LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

DEUXIÈME PARTIE

 

XXIII. — L'intervention de la Hollande.

 

 

Dans son compte rendu de l'affaire Mata Hari, M. Émile Massard parle d'une intervention de la Hollande en faveur de l'espionne condamnée :

Si Mata Hari semblait rassurée, c'est qu'elle avait de puissants protecteurs, non pas seulement en France, mais à l'étranger, en Hollande notamment... En passant par la Hollande [en 1914] elle avait pris pour amant le président du Conseil des ministres [Gort] Van der Minden — tout simplement. C'est ce dernier qui tenta une démarche pressante auprès du gouvernement français pour obtenir sa grâce... La reine Wilhelmine, malgré les instances du prince consort, refusa de s'associer à cette démarche. C'est même ministre qui, après la condamnation de Mata, suscita des manifestations contre les Français qu'il faisait traiter de sauvages et de barbares. Le gouvernement de ce même Van der Linden avait laissé organiser sous ses yeux un vaste système d'espionnage. Le consul allemand était à la tête de ce service. A La Haye il donnait des passeports, à Scheveningen — la station balnéaire — il recevait les renseignements.

(Les Espionnes à Paris, pp. 59-60.)

 

Ces accusations, mal fondées, nécessitent, fût-ce un peu tardivement, un commentaire et une réfutation.

Ce fut en 1914, au début de la guerre, que Mata Hari, revenue d'Allemagne où elle était allée s'entretenir avec les chefs de l'espionnage, passa par la Hollande pour aller en France remplir la mission dont ces chefs l'avaient chargée.

Son séjour en Hollande dura quelques mois qu'elle passa d'abord dans un hôtel d'Amsterdam, puis dans le petit hôtel particulier qu'elle avait loué à La Haye. A cette époque M. Cort Van der Linden, ancien professeur à la faculté de droit de Groningue, était président du Conseil des Ministres.

Il avait presque soixante-dix ans et avait derrière lui toute une vie d'étude, d'honneur et de labeur. Tous les partis politiques estimaient l'homme d État, pie ses talents et ses vertus civiques avaient porté au faîte du pouvoir. Sa vie de famille était pure et personne en Hollande n'a pu prendre au sérieux ce que M. Massard et d'autres auteurs, qui se sont portés accusateurs à sa suite, lui ont reproché.

Les relations galantes de Mata Hari en Hollande pendant la guerre étaient connues et jamais le soupçon d'une liaison extra-conjugale n'a pu effleurer la haute réputation du vénérable homme d'État, doublé d'un éminent juriste.

D'ailleurs, à l'époque trouble et dangereuse où il était arrivé au pouvoir, il avait d'autres préoccupations que de rechercher des relations sentimentales avec une femme fâcheusement célèbre il avait la lourde tâche de sauvegarder son pays contre le grave péril qui menaçait de l'Est, d'en maintenir la neutralité et, au besoin, d'en défendre l'indépendance.

Le président du Conseil hollandais n'a jamais rien fait personnellement en faveur de Mata Hari. Le seul homme qui soit intervenu en 1917 fut le ministre des Affaires étrangères, M. Loudun — actuellement ministre des Pays-Bas à Paris —, qui, après la condamnation de Mata Hari, après le rejet de ses pourvois et avant son exécution, a chargé le représentant des Pays-Bas à Paris, le chevalier de Stuers, de faire tout le possible pour empêcher qu'une Hollandaise fût exécutée. Mais dans les dépêches envoyées à Paris M. Loudon ne s'est pas prononcé sur la culpabilité ou l'innocence de la condamnée.

Il n'a jamais dit un mot de son intervention à la Reine, ni au Prince consort — qui s'est toujours tenu en dehors de toute politique — et il n'en a pas non plus saisi le Conseil des ministres.

D'autre part, le reproche adressé par. M. Massard à un chef de gouvernement d'un pays neutre d'avoir laissé organiser un système d'espionnage allemand dans ce pays, est souverainement injuste.

Tous les pays neutres, l'Espagne et la Suisse spécialement, n'étaient-ils pas, entre 1914 et 1918, des centres d'espionnage allemand ? Est-ce qu'on en a jamais fait le reproche à Dato ou au gouvernement fédéral ? Ceux-ci auraient-ils pu l'empêcher ?

L'honorable édile de Paris oublie l'exterritorialité des ambassades ou légations allemandes qui organisaient cet espionnage.

Comment un chef de gouvernement n'irait-il pu empêcher un consul allemand, couvert par l'immunité diplomatique, de donner des passeports à n'importe quel individu, et de recevoir des renseignements de n'importe qui ?

Quant aux manifestations contre la France que M. Cort Van der Minden aurait suscitées, personne en Hollande ni en France n'en a jamais entendu parler.

Le général Boucabeille, attaché militaire à la Légation de France à La Haye, pendant la guerre, que M. Massard a mis en cause (p. 59), s'est élevé énergiquement contre les affirmations de cet auteur, au sujet du rôle qu'auraient joué M. Cort Van der Linden, la Reine et le Prince consort.

