LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

TROISIÈME PARTIE

 

XXXIII. — Gomez Carrillo, avocat sans robe.

 

 

Gomez Carrillo a eu l'idée de lever le voile du mystère de la vie et de la mort de Mata Hari, et dans ce but il a écrit un volume El Misterio de la Vida y de la Muerte de Mata Hari, qui parut, en Espagne en 1923[1].

Avant de faire la critique de ce livre, qui rien que par son titre ronflant s'est annoncé à la presse espagnole d'abord, à la presse française ensuite comme une histoire authentique et complète de la fameuse espionne, il importe en premier lieu d'en faire connaître l'auteur et la genèse.

Enrique Gomez Carrillo a partagé l'activité fiévreuse de sa vie relativement courte — il mourut fin 1927 à l'âge de cinquante-quatre ans, — mais fort mouvementée entre l'Amérique latine, l'Espagne et la France, entre ses voyages et ses travaux journalistiques et littéraires, entre sa villa Mirador à Nice, son petit appartement de Madrid et le Café Napolitain à Paris.

Né à Guatemala, descendant d'une famille de lettrés et de fonctionnaires de la République Dominicaine, — les Carrillo de Albornoz, — il se fit naturaliser à Buenos-Ayres et représenta à Nice la République Argentine comme consul général.

Il vécut au Quartier Latin une partie de sa vie de bohème, en même temps que le poète nicaraguayen Ruben Dario et le poète mexicain Amado Nervo, avec lesquels il formait le triangle glorieux des grands Hispano-Américains à Paris.

C'est Paris aussi qui fit son éducation artistique il parait que le Boulevard lui apprit sa manière de dire des frivolités dans un style court et vibrant, intéressant et émouvant.

Pendant la guerre, directeur de El Liberal de Madrid, il écrivit après la guerre des chroniques pour le quotidien illustré espagnol A B C.

Un de ses jeunes admirateurs, le journaliste chilien J. Edwards Bello, l'a appelé le révélateur d'un Paris nouveau ; celui qui éclairait les esprits adolescents des jeunes Hispano-Américains, en leur interprétant la Ville Lumière comme ils le désiraient... le premier chroniqueur à la française, frivole, léger, ailé, mais indispensable, intéressant et beau, comme les fleurs et les daines dans les banquets.

Ses chroniques lui valurent même, en Espagne et dans l'Amérique espagnole, le titre honorifique de Prince des chroniqueurs.

Un thuriféraire anonyme alla jusqu'à l'appeler dans une notice nécrologique — La Vie Latinele premier écrivain contemporain de langue espagnole, en en passant et des meilleurs comme Blasco Ibañez, Perez Galdos, Valle-Inclan, Pio Baroja, Azorin, Ortega, Perez de Ayala et d'autres, tous plus grands que lui.

En dehors de ses nombreuses chroniques, réunies en cinq volumes, Gomez Carrillo a surtout écrit des livres de voyage — Jérusalen, Vistas de Europa, El Japon heroico y galante, La sonrisa de la Estinge, La Grecia eterna.

Il n'a laissé qu'un seul roman, — dernière et 25e de ses œuvres complètes publiées en 1922, — El Evangelio del Amor[2], œuvre peu volumineuse, mais de haute inspiration et d'une rare perfection artistique, œuvre sincère et passionnée et qui justifie pleinement, à elle seule, ce que Maeterlinck a écrit de l'auteur : Gomez Carrillo est avant tout un grand poète en prose.

L'éditeur de ses Prosas l'appelle même, dans une note préliminaire, enthousiaste, assez emphatique d'ailleurs : poeta de la luz, poeta del color, poeta de la linea, poeta de la voluptuosidad, poeta de la emocion, poeta de toda poesia...[3]

Maeterlinck et l'éditeur ont raison Gomez Carrillo a une nature éminemment poétique. Mais, poète en prose, il obéit par trop souvent aux caprices les plus fous de son imagination.

Aussi peu de dispositions pour le raisonnement logique, la profondeur et le travail laborieux du chercheur, l'examen multilatéral et impartial des faits. Il y a en lui une tendance à juger par le cœur et non par le cerveau.

Sa nature lyrique et quasi féminine s'adapte merveilleusement bien à la chronique légère, frivole et ailée, aux visions des paysages exotiques et lointains, dans l'espace ou dans le temps, aux contes bleus, aux belles fables et aux légendes étranges.

Cette nature n'a pas soif de clarté, mais se délecte de l'ombre et du mystère.

Il vit toujours — a dit de lui son ami Blasco Ibañez — dans un jardin, qui est parfois celui d'Épicure parfois celui d'Academos et parfois aussi le verger d'un émir nostalgique, ou le clos mystérieux dans lequel les fantômes de grandes amoureuses troublent l'âme naïve et torturée des ascètes. Là il rêve harmonieusement, regardant les fleurs rares avec des yeux de miniaturiste persan et reconstruisant, avec les colonnades éparses qui se mirent dans les étangs, des palais et des alcazars où la volupté et l'inquiétude se mêlent, pour créer une atmosphère enivrante[4].

 

Il n'est donc pas étonnant que Gomez Carrillo ait lamentablement échoué, quand il a voulu établir des faits historiques et sonder le fonds et le tréfonds d'une âme de femme.

***

Comment le lyrique, le poète Gomez Carrillo en est-il arrivé à écrire un livre à prétentions historiques et psychologiques ?

C'est tout simplement qu'il croyait nécessaire de se défendre lui-même contre une légende diffamatoire ; c'est qu'il se sentait poussé à démontrer urbi et orbi qu'il était bien un galant homme et même un homme galant, qu'il était resté digne de sa solide réputation de chevalier servant des dames et ne s'était pas rendu coupable de félonie, par conséquent n'avait pas forfait à son honneur de gentilhomme.

Voici cette légende accusatrice :

Dès 1919 il se répandit à Madrid et à Paris le bruit que Gomez Carrillo avait été le dernier amant de Mata Hari. On ajoutait que, d'accord avec le préfet de police de Paris, il s'était fait l'ami de l'espionne, afin de pouvoir la livrer à la police française. La cravate de commandeur de la Légion d'honneur devait être la récompense du grand service rendu à la France.

