LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

PREMIÈRE PARTIE

 

IX. — Paris et la danse.

 

 

Les premiers mois à Paris furent pénibles pour Mme Mac Leod, épouse sans mari et mère sans enfant.

On la voit successivement modèle et écuyère ; elle pose chez des peintres et des sculpteurs. Et elle se prostitue.

Au mois de novembre, peu de semaines après son arrivée à Paris, elle se présentait un jour, 60, boulevard de Clichy, dans l'atelier du peintre Octave Guillonnet disant, sans préambule :

Je désire poser, monsieur.

Bien, montrez-vous, répondit le peintre.

Oh ! mais, objecta l'inconnue, je ne veux poser que la tête. je suis la veuve d'un major tué aux Indes. J'ai deux enfants à élever et je suis sans ressources ; je m'appelle Mme Mac Leod.

En ce cas, repartit le peintre, comme vous êtes belle, vous trouverez quelques séances, mais vous en trouveriez beaucoup plus facilement si vous posiez l'ensemble, car vous paraissez bien faite. Enfin, je n'insiste pas...

La visiteuse de se lamenter alors sur l'immolation de sa pudeur, sur l'outrage au grand nom qu'elle portait. Comme le peintre lui répétait qu'il en serait ce qu'elle voudrait, elle se décida brusquement en disant : Eh bien, puisqu'il le faut pour mes enfants, je fais ce sacrifice, et se déshabilla.

Et au grand jour de l'atelier l'artiste vit de belles épaules, de beaux bras, de très belles jambes, mais une poitrine blette, des hanches chevalines et un ventre un peu défraîchi. Mais surtout cette poitrine fatiguée...

L'ensemble était un peu décevant et le peintre émit l'opinion qu'il vaudrait mieux pour elle qu'elle ne posât que le costume, quand brusquement son interlocutrice eut une crise de nerfs l'outrage à sa pudeur avait été trop rude.

La femme du peintre accourut, s'apitoya, inonda l'inconnue d'eau de Cologne, lui fit respirer de l'éther.

Comme l'artiste était chargé de faire l'affiche de Messaline, œuvre musicale de Morand et de Lara, qui, à cette époque, devait être donnée à la Gaîté Lyrique, il la retint pour une séance de tête. Il l'envoya ensuite à son ami le peintre Gustave Assire, qui, à plusieurs reprises, la fit poser pour le costume.

***

Après un séjour de trois mois à Paris, Mme Mac Leod, désespérant de son avenir dans la métropole, adressa au général Edward Mac Leod, cousin du commandant, à Nimègue, Hollande, une lettre où elle accusait son mari de l'avoir abandonnée, de la laisser sans ressources et où elle implorait du secours.

Peu au courant des circonstances qui avaient amené le départ pour Paris de leur cousine par alliance, le général et sa femme lui répondirent par une offre d'hospitalité à Nimègue.

N'ayant rien à perdre à Paris, Mme Mac Leod quitta la France et fut cordialement reçue par le général et sa femme.

Dès son arrivée, elle faisait à ses hôtes un récit détaillé et mensonger des mauvais traitements que son mari lui aurait fait subir. Tant et si bien que le vieux général, indigné, écrivit à son cousin le commandant une lettre pleine de reproches et de remontrances.

Il reçut en réponse les explications du commandant. A la suite de quoi, au bout d'une semaine, le général priait Mme Mac Leod de quitter sa maison.

***

Gretha repartit pour Paris, cette fois définitivement.

Elle chercha sa voie et trouva. Elle se ferait danseuse.

Ni en Hollande, ni aux Indes, il est vrai, elle n'avait pratiqué la danse artistique ; elle n'avait aimé les bals que pour le flirt qui en est inséparable. A Java, elle ne s'était pas intéressée à la danse populaire des ronggengs[1] et elle n'avait jamais eu l'occasion de voir les serimpihs et les bedoyos, danseuses du soenan[2] de Solo et du sultan de Djocja.

N'importe ! Elle créerait des danses extrême-orientales les danses sacrées brahmaniques. Elle ne connaissait d'ailleurs aucunement le pays de Brahma, pas plus qu'elle n'avait vu de danseuses hindoues. Mais cela ne l'inquiétait guère l'Hindoustan, Java étaient loin de Paris et l'art chorégraphique de ces pays légendaires n'était pas de la compétence du public dont elle comptait faire la conquête.

Puis, son teint mat et son air exotique la feraient passer facilement pour une javanaise ou une Hindoue d'origine.

Son nom avait une apparence et une consonance anglaises ; dès lors rien de plus simple que de se donner pour la femme ou la veuve d'un officier britannique des Indes Mme Mac Leod devenait Lady Gresha[3] Mac Leod, danseuse.

