ROME, LA GRÈCE ET LES MONARCHIES HELLÉNISTIQUES AU IIIe SIÈCLE AVANT J.-C. (273-205)

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA PRÉTENDUE POLITIQUE ORIENTALE DES ROMAINS AU IIIe SIÈCLE.

 

 

 

§ V. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION.

En résumé, qu'il s'agisse des Rhodiens, de la Syrie, de l'Égypte, des Hellènes d'Asie, on aboutit toujours au même résultat : il faut atteindre ou dépasser l'an 200 pour voir le gouvernement romain entrer en relations politiques avec les monarchies et quelques cités de l'Orient grec. C'est seulement au temps de la seconde guerre de Macédoine, et dans les années qui la suivent, que le Sénat commence de toucher aux questions orientales. C'est alors seulement que Rhodes et Attale, Antiochos III et Ptolémée V, puis trois villes autonomes d'Ionie et d'Aiolide se trouvent avoir place dans les opérations de sa diplomatie. Au reste, si c'était ici le lieu, il serait aisé de montrer, par l'examen de leur conduite, qu'à cette époque les Romains n'ont nullement la pensée de chercher en Orient un accroissement de puissance. Ils n'y interviennent d'abord — en 200 — qu'afin d'assurer la défaite de Philippe : c'est dans ce dessein qu'ils lient partie avec ses ennemis d'Asie et s'appliquent à tenir éloigné de lui Antiochos, son formidable allié ; ils n'y interviennent ensuite — en 196 et 193 — que pour intimider Antiochos et l'entraver dans sa marche vers l'Occident : c'est à cet effet qu'ils prennent en main les intérêts, longtemps délaissés, d'Épiphanes, comme aussi, par une brusque nouveauté, ceux des Hellènes d'Asie. Et ce qu'il conviendrait d'observer encore, c'est que leur intervention a été constamment provoquée du dehors : en 202, par les régents alexandrins qui font mine de la réclamer contre le roi de Syrie ; en 201, par Attale et les Rhodiens, en guerre avec Philippe et qui crient au secours[1] ; en 196, par les citoyens de Lampsaque, de Smyrne et d'Alexandrie-Troas qui s'en remettent au Peuple romain du salut de leurs libertés ; en 193, par Antiochos lui-même qui s'est flatté d'obtenir du Sénat, avec un traité d'amitié, la reconnaissance et la garantie de ses dernières conquêtes[2]. A coup sûr, lorsque les Patres se mêlent pour la première fois aux conflits qui troublent l'Orient, ce n'est point par l'effet d'un dessein prémédité, ni dans le soudain désir d'ouvrir, par delà l'Europe, un monde nouveau à l'ambition romaine : ils ne font, en s'y mêlant, qu'user es moyens, à eux offerts par les circonstances, qui leur permettront d'avoir raison de deux rois ennemis de la République, d'abattre l'un et de contenir l'autre. Mais, ces remarques faites, il n'en demeure pas moins que, depuis le commencement du IIe siècle, il est légitime de parler d'une politique orientale du Sénat ; il n'en saurait être question plus anciennement.

Une exception semble pourtant se présenter ici. Il est un souverain de l'Asie grecque, déjà nommé, que nous voyons, un peu avant l'époque indiquée, associé aux Romains dans une grande entreprise militaire : c'est, comme on sait et comme il sera rappelé ailleurs, Attale de Pergame qui, dès 209 /208, joint ses armes aux leurs contre Philippe ; qui, en 205, est par eux compris dans la paix accordée à la Macédoine ; qui, depuis lors, demeure l'ami de la République[3], et que visite, en cette même année 205, pour en obtenir la remise du symbole sacré de la Mater Idæa, la première ambassade romaine envoyée en Asie[4]. Mais il faut prendre garde que si les Romains entrent en rapports, agissent de concert, se lient d'amitié avec le roi de Pergame, ce n'est point qu'ils aient déjà une politique orientale, c'est qu'Attale s'avise en ce temps-là d'avoir une politique occidentale. Ils ne l'ont point été chercher : c'est lui qui se présente à eux; Entre eux et lui, le rapprochement se fait, non en Asie, mais en Grèce, où P. Sulpicius mène la guerre contre le Macédonien et où se transporte Attale, de son propre mouvement, pour combattre le même ennemi. Dans ce rapprochement, la diplomatie romaine n'est pour rien. Si le Pergaménien devient alors l'auxiliaire de Rome, ce n'est qu'indirectement et par accident, parce qu'il est contre Philippe l'allié, effectif ou virtuel, des Aitoliens, avec qui les Romains viennent, à ce moment même, de contracter alliance[5].

