LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

DEUXIÈME PARTIE

 

XIII. — Carrière artistique d'une femme galante.

 

 

L'enthousiasme de Paris suivit Mata Hari à Vienne, la ville joyeuse du bleu Danube.

Son arrivée fut annoncée à sons de trompe par toute la presse comme l'entrée triomphale d'une reine de l'Extrême-Orient, d'une artiste qui possédait le double prestige d'une beauté exotique et d'un passé aventureux plein de mystère.

Les journaux chantèrent les louanges de sa taille élancée, de sa figure magnifique aux yeux énigmatiques, de sa luxuriante chevelure d'ébène, de son teint mat et de ses membres d'une souplesse de liane.

Le critique d'art Hevesi la décrivit comme : ein Zweirassiges Wesen wie es nur der Orient hervorbringt, der dem alten Paradiese so viel näher ist als wir ausgewiesene Kulturwelt[1].

Avant de se produire devant le grand public, Mata Hari dansa devant une société d'élite, à la Sezession, la Maison des Peintres viennois, où se mêlaient des puissants du jour, des grandes dames, des représentants du monde littéraire et artistique.

 

On avait transformé une des salles en temple. Une lumière tempérée éclairait vaguement le dieu Brahma, trônant sur un autel entre des lumignons, des vases hindous et de petits cerisiers en fleurs.

Au pied de l'autel, des vases en métal d'où montait l'encens ; sur le parquet, des tapis somptueux, laissant, au milieu, un espace libre où un disque en verre devait projeter sur la danseuse des flammes électriques.

 

Elle se montra d'abord enveloppée d'un long vêtement blanc qui lui couvrait la tête comme un voile et, aux sons d'une musique douce, elle fit une offrande à Brahma des fleurs, de l'eau, de la poussière, et de l'air.

Pour l'offrande à Vichnou, elle portait le costume du musée Guimet, et enfin elle abandonna, comme elle l'avait fait à Paris, le dernier de ses voiles à Siva, le dieu inexorable.

Après ses débuts dans la Maison des Peintres, elle se produisit au Théâtre Apollo devant le grand public.

Voici comment l'a vue le critique du journal artistique Vorhang auf[2] :

Une dame d'un extérieur très intéressant et d'un charme rare la vraie danseuse indienne, dans ses danses sacrées des Brahmanes.

Tout à coup la danseuse se lève — elle commence la danse du slendang (voile) comme lutte symbolique de la chasteté avec la sensualité.

En courbant le corps et en agitant violemment son voile, elle exprime l'attraction et l'angoisse de l'amour, la crainte érotique et le triomphe de cette crainte. Le désir se réveillant dans le cœur de la vierge ! Naturellement, l'amour finit par triompher...

Le voile tombe et es überlauft einem eiskalt über den Rücken[3].

Ensuite on voit la glorification d'Indra — dieu de la guerre. Ici Mata Hari devient un peu plus tumultueuse, bien qu'elle ne se départisse jamais d'une certaine réserve prescrite. Par sa danse, elle veut exciter davantage les hommes belliqueux et, comme symbole du sang, elle porte un voile rouge. Nous trouvons cette façon de danser chez presque tous les peuples primitifs ; la beauté de la femme comme élément excitant pour les guerriers. Cette danse, qui doit sa véritable origine à des instincts très bas, Mata Hari sait lui prêter une certaine distinction, comme, en général, elle ne sort pas d'un cadre qui réclame la beauté du corps et des poses bien composées plutôt que des manifestations de la sensualité.

La dernière danse montre une fête en l'honneur du dieu Siva. Elle danse la grande danse du temple des Brahmanes. Chacun des voiles qui l'enveloppent a la valeur d'un symbole beauté, amour, jeunesse, chasteté, sacrifice et abandon. Un à un les voiles s'envolent, il ne reste rien, qu'un tissu transparent... Salomé ! C'est sans doute la danse la plus excitante que les connaisseurs en choses artistiques puissent se figurer. Les formes idéales de ce corps de femme, cette figure rêveuse et nostalgique, le jeu doux de ce corps gracieux — le milieu, tout fit éclater l'enthousiasme du public des loges.