Il aurait essayé d'abord, à cet effet, de persuader son amie de repartir pour Paris, mais celle-ci n'aurait pas voulu s'y décider. Alors, un jour, à la suite d'un copieux repas bien arrosé, il avait invité l'espionne à faire avec lui une excursion en auto. Arrivé à la frontière, près du pont international, il avait accéléré la marche. Au delà de la frontière attendaient deux gendarmes et cinq inspecteurs, qui avaient arrêté Mata Hari.

Au début, la calomnie fit rire l'écrivain, qui ne connaissait même pas l'espionne de vue, haussa les épaules et ne démentit rien.

Mais quand, en octobre 1922, le journaliste chilien J. Edwards Bello (déjà nommé) eut publié à Madrid un article retentissant[5], où il sommait le calomnié de démentir publiquement l'accusation sournoise qui avait éclaboussé de boue son nom d'hidalgo et d'artiste, et lorsque, après la publication de cet article, de nombreux correspondants inconnus lui eurent demandé ce qu'il y avait de vrai dans ces rumeurs, l'écrivain se mit à étudier l'affaire Mata Hari et écrivit son livre comme unique réponse à toutes les lettres à lui adressées.

Le livre parut d'abord dans le quotidien espagnol A B C, en chroniques successives, lesquelles furent réunies en volume en 1923.

La traduction française — par Charles Barthez —, Le Mystère de la Vie et de la Mort de Mata Hari[6], fut accueillie, en 1925, avec sympathie par une bonne partie de la presse française. Un journal grave et patriotique comme Le Temps appela l'auteur non seulement un galant homme et un grand artiste, mais aussi historien et psychologue.

La seule excuse pour celui qui avait écrit cette dernière absurdité pourrait être son ignorance de la question, ou la fièvre du travail quotidien l'ayant contraint à rédiger son jugement sans avoir lu le volume.

Historien, — l'auteur du Mystère de la Vie et de la Mort de Mata Hari ?

***

Précisons.

L'historien doit disposer, dans la mesure du possible, d'une documentation solide et complète. Il doit avoir une vision claire des choses, un jugement net et serein.

Il n'a pas le droit de déformer la réalité ; au contraire, à lui incombe le devoir d'éliminer de son récit tout ce qu'il sait imaginaire, de séparer le métal pur de la vérité historique d'avec les scories — légendes, documents faux ou apocryphes — qui en souillent la pureté et en ternissent l'éclat.

Il doit être juste et indépendant d'esprit et aucune idée préconçue ne doit présider à ses recherches, aucun intérêt personnel, nul intérêt de parti ne doivent le guider.

Son unique idéal est et reste approcher autant que possible de la vérité absolue.

Gomez Carrillo n'est rien moins qu'historien, puisque la qualité maîtresse de l'historien, le souci de la vérité, lui fait complètement défaut.

A chaque instant il travestit la réalité à son gré, afin qu'elle devienne conforme à la thèse qu'il défend.

Son but, en effet, dans son livre sur Mata Hari, n'est jamais la recherche de la vérité ; son but est de se disculper lui-même en innocentant celle qu'on l'avait accusé d'avoir trahie.

Et à cette fin le francophile, le défenseur chaleureux de la cause alliée, l'auteur de Campos de batalla, de En los trincheras, de La Gesta de la Legion, n'hésite pas à épouser la thèse allemande dans l'affaire Mata Hari.

Que Gomez Carrillo n'ait aucun souci de la vérité historique, il l'a déclaré lui-même, dans un moment d'oubli et d'épanchement, en expliquant à des amis qu'il n'écrivait pas l'histoire, mais des histoires, susceptibles d'amuser ou d'émouvoir, comme un beau roman ; il n'avait pas eu l'intention de composer un ouvrage sérieux, mais une fantaisie sans portée.

En faisant un pareil aveu il a admis qu'en publiant son livre, il a agi comme le contrebandier qui couvre d'un faux pavillon une cargaison suspecte.

Psychologue, Gomez Carrillo ne l'est pas plus qu'historien.

Premièrement il ignorait tout du vrai passé, de la véritable origine de Mata Hari, ne disposait donc pas de données suffisantes, éléments indispensables à toute étude psychologique.

Puis il ne pratiquait jamais la méthode du psychologue.

Celui-ci est savant au même titre que le chimiste et l'anatomiste, qui eux ne relèvent que de la science. Et la science est désintéressée.

Gonflez Carrillo ne l'est pas.

En somme, son livre est un plaidoyer, d'un caractère spécial, puisque, en plaidant la cause d'une prétendue victime, il a comme but final de démontrer l'inanité de l'accusation qu'on avait lancée contre lui-même :

Un homme qui, devant le tribunal de l'opinion publique, défend une femme avec tant de dévouement, avec une chaleur si communicative, pourrait-on l'accuser plus longtemps d'avoir un jour voulu livrer cette même femme à la police et au peloton d'exécution ?

Afin de faire concorder avec la thèse qui est son point de départ tel ou tel texte qu'il consulte, en tire tout ce qu'il veut.

Il l'exploite, le tripatouille, le fait fructifier, y met, des rallonges, le transforme arbitrairement, l'enjolive de nombreuses fioritures, le mutile et finit par le rendre méconnaissable.

Il change les dates, altère les noms, invente des personnages pseudo-historiques.

Il fait des hypothèses gratuites et en tire des conclusions. Il appuie d'arguments boiteux des affirmations ne reposant sur aucun fait réel, il invente et brode sans cesse et ne recule même pas devant la plus grossière supercherie littéraire.

Le résultat de tout ce beau travail son livre, qui devait apporter la lumière, n'est qu'une mystification, une série d'erreurs volontaires et de déformations grotesques, d'assertions téméraires, de contradictions flagrantes, de mensonges cyniques.

***

Gomez Carrillo a voulu lever le voile du passé de Mata Hari, resté toujours inconnu en. France et ailleurs, après comme avant sa mort. Personne ne savait rien de sa jeunesse, de sa vie conjugale, de son divorce, de ses aventures avant son début en France.

Ses révélations sensationnelles, qu'il a voulu réserver d'abord au public de langue espagnole, comprennent les premières pages de son livre. Il les a puisées dans un article du journaliste hollandais Léo Faust, publié dans le Mercure de France (1er janvier 1923).

Cet article était le résumé très bref du Roman van Mata Hari, le livre hollandais dont nous avons parlé plus haut[7]. Malheureusement le traducteur avait négligé de lire la brochure signée G.-H. PRIEMDe naakte waarheid omtrent Mata Hari —, publié peu après les pseudo-mémoires et qui en démontrait le caractère mensonger et diffamatoire. Ainsi M. Faust a pu laisser passer ceux-ci comme authentiques.

