LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

TROISIÈME PARTIE

 

XXIV. — Un roman anglais sur Mata Hari.

 

 

Ce roman, The portrait of a Spy — Le portrait d'une espionne —, est l'œuvre de fiction la plus récente sur Mata Hari.

Il a paru fin novembre 1928[1]. Loin d'être une apologie plus ou moins déguisée, ce livre est le résultat d'une tentative honnête et sincère de donner un portrait fidèle de la fameuse espionne.

 

L'auteur, E. Temple Thurston, a eu la loyauté de commencer son ouvrage, non préfacé, par un aveu :

Il serait impossible d'écrire une vie de Liane Sonrel. Il n'y a pas de succession nette des faits pour l'œuvre de compilation et d'arrangement du biographe. On la voit dans différents endroits à Bava ia (Batavia ?), à Tangore (?), à Paris, à Madrid, à Londres, puis elle disparaît — is not seen again.

 

Il a eu la modestie d'admettre que dans son livre il n'a pu donner qu'une impression : quelque chose qui, si c'était peint sur une toile, pourrait attirer les regards et, tout au plus, laisser l'esprit intrigué par tous les secrets que cette peinture cache.

En fait, l'auteur a donné beaucoup plus qu'une impression. Se basant sur les rares données dont il a pu disposer, tout en usant largement de son droit de romancier et en arrangeant les péripéties de la vie de son héroïne sans se soucier de leur ordre chronologique, il a fait une étude de caractère intéressante qui respecte le fond historique autant que les lois psychologiques.

Ainsi il a pu tenir la promesse de son éditeur, qui avait annoncé un roman sensationnela thrilling noveld'amour et d'aventure, et une héroïne singulièrement attractive.

***

Mr. Temple Thurston a consulté fructueusement des livres connus sur Mata Hari, surtout Les Espionnes à Paris, du commandant Massard, que, pour tout ce qui concerne le jugement et l'exécution, il a suivi fidèlement, au point de reproduire jusqu'aux erreurs de son informateur.

C'est ainsi que, le matin de l'exécution, il fait conférer, à Saint-Lazare, l'avocat de la condamnée avec le commissaire du gouvernement, bien que ce dernier, n'assistant pas à l'exécution, ne fût pas venu à la prison.

D'autre part il s'est permis quelques écarts, tantôt heureux, tantôt maladroits, C'est ainsi que dans le compte rendu de Massard, Mata Hari ne nie pas le radio de l'attaché militaire à Madrid au chef de l'espionnage allemand à Amsterdam, mais en donne une explication absurde.

Chez le romancier anglais l'accusée commence par nier et par s'écrier véhémentement

C'est un faux — a fabrication —, ce message... Vous l'avez inventé pour m'intimider. Je n'ai pas peur, c'est un mensonge.

 

Cette dénégation brutale est sûrement tout à fait logique chez l'accusée qui défend sa tête.

Ce n'est que plus tard, mise au pied du mur, qu'elle donne l'explication qu'on trouve chez Massard.

 

Par contre Temple Thurston commet une insigne maladresse en attribuant au président du Conseil de guerre une réflexion, faite par un des juges, le commandant C[hatin ?] en sortant de la salle des délibérations, et entendue par le commandant Massard :

C'est affreux d'envoyer à la mort une créature si séduisante et d'une telle intelligence... Mais elle a causé de tels désastres que je l'aurais condamnée douze fois si j'avais pu... (pp. 58, 59.)

 

L'auteur anglais fait même adresser directement ces paroles par le président à l'accusée, quand il lui annonce sa peine.

Or, ceux qui sont un peu au gourant des choses de la justice militaire française savent que le président ne communiquait jamais personnellement la sentence au condamné. La lecture lui en était toujours donnée hors de la présence du Conseil.

Par là même toute réflexion du président devenait impossible.

Pour certains détails, Thurston a oublié aussi que l'œuvre du romancier, tout en étant fiction, doit rester vraisemblable, surtout quand son sujet a une base historique.

Et il pèche contre cette vraisemblance quand il nous montre son espionne, à Saint-Lazare, portant, le matin où les magistrats viennent la réveiller, une chemise de nuit en soie.

Il néglige encore cette vraisemblance quand il raconte que Liane Sonrel, pour aller à la gare d'où l'on ne revient pas, ne mettait ni linge, ni robe, ni chapeau, mais un simple manteau de fourrures.

