LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

PREMIÈRE PARTIE

 

VII. — L'enfer dans un site enchanteur.

 

 

Dans la relation de la mort de Norman qu'il fait à sa sœur, le commandant Mac Leod dit : Gretha est à bout de forces par suite des soucis et du chagrin.

Il est donc certain que pendant la maladie et durant les premiers jours qui suivirent la mort du petit Norman, la mère avait souffert avec le père de leur détresse commune.

Mais, manquant de fond, son affliction à elle n'était qu'à fleur de peau. Tandis que son mari restait abîmé dans sa douleur, chez elle l'égoïsme et l'indifférence reprenaient rapidement le dessus, l'image de son enfant luttant avec la mort s'estompait dans sa mémoire, puis s'évanouissait.

Quant au père, son affaissement moral fut immense ; son humeur s'altéra et s'assombrit.

Pendant de longs mois, il mène la vie d'un halluciné ; chaque mardi, jour où son rayon de soleil est parti pour jamais, il revit de nouveau la lutte désespérée et impuissante contre la Faucheuse, il entend toujours l'appel de la petite voix qui va s'éteignant.

Son déplacement, survenu peu après la mort de son fils, apporte toutefois une diversion à sa douleur.

Il quitte l'animation de Médan pour le silence du lointain Banjoe Biroe, au centre de Java.

La vente aux enchères de ses meubles, le voyage occupèrent quelques jours son esprit.

Mais la vie militaire, que, fidèle à la grande tradition familiale, il avait tant aimée, avait perdu pour lui tout son charme et il n'aspirait plus qu'à sa retraite, ne faisant plus aucune démarche pour reculer le moment si redouté de tous les officiers coloniaux.

Au milieu de la désolation de sa vie, il a comme seul recours la grande affection fraternelle de sa sœur en Hollande, à qui il continue d'écrire de longues lettres, où il épanche son cœur ulcéré.

Il y peint en vives couleurs l'enfer de sa vie conjugale, sa situation qui peu à peu devient intenable. Il parle des dépenses inutiles que fait sa femme tout en sachant que le ménage est forcé de se restreindre elle achète toute espèce de camelote aux marchands ambulants, Chinois ou Cingalais, qui passent, et quand il lui reproche son gaspillage elle a vite fait de dévider son chapelet de gros mots et d'injures.

Heureusement pour lui, sa fillette lui est restée et il a reporté sur elle toute sa tendresse de père.

Elle est toute mignonne et jouit d'une bonne santé. Elle a les beaux yeux noirs de son petit frère disparu, qui pétillent si joliment quand elle est contente.

Elle est son petit ange consolateur.

Mais la mort de Norman a montré combien l'existence d'un bébé est fragile. Et le père frémit à l'idée de perdre la petite Non, comme il a perdu son enfant aîné.

Il voudrait la garder pour lui seul, car :

Il faut, absolument soustraire la petite à l'influence infecte de la nature crapuleuse de sa mère, sans quoi elle sera perdue à jamais...

Cette nécessité l'obsède, il y revient sans cesse :

Ma petite fille tournera fatalement mal si elle reste encore six mois entre les griffes de cette femelle...

Et ailleurs :

Pourvu que je sois seul à m'occuper de son éducation et que je vive assez longtemps pour la voir grande, je serai reconnaissant et content, mais parfois j'ai peur de la laisser seule un jour ; alors Dieu veuille qu'elle ne tombe pas entre les mains de sa mère, car alors kassian[1] et mille fois kassian pour elle et pour notre nom.

 

Cette mère est une crapule de la plus basse espèce pour qui il a un profond mépris, surtout parce qu'elle semble trouver une joie maligne à dénigrer sa belle-sœur et les deux filles de celle-ci, bref tous ceux qu'il affectionne.

C'est une femme sans sentiment, sans amour pour personne, qui se fiche de tout et ne pense jamais à mon amour de petit garçon ni n'en parle jamais.

Le 30 juillet 1900, le commandant note dans son journal qu'il a envoyé sa femme à Semarang faire quelques achats et que, Dieu merci, il est seul pour deux jours.

Aussi se sent-il calme et content ; pour une fois la paix règne à la maison, car personne ne déblatère contre les domestiques indigènes. Le père a le plaisir de pouvoir s'occuper seul de sa fillette et de la promener.

Et lorsque sa femme lui annonce son retour avancé, il écrit :

Après-demain elle revient déjà, à mon grand regret.

Et il ajoute :

Que le bon Dieu me délivre de cette créature ! J'espère cela de tout cœur. Amen !

 

Et la vie sans joie des époux reprend.