L'exception n'est donc qu'apparente et nous pouvons maintenir notre conclusion. Si l'on n a égard, comme on le doit, qu'aux textes dignes de créance, on ne découvre, pendant tout le IIIe siècle, aucune tentative faite par l'État romain pour exercer quelque action politique dans le monde oriental. Et c'est, aussi bien, de quoi l'on ne saurait s'étonner. Car, avant l'Orient hellénique, c'était sans doute l'Hellade européenne qui devait attirer et fixer les regards des Romains ; c'est vers elle que les devait porter en premier lieu ce désir d'extension, qu'on croit être le tout-puissant mobile de leur politique ; c'est avec elle qu'il était naturel qu'ils eussent d'abord un système établi de relations permanentes ; c'est elle qui, la première, s'offrait à leurs visées : cependant, nous avons vu que, jusqu'au dernier tiers du IIIe siècle, ils ont négligé ou même évité de prendre aucun contact avec les Grecs d'Europe. Et la suite de ces études nous va montrer si, après cette époque, ayant commencé de les connaître, ils ont paru enclins à former avec eux des liaisons durables, s'ils ont eu sur eux des desseins politiques, et s'ils ont fait de la Grèce l'objet de leurs entreprises.

 

 

 



[1] Polybe, XVI, 24. 3 Appien, Maced., 4. 2 ; Just., 30. 3. 5 ; Tite-Live (Ann.), 31. 2. 1.

[2] Cf. Revue des Études anciennes, 1913, 24.

[3] Cf. Tite-Live, 29. 11. 2.

[4] Sur le rôle véritable joué par Attale en cette occasion, voir, en dernier lieu, G. Wissowa, Relig. und Kultus der Römer2, 318 ; F. Stähelin, Gesch. der kleinasiat. Galater2, 39, 1 ; H. Graillot, Le culte de Cybèle, 46-48. — Contrairement à ce qu'on répète souvent, la démarche, d'un caractère tout religieux, faite alors par les Romains à Pergame ne présuppose de leur part aucun calcul politique. Les hypothèses hardiment énoncées à ce sujet par Diels (Sibyll. Blätter, 93-94, 101-103, 107), J. Kuiper (Mnemosyne, 1902, 278), H. Graillot (Le culte de Cybèle, 38-40, 43-44, 50-51), ne reposent sur aucun fondement. Lorsque Diels déclare (101) qu'avec la Pierre météorique de Pessinonte, le talisman de la Petite-Asie fut transféré à Rome, et parle (93) de la portée politique des révélations de la Sibylle, des secrètes intrigues nouées à Rome par les politiques sacerdotaux (ibid.), de la mission de Rome en Orient, comprise et favorisée par l'État de Pergame (102) ; lorsqu'à sa suite, Graillot assure (50) que la religion secondait admirablement la politique du Sénat, que, mus par une idée politique, (les décemvirs) considéraient la grande déesse d'Anatolie comme l'auxiliaire indispensable de la diplomatie sénatoriale (43-44), qu'il était d'une habile diplomatie... d'attacher le royaume (de Pergame) à la république par les liens sacrés d'un culte commun (40), qu'en effet — en 205 — Rome voyait en Attale le meilleur instrument pour déjouer les intrigues d'Hannibal dans le monde grec (39), et pour faire obstacle aux menées du même Hannibal en Orient [?] (51). il est à croire qu'ils savent ce qu'ils veulent dire ; pour moi, je renonce à les entendre.

[5] De Sanctis a pensé (III, 2, 415-416) que, vers 228 sinon plus tôt, les Romains avaient noué des relations directes avec Attale. La raison première en aurait été que Rome était l'amie des Ptolémées, qu'elle se trouvait, par suite, mal disposée pour la Syrie, ennemie de l'Égypte, et qu'Attale était l'adversaire naturel de la Syrie. L'occasion du rapprochement aurait pu être qualche pratica romana in favore degl' Iliensi, che erano allora sotto l'alto dominio di Attalo, la prétendue parenté des Romains avec les habitants d'Ilion fournissant aux premiers un prétexte commode pour nouer en Orient de petites intrigues. Je ne saurais admettre ces hypothèses qu'aucun texte n'autorise. Aussi bien lies impliquent, chez les gouvernants romains, un intérêt précoce pour les questions orientales, qui me parait être le contraire de la vérité historique.