LE MENSONGE CHRÉTIEN - (JÉSUS-CHRIST N'A PAS EXISTÉ)

 

TOME VI — L'ÉVANGILE DE NESSUS

I. — L'ÉVANGILE DE CÉRINTHE.

 

 

L'Église distingue entre les Évangiles en disant de certains qu'ils sont authentiques et des autres qu'ils sont apocryphes. Il n'y a pas d'Évangiles apocryphes par comparaison avec les quatre Évangiles canoniques. Tous les Évangiles sont apocryphes, mais il ne serait pas juste de dire qu'ils le sont également. Ceux qui le sont le plus sont ceux que l'Église a mis sous les noms de Mathias bar-Toâmin (Mathieu), de Jehoudda bar-Shehimon (Marc), et de Lucius (Luc), frère de Simon de Cyrène, tous morts sans avoir connu d'autre Évangile que l'Apocalypse, synthèse et conclusion de tout l'Ancien Testament. Le seul des Évangiles canoniques dont on connaisse positivement l'auteur, c'est celui qu'on appelle le Quatrième ou Évangile de Jochanan ; il est de Cérinthe.

L'Évangile de Cérinthe est un de ceux que recevaient les Valentiniens avant que l'Église ne l'enlevât aux Cérinthiens pour les donner à un Évangéliste de son invention qu'elle appelle Jochanan. Ils le recevaient parce que, comme tous les leurs, il distinguait entre le personnage du christ qui avait réellement souffert et celui de Jésus qui était resté impassible, faute de substance[1]. Et s'ils ne recevaient point celui de Marcion, qui concluait de même, c'est uniquement parce qu'en même temps il repoussait l'élection des Juifs. Mieux que cela, aucun des Évangiles que l'Église a synoptisés avant de s'en servir ne soutenait que Jésus eût eu chair en dehors du christ baptiseur. L'inexistence de Jésus, c'est le fondement même de ce qu'on appela longtemps les fables judaïques artificiellement composées, — fabriquées est le vrai mot, — dit la Lettre de Pierre en parlant précisément de la fable de Cérinthe avant qu'on ne l'eût canonisée. Si Jésus eût existé, il n'y aurait pas d'Évangiles.

L'Évangile de Cérinthe mérite le titre que les Valentiniens avaient donné aux leurs Évangiles de la Vérité[2]. Cette vérité essentielle, c'est que Jésus n'a point eu chair et que seul le roi des Juifs a souffert sur la croix. On peut être certain que les passages du Quatrième Évangile, dans lesquels Jésus est donné comme ayant vécu, — ils sont d'ailleurs très rares ; — sont des fraudes de même farine que les témoignages analogues des trois Synoptisés, particulièrement celui qu'on a fait sous le nom de Lucius de Cyrène et où l'on fait dire à Jésus : Touchez-moi[3] et voyez que je ne suis pas un Esprit sans corps (un revenant), car un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai[4]. Le nom de tous les Évangiles, canoniques ou non, qui plaident aujourd'hui l'existence physique de Jésus, c'est Évangiles du mensonge. Tous les écrits ou passages dans lesquels Justin, Clément d'Alexandrie, Irénée et Origène couvrent cette proposition de leur autorité sont autant de faux introduits dans leur œuvre après leur mort.

 

Au nombre des sectes qui connaissaient, professaient même l'inexistence charnelle de Jésus, il en est une dont l'enseignement intéresse tout particulièrement la confection des Évangiles, c'est la secte des Aloges ou Alogiens. Ils disaient que le juif Kérinthos était l'auteur premier de l'écrit aujourd'hui connu sous le nom de Quatrième Évangile ou Évangile selon Jochanan ? En d'autres termes ils ne savaient pas que cet Évangile fût d'un certain Jochanan, fils de Zibdéos comme le Joannès baptiseur, et qui aurait été apôtre d'un nommé Jésus de Nazareth. S'ils ignoraient cela, c'est pour de bonnes raisons ; il y avait parmi les Juifs des gens qui avaient vu Cérinthe au travail et qui se disaient Cérinthiens. Le témoignage des Alogiens est d'autant plus digne de foi qu'ils combattaient l'élection et la mission juives dont Cérinthe, disciple de Bar-Jehoudda quant au millénarisme, s'était institué le protagoniste dans son Évangile.

On ne sait trop comment il faut entendre ce nom d'Aloges. Il a un sens très différent selon qu'ils se disaient ou qu'on les disait Aloges.

Aloge peut s'entendre d'un homme qui nie soit l'existence du Logos comme seconde personne de Dieu, soit son incarnation dans Bar-Jehoudda, soit le privilège de la révélation juive. Je suis un Aloge. Aloge peut s'entendre d'un homme privé de raison parce qu'il nie cela, et en ce sens je suis encore un Aloge. Mais où les Aloses me semblent mériter l'estime des connaisseurs, c'est quand, sans le moindre intérêt dans la cause, uniquement parce qu'il en est ainsi, ils attribuent à Cérinthe l'écrit qui de remaniements en remaniements est devenu le Quatrième Évangile. Car cet écrit est de quelqu'un ; et la principale hérésie qu'on reproche à Cérinthe, celle d'avoir dit que, n'ayant point eu chair, Jésus n'avait pu mourir sur la croix, c'est aujourd'hui encore le fondement de cet Évangile. Je suis un Aloge.

Que cet écrit ait été longtemps considéré comme abominable, nous en avons la preuve dans la haine que l'Église porte à Cérinthe, dans les calomnies dont elle l'accable, dans l'impossibilité où elle s'est trouvée de le synoptiser, dans l'obligation où elle a été de le lui enlever pour le traiter à sa guise et pour le donner, après de longues manœuvres dolosives, à un Évangéliste de son crû.

 

Nous ne savons de Cérinthe que ce qu'il a plu à l'Église de nous transmettre, en un temps où on lui avait déjà enlevé la paternité de son Évangile pour la donner à un apôtre fictif nommé Jochanan. A peine sait-on aujourd'hui de quel pays il était. Les uns le font d'Éphèse, d'autres d'Alexandrie. Quant â la question de savoir en quel siècle il a vécu, si c'est au premier ou au second[5], elle est facile à trancher, aucun Évangile n'ayant paru dans le cours du premier. Tant que son écrit fut considéré comme étant de lui, ce fut celui qui embarrassa le plus l'Église, puisqu'à l'instar de tous-les Gnostiques il y faisait valoir que le personnage de Jésus était une simple allégorie recouvrant Bar-Jehoudda mis en croix la veille de la Grande Pâque. A vrai dire, si l'Église de Rome, à un moment qu'on ne peut préciser, n'avait pas mis la main sur cet Évangile non pour le synoptiser — c'était impossible — mais pour l'arranger à sa manière, la jehouddolâtrie ne serait jamais devenue une religion, puisqu'elle repose sur une double mystification ; l'existence de Jésus et l'Eucharistie, dont Cérinthe refusait de se faire le complice. Longtemps on eut beaucoup plus peur de lui que de Valentin, par exemple, car il n'était pas seulement juif, il était millénariste, et par surcroît inclinant vers la doctrine de Jehoudda Is-Kérioth ; c'est donc à tort, qu'on le range parmi les Gnostiques, il ne l'est que sur un point ; il connaît, il avoue, il prêche l'inexistence de Jésus en chair.

Pour l'Église hiérarchisée comme pour l'Église naissante, Cérinthe est un monstre ; monstre comme homme, parce qu'il tue dans l'œuf la spéculation organisée sur