Comme toujours Madame s'intéresse aux officiers de la garnison ; elle prend même un amant, le jeune second-lieutenant J. v. D...

Son mari finit par l'apprendre. Après une scène violente, il lui défend d'aller au bal en décolleté ; il propose même de lui rendre légalement sa liberté.

Mais elle se refuse à divorcer, parce qu'elle tient avant tout à sa pension de veuve, que le divorce lui ferait perdre.

Rivé comme un forçat à sa lourde chaîne, le malheureux époux doit se résigner à son lamentable sort.

Sa femme peut le narguer impunément, déshonorer son nom. Parfois, quand elle l'a poussé à bout et que son exaspération est à son comble, l'envie lui prend de la tuer ou de lui cracher dans sa face d'hypocrite et d'égoïste, mais il fait des efforts surhumains pour se maîtriser et réussit à dompter la colère qui gronde en lui. Sa libération viendra à son heure !

Pourvu que cette heure ne tarde pas trop à sonner : il se tourmente tellement qu'il redoute de tomber gravement malade ou de sentir sa raison sombrer dans la folie.

Outre ses ennuis moraux, il a des soucis d'argent ses déplacements ont été ruineux pour lui et il a toujours des dettes à payer.

Le 29 juillet 1900, il écrit :

Dieu merci, après-demain, jour de paye, car je n'ai plus le sou ; malheureusement, dès que l'argent rentre il faut que je l'envoie et voilà que recommence le turbin d'un nouveau mois.

 

Dans l'atmosphère déprimante et lourde d'orages où il vit, il suffoque.

Avec Multatuli, je pourrais m'écrier : Un peu de poésie, mon Dieu, pour que je ne périsse pas de dégoût à cause de toutes ces choses dégoûtantes qui m'environnent.

 

Toutefois, avec un homme de la souplesse d'esprit du commandant Mac Lod, l'humour et la malice ne perdent jamais leurs droits. Après des réflexions empreintes d'une profonde tristesse, on entend chez lui la note gaie :

Enfin, des fois je rigole en pensant à l'idée qu'un jour c'est un autre qui s'embarquera avec elle, et sera tout aussi bien volé que moi je l'ai été.

***

En septembre 1900, le commandant Mac Leod fut mis à la retraite. Un mois plus tard, il quittait Banjoe Biroe et se fixait à Sindanglaja, où se trouvait un établissement sanitaire, dans la plus belle région des Preanger Regentschappen. Et les Preanger sont la plus belle résidence de l'île merveilleuse.

Le commandant en retraite trouve les Preanger un pays divin. Sindanglaja, sur un plateau au pied du Gedeh, a un délicieux climat. On n'y souffre jamais de la chaleur tropicale et le choléra, endémique dans les régions basses et torrides des îles de la Sonde, y est inconnu.

C'est un site enchanteur, riche en belles promenades, que la douceur de la température permet de faire en pleine journée.

Comme la vie n'était pas chère à Sindanglaja[2], la pension de retraite du commandant lui aurait permis de vivre largement si sa femme avait été une femme d'intérieur.

La petite villa qu'il a louée est confortable et coquette, bien distribuée. Il a une bonne table, des lits délicieux, de bons livres. Et surtout, sa chère petite Non se porte comme un charme.

Il demande si peu pour lui-même une petite brise fraiche et un soleil scintillant lui versent de la joie au cœur.

Il pourrait être heureux à Sindanglaja, sans la présence indésirable de sa femme qui, elle, se désole dans ce petit trou, perdu en pleine montagne.

C'est qu'il n'y a pas d'hommes pour lui faire la cour, ni de grands magasins comme à Médan et à Batavia.

Tous les jours, aile lui rebat les oreilles de la Saint-Nicolas et du Nouvel An dans les grandes villes en Hollande, où l'on peut se promener dans de larges rues animées, où l'on peut admirer de beaux magasins brillamment éclairés.

Les soins à donner à sa fillette, le babil de la petite pourraient être pour elle une distraction une joie, mais elle s'occupe rarement de son enfant.

Les enfants, voilà qui demande trop de soins pour une grande dame comme Mme Mac Leod ; elle préfère s'en décharger sur la baboe. Bientôt elle trouve que la vie à Sindanglaja est intenable, un bagne, d'où elle veut se sauver à tout prix, quitte à invoquer même le secours de gens qu'elle déteste, comme sa belle-sœur et son père.

Elle remplit la maison de ses criailleries, et les domestiques indigènes, qui ne comprennent ni ne goûtent ces violences verbales, étrangères à leurs mœurs, quittent successivement le service de cette njonja blanda[3], acariâtre et criarde.