***

C'est en décembre 1906 qu'elle était ainsi acclamée à Vienne ; trois mois plus tard, elle est passagère à bord du Schleswig, courrier pour l'Égypte du Nord Deutscher Lloyd.

Le but de son voyage en plein triomphe artistique est assez mystérieux et ne laisse pas d'être suspect.

L'envoyé spécial du Temps, M. René Puaux, la rencontre sur le bateau et signale sa présence à sou journal dans une lettre du 21 mars 1907 qui porte le titre de Paris à Khartoum.

Voici le passage se rapportant à Mata Hari :

Samedi — Nous n'avons reçu qu'aujourd'hui, au départ de Naples, la liste complète des passagers. Mais les Parisiens qui sont à bord out reconnu dès Marseille une célébrité ; Maki-Hari, la fameuse danseuse hindoue qui nous révéla les danses sacrées qui exigent la nudité. Elle a renoncé à Siva et à son culte. Elle est devenue Berlinoise, parle l'allemand avec un accent aussi peu oriental que possible et compte bien fixer ses jours sur les bords de la Sprée. Son plus vif désir est qu'on oublie sa brillante carrière et ses succès des musées Guimet et du Trocadéro. Damit ist es fertig. Et l'Égypte ne l'attire point pour y rechercher des danses nouvelles.

***

Cependant, en mai 1908, nous la retrouvons à Paris, où elle danse au Gala des Pupilles et renouvelle, pour le plaisir de tous, les formes de son talent hiératique et passionné.

La veille de cette représentation, elle a, à l'Elysée Palace-Hôtel, où elle était descendue après son retour d'Égypte, une entrevue avec le journaliste Charles Doury.

Elle le reçoit en costume de ville, le corps cambré dans une robe à transparent de dentelle blanche qui semble comme un long calice de fleur renversée.

Mata Hari raconte qu'elle a fait un long voyage de chasse en Egypte et aux Indes. Elle se plaint amèrement de l'expérience qu'elle a faite à son retour. On a scandaleusement abusé de son absence. Dans tous les music-halls, on a imité ses danses et ses costumes. Quantité de femmes se sont chargé, après elle, les seins de plaques de bronze, se sont noué les épaules d'une écharpe, se sont à demi dénudées. Le nu qui, exhibé par elle, était noble et sacré, avait été galvaudé après son départ de Paris.

Et comme elle ne veut pas avoir l'air de copier ses imitatrices, elle manifeste l'intention bien arrêtée d'abandonner le nu, devenu banal, et de danser désormais vêtue d'une robe montante, longue et à double traîne.

 

En revendiquant la propriété exclusive de l'art hindou inventé et créé par elle, Mata Hari ne se rendait pas compte que c'était un aveu de ses supercheries de pseudo-artiste : les danses qu'elle avait montrées à Guimet n'étaient donc ni sacrées ni hindoues, puisque c'était elle qui les avait inventées et créées.

D'ailleurs, elle ne mit jamais à exécution sa menace puérile. Comme le nu était sa spécialité et sa seule raison d'être, elle continua à danser nue ou demi-nue, dans les salons et les établissements publics Folies-Bergère, Trocadéro, Marigny, Théâtre des Champs-Élysées.

En décembre 1912 elle se risqua même à danser devant le public de jeunes filles et de darnes mûres du meilleur monde qui forme l'auditoire habituel de l'Université, des Annales ; mais sur la demande expresse de Mme Brisson-Sarcey, elle avait, à cette occasion, voilé d'une écharpe sa demi-nudité.

Ce soir du 14 décembre, elle dansa donc avec cette grâce enveloppante et féline dont elle a le secret.

Il y avait, à côté de l'admirable danseuse, que tout Paris applaudit lorsqu'elle révéla son art en France, une autre admirable artiste à qui toute musique étrangère est familière — Mme Sorga[4].

Et en premier lieu il y avait le conférencier Paul Olivier.

Voici l'intéressant programme de cette soirée aux Annales.