Sœur Veronica — = Léonide — en est scandalisée, mais le directeur de la prison (!) trouve de nulle importance ce dernier caprice d'une condamnée.

Celle-ci, à Vincennes, en face des douze fusils braqués sur sa poitrine et avant que l'officier commandant ait pu commander le feu, ouvre brusquement son manteau et son corps brillait nuwas gleaming nakedpour recevoir les balles dans sa chair.

Voilà une invention romanesque de fort mauvais goût.

On pourrait citer d'autres passages prouvant que l'auteur manque parfois d'élégance et de mesure.

En revanche, il faut porter à son crédit que son héroïne Liane Sonrel, plus connue sous son nom d'artiste de Mada Garass — quelle malheureuse transformation du joli pseudonyme Mata Hari ! — est une création fort intéressante, et que, tout en n'évitant pas toujours l'absurde, il a souvent réussi à créer de la réelle beauté, là où il a consulté sa seule imagination aussi bien que là où il a arrangé romanesquement des faits historiques.

Son espionne a surtout ceci d'original qu'elle est à peine connue à Paris en 1910 et 1911 et que ce n'est qu'en 1915, en pleine guerre, qu'elle conquiert Paris par ses exhibitions chorégraphiques. Par contre elle prépare son œuvre souterraine contre la France longtemps avant la guerre.

***

Le récit de Thurston commence, en effet, en novembre 1910, chez Paurelle, tenancier, rue Berthe à Montmartre, d'une espèce de cabaret — vraiment peu parisien et encore moins montmartrois — ayant une clientèle de poètes et de peintres plus ou moins bohèmes.

Un soir le cabaretier présente à son public bizarre la danseuse Liane Sonrel, dont la performance se borne à une espèce d'exhibition avec un serpent et à une danse pseudo-orientale, manquant de tout cachet artistique.

Il l'a découverte à Marseille, dans un dirty little café, qui recrutait sa clientèle parmi les matelots des bateaux du port.

Son histoire elle était née à Batavia d'un père hollandais d'origine française et d'une mère javanaise, nommée Van der Zelle (sic !). Comme elle manifestait sa vocation pour la vie religieuse (re-sic !), elle avait été envoyée à quinze ans dans un couvent de sa ville natale.

Mais à seize ans elle avait été séduite par Gaston Laperque, curé français (!) qui célébrait la messe au couvent, et avait mis pour la première fois l'hostie sur la langue de sa communiante — he put the wafer on my tongue.

Elle s'était évadée du couvent avec le curé, qui s'était défroqué, Mais peu après il avait abandonné la jeune fille et avait disparu.

Elle ne devait le revoir que vingt ans après quand il avait perdu jusqu'au souvenir de ses traits:

…The world is too big for women to find the man who spoil them. And it is too mail for the women who have been spoiled to find room for themselves (p. 73)[2].

 

... Elle était retournée chez sa mère, qui la battait. Son père était alors allé aux Indes Anglaises, où sa mère l'avait fait entrer au Temple de Tangore (?) pour en faire une nautch girl, une danseuse sacrée.

Dans ce temple Liane dansait devant les prêtres, elle éventait le dieu du sanctuaire et prenait soin de la lumière sacrée. Comme los cent autres danseuses elle appartenait aux prêtres.

Elle n'était pas restée longtemps dans le temple : un soldat anglais l'avait remarquée et l'en avait fait sortir.

Il était propre. Il se baignait tous les jours. Il sentait bon comme un savon. Après les prêtres malpropres, ce fut comme un bain turc...

 

Elle s'était mariée avec le soldat. Deux enfants étaient nés de ce couple mal assorti, un garçon, puis une fille.

Le garçon avait été empoisonné par un domestique indigène et la mère s'était rendu justice en poignardant le meurtrier.

Pour se soustraire à toute poursuite judiciaire, elle avait pris sa fillette Aurore, qui avait trois ans, avec elle, abandonné son mari — que, sans doute, elle avait assez vu — et s'était réfugiée à Pondichéry, territoire français.

De Pondichéry elle était partie pour Marseille, voyageant dans l'entrepont.

***

On pourrait reprocher à l'auteur cet étrange curé français de Batavia et la propreté de ce soldat anglais, laquelle engage une danseuse sacrée à l'épouser.

Mais il y a dans son livre tant de belles pages que, gagné par l'émotion, on est disposé à l'indulgence et à lui pardonner ses personnages impossibles.