Heureusement pour le commandant, il reçoit des lettres de ses amis et de sa sœur en Hollande.

Il peut s'enfermer dans son bureau avec les précieuses feuilles qui viennent de si loin lui apporter de bonnes paroles, affectueuses et réconfortantes.

Mme Wolsink lui promet que, s'il veut revenir avec sa famille dans la mère-patrie, il sera accueilli par sa sœur à bras ouverts et qu'il pourra pendant quelque temps habiter chez elle.

Le frère ne peut encore accepter cette offre, il veut d'abord se libérer de ses dettes et, dans ce but, il s'est mis en rapport avec quelques journaux pour demander des collaborations. Si l'on veut de sa prose, il travaillera dur pour se débarrasser de ses loups, afin de pouvoir retourner ensuite en Hollande habiter chez sa sœur.

Il ne demanderait pas mieux que de venir seul avec son enfant, mais c'est impossible. Il a beau mettre sa femme en demeure de demander le divorce, elle se moque de cette sommation. Et la loi est diablement difficile quand il n'y a pas de preuves, irréfutables ou que l'un des conjoints refuse le divorce.

Une seule chose pourrait la décider à partir, même sans son enfant : la forte somme.

Mais comme le commandant n'a pas l'argent indispensable, Mme Mac Leod continue d'empoisonner sa vie. Elle jure, tempête et fulmine à propos de tout et de rien.

Un jour qu'après une scène violente Mac Leod est allé se promener avec l'enfant, elle feint de craindre pour sa vie et, en présence des domestiques, enlève le revolver d'ordonnance de son mari pour le serrer dans son armoire à elle. Ainsi, elle pourra plus tard inventer la fable des menaces de mort.

Le commandant, en relatant la scène à sa sœur, ajoute :

Figure-toi, moi abattre la carogne et faire pour elle quelques années de prison, non, pas si bête ! Et puis, la pauvre petite...

***

A Sindanglaja, Mme Mac Leod se rappelle qu'elle a un père procédurier en Hollande ; elle décide de lui demander aide et assistance.

Elle l'avait, il est vrai, toujours accablé de ses sarcasmes et de son mépris, mais elle est sûre qu'il ne lui en gardera aucune rancune, tout vindicatif qu'il soit vis-à-vis des autres. Il sera heureux que sa fille ait recours à lui contre son gendre hautain.

Elle met donc son père au courant de son triste sort, se lamente, se plaint de son mari et des mauvais traitements qu'il lui fait subir. Elle l'accuse de goujaterie, d'avarice, d'adultère, de cruauté, finit même par prétendre qu'à plusieurs reprises il l'a menacée de son revolver.

Elle-même, par contre n'a rien à se reprocher et a toujours victorieusement résisté à la tentation de donner des coups de canif dans le contrat !

En même temps que sa réponse à sa fille, le père adresse à la justice, à Batavia, une lettre demandant la protection de la loi pour sa fille, dont la vie est en danger.

Et un jour la justice fait une descente dans la maison du commandant Mac Leod, pour se convaincre in loco de la situation.

Comme celui-ci ne comprenait rien à cette intervention judiciaire, sa femme fut obligée d'avouer la vérité. Elle avait provoqué la plainte de son père par des accusations inventées de toutes pièces et elle suppliait à genoux son mari de lui pardonner.

Bien entendu, elle consentit sans difficulté à retirer la plainte, adressée pour elle par son père à Batavia.

Son mari ignorait alors qu'en même temps qu'elle avait envoyé à son père son réquisitoire mensonger, elle avait essayé, par des mensonges également, d'apitoyer sur son sort la vieille Mme Mac Leod, sa belle-mère, qu'elle n'avait jamais vue :

Ah, les Indes sont un sale pays, je voudrais pouvoir aller en Hollande... Chaque soir, avant de me coucher, je prie Dieu[4] que cela puisse arriver bientôt, car jamais je ne me ferai à la vie d'ici.

John, il est vrai, est à la retraite depuis septembre 1900, mais durant une année on lui fait encore des retenues sur sa pension. Que voulez-vous, il est mauvais financier, mais qu'y puis-je ? Bien entendu, il peut m'envoyer seule en Hollande, puisque j'ai mon passage payé. Mais où aller ? Mes parents sont morts[5] donc je ne peux aller nulle part. Je trouve ça terrible, niais je n'y puis rien.

Vous comprenez qu'il est difficile pour moi de chercher une place de dame de compagnie afin de pouvoir aller en Hollande à tout prix...

