LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

PREMIÈRE PARTIE

 

V. — La vie en Extrême-Orient.

 

 

Au commencement du mois de juin 1897, le Prinses Amalia arrivait à Tandjong Priok, le port de Batavia.

Le capitaine Mac Leod fut envoyé à Willem I (Ambaraiwa), au centre de Java.

Une vie nouvelle, un monde nouveau s'ouvrent alors devant la jeune femme, une vie et un monde qui au début lui déplaisent et lui font regretter l'Europe.

Elle reste indifférente devant toutes les magnificences de la nature tropicale, les splendeurs des nuits lunaires, la féerie des couchers de soleil, les mœurs étranges des diverses races Malais, Chinois, Japonais, Arabes, Cingalais.

Elle ne fait pas le moindre effort pour s'adapter à son milieu elle est douée pour l'étude des langues étrangères, mais elle ne prend même pas la peine d'apprendre le  malais, cette lingua franca indispensable pour tout Européen aux Indes et en premier lieu pour une maîtresse de maison, qui  tous les jours doit donner des ordres à ses domestiques indigènes et veiller à la bonne exécution de ces ordres.

Heureusement pour elle, le séjour à Willem I est de courte durée. Fin décembre 1897, son mari est promu commandant et nommé chef du 1er bataillon d'infanterie de réserve à Malang.

 Malang est une des villes de Java les plus favorisées sous le rapport de la situation géographique et des conditions climatériques. Entourée de montagnes de hauteur moyenne, la ville a un climat délicieusement tempéré, qui rappelle un peu celui de la Côte d'Azur ou de la Californie.

Puis, Malang est une ville agréable où il y a beaucoup d'Européens, militaires, fonctionnaires en service ou retraités, commerçants.

Mme Mac Leod commence à apprécier la vie à Java, surtout avec la position de son mari qui fait d'elle, à vingt et un ans, une des dames les plus considérables de la ville.

Elle se plaît beaucoup dans leur jolie maison blanche et gaie, bien éclairée le soir, avec ses deux vérandas spacieuses où l'air et la lumière entrent à flots, avec son salon  aux meubles japonais, son coquet boudoir bleu clair, sa verdure et ses fleurs.

Le petit Norman est un petit trésor, il a deux ans et marche déjà tout seul ; il a des petites jambes, potelées et droites dont son père est très fier.

Et pour comble de bonheur, le 2 mai 1898, Madame donne le jour à une fille, qui reçoit les prénoms de Louise Jeanne, d'après la sœur du père.

Celui-ci, qui sous sa rudesse militaire cache des trésors d'amour et de douceur paternels, est des plus heureux. Et il sent monter en lui un renouveau de tendresse pour celle qui a comblé ses vœux de paternité.

Il semble que le feu éteint de leur amour se rallume.

La vie sourit au commandant et à Mme Mac Leod.

Hélas ! les roses de leur bonheur ne vivent que l'espace d'un matin.

 

Au mois de septembre 1898, à l'occasion des fêtes du couronnement de la reine Wilhelmine, que les colonies comme la métropole célébraient avec beaucoup d'enthousiasme, quelques dilettantes montaient une opérette, Les Croisés, dont le livret et la musique étaient dus à la collaboration de deux jeunes lieutenants.

On invita la Commandante à tenir le rôle de la reine.

Mme Mac Leod exultait elle pourrait briller, tourner la tête aux hommes, faire la coquette, recevoir des hommages.

Pour les fêtes et le bal de gala, qui devait terminer les courses — lesquelles avaient lieu en même temps que les fêtes du couronnement — le Commandant avait fait venir de Hollande des toilettes coûteuses : un costume en soie jaune — couleur favorite de sa femme —, brodé de camélias, cd une robe en velours violet, décolletée et garnie de perles.

Et Mme Mac Leod fut reine d'opérette et reine du bal. Tout le monde admirait sa beauté. Beaucoup d'officiers supérieurs et subalternes lui faisaient la cour. Elle acceptait les hommages avec la hauteur d'une souveraine, se grisant de l'encens qui montait vers elle, et une joie non dissimulée éclairait ses traits.

L'époux de la reine encensée par la foule des admirateurs, voyant la flamme de la concupiscence s'allumer dans les yeux de tous ces mâles, qui semblaient mendier une faveur, souffrait la jalousie s'éveilla dans son cœur.

A Malang il eut des soupçons. Il n'avait encore aucune certitude de son infortune conjugale.

***

La belle vie de Mme Mac Leod à Malang dura un peu plus d'un an. En mars 1899, son mari fut déplacé et nommé commandant militaire à Médan (Sumatra).

Il devait rejoindre au plus tôt son nouveau poste, c'est pourquoi il partit seul et laissa provisoirement sa femme avec les enfants chez des amis, M. et Mme Van Rheede, à Toempang, près Malang. Avant de la faire venir, il voulait qu'elle trouvât à Médan une maison à peu près installée.

La séparation temporaire dura plus de deux mois et amena entre les époux une correspondance suivie.

Le commandant écrivait presque tous les jours et tenait sa femme au courant des moindres détails de sa vie ; les réponses de celle-ci étaient beaucoup plus espacées.