Dans un rapport, adressé, peu après la publication des Espionnes à Paris, en février 1923, au ministre de la Guerre, M. Maginot, le général Boucabeille déclare que toutes les accusations de M. Massard sont parfaitement controuvées.

Il s'indigne surtout de celle concernant les manifestations contre la France, qu'aurait suscitées le président du Conseil hollandais.

Il assure qu'il n'a eu qu'à se louer de ses relations personnelles avec les hautes autorités militaires hollandaises, et qu'il a toujours pu compter sur l'appui formel des fonctionnaires autant que le leur permettait la neutralité de la Hollande.

Le général Boucabeille aurait été disposé à publier un démenti en son nom personnel le gouvernement français lui avait donné son consentement, mais le gouvernement hollandais, jugeant que la presse hollandaise n'avait attaché aucune importance aux Espionnes à Paris, puisqu'elle n'en avait publié aucun extrait, trouva tout démenti superflu.

***

Laissons parler la détenue elle-même.

Ses rapports avec la légation des Pays-Bas à Paris ont toujours été clairs, simples et absolument légaux.

Après son arrestation, elle attendit deux mois avant de s'adresser aux représentants de son pays.

En effet, sa première lettre date du 16 avril 1917 et est adressée au consul, qui, à ce qu'il paraît, ignorait l'arrestation.

Elle dit être emprisonnée sous l'inculpation d'espionnage, mais se déclare innocente. Elle prie le consul de se mettre en rapport avec sa bonne à La Haye et de lui faire savoir qu'elle éprouve des difficultés à quitter la France, mais qu'elle reviendra sûrement en Hollande.

Plus de deux mois après, soit le 22 juin, elle prie le consul d'aviser son avocat à La Haye — Me Hymans — de son arrestation et de sa détention à Saint-Lazare. Mais elle ne doute pas de son élargissement prochain.

Ils s'imaginent en Hollande que je suis à Paris pour mon plaisir. Elle parle d'un accident qui lui est arrivé et répète un peu plus loin qu'elle est en prison pour un accident de guerre.

Elle ne peut donc pas s'occuper elle-même de ses affaires et elle veut bien charger son amant attitré à La Haye, le Baron N..., de payer — de sa propre poche bien entendu — la facture élevée qu'un créancier de cette ville avait envoyée à la détenue par l'intermédiaire de la Légation.

Elle termine cette lettre par une protestation d'innocence : Je suis innocente, le malheur qui m'arrive est grand.

Le 30 juin 1917 le ministre des Affaires étrangères à La Haye, M. Loudun, demande au ministre à Paris quand passera l'affaire Mata Hari, dont les journaux hollandais font déjà mention, et, deux jours après la condamnation, suit son télégramme de La Haye à M. de Stuers à Paris, priant celui-ci de demander la commutation de la peine de mort, en cas de rejet du pourvoi en révision.

Quinze jours après ce rejet, soit le 31 août, cette demande est réitérée par une nouvelle dépêche.

Enfin, le 2 septembre, la condamnée s'adresse à M. de Stuers, ministre de Hollande à Paris, en personne.

Elle demande son intervention auprès du gouvernement français. Car les juges ont fait une grave erreur. Elle admet qu'il y a quelques apparences, mais pas d'actes. Quant à ses relations internationales, elles ne sont que la conséquence de sa situation comme danseuse. On a jugé avec exagération ce qu'elle a fait. Après que son pourvoi en révision a été rejeté, elle s'est pourvue en cassation, mais elle craint que tout ne soit inutile, puisqu'il n'y a pas eu d'erreurs juridiques au procès.

Il ne lui reste que le recours en grâce. Elle répète qu'elle n'a pas espionné et parle de jalousies et de vengeances, qui sont en jeu.

Sans doute pour faire entendre que ce n'est pas manque d'argent qui l'aurait poussée à l'espionnage, elle ajoute qu'elle a une jolie situation — de femme entretenue par un homme marié — à La Haye.

Quand la Cour de Cassation a, à son tour, rejeté le pourvoi de Mata Hari (27 septembre), un nouveau télégramme du ministre des Affaires étrangères à La Haye prie le ministre à Paris, une dernière fois, de demander la grâce de la condamnée.

Là s'arrête toute l'intervention du gouvernement hollandais, intervention faite par le ministre des Affaires étrangères, M. Loudon seul, qui, comme nous venons de l'exposer, ne s'est intéressé à la condamnée que parce qu'elle était Hollandaise.

Des lettres que nous venons de résumer il résulte que :

Mata Hari n'a jamais fait la moindre allusion à un président du Conseil qui pourrait intervenir en sa faveur ; elle n'a jamais compté sur sa protection, ne lui a jamais écrit un seul mot.

Elle savait qu'il ne lui restait aucun protecteur, ni en France, ni en Hollande.

C'est pourquoi elle a adressé, en désespoir de cause, son unique lettre au ministre des Pays-Bas à Paris. Le ton de cette lettre est fort triste ; celle qui l'a écrite se sent définitivement perdue. Aussi a-t-elle abandonné tout espoir, mais elle fait encore le geste du noyé qui se cramponne à une paille avant de couler à fond.