 

Sa belle-mère ne répond pas : la vieille dame est immobilisée par la maladie et presque aveugle.

Mme Mac Leod est-elle donc condamnée à rester à perpétuité dans un pays qu'elle abhorre ?...

Elle voit une dernière planche de salut. Sa belle-sœur, que jadis, à l'époque de ses fiançailles, elle avait appelée la bonne Louise, pourra la sauver. Mme Wolsink est assez aisée ; elle a toujours montré une tendre affection pour son frère ; elle est bonne et serviable.

Mme Mac Leod lui écrit des lettres suppliantes ; elle l'adjure de rendre possible leur retour en envoyant l'argent nécessaire.

Et la bonne Louise, surtout pour l'amour de son frère, se laisse attendrir et exauce les ardentes prières de sa belle-sœur.

 

Mme Mac Leod est sauvée. Elle pourra quitter Java, retourner en Hollande avec son mari et son enfant, et on habitera les premiers temps chez la généreuse Mme Wolsink à Amsterdam.

Son cœur déborde de reconnaissance.

Et voici en quels termes elle parle de sa Bienfaitrice :

Quelle femme cédera de bon gré à une belle-essor sa place dans sa propre maison ? Ça revient à peu près à ceci que Louise, avec ses chers enfants, réussira à s'annexer le plus clair de la pension de John... Naturellement elle ne possède rien et viendra avec ses enfants, qui ont de sales caractères, manger tout chez nous !... Je n'ai aucune autorité, moi. Je ne peux pas lutter contre eux. Louise subjugue John entièrement. Elle le suit comme un chien pour le servir et l'aide à retirer son pantalon et ses bas et fait comme si elle était son valet de chambre ; mais entre temps elle Venelle et lui soutire tout.

Si John mourait, je serais libre, mais si c'est Louise qui meurt, nous aurons toute notre vie sur le dos ces sales enfants mal élevées et plébéiennes, car elles n'ont rien appris..... Certes, John, physiquement, n'est pas costaud, mais quand des chétifs comme lui se ménagent et ne prennent pour ainsi dire que des œufs et de la viande, ils peuvent durer encore fort longtemps...

(Lettre du 1er mars 1902 à Mad. A. Goedvriend, née Baronne Sweerts de Landas, cousine du commandant.)

 

Je suis persuadée que Louise feint de l'affection son propre profit, mais il n'y aura rien de changé tant que John aura la naïveté de croire que cette affection s'adresse à sa personne... Louise ne possède qu'une conception fort plébéienne du ménage, et deux enfants aussi cupides et grossières qu'elle-même. Et toute cette bande viendra chez nous manger l'argent de John, au détriment de Nonnie et de moi. Je ne peux rien faire, ma tante, quand même je voudrais. Je n'ai pas de fortune ce que je possédais, John l'a dissipé, et me voilà. Et je croie encore que s'il n'y avait pas de Louise, il serait tout autre. Comment est-ce donc possible ? Elle n'est nullement une femme cultivée, au contraire ; puis ses manières sont décidément plébéiennes, et justement John est si sévère sur ce chapitre. Ses enfants ne sont pas bien élevées, je mourrais de honte si je devais les lancer. L'amiral Mac Leod[6] écrit que... leur éducation laisse tout à désirer... Mais John est très accessible à la flatterie. Louise... l'enjôle et obtient ce qu'elle veut... Elle regrette toujours que je ne sois pas devenue laide, mais elle ne peut pas m'enlever ça[7]. Elle me presse toujours d'avoir plus d'enfants, mais j'en comprends le mobile. J'en sais aussi long qu'elle, et j'ai dit à John : Il faut d'abord que tu changes et que je prenne ma place chez moi et après nous verrons, mais pour le moment je n'y pense pas...

(Lettre à la Baronne Sweerts de Landes, mère de Mme Goedvriend, et tante du commandant, datée du 1er mars 1902.)

***

En mars 1902, la famille Mac Leod fit un séjour chez le docteur Rœlfsema à Tjipanas. De là le commandant et sa femme partirent avec la petite Nonnie pour Batavia, afin de s'embarquer sur le paquebot qui devait les ramener en Hollande.

 

 

 



[1] Mot malais pour pitié, que les Européens aux Indes emploient aussi bien que les Indigènes.

[2] Il y a de cela près de trente ans.

[3] Hollandaise.

[4] Hypocrisie ! Gretha n'avait aucune religion.

[5] Cette lettre est de mai 1901. Son père mourut neuf ans plus tard (mars 1910).

[6] Cousin du commandant.

[7] Elle veut dire ma beauté.