où il venait d'être culbuté sous son cheval par une charge d'une brigade de Milhaud. Sans doute, la retraite sur Wavre ne s'en fût pas moins opérée, puisque ce fut Gneisenau et non Blücher qui en donna l'ordre. Mais on a vu que, à Wavre, il fallut les instances de l'ardent Blücher pour décider son tout-puissant chef d'état-major à marcher sur Mont-Saint-Jean. Gneisenau se fût-il de lui-même déterminé à ce mouvement de flanc ? Sans accorder plus de valeur qu'il ne convient à cette hypothèse, je veux cependant rappeler les paroles de Damitz : Qu'on se figure Blücher prisonnier de Napoléon, quelle impression cela n'eût-il pas fait sur le moral de l'armée française, de l'armée prussienne et des peuples alliés ! et la conclusion de Charles Malo : Qui oserait prétendre que la captivité de l'indomptable Blücher n'aurait en rien influé sur le résultat des journées suivantes ?

[4] Division Perponcher : 7.500. — Division Picton : 7.158. — Cavalerie de van Merlen : 1.200. — Division Alten (moins la division Ompteda) : 4.000. — Corps de Brunswick : 6.300 = Total : 26.158.

[5] Corps de Reille (moins la division Gérard) : 21.074. — Division Lefebvre-Desnoëttes (moins les deux escadrons de service restés près de l'empereur) : 1.800. — Brigade de cuirassiers de Guiton : 777 = Total : 23.651.

[6] Ropes, The Campaign of Waterloo, 343.

[7] Maréchal Wolseley, Déclin et Chute de Napoléon, 184.

[8] Lettre citée par van Löben, 225, note.

[9] ... Si cela était (si l'armée anglaise était restée aux Quatre-Bras), l'empereur marcherait directement sur elle par la route des Quatre-Bras, tandis que vous l'attaqueriez de front... et cette armée serait dans un instant détruite. Soult à Ney, Fleurus, 17 juin (entre sept et huit heures du matin. Registre du major-général).

[10] Cette énumération pathologique, supprimée dans l'édition de Paris, se trouve aux pages 512-514 de l'édition en un volume, publiée à Bruxelles en 1863. Charras s'exprime là sans nulle réticence.

[11] Grouchy, Relation succincte, 18, et Appendice IV, 5, déclaration de Le Sénécal. Déclaration de Blocqueville. (Arch. Guerre, Armée du Nord, à la date du 18 juin.)

[12] Las-Cases, VII, 179-183. Cf. Mollien, Mém., IV, 198. Lavallette, Mém., II, 170-176. Fragments des Mémoires de Molé. (Revue de la Révolution, XI, 96.) Notes de Lucien. (Arch. Affaires étrangères, 1815.)

[13] Napoléon, Notes sur l'Art de la Guerre, du général Rogniat. (Correspondance, XXXI, 400.)

[14] Napoléon méritait d'être battu à Marengo, et il faut peut-être chercher dans cette victoire injuste la source des défaites qui ruinèrent plus tard l'édifice napoléonien. York de Wartenbourg, Napoleonals Feldher, I, 57.

Cette opinion est en tout cas curieuse à citer. Il y a d'autres opinions plus curieuses encore dans le livre de York de Wartembourg. Il n'admire sans réserve que deux campagnes : celle de 1796 et celle de 1814. En 1805, en 1806, en 1807, en 1808, en Espagne, il signale déjà chez Napoléon des fautes nombreuses, un relâchement des ressorts, des symptômes d'affaiblissement. A Wagram, Napoléon ne sut pas profiter de la victoire ; en Russie, il fut pitoyable. Il redevient presque lui-même dans la campagne de 1813, se surpasse dans la campagne de 1814, et n'est plus bon à rien dans celle de 1815. York constate sans expliquer. Il serait, de fait, fort difficile d'expliquer comment, après 1796, le génie militaire de Napoléon subit une éclipse de seize années, brilla du plus bel éclat pendant une année et disparut de nouveau.

[15] Vandamme bivouaqué à Gembloux et au nord de Gembloux aurait pris par Cortil, Alerne, Hévillers et Mont-Saint-Guibert ; Gérard, qui avait passé la nuit au sud de Gembloux, aurait pris par Saint-Géry, Vilroux et Court-Saint-Etienne.

[16] Colonel Frazer, Letters, 560.

[17] Théoriquement, la vitesse de marche d'une colonne de trois armes est de 4 kilomètres à l'heure, y compris la halte horaire. Mais, dans la pratique, ou fait tantôt plus, tantôt moins de chemin, selon l'état des routes, la longueur des étapes, le degré de la température, l'entraînement physique et moral des troupes.