Louis Dumur, qui s'en est rapporté à la traduction abrégée, leur accordait une certaine confiance dans une note des Défaitistes, note qui a induit Gomez Carrillo en erreur.

Celui.-ci est donc excusable de ne pas avoir douté du caractère authentique des faux mémoires.

Mais il ne s'est pas contenté de ce qu'il a lu dans le résumé de M. Faust — dont il fait pour la circonstance un érudit bibliophile —. D'après la méthode qui lui est chère, il a complété, embelli, adorné, transformé ce résumé, en a tiré tout ce qui lui a passé par la tête, il a modifié tout au gré des plus extravagants caprices de son cerveau en ébullition.

RÉSUMÉ

GOMEZ CARRILLO[8]

Mata Hari a passé sa prime jeunesse dans le beau et vieux château de Cammingha State ; et elle indique par leurs noms et prénoms toutes ses petites camarades de ce temps lointain : Marie Star Burman, etc.

Puis s'attendrissant au souvenir de ses premières années, elle évoque les doux souvenirs de son enfance, dans son château de Cammingha State et se délecte à parler ingénument — ingenuamente — de ses blondes petites amies, parmi lesquelles la favorite semble avoir été toujours une délicieuse poupée aux yeux de porcelaine de Delft et aux lèvres gourmandes de baisers, nommée Marie S. B.

Lorsqu'elle eut quatorze ans, tout changea. Sa mère mourut et elle partit en pension.

Cette existence paradisiaque est soudain interrompue par la main inexorable du sort, qui la priva de son adorée petite mamanadoradisima mamita — en 1890. Quand il se voit veuf, l'honorable M. Zelle, qui ne peut se consacrer à l'éducation évangélique de sa fille, à cause des exigences de son commerce, l'envoie dans une pension modèle — un colegio modelo — afin qu'en attendant l'heure de se marier, elle acquière une culture digne de son nom et de son patrimoine.

Le 30 mars 1895, ils se fiançaient et peu après ils se mariaient[9].

Témoins de son côté à elle M. Becht — éditeur bien connu à Amsterdam — et M. de Balbian Verster — journaliste également, très connu à Amsterdam —. Déjeuner à l'Hôtel Américain, à Amsterdam. Voyage de noce à Wiesbaden.

Le 30 mars 1895, le mariage — las bodas — fut célébré. Les nouveaux mariés, après un copieux déjeuner auquel prirent part les journalistes les plus distingués de la métropole hollandaise, courent cacher — esconder — leur lune de miel dans un discret chalet de Wiesbaden.

Entre temps elle a son appartement au Palace Hôtel, avenue des Champs-Élysées à Paris, et danse chez le prince Del Drage, le comte Baraccini, l'ambassadeur du Chili, la princesse Murat, etc.

Dans ses Mémoires la danseuse parle de cette soirée, chez le ministre du Chili, mais seulement en passant, sans y attacher grande importance. Que signifie pour elle le représentant d'une petite république lointaine[10] ? Quelques centaines de francs et rien de plus. Par contre, quand c'est la princesse Murat qui l'invite à s'exhiber quasi nue dans son palais ou quand c'est le prince del Drago qui donne une fête en son honneur, on remarque l'orgueil avec lequel elle inscrit ces noms sur ses tablettes.

Lorsque, à Paris, le succès lui sourit, Mac Leod, prétextant qu'elle le déshonore en dansant, menace de la faire rechercher et reconduire par la police. Craignant cela, elle retourne en Hollande et passe quelques mois chez un cousin de son mari, le général en retraite Mac Leod et sa femme à Nimègue. Mais au printemps 1904, elle revient à Paris...

Le digne époux, quand il apprend que sa misérable moitié se consacre à la danse dans la Babylone moderne, lui écrit une lettre dans laquelle il la menace de la faire enfermer dans un couvent, ni plus ni moins que si l'on en était encore au temps de Louis XVI. Une Parisienne eût ri d'un aussi anachronique message. L'ingénue Néerlandaise, elle, s'effraye, s'afflige, pleure, demande télégraphiquement conseil, et finit par regagner son pays pour se réfugier dans l'austère maison de siens parents qui habitent Nimègue.

 

Gomez Carrillo ignorait naturellement que el honorable señor Zelle était, à la mort de sa femme, failli et sans ressources et ne pouvait pas penser à élever sa fille — evangelicamente ou non — pour la bonne raison qu'il avait été déchu de ses droits paternels, un beau-frère à lui ayant été nommé tuteur des enfants[11].

Ce séjour à Nimègue n'a en réalité duré qu'une semaine, vu que le général Mac Leod, dès qu'il eut appris les hauts faits de Gretha avant son départ pour Paris, la mit à la porte.

Elle n'était donc nullement enfermée à Nimègue, ce qui n'a pas empêché Gomez Carrillo de l'appeler la jolie et triste recluse.

Puis, sur ce séjour à Nimègue, il a écrit deux pages qui ne sont pas seulement de la plus folle fantaisie, mais dénotent chez lui une ignorance crasse de tout ce qui concerne la Hollande et ses habitants.

Ce grand voyageur devant l'Éternel, qui a écrit des livres sur la Terre-Sainte, la Grèce, le Japon, l'Égypte, dit, en parlant de la Hollande — pays occidental avec un passé glorieux et qui joue toujours un rôle considérable dans la vie intellectuelle et économique du monde des insanités telles qu'on les pardonnerait difficilement à un collégien de cinquième.

Il appelle Nimègue, cette jolie ville de parcs et de fleurs, de soleil et de grand air, une ville fantomalefantasmal[12].

On y trouve bien un jardinet de tulipes vertes, rouges, violettes, frissonnantes au souffle de l'hiver (sic !), mais à part cela rien qu'un soleil chlorotique, un éternel brouillard, un doux brouillardsuave nueblaqui enveloppe tout comme d'un voile, qui tamise la lumière, qui tamise les sons, qui tamise jusqu'aux notes argentines du carillon municipal.

Un bruit de pas inconnu dans la rue grave, la rue cauteleuse, fait paraître aux fenêtres, derrière les rideaux de dentelles, les duègnes inquiètes.