Entre les lettres du commandant et celles que sa femme lui adressait de Malang il y a, à en juger d'après la critique qu'il en fait, un contraste découlant de celui de leurs caractères.

Ses lettres à lui sont abondantes, pétillantes d'esprit et d'humour, pleines d'aperçus originaux et de remarques savoureuses. Elles présentent une relation pittoresque de son voyage à bord du Carpentier, qui le conduisait à Dehli, avec son cheval King, et son chien Blackie. Elles font une peinture exacte de la société civile et militaire de Médan, ville la plus européenne des Indes ; elles donnent une idée très juste de la servitude et grandeur militaires aux Indes et expliquent pourquoi, sous le règne du général Swart, chef suprême de l'année, tant d'officiers de valeur étaient mis prématurément et d'office à la retraite, pour terminer sans gloire une carrière qu'ils avaient choisie avec enthousiasme.

Par contre, les lettres de Gretha sont niaises et vides de pensées, dépourvues de style, — bâclées.

Son mari s'attriste en les recevant, finit par se fâcher et les lui reproche amèrement

Une lettre puérile comme celle d'hier ne me sert à rien du tout et si tu ne sais pas mieux écrire tu n'as qu'à t'en abstenir... Si tu savais comme ta lettre niaise et superficielle m'a irrité hier, tu aurais honte... Mais en fait de bêtises tu n'as pas — heureusement pour toi — de sentiment d'honneur... En effet, il n'y a pas un seul mot qui vaille la peine d'être lu... Tu es très satisfaite quand tu as rempli de tes barbouillages un feuillet de niaiseries, sans que ta vie intérieure y prenne la moindre part... Tu es trop bornée, trop bine et trop superficielle pour jamais écrire une lettre intéressante, à moins que tu ne puisses parler de belles robes, de coiffures ou d'autres banalités, car en dehors de cela rien ne t'intéresse et tout t'est étranger. Comprends-tu maintenant que je me fais sans cesse du mauvais sang à cause de toi ?

 

Dans sa maison de Médan, à peu près vide de meubles, il s'ennuie, puisqu'il ne trouve personne à qui parler ; il passe des soirées monotones, — il pourrait aller tous les jours au cercle, mais on y joue aux jeux de hasard, ce qu'il déteste.

Le plus simple lieutenant joue ici au poker — vrai jeu de bandits pour bonneteurs — ; on joue au baccara ou même à l'hombre, un florin la fiche, et pour ce dernier jeu on a institué tolites sortes de règles bizarres, histoire de transformer ce noble jeu en jeu de hasard.

 

Il voudrait que sa femme vint bien vite le rejoindre à Médan ; mais c'est moins pour elle que pour ses enfants, qui lui manquent à chaque moment de la journée, et que ses pensées inquiètes ne quittent jamais. Dans chacune de ses lettres il commence par s'informer de leur santé, il recommande à sa femme de penser aux petits et il ne manque pas un, seul jour de regarder longuement leurs photographies.

Quand il arrive que, par nonchalance, sa femme ne lui ait pas envoyé le télégramme convenu, il s'inquiète, il s'énerve :

Dieu sait ce qui est arrivé à Norman ou à la petite Louise... Surtout Norman avec sa turbulence court de grands risques, et grand Dieu, qu'est-ce que je ferais s'il lui arrivait malheur ?

Je suis inquiet ; je sais bien que tu ne t'occupes pas de ces choses-là ; tu t donnes des airs, mais tu es insensible à tout. Tu me connais, donc tu sais comme je me tourmente à présent. Enfin, je ne peux rien faire, sinon attendre, espérer et prier... Je me fais toutes sortes d'idées noires et m'inquiète de plus en plus. Tout en écrivant, je ne cesse de penser que peut-il être arrivé ?

Pourvu que Norman n'ait pas été mordu par un serpent ou qu'il n'ait rien mangé d'empoisonné !...[1]

 

Le lendemain, le télégramme retardé lui parvient et le rassure.

L'homme que sa femme devait accuser plus tard de lui avoir toujours refusé le nécessaire, aux Indes et en Hollande, ne lui envoie pas seulement l'argent qu'elle demande, mais aussi celui qu'elle ne demande  pas.

Le 11 avril il écrit : Télégraphie si tu as  besoin d'argent, et le 23 du même mois : Tu sais déjà que tu n'as pas besoin de  regarder aux dépenses, j'enverrai tout de  suite davantage quand tu le demanderas,  mais 150 florins, cela ne suffit pas. Le 2 mai : J'attends ton télégramme, les sous sont à ta disposition, donc tu n'as qu'à t'annoncer.

Mais, connaissant la nonchalance de sa femme en matière d'argent, il l'adjure de noter ses dépenses.

Pour l'amour de Dieu, pense à noter tes dépenses, car je te jure, nous n'avons pas beaucoup et tous les soucis retombent sur moi, puisque tu n'es pas capable de les partager ou de te charger de quoi que ce soit. Tu auras toujours de quoi vivre, bien que le bon Dieu doive avoir honte d'avoir créé des êtres sans aucune valeur comme toi. Nous vivons dans un monde bizarre l'un a tous les soucis, doit travailler dur et est malheureux, et l'autre ne fait pas œuvre de ses dix doigts et se laisse vivre sans se soucier de rien ni de personne.