Je citerai deux exemples, décisifs en la question traitée ici. L'un se rapporte à la marche des troupes mêmes de Grouchy, le 19 juin ; l'autre à un mouvement analogue à celui que Grouchy aurait dû opérer le 18 juin, et qu'exécuta avec un grand succès, en 1870, le général de Voigts-Rhetz, commandant le 10e corps prussien.

Le 19 juin 1815, comme je l'ai rapporté précédemment, les corps de Gérard et de Vandamme se trouvaient à midi en ligne entre Rosieren et la Bavette : le premier avait marché et combattu depuis trois heures du matin, l'autre depuis sept heures. A. midi, le corps de Gérard se mit en retraite par le pont de Limale ; la Baraque, Corbais et Gembloux, sur Temploux où la tête de colonne arriva vers neuf heures du soir. Il fit donc 9 lieues en neuf heures, ce qui est autrement difficile que de faire 19 kilomètres en cinq heures. Le corps de Vandamme se replia sur Wavre où il resta en position jusque vers six heures. Il marcha alors sur Rhisnes par Dion-le-Mont, Tourinnes et Grand-Leez. Il atteignit Rhisnes à minuit, ayant fait plus de 8 lieues en six heures.

Le 16 août 1870, le général de Voigts-Rhetz marchait avec le 10e corps prussien, de Pont-à-Mousson par Thiaucourt sur Saint-Hilaire. Vers Thiaucourt, il entendit le canon de Rézonville. Loin d'imiter l'exemple de Grouchy, il fit faire tète de colonne à droite, pour porter ses troupes sur le lieu du combat. La 20e division (Kraatz) qui marchait la première, partit de Thiaucourt à onze heures et demie avec deux batteries. Elle prit par Chambley, et, dès trois heures et demie, elle s'engagea dans les bois de Tronville contre les Français jusqu'alors victorieux. Or, de Thiaucourt au bois de Tronville, il y a plus de 20 kilomètres. En quatre heures la division Kraatz (forte de douze bataillons), avait donc fait cinq lieues, après en avoir fait quatre dans la matinée (de Pont-à-Mousson à Thiaucourt).

Sur ce mouvement du 10e corps prussien, en tout point semblable à celui qu'aurait dû faire Grouchy, la Relation du Grand Etat-Major prussien dit (I, 570) : En raison de l'évidente supériorité numérique des Français, la situation était très critique quand la 20s division apparut sur le champ de bataille. Et Alfred Duquet (les Grandes Batailles de Metz, 154) conclut : On peut dire que, ce jour-là le général de Voigts-Rhetz sauva l'armée prussienne.

[18] Clausewitz suppose tout à fait gratuitement que, si la bataille avait commencé plus tôt, les Prussiens auraient aussi attaqué plus tôt. Il oublie que, à onze heures du matin, Bülow avait seulement à Chapelle-Saint-Lambert la cavalerie du prince Guillaume et la division Losthin, en tout 9.000 sabres et fusils, et qu'il était séparé du champ de bataille par 7 kilomètres de mauvais chemins et les rudes défilés de la Lasne. Il est bien difficile de croire qu'il se fût aventuré à secourir les Anglais au risque presque certain d'être entraîné dans leur déroute. Les généraux prussiens étaient ardents, mais circonspects. On a vu que Blücher hésita une heure avant de s'engager dans les défilés de la Lasne, et qu'il se démasqua seulement à quatre heures et demie. On a vu aussi que Zieten, à six heures et demie, refusa nettement à l'aide de camp de Wellington de marcher sur Papelotte tant que le gros de son corps d'armée n'aurait pas serré sur son avant-garde ; qu'il rebroussa même chemin, craignant de se compromettre et qu'il fallut les représentations et les prières de Müffling, accouru au galop, pour le déterminer à revenir sur ses pas. Il n'est pas douteux que Bülow ne se fût montré aussi prudent que Zieten. En tout cas, son intervention eût été trop tardive.

[19] Clausewitz, tout en préconisant (à tort, au moins au point de vue stratégique) une attaque sur l'aile droite, convient en résumé que, seule, une attaque contre le centre, si hasardeuse qu'elle fût, pouvait avoir un résultat décisif.

[20] Apathie absolument semblable à celle qu'il avait eue à la Moskowa, spécifie Baudus, qui, par parenthèses, était à l'armée d'Espagne pendant la campagne de Russie. S'il est certain, d'ailleurs, que le jour de la Moskowa l'empereur souffrit d'une crise d'ischurie, il n'est point du tout démontré qu'il se tint loin du champ de bataille et qu'il était abattu au point de se désintéresser de ce qui s'y passait. Les témoignages de Gourgaud et du général Pelet, les rapports du prince Eugène, de Ney et de Murat, ne concordent point avec le récit de l'éloquent général de Ségur. Clausewitz a dit : Les circonstances expliquent et justifient complètement, à mes yeux, la manière dont Napoléon procéda à la Moskowa.