Il y a tes amours du peintre George Le Mesurier, Anglais de Jersey, et de Liane Sonrel, l'étrange danseuse, se terminant par le départ de celle-ci en 1911 pour Berlin avec sa fillette et, en compagnie de Herr von Kleingardt du service diplomatique allemand.

Il y a les pages évoquant d'une façon saisissante l'affreux cauchemar que ce même George, engagé volontaire dans les London Territorials, vit durant deux mois dans les tranchées de la ligne de combat.

Puis celles où l'amant trahi revient en congé de quelques jours à Paris et revoit avec une joie délirante l'infidèle Liane, devenue l'artiste Mada Garass, célèbre et riche ; joie qui, le premier jour, se mue en sombre désespoir, quand, dans la somptueuse demeure de Neuilly, le simple soldat se trouve face à face avec le capitaine de Laurent, de l'aviation militaire française, qui a la clef de la maison et qui trahira sa patrie pour sa maîtresse.

Et quelle puissance dramatique, quelle frappante vérité psychologique ne peut-on pas admirer dans la douloureuse, la suprême entrevue de George, devenu peintre du War Office, et de Mada Garass, qui doit mourir deux jours plus tard !

Elle s'accroche désespérément à l'homme qui, jadis, l'a adorée au point de vendre les pauvres objets de luxe qu'il possédait et de s'endetter auprès de ses amis. Elle évoque l'intimité du passé, lui rappelle la nuit où il lui avait glissé une bague au doigt et l'avait demandée en mariage ; et cette autre nuit, la dernière de leur vie commune, où il l'avait portée dans ses bras en montant l'escalier avec elle[3].

Croyant toujours souveraine la fascination de sa beauté, l'attirance de son corps, elle voit en lui le sauveur qui pourra faire parvenir sa lettre à un haut personnage en Hollande, lequel interviendra en sa faveur.

Mais en vain s'efforce-t-elle de ressusciter un amour mort.

L'ancien amant reste insensible au son de la voix caressante. Même la perspective du supplice prochain qui attend la belle maitresse d'autrefois ne peut l'émouvoir.

C'est qu'il a vécu lui-même la vie des tranchées et vu tomber tant de camarades, massacrés peut-être par la faute de la femme séduisante qu'il a devant lui. La conviction qu'elle n'est qu'une espionne justement condamnée a tué en lui tout amour et jusqu'à la pitié.

Et lorsque, à la fin de l'entrevue, il quitte la cellule, elle sent qu'après le Conseil de guerre, c'est lui aussi qui l'envoie à la mort.

***

Le romancier anglais a surtout le mérite d'avoir traité de façon détaillée un épisode de la vie de Mata Hari qui est resté dans l'ombre, savoir son arrestation à Falmouth à bord du Hollandia — dont il a fait le Gelria —, lors de son voyage projeté en Belgique en novembre 1916, et son incarcération à Londres.

Les faits racontés dans les deux chapitres qui s'y rapportent — intitulés Falmouth et London — sont, dépouillés de l'enveloppe de la fiction, fidèles à la vérité historique. Et comme ils mettent en lumière un sujet pas ou peu connu, ils ont un intérêt capital.

Ils expliquent pourquoi les Anglais ont en 1916 lâché l'oiseau qu'ils avaient attrapé en plein vol, et donnent une version, inventée, il est vrai, mais fort ingénieuse, de l'arrestation de l'espionne à Paris en 1917.

La partie la mieux réussie de ces deux chapitres est peut être l'entretien de l'amiral Gawthorne, directeur du Naval Intelligence Department, avec Liane Sonrel, qui est venue le voir à l'Amirauté pour se plaindre du boarding-house où elle est consignée durant son séjour forcé à Londres.

Dans cet entretien l'espionne tache d'influencer et de troubler son interlocuteur par ses moyens de séduction habituels : jeux de prunelles, tendres inflexions de la voix, fermeté de la parole, sourires prometteurs. Mais dans ce chef d'une grande intelligence, fin diplomate, psychologue subtil et argumentateur remarquable, elle trouve plus forte partie qu'elle. Et vis-à-vis de lui son appel au mâle reste sans effet.

Le portrait de l'amiral, tracé ici avec amour et d'une réalité étonnante, fait honneur au modèle autant qu'au dessinateur.