FÊTES JAVANAISES ET HINDOUES

Conférence de Paul Olivier avec le concours de Mme Mata Hari et Mme Sorga,

de M. Inayat-Khan, maître de musique du Maharadjah [de] Hyderabad, et son orchestre hindou.

Chant royal de cérémonie : Salut au Roi, par l'orchestre hindou, sous la direction du professeur  Inayat-Khan.

Musique d'ensemble par l'orchestre hindou.

a) Thumary b) Tellana, chant et musique.

La Légende de la princesse et de la fleur magique,  dansée et mimée par Mme MATA HARI.

Tambla (solo)

Ditruba (solo)

Le Chant des prêtres du Temple de Kama, chanté  par le professeur Inayat Khan.

Danse de Chundra — Invocation à la Lune —, mimée  et dansée par Mme MATA HARI.

a) Pantoums et chansons : Sastro Prawiro.

b) Passang Tawoer... Harmonisation de Krontjong.

e) Prière de Hangsionda.

d) Mélodie Siamoise, harmonisée par M. Grassi de Bangkok, par Mme Soria.

 

Le conférencier présenta Mata Hari à son  public comme une lady de grande naissance,  se cachant sous le nom hindou de Mata Hari,  née au bord du Gange, et qui partageait ses  loisirs entre son ardente patrie et la petite  villa de Neuilly où elle s'isolait, parmi le commerce tout, brahmanique des animaux  et des fleurs. En réalité le vrai commerce  de cette lady de grande naissance était  aussi peu brahmanique que la conférence  de Paul Olivier était, javanaise.

Peu après cette conférence aux Annales  l'orchestre hindou quitta Mata Hari, à sa grande fureur. Il s'était fait engager par Lucien Guitry, qui allait monter au Théâtre Sarah Bernhardt Kismet, pièce hindoue à grand spectacle.

Sans doute le professeur Inayat-Khan, maitre de musique d'un puissant maharadjah et, lui, hindou authentique, trouvait-il sa patronne trop peu hindoue pour s'attacher à sa fortune.

***

L'année suivante enfin, 1913, vit la définitive faillite artistique de la pseudo-danseuse.

C'est à M. Antoine, l'illustre fondateur du Théâtre-Libre, alors directeur de l'Odéon, que revient l'honneur d'avoir démontré l'inexistence de l'art chorégraphique de Mata Hari.

M. Antoine montait, cette année, Antar, drame en 5 actes et en vers, du Syrien Chekry-Ganem ; mais, avant de donner cette pièce à Paris, il voulait la présenter à Monte-Carlo.

Comme pour la pièce il avait besoin d'une danseuse hindoue, il s'adressa à une agence, demandant de lui envoyer une danseuse hindoue qu'il avait vue à Marigny et dont il ignorait le nom.

On lui présenta Mata Hari en lui disant : Voilà la danseuse que vous avez demandée.

M. Antoine s'aperçut bien que ce n'était pas celle qu'il avait vue à Marigny. Mais la femme qu'on lui présentait était une créature magnifique, qui l'impressionna par sa toilette somptueuse et son air de grande dame.

Avant de rien décider, il consulta M. Gabriel Pierné, qui lui dit : Elle est belle.

M. Antoine, étant du même avis et jugeant qu'une pareille beauté était une qualité inappréciable pour une danseuse, signa avec elle un engagement, stipulant qu'elle toucherait 200 francs par jour et que lui seraient fournis les costumes.

Le lendemain de la signature du contrat on commença les répétitions pour la danse du feu. Mais Mata Hari s'efforça, sous divers prétextes, d'éviter les danses ; deux fois elle s'excusa en simulant la fatigue ou un malaise physique ; bref, elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour esquiver les répétitions.

M. Antoine et M. Pierné finirent par s'apercevoir que la célèbre danseuse, qui avait tant émerveillé le public des music-halls et ses spectateurs des salons, ne savait pas danser.

On partit cependant pour Monte-Carlo, puisque le temps nécessaire pour chercher une remplaçante manquait.

Mata Hari dansa donc à Monte-Carlo, mais elle le fit si mal que M. Antoine lui dit : Vous ne danserez pas et Paris.