Mais, crois-moi, Griet, quand moi j'aurai disparu et que tu seras la même créature inutile que maintenant, tu pleureras des larmes sanglantes pour n'avoir pas mieux fait ton devoir dans ta vie et pour n'avoir passé ton temps précieux qu'y t'habiller, à manger et à dormir, et quand, alors, tu auras entraîné ces pauvres enfants dans ta misère méritée, mais brisons là. Vraiment, j'ai pensé un moment que de pareils raisonnements auraient prise sur toi, et maintenant ça me fait rire je sais mieux à quoi m'en tenir. Sur des gens sans sentiment ni honneur, sans entendement ni éducation, de pareilles réflexions n'ont aucun effet... Crois-moi, mon âme est amère et sombre, quand je pense à l'avenir de mes pauvres enfants. — Ah ! S'ils n'étaient pas là, alors vogue la galère et après moi le déluge[2].

 

Le 2 mai 1899, c'est le premier anniversaire de la petite Non (Louise) et le père écrit à sa femme :

Fasse Dieu que la petite chérie ait la vie heureuse et que je puisse encore la voir grandir et prospérer.

 

Il ne pouvait pas prévoir en exprimant ce vœu qu'il devait survivre à sa fille chérie.

***

Enfin, le 26 mai, Mme Mac Leod arrive de Java avec les enfants. Son mari avait tout fait pour rendre la maison belle et souriante. Mais quand il s'élança pour serrer les chers petits sur son cœur et les couvrir de baisers, il vit avec une surprise douloureuse à quel point sa femme avait, seule avec les enfants, négligé ses devoirs de mère.

Toutes les remontrances, tous les reproches, toutes les adjurations du mari avaient glissé sur la peau mate, cuirassée d'insensibilité, de sa femme.

Il revit les enfants pâles, amaigris, l'air souffreteux, mal tenus.

Madame n'avait pas pu soigner les pauvres petits, elle avait eu besoin de tout son temps pour s'occuper d'elle-même.

Pendant les deux jours qu'elle avait passés à Soerabaya avant de partir pour Batavia, où elle devait prendre le bateau de Dehli, elle avait laissé les enfants seuls à l'hôtel pour aller se promener en voiture et acheter des robes voyantes et... des gants. Outre l'argent que son mari avait envoyé, elle avait dépensé en quatre semaines quatre cents florins, qu'elle avait empruntés un peu partout au nom de son mari. Et cela au moment même Où ce mari souffrait de la misère et économisait tout ce qu'il pouvait.

L'inquiétude du père s'était donc trouvée fondée.

Le docteur, consulté, mit Norman à une diète rigoureuse et examina aussi la petite. Les premiers jours, les enfants étaient au plus mal, mais les soins réunis du docteur et du père vinrent à bout de leur faiblesse momentanée.

Quelques jours plus tard, le commandant voyait avec satisfaction que Norman avait meilleure mine et 'se remettait à jouer avec entrain.

 

Ce qu'il pense de sa femme après son retour il le dit dans une longue lettre à sa sœur en date du 10 juin, lettre qui n'est qu'un immense cri de douleur et de désespoir.

Qu'elle m'a fait souffrir !

Je suis restée des jours entiers sans lui adresser un mot, à cette garce, qui n'avait vécu que pour son plaisir et avait scandaleusement négligé les pauvres mioches...

Et comment se débarrasser d'une telle coquine, tout en gardant les enfants ? Ça sera bien difficile, Louise. Ah ! si j'avais de l'argent pour acheter son consentement, car la coquine fait tout pour de l'argent... Si je pouvais nie débarrasser d'elle, je me croirais riche, mais donner prise sur elle, de sorte qu'on puisse invoquer la loi, elle s'en garde bien...

Le commandant explique à sa sœur pourquoi il a tant écrit à sa femme pendant l'absence de celle-ci.

Si j'ai tant écrit, c'est qu'à tout moment je pensais aux enfants et chaque jour je rends encore grâces à Dieu, que j'aie hâté leur retour. Cette créature vaniteuse et égoïste les aurait tués en ne s'en occupant jamais. C'est pourquoi je prie Dieu de m'accorder encore une vingtaine d'années, parce que j'aurais une agonie épouvantable en pensant et ce qu'il adviendrait de l'honneur de mon nom, sous son influence néfaste, si cette créature devait élever mes enfants.

 

Cette année-là, la peste sévissait aux Indes et l'infortuné époux ne peut retenir un autre vœu :

Ah, si p. e. la peste pouvait me délivrer de cette créature, je pourrais redevenir heureux...

Parfois, je n'y tiens pas avec cette coquine autour de moi ; mais que faire pour m'en débarrasser ? Avec ou sans scandale, ça m'est égal.

 

C'est ainsi que le commandant Mao Leod passa à Médan les premiers jours qui suivirent le retour de sa douce compagne.

 

 

 



[1] Triste pressentiment

[2] En français dans le texte.