Mais avant tout, elle devrait éviter la banalité, le déjà vu.

Paris avait déjà applaudi bon nombre de danseuses remarquables. La belle Otero lui avait apporté sa fougue castillane, la Loïe Fuller la magie de la flamme, Isadora Duncan ses jambes nues, la grâce d'un jeune corps et, une tunique courte.

Lady Mac Leod irait plus loin. Devant le public, elle danserait te ventre nu, comme les bayadères de sa fantaisie, et en petit comité elle exhiberait tout son corps.

Et pour corser le spectacle clic s'inspirerait de la danse lascive de Salomé devant Hérode. En se dénudant lentement, en jetant successivement tous ses voiles, comme l'avait ; fait la belle-fille du tétrarque, elle apporterait du nouveau aux Parisiens, friands de spectacles inédits.

***

Lady Gresha Mac Leod se produisait exclusivement dans les salons.

Le premier fut celui de la comtesse de Tredern. Cette grande dame, qui était à la tête du mouvement mondain et artistique de Paris, possédait un théâtre dans son hôtel ; elle donnait également des représentations dans les théâtres publics.

Lady Mac Leod dansa aussi chez M. Molier, propriétaire du fameux cirque de la rue Benouville.

Camille de Sainte-Croix nous a gardé le souvenir d'une de ces représentations privées. Vers la fin du mois de janvier 1905, ce journaliste, rédacteur à la défunte Revue Théâtrale, fut présenté à l'artiste étrangère dans le salon de Mme Albert Keyzer, la chroniqueuse du King. Là se trouvaient réunis une douzaine d'invités, tous Parisiens et artistes ; parmi eux deux peintres, un sculpteur et la romancière Daniel Lesueur.

L'étrangère avait assisté au dîner et avait vivement impressionné les convives, les avait tous conquis par le caractère de son originale et précieuse beauté.

Cette beauté, Camille de Sainte-Croix la détaille ainsi :

De haute taille, la tête fine aux traits énergiques, aux beaux yeux ardents et pénétrants, au teint chaud, une masse de cheveux sombres, un corps harmonieux, souple, aisé, aux proportions parfaites, aux attitudes nobles, simples et personnelles, de grande allure et de ligne superbe.

 

Lady Gresha Mac Leod, qui, lorsqu'elle s'appelait encore simplement Mme Mac Leod, détestait Java et trouvait les Indes un sale pays, séduisit irrésistiblement son auditoire en parlant en un langage imagé, convaincu et passionné, de tout ce qu'elle aimait, de tout ce qui avait ineffaçablement impressionné sa jeunesse, au beau pays de Java.

Quant à sa chorégraphie, au dire de Camille de Sainte-Croix, elle était toute personnelle et avait été créée par elle. C'était une danse vécue et pensée.

Le rédacteur de la Revue Théâtrale n'est pas très instruit en ethnographie il trouve, en effet, que Lady Mac Leod connaissait à fond l'admirable poésie de la race malaise[4]. Le sens intime et la signification lyrique de cette poésie, elle les traduisait, en gestes, en cadences de Pas et de mouvements et en jeux physionomiques. Et ce connaisseur émérite Parle encore de la bonne école des professionnelles de Java, où elle a étudié pratiquement son art.

Bref, Camille de Sainte-Croix, après avoir admiré la danse des sept voiles, qui finit par laisser la danseuse nue et râlante aux pieds du dieu Siva, d'autres danses encore d'une diversité et d'une abondance peu communes, — proclame la danseuse une créatrice d'art d'un tempérament et d'une flamme admirables.

Et il lui prédit la célébrité.

Peu après cette représentation intime, Lady Gresha Mac Leod se métamorphose de nouveau ; elle devient Mata Hari.

Le Soleil !

Non pas un soleil printanier, qui réchauffe et vivifie, mais un soleil tropical, le soleil implacable, que les soldats coloniaux aux Indes traitent de gredin de cuivre, un soleil qui brûle, qui aveugle, qui dessèche, qui embrase, qui rend fou et qui tue.

 

Quand, au commencement du mois de mars 1905, Émile Guimet, fondateur et directeur du célèbre Musée qui porte son nom, voulut offrir à ses invités un spectacle exotique et chercha à cet effet une danseuse de l'Extrême-Orient, on lui désigna Mata Hari.

 

 

 



[1] Danseuses publiques et ambulantes.

[2] Empereur.

[3] Elle n'eut qu'à changer une seule lettre de son petit nom Gretha (abréviation de Margaretha).

[4] S'il avait vécu quelques années au milieu de ces admirables poètes, il aurait été moins enthousiaste.