De retour à Paris, il fit venir Mariquita, maîtresse de ballet à l'Opéra-Comique, pour juger la danseuse engagée. Cette éminente artiste, après l'avoir vue, trouva qu'elle ne savait rien faire.

Confondue, Mata Hari avoua enfin qu'elle n'était pas danseuse de profession et refusa de continuer à danser. Naturellement M. Antoine résilia à bon droit le contrat.

Mais la fausse artiste, démasquée, tendait pas de cette oreille-là. Contre toute équité, elle exigea que le contrat fût respecté et réclama le payement intégral des vingt représentations pour lesquelles elle avait été engagée.

M. Antoine perdit le procès qu'elle lui intenta devant le Tribunal civil et lui paya 4.000 francs.

Mata Hari garda par-dessus le marché le costume qu'il avait mis à sa disposition pour la première représentation.

M. Antoine ne devait jamais la revoir.

 

Un détail à souligner :

Lorsqu'il fut connu à Paris que Mata Hari avait été engagée à l'Odéon pour Antar, plusieurs créanciers, et surtout des couturiers, mirent opposition sur ses appointements.

 

La même année 1913 vit le retour à Paris d'Isadora Duncan, qui avait fait une tournée en Russie avec Herser Skene. La grande artiste américaine remporta des triomphes au Châtelet et au Trocadéro.

Et il ne fût plus question à Paris des danses hindoues.

***

Mata Hari dansa plusieurs fois en Allemagne, son pays d'élection, où elle débuta à Berlin, au Wintergarten.

Elle attendit jusqu'en décembre 1914 pour se produire sur une scène hollandaise.

Mais elle n'eut pas l'imprudence d'y montrer ses fameuses danses sacrées. A La Haye, il y a trop de Javanais et de coloniaux qui connaissent les Indes pour les avoir longtemps habitées.

Le 14 décembre 1914, le Grand Théâtre Municipal à La Haye était comble. On donnait Lucie de Lammermoor. Mais les danses de Mata Hari, qui devaient venir après, formaient pour le public la pièce de résistance. De nombreux coloniaux, en congé ou en permanence dans la résidence royale, étaient accourus pour voir la danseuse qui avait été un peu leur payse.

Le programme annonçait :

Les Folies françaises, extrait d'un Ballet du Roi (XVIIIe siècle), musique de Couperin.

Il y avait un décor forestier, plein d'atmosphère. Au premier plan un étang dans un bois. Sur une estrade de deux marches, un tableau vivant, d'après une toile de Lancret. Le rideau levé, on vit une grande bergère en costume Louis XV et un berger, beaucoup plus petit, sortir de leur cadre. Aux sons d'un menuet lent et grave la grande bergère — Mata Hari — et le petit berger — une danseuse travestie de l'Opéra — mimèrent une espèce de jeu de galanterie idyllique. Les huit phases de ce jeu s'appelaient : la virginité, la pudeur, l'ardeur, l'espérance, la fidélité, la persévérance, la langueur, la coquetterie.

Le succès des danseuses fut mince.

Quand, au bout de quelques minutes, le rideau fut tombé, la déception des spectateurs était générale. Personne n'avait pu distinguer les différentes phases du jeu, qui ensemble avaient duré autant de minutes que le prélude seul.

Après cette première et unique représentation de danses en Hollande, qui n'avait pu entamer la placidité du public hollandais, Mata Hari renonça définitivement à son art pour se consacrer à des besognes plus ténébreuses.

 

 

 



[1] Une créature de deux races comme en produit l'Orient seul, qui touche de beaucoup plus près à l'ancien paradis que nous autres civilisés exilés.

[2] Lever de rideau.

[3] On sent des frissons dans le dos.

[4] Mme Sorga était fille d'un avocat hollandais de Batavia et s'appelait de son vrai nom Maclaine Pont. Elle était née à Java et avait été la femme de M. Gentils, notable commerçant à Soerabaia. Après son divorce, elle partit pour l'Europe. A Paris, elle se produisait souvent à côté de Mata-Hari, son amie. Plus tard elle se remaria avec M. B... Elle n'était pas artiste professionnelle.