Voici une partie de la rencontre des deux jouteurs, lui restant toujours le visage découvert, l'autre dissimulant son véritable jeu sous des dehors, corrects et séduisants en même temps.

— Vous croyez donc à l'amour, Madame ?

— Pourquoi pas ? J'en vois tant. Est-ce ma faute  si les hommes m'aiment ? C'est leur nature, Monsieur.

— Vous pensez que nul homme ne saurait y résister ?

— Quand le désir le tient, ne saurait y résister.

— Il n'a pas le pouvoir de contrôler ce désir ?

— Pas le moindre.

— Et que faites vous de l'honneur ?

— Il n'y a pas d'honneur, Monsieur, chez les hommes quand ils aiment.

— Vous avez une pauvre opinion de nous autres.

Elle haussa les épaules. Elle lui sourit comme si elle souriait devant l'irrésistible entêtement d'un enfant.

— Oh ! non, Monsieur. J'aime les hommes. Ils ont été bons pour moi. Quelques-uns. D'autres ont été méchants. Mais tous ont été les mêmes en ce sens qu'ils m'ont aimée. Pourquoi pas ? Ne suis-je pas faite pour être aimée ?

Plus loin :

— Madame, je ne veux pas contester votre expérience du monde. Je suis sûr que vous avez grandement raison. Nous autres hommes, nous sommes comme ça. Qu'on nous laisse seuls avec une femme attrayante, et, comme vous le dites, il n'y a pas en nous de force de résistance. Nous nous excusons avec la pensée que nous sommes des hommes. Mais n'avez-vous pas eu, en ces dernières trois années, l'expérience du fait que les hommes ne sont pas seuls dans cette tâche de la guerre ?

Elle secoua la tête. Elle ne pouvait ou refusait de comprendre ce qu'il voulait dire.

— Alors, laissez-moi vous avertir. Je vous ai avertie l'autre jour. Je vais vous avertir une seconde fois. Ne retournez pas en France.

Elle fronça les sourcils.

— Pourquoi pas ?

Elle était devenue une autre femme. Il semblait qu'elle venait d'entrer à ce moment mime. La créature timide, soumise et séduisante, avec qui il venait de parler, avait disparu. Il continuait pourtant à observer envers elle la même politesse.

— Parce que, Madame, actuellement le monde est sens dessus dessous — upset down —. Il ne faut pas compter sur les hommes parce qu'ils sont hommes. Ce serait dangereux. Je ne voudrais pas prétendre qu'ils soient des héros, mais ils ont une idée en tête. Vous ne pouvez plus vous fier à eux. — Croyez-moi, tout en respectant votre courage, je vous dis ne retournez pas en France. L'Espagne n'est pas en guerre. Restez-y ! Je suis sûr que les hommes sont plus dignes de confiance Madrid.

— Est-ce que c'est tout ce que vous avez à dire ?

— Je regrette que ce soit tout. Je suis un de ces millions d'hommes qui ont cette idée en tête.

***

Le roman de Temple Thurston n'est pas un livre tendancieux. S'il avait une tendance, ce serait celle de démontrer la culpabilité de l'espionne que l'auteur a en vue et que tout le monde reconnaît.

Le titre même du livre est assez éloquent à cet égard. Le portrait que l'auteur anglais nous a donné n'est certes pas sans retouches, c'est un portrait romancésit venia dicto.

C'est le portrait d'une espionne, de l'espionne Mata Hari, et un portrait qui, pour les traits essentiels, ressemble à l'original.

Pour l'auteur il n'y a pas la moindre présomption d'innocence et c'est pourquoi il a pu négliger complètement de s'abreuver à la source des fantaisies échevelées et des impostures intéressées par lesquelles un Gomez Carrillo a prétendu éclairer le mystère de la vie et de la mort de Mata Hari, et discuter le jugement du 3e Conseil de guerre.

Pour le romancier anglais, toute discussion dans ce sens est superflue et il n'y a rien d'inexplicable dans le crime de Mata Hari : elle a trahi la France au bénéfice de l'Allemagne pour deux motifs : la haine des Français et le besoin d'argent.

 

 

 



[1] Chez Putnam, Londres.

[2] Le monde est trop grand pour les femmes pour trouver l'homme qui les met à mal. Et il est trop petit pour les femmes qui ont été mises à mal pour trouver de l'espace pour elles-mêmes.

[3] L'auteur s'est souvenu probablement du premier chapitre de Sapho d'Alphonse Daudet.