A l'intérieur des maisons la pénombre provinciale du foyer humide et gris, dans laquelle les casseroles de cuivre de la spacieuse cuisine ont seules le droit de briller quand le soleil les caresse.

Quant au général et à sa femme, qui ont accueilli la triste recluse, ils ont pour la vie des artistes en général et des artistes parisiens en particulier une haine et un mépris infinis. Dans leur animosité de vieux lecteurs de la Bible, ils appellent Paris la Sodome et la Gomorrhe du monde  moderne. A tout prix ils veulent empêcher leur cousine de retourner dans la capitale du péché et dans ce but ils la surveillent jusque dans son sommeil.

Gomez Carrillo n'aime pas du tout les Hollandais, il leur trouve une psychologie hypocrite et pharisaïque.

Puis ils n'ont pas de goût. Lui-même fervent admirateur du beau sexe, il leur reproche surtout de ne pas apprécier la beauté de Mata Hari. Les bons Hollandais ne la remarquent ni ne la comprennent.

C'est qu'ils sont habitués aux vulgaires luxuriances blondes des plantureuses maritornes qui, dans les tableaux de Terburg, sourient en étalant leur décolleté devant les buveurs impassibles.

Et ils préfèrent ce décolleté au galbe délicat de Margaretha Geertruida.

Ailleurs — à la fin du chapitre suivant — il tâche même de salir l'art divin d'un Rembrandt en parlant des nobles matrones plantureuses du génial magicien.

Quant aux juges hollandais, ce sont des puritains, fort respectueux de la discipline sociale, qui sont d'avis qu'un officier a le droit de traiter sa femme comme son cheval. C'est pourquoi ils ont refusé le divorce à la femme et l'accordent au mari, dès qu'il le demande.

Ce mari, Gomez Carrillo l'a agoni d'injures, accablé de reproches, en renchérissant sur les — fausses — accusations du résumé.

Il l'appelle ivrogne invétéré, demi-fou, homme immoral et cruel, sauvage tyran, bourreau !

***

Dans son troisième chapitre, La Bayadère, Gomez Carrillo s'est rendu coupable d'une supercherie littéraire sans exemple.

Dans une fête intime à Paris en l'honneur de Mata Hari, il la fait évoquer les souvenirs de son enfance.

C'était un conte, un conte des Mille et une nuits, un conte bleu or et pourpre, dans lequel les images les plus étranges palpitaient au rythme des musiques exotiques.

Je naquis — disait-elle — dans le Sud de l'Inde, sur les côtes du Malabar, dans une ville sainte, qui s'appelle Jaffuapatam, au sein d'une famille de la caste sacrée des brahmanes. Mon père Suprachetty était surnommé, à cause de son esprit charitable et pieux, Assirvadam, ce qui signifie Bénédiction de Dieu.

Ma mère, glorieuse bayadère du temple de Kanda Swany, mourut à quatorze ans, le jour même de ma naissance. Les prêtres, après l'avoir incinérée, m'adoptèrent et me donnèrent le nom de Mata Hari, ce qui veut dire Pupille de l'aurore. Puis, dès que je pus faire un pas, ils m'enfermèrent dans la grande cour (patio) souterraine de la pagode de Siva, afin de m'enseigner, suivant les traces maternelles, les rites saints de la danse... A ma puberté, la grande maîtresse, qui voyait en moi une créature prédestinée, décida de me consacrer à Siva et m'initia à ses mystères, une nuit de Sakty-pudja de printemps... (pp. 37-38).

 

Puis, il la montre expliquant à ses adorateurs européens, par une mimique suggestive autant que par la parole, ce que c'était que la sakty-pudja de la pagode de Kanda-Swany.

Tout ce beau récit, ce conte bleu, or et pourpre, Mata Hari ne l'a jamais débité dans aucune fête.

Ce récit n'est pas non plus un conte des Mille et une nuits ; il a été fabriqué par Gomel Carrillo lui-même avec des noms hindous, tous pris dans un livre de Louis Jacolliot, Voyage aux pays des Perles[13] (pp. 179 et suivantes).

Mais il n'a utilisé ces noms à ses fins qu'après les avoir altérés et en avoir détourné le sens.

La ville s'appelle en réalité Jaffnapatnam et elle n'est pas située sur la côte continentale du Malabar, mais dans l'ile de Ceylan.

Dans le livre de Jacolliot, Souprayachetty — et non Suprachetty — est le nom d'un Hindou, riche commerçant et hôte de l'auteur.

Assirvad'ham — non pas Assirvadam — n'est pas un nom propre, mais une phrase signifiant que Dieu vous bénisse et qui est la réponse à un salut, en même temps que la formule par laquelle les Hindous commencent, et terminent leurs lettres.

Kanda-Swany est un temple de Ceylan encore, où, dans le livre susnommé, se passe une des orgies brahmaniques nocturnes que les prêtres cachent avec soin même à leurs Compatriotes et qui est décrite par Jacolliot. Ce livre, Gomez Carrillo l'a pillé sans vergogne pour fabriquer ses beaux récits de danses de bayadères, populaires à Ceylan, et de fêtes obscènes en l'honneur du dieu Vischnou, hors-d'œuvre qui n'ont pas le moindre rapport avec l'histoire de Mata Hari, mais qui ont le double mérite d'exciter agréablement l'imagination érotique du lecteur et de combler le vide du livre de Gomez Carrillo.

***

Le Dr Bizard nous raconte, dans ses intéressants Souvenirs d'un médecin de Saint-Lazare, qu'il rencontra pour la première fois Mata Hari dans une maison de rendez-vous[14] où l'appelait son devoir professionnel.

En nous parlant de cette révélation, qui ne lait pas son affaire de défenseur, Gomez Carrillo émet, dans le chapitre qu'il a intitulé Los misterios de su alcoba — titre que le traducteur a changé pudiquement en La courtisane sacrée —, cette réflexion peu banale :

Mais l'illustre et indiscret[15] praticien ne nous dit pas si la danseuse se trouvait dans cette maison en qualité de pensionnaire ou de cliente.

 

Le Dr Bizard s'exprime ainsi :

Je me souvins, ion sans étonnement, de l'avoir rencontrée déjà quelque temps auparavant lors de mes visites comme médecin de la Préfecture, dans une maison de rendez-vous du quartier de l'Étoile. Il me revint même à la mémoire que Mme H..., directrice de cette maison, m'avoua qu'elle ne pouvait vraiment pas exiger qu'une femme, demandant mille francs pour un moment, se soumît à la visite médicale[16].

 

Il nous semble que c'est net et formel et que ce que nous dit ici le Dr Bizard ne saurait donner lieu à aucune double interprétation. Mais Gomez Carrillo ne recule pas devant l'absurde et il a l'audace d'ajouter :

Et c'est tant mieux — y mas vale asi —. Car il y aura ainsi dans ce coin obscur de l'existence de la danseuse un peu de mystère pour la sauver de l'ignominie de la réalité[17].

 

Donc, au sens de ce moraliste bizarre, la femme qui visite une maison de débauche comme cliente — on sait ce que cela veut dire — est plus honorable que celle qui vient là pour se vendre, et il ne saurait se choquer de voir la première dans un de ces immenses temples de l'amour vénal.

En effet, elle a un but que l'art purifie elle vient cultiver l'amour comme un art très subtil et très compliqué... comme une science secrète qui nécessite des laboratoires propices aux essais in anima vili.

Et Gomez Carrillo nous assure que Mata Hari consacrait à la culture de ses relations intimes autant d'étude qu'à la pratique de ses danses.

C'est à cette fin qu'elle se serait servie de tous les philtres, de toutes les incantations de l'amour, qu'elle aurait étudié tous les livres sanscrits relatifs à l'amour — dans des traductions françaises, allemandes et anglaises —, qu'elle aurait annoté de son ongle (sic !) le Kama-Soutra.

Gomez Carrillo affirme même avoir eu entre les mains cet exemplaire de la Bible de l'érotisme oriental, que le docteur Striberg (?) lui aurait prêté.

Grâce à cette heureuse circonstance, il a été en mesure de nous donner — comme hors-d'œuvre — de longs passages de ce Kama-Soutra et de nous apprendre des choses inconnues et intéressantes comme les suivantes, qui semblent autant de recettes peur les marchandes de sourires qui veulent se perfectionner dans l'ars amandi.

Quand[18] une courtisane aime l'homme auquel elle se livre, ses actes sont naturels ; quand, au contraire, elle n'a en vue que l'intérêt, ils sont artificiels. — La Palisse n'aurait pas mieux dit !

La courtisane doit toujours 8e montrer belle et aimable, et porter en son corps les signes de son augure (?).

Couchée avec son amant, elle... caressera toutes les parties de son corps, elle le baisera quand il sera endormi, elle le contemplera avec une inquiétude apparente (!).

La femme doit fleurer le lotus, les lieurs, le vin, la marée (de gustibus... !) et elle doit sentir le bétel.

Pour que tout l'être de son amant lui appartienne, elle doit lui faire boire un philtre composé de poivre chaba, de racines d'ouchala, de graine de sanseviera et de roxbourguiana, de jus de kshira et de branches de schadavanstra. (Ouf !)

 

Les apprenties-courtisanes voient comme c'est simple.

Gomez Carrillo explique aussi à ses lecteurs — et lectrices ! — en quoi consiste cette magie érotique, science occulte de l'amour, dont il ne met pas une seule minute l'existence en doute, et que, d'après lui, Mata Hari étudiait avec tant de zèle afin de pouvoir subjuguer les hommes.

La magie érotique est faite de philtres enivrants, de parfums secrets, de caresses innombrables, de spasmes infinis, de peurs obscures, de curiosités jamais rassasiées, de périls constants, de délires cruels... Elle est à la fois idéale a bestiale, spirituelle et vénale et parfois eu ses détails ne semble qu'un jeu inoffensif de puérilités inexplicables... (p. 58).

 

En lisant cette explication ahurissante il nous semble entendre, à travers les siècles la voix de Sganarelle, tenant au naïf Géronte des propos d'une clarté pareille et de la même valeur scientifique.

Mais tous les lecteurs de Gomez Carrillo ne sont pas des Gérontes. Il y en a que sa fausse érudition n'éblouit pas.

***

Le mystère de son âme.

Dans ce chapitre très confus, où manque souvent l'enchaînement dans les idées, c'est le psychologue qui entre en scène et donne toute la mesure de son talent d'explorateur d'âmes.

D'une part Gomez Carrillo trouve Mata Hari volontaire, positive et énergique, d'autre part, sa morale est fondée sur des maximes très claires, très nobles — le traducteur français les fait sages —, très consolantes.

Ce qu'il dit en premier lieu est exact : elle avait une volonté obstinée ; elle ne s'attachait qu'à ce qui est matériellement profitable, c'est-à-dire à son intérêt, et ne regardait jamais le côté idéal de la vie ; elle était énergique, avec cette restriction qu'elle montrait de l'énergie seulement dans la poursuite de satisfactions égoïstes, et qu'elle en mettait surtout à persévérer dans le mal.

Pour ce qui est de cet entêtement et de cet égoïsme, nous ne croyons pas qu'ils plaident pour elle.

Quant aux maximes, formant la base de sa morale, Gomez Carrillo les a empruntées à une lettre adressée par Mata Hari, en date du 13 janvier 1913, à Paul Olivier[19].

On y lit textuellement ceci :

...Je crois sincèrement que sur [à] la longue le bien semé récolte le bien et le mal ou le doute récoltent leur semblable...

... Il y a bien des moments où on croit à un coup du hasard, mais après on voit qu'on l'a provoqué soi-même...

 

Ces maximes ne sont ni très claires, ni très nobles, ni très consolantes.

Mata Hari a voulu dire :

1. On récolte ce qu'on a semé[20].

2. Chacun est maître de son sort.

La morale dont ces deux maximes forment la base est une morale fort terre à terre.

La première relève d'un code de l'égoïsme et de la peur du gendarme. Celui qui la prend comme ligne de conduite évite le mal seulement parce qu'il a peur des conséquences, tandis que l'idée qu'il pourra faire souffrir autrui ne l'arrête pas.

La seconde de ces maximes est en contradiction avec l'enseignement quotidien de la vie.

Il n'est pas vrai que l'homme soit maître de son sort ; il ne provoque pas toujours ce qui lui arrive dans la vie, souvent il ne fait que subir les événements. Notre bonheur et notre malheur ne dépendent que partiellement de notre volonté ; pour la plus grande partie, ils dépendent du corps et de l'âme que le hasard de la naissance nous a faits, des circonstances ayant entouré cette naissance, et enfin de ce qu'on appelle la chance.

Tous les peuples, chacun dans sa langue, parlent de ne pas avoir de chance, de jouer de malheur, de la roue de la fortune qui tourne, d'un injuste sort ; il y a des malheurs immérités comme il y a des fortunes scandaleuses, il y a des peinards et des malchanceux.

La pensée que souvent on est victime de la malchance est juste et seule consolante ; l'idée, par contre, que pour tous nos malheurs il faut nous en prendre à nous-mêmes est fausse et désespérante.

Donc, sans le vouloir, Gomez Carrillo nous montre lui-même le peu de valeur de la morale de sa cliente, ce qui est contraire aux intérêts de sa défense.

Commentant une réflexion de M. Massard, qui avait dit que c'est peut-titre l'orgueil qui a perdu Mata Hari (Les Espionnes à Paris, p. 174), Gomez Carrillo objecte qu'elle semble avoir eu plus de vanité que d'orgueil.

Il trouve le motif proposé par M. Massard terriblement puéril, mais développe cette dernière pensée d'une façon très confuse, presque incompréhensible.

Son distinguo est subtil. Si la vanité et l'orgueil ne sont pas absolument identiques, ils sont de la même famille en ce sens que la vanité est fille de l'orgueil.

Mata- Hari avait bien les deux défauts. Elle avait une idée fort exagérée d'elle-même — ce qui constitue l'orgueil — et un désir immodéré de briller et de paraître ce qui fait la vanité.

Elle contredit elle-même le défenseur de sa mémoire dans la lettre du 15 octobre 1902 où elle dit à son mari sa joie de pouvoir reprendre la vie commune.

Elle y fait un portrait inachevé, mais fidèle, d'elle-même :

...Quand je veux bien quelque chose, je développe une force stupéfiante... Une volonté ferme vous mène partout où vous vouiez arriver... On récolte exactement ce qu'on a semé... Tout ce qui est nécessaire est possible... Elle [sa fillette] sera tout comme moi, elle sera jolie également...

Car..., si je n'ai pas sombré, c'est grâce mon caractère altier... moi avec ma nature de roulotte.

 

M. Massard avait qualifié Mata Hari de cupide. Gomez Carrillo s'indigne et la déclare, à l'appui de renseignements authentiques — il précise rarement et pour cause ! —, généreuse et désintéressée.

Seulement il montre une déplorable faiblesse de mémoire dans un chapitre antérieur (page 60) il a appelé sa cliente cette créature capricieuse et fantasque, variable et hautaine, avide de sensations rares et malade de cupidité dévoratrice.

Dans la même lettre du 13 janvier 1913 Mata Hari dit :

Prends-moi en protection (sic !) contre tant de choses qui me font mal et qui m'enlèvent l'envie de travailler...

 

Gomez Carrillo interprète cette phrase vraiment énigmatique ainsi : Il y avait en elle une vague crainte d'obscurs événements futurs. Et il attribue cette crainte à d'occultes avertissements du Destin, non pas à un pressentiment du châtiment chez le criminel.

Croit-il donc à l'innocence de Mata Hari ?

Qu'à Dieu ne plaise ! Non, en son âme et conscience, non ! Il a deux raisons péremptoires pour ne pas y croire :

1. Ses douze juges — ils n'étaient que sept ! — ont déclaré qu'elle était payée par les services de l'espionnage allemand.

2. Le chef de l'État — M. Poincaré — ne l'a pas graciée, malgré la demande du monarque d'un pays ami (?).

Il croit impossible de douter de la culpabilité de l'espionne !

On pourrait donc dire : Tenez, Gomez Carrillo lui-même n'en doute pas. La cause est entendue et le reste de son plaidoyer est inutile.

Mais celui qui raisonne ainsi ne connaît pas les voies détournées, les réserves mentales, les contradictions absurdes et les subtilités de cet écrivain à l'esprit tortueux. Ce qu'il proclame, la main sur le cœur, une vérité indubitable, il va le combattre immédiatement après :

Cependant cette vérité, confirmée par une sentence tragique, Parait plus invraisemblable mesure que l'on étudie de plus près l'existence, le caractère et les idées de la malheureuse danseuse.

 

Pourquoi invraisemblable ? Gomez Carrillo nous répond : Mata Hari n'avait pas besoin de l'argent de la trahison, puisque, dès son début à Paris et jusqu'au jour de sa mort — hasta el dia de su muerte —, elle avait pu satisfaire ses caprices les plus coûteux et les plus fous.

La vérité est que, malgré l'argent que ses danses, ses débauches et ses trahisons réunies lui faisaient gagner, Mata Hari ne réussissait jamais à mettre de l'ordre dans son budget, que ses finances étaient toujours obérées et que ses créanciers l'ont pourchassée jusque sur la scène d'un théâtre de Paris, jusque dans sa cellule de Saint-Lazare.

Voici une lettre qui en dit long sur ses embarras d'argent à l'époque même où elle habitait sa superbe villa de Neuilly.

Le destinataire était M. Gabriel Astruc, le créateur du Théâtre des Champs-Élysées, à qui un ami fidèle et confiant avait demandé de seconder Mata Hari dans sa carrière artistique.

Neuilly-Saint-James.

Avez-vous autour de vous un ami riche qui s'intéresse avec protection aux artistes, comme un capitaliste qui voudrait faire une affaire ? Je suis très éprouvée et il me faut tout de suite une trentaine de mille francs pour me tirer d'embarras et me donner la tranquillité de tète nécessaire à mon art... Ce serait vraiment dommage de briser ainsi un tel avenir. En garantie de ce prêt je donnerais tout ce que j'ai dans mon hôtel, y compris chevaux et voitures[21].

 

Gomez Carrillo voit une autre preuve de la richesse de Mata Hari dans le fait qu'au début de 1914, elle avait exprimé son intention d'acheter des meubles neufs et fort chers pour sa villa et qu'elle avait l'autre intention d'offrir à un musée parisien un service de porcelaine ancienne de grande valeur.

Dans le passage des Espionnes à Paris auquel il fait allusion ici, tout en falsifiant le texte, selon son procédé habituel, on peut lire :

Quelques jours avant le début de la guerre — et non au début de 1914 ! H — elle voulut céder[22] à un de nos musées nationaux des pièces de collection, e. a. un service de vieux Saxe — de grande valeur est une adjonction de G. C. ! H —.

...Elle expliquait qu'elle faisait argent de tout ce qu'elle possédait en France...

...Si elle liquidait, en juillet, 1914, les biens qui lui appartenaient en notre pays, était-ce parce qu'elle était ruinée ? Ou savait-elle que la guerre était déjà décidée par l'Allemagne (pp. 25, 26).

 

On voit le manège : Gomez Carrillo a changé céder, c'est-à-dire vendre contre des espèces sonnantes et trébuchantes, en offrir — dans l'original espagnol regalar = donner en cadeau —. Puis il a escamoté le contexte et le tour de passe-passe est joué ce que M. Massard a considéré comme une charge devient sous la plume magique de Gomez Carrillo une preuve morale d'innocence.

Toutes les qualités de cœur dont Gomez Carrillo pare Mata Hari sont celles que Charles-Henry Hirsch avaient attribuées à sa danseuse rouge, avec qui il la confond sciemment.

Les dépositions que M. Hirsch fait faire aux anciens serviteurs de Toutcha, Gomez Carrillo n'hésite pas à les mettre dans la bouche des anciens domestiques de Mata Hari, dont aucun n'a été témoin dans son procès.

Et non seulement il déclare Mata Hari très bonne, très généreuse, très charitable, très sensible aux malheurs d'autrui (p. 89), mais il la montre distribuant entre ceux qui l'entouraient — le traducteur dit aux gens à son service — une partie de ses richesses en leur disant : Prenez et tâchez d'enlever à cet or ce qu'il a d'infâme. Car il suppose gratuitement que souvent elle a dû avoir honte de la source impure de son luxe, comme Toutcha en avait honte. Et c'est l'égoïsme des hommes qui a corrompu la naïve Mata Hari, comme elle avait corrompu Toutcha.

Si Mata Hari avait été coupable, elle aurait été inconsciente, comme sa sœur jumelle russe, et cette inconscience ne lui aurait pas permis d'apprécier le mal commis en livrant aux agents allemands les secrets qu'elle surprenait en France.

Secrets qu'elle aurait arrachés à ses amants militaires, à quelque aviateur étourdi ou à quelque ministre ingénu, rien que pour satisfaire une curiosité morbide.

Gomez Carrillo termine sa curieuse dissection de l'âme de l'espionne par un hymne — en prose — :

Ses amants.., sont forcés de reconnaître qu'elle était une femme franche, noble... toujours capable de tendresse et d'affection.

 

Il est certain que ceux qui l'ont vraiment connue avant, pendant ou après son mariage, ne sont pas si enthousiastes à son égard, pas plus que les amants qu'elle a ruinés ou déshonorés.

***

Là où Gomez Carrillo nous montre Mata Hari devant le Conseil de Guerre, il a eu comme unique source le compte rendu qu'a donné du procès le commandant Massard, seul assistant admis aux deux audiences. Mais il le commente à sa façon.

Il trouve ce compte rendu d'une terrible froideur et le reporter occasionnel n'a pas assez de compassion et de déférence pour l'accusée.

Le commandant Massard est cruel et partial, il lui est impossible de cacher son mépris et son antipathie pour l'accusée, parfois il sourit ironiquement et, en bon soldat, il dédaigne toutes les nuances psychologiques qui ont un intérêt si capital pour les moralistes comme Gomez Carrillo !

Celui-ci, par contre, est indulgent, compatissant, plein de mansuétude et, en bon psychologue, il comprend tout.

Et tout comprendre, n'est-ce pas tout pardonner ?

Gomez Carrillo est bon, surtout pour les criminels. Il est humanitaire, et, comme beaucoup d'humanitaires, il cherche ne serait-ce qu'un reflet de lumière dans l'âme des coupables, au risque de ne pas avoir le temps de s'occuper de l'âme et des souffrances des innocents, victimes de ces coupables.

Ceux-ci il les excuse, les défend quand ils sont jugés, les plaint quand ils sont condamnés, les pleure quand ils sont suppliciés.

Comme il comprend les coupables, il trouve des excuses pour toutes leurs attitudes.

Si les attitudes de Mata Hari sont arrogantes, il les trouve naturelles. Elle est ainsi faite. Puis, elle est inconsciente de ce qui peut lui arriver — son avocat ne l'aurait donc pas renseignée ? —.

Ses sourires de dédain, sa coquetterie dans une situation si périlleuse, la superbe avec laquelle elle interrompt le commissaire du gouvernement ? — Tout cela, c'est sa seconde nature, née à la chaleur des hommages mondains.

Mais quand on lui parle de culpabilité et qu'on lui donne des preuves formelles de cette culpabilité, il ne comprend plus ou trouve tout compliqué et inexplicable.

Il parle alors du mystère du procès, du mystère de la culpabilité, des preuves mystérieuses, de l'âme énigmatique et compliquée de l'accusée, de sa conduite inexplicable, des mystérieuses raisons sentimentales pour lesquelles elle a fait la conquête des chefs de l'espionnage allemand.

Tout est mystérieux pour Gomez Carrillo et ce mot revient cent fois sous sa plume.

Ne doit-il pas justifier le titre de son livre ?

Malgré les deux preuves irréfutables que donne M. Massard dans son compte rendu, il continue à douter de la culpabilité et de parler de mystère. Et comme il ne peut discuter ces preuves, il n'en parle plus et va embrouiller tout.

Il ne trouve clair que ce qu'il croit à l'avantage de l'accusée. Ainsi son retour hâtif de Madrid, après un séjour de peu de semailles. Il appelle ce retour une présomption d'innocence.

D'après les besoins de sa cause, supprime des parties du compte rendu ou fait des adjonctions.

C'est ainsi qu'il supprime les nobles paroles du lieutenant Mornet, répondant à l'accusée qui reproche véhémentement aux juges-officiers leur manque de galanterie : Nous défendrons notre pays, Madame, excusez-nous.

Avec son exagération habituelle, Gomez Carrillo parle des ministres et des ambassadeurs, qui défilent à la barre pour dire leur foi en l'innocence de la bayadère tout en sachant que pas un seul ministre n'a déposé au procès, et qu'il n'y avait qu'un seul témoin, qui avait rang d'ambassadeur, mais était un haut fonctionnaire du Quai d'Orsay. Il fait dire celui-ci : Jamais rien n'a altéré la bonne opinion que j'avais de cette dame.

Il va même jusqu'à mettre en cause un des gendarmes qu'il fait murmurer dans l'ombre de la salle d'audience : Celle-là saura mourir.

Pour Gomez Carrillo, avocat sans robe, le commissaire du gouvernement, qui accuse et requiert, est l'adversaire, presque Il s'obstine d'ailleurs à appeler le lieutenant Mornet le capitaine Mornay, comme il parle du capitaine Ledoux — Ladoux — et du capitaine Marow, qui s'appelait Masloff.

Le lieutenant Mornet fait des questions indiscrètes, dont le ton humilie ou insulte l'accusée, il a parfois un sourire narquois, il est impassible et implacable, et ne contient pas toujours son impatience et sa mauvaise humeur.

Le capitaine Bouchardon n'a pas non plus sa sympathie : il a instruit l'affaire et a fait un rapport accablant. Ici il le passe sous silence, mais dans un chapitre ultérieur — La Prison et la mort — il le montre sur le lieu de l'exécution, souriant méphistophéliquement, se promenant les mains derrière le dos et murmurant des phrases que personne n'entendait (p. 176).

Quant au défenseur — c'est l'illustre Clunet, — le bon monsieur Clunet, — le grand ou l'illustre jurisconsulte, — l'arbitre austère entre nations, — le maître incontesté du barreau. Il est éloquent et son noble visage impressionne les juges.

Mais l'éloquent défenseur ne réussit pas à convaincre les juges, même pas à faire naître un doute dans leur esprit.

C'est qu'ils connaissaient le dossier, avaient vu les preuves.

Gomez Carrillo a mieux réussi dans ses efforts pour suggérer le doute à ses lecteurs.

Mais seulement chez ceux qui ignoraient tout de l'affaire.

***

Dans La Légende de la Mort, Gomez Carrillo continue à identifier Mata Hari avec Toutcha, la danseuse rouge, mais il rejette la légende de sa mort, telle que le roman et la pièce de Charles-Henry Hirsch la donnent.

Car il trouve que cette légende a adultéré l'âme et le caractère de Mata Hari et il veut à tout prix lui conserver son auréole de courage devant la mort et ce qu'il appelle sa mort socratique. Mais il rejette surtout cette légende, parce que, si elle était admise, il serait impossible de suggérer au lecteur l'idée qu'en faisant fusiller Mata Hari, la justice, aveuglée par les circonstances, avait

fait une erreur. Et c'est là justement la vraie tendance du livre de Gomez Carrillo.

***

Pour couronner sa belle œuvre d'histoire et de psychologie, l'auteur nous emmène en pleine fantasmagorie dans La Prison et la Mort.

Ici Gomez Carrillo met en cause le Dr Bralez, interne du Dr Bizard, après en avoir fait l'éminent médecin de Saint-Lazare.

Il lui fait brosser un portrait de Mata Hari qui relève de la plus folle fantaisie.

Il fait raconter au Dr Bralez un tas de choses que celui-ci n'a jamais racontées, auxquelles il n'avait même jamais pensé ; il lui attribue des conversations avec Mata Hari qu'il n'a jamais tenues.

Par le truchement de ce docteur, il nous présente dans la cellule de Saint-Lazare une femme de haute culture, à l'esprit raffiné et philosophique, qui est attirée par tout ce que la poésie peut avoir de mystérieux, de religieux et de légendaire et qui, après avoir vécu en beauté, meurt en héroïne.

Il lui met dans la bouche un langage fleuri et exquis, des réflexions de la plus haute envolée, il lui prête une âme nostalgique avec des élans vers l'infini et l'idéal.

Elle prononce des phrases finement ciselées, comme : Quand on me parle de patrie, mon esprit se tourne vers un pays lointain où une pagode d'or se mire dans une rivière sinueuse.

Cette créature, tantôt languissante, tantôt exaltée et impétueuse, est une érudite qui sait par cœur les grands poèmes de l'Inde, qui préfère les livres enseignant à aimer la vie et à savourer les voluptés avec un sybaritisme passionné, qui parle du théâtre séculaire de Kalidasa comme du dernier roman-feuilleton et connaît à fond les enseignements des Vidas antiques.

Cette femme aspire à la béatitude du non-être et trouve son bonheur dans le renoncement. C'est un Socrate féminin, contemplant, avec sérénité et noblesse, avec un superbe dédain la perspective de la prochaine exécution.

Le matin même de cette exécution, elle s'exprime en effet ainsi :

La mort n'est rien, la vie non plus ; mourir, dormir, rêver, passer, qu'importe ? et qu'importe que ce soit aujourd'hui du demain, dans notre lit ou au retour d'une promenade ? Tout est illusion.

 

Inutile d'ajouter que cette Mata Hari, idéalisée, presque sanctifiée, que Gomez Carrillo baigne de poésie et qu'il enveloppe des voiles brillants de l'Inde brahmanique, en qui il met une âme stoïcienne et même une partie de sa propre personnalité, à qui il fait exprimer les pensées les plus élevées, n'a jamais habité une cellule de Saint-Lazare, n'a jamais existé.

 

 

 



[1] Bibliotheca Renacimiento, Madrid.

[2] Traduit en français par Phaéas Lebesgue (Paris, chez Fasquelle, 1923).

[3] Prosas. Antologia de los mas bellos capitulos de las obras de Gomez Carrillo, Barcelona, Casa Editiorial Maucei, s. d.

[4] L'Espagne, 2 janvier 1923.

[5] Publié en tête de l'édition espagnole du livre sur Mata Hari.

[6] Paris, chez Fasquelle, 1925.

[7] Chapitre XII.

[8] Nous ne suivons pas toujours la traduction française de Ch. Barthez, souvent infidèle.

[9] Le mariage eut lieu le 11 juillet.

[10] En français et en italique dans le texte espagnol.

[11] Cf. chap. I.

[12] Le traducteur en fait sépulcrale !

[13] Chez Dentu, 1874.

[14] Voyez chapitre XV.

[15] Nous soulignons ce mot, supprimé dans la traduction française.

[16] Souvenirs..., p. 76.

[17] C'est nous qui soulignons.

[18] Nous suivons le bon exemple de G. C. en soulignant ces précieuses suggestions.

[19] Publiée en partie dans Les Espionnes à Paris, p. 19.

[20] C'est ainsi qu'elle s'exprime ailleurs. Cf. chap. XXII.

[21] Gabriel Astruc : Le Pavillon des fantômes, Souvenirs. Paris, 1929.

[22] C'est nous qui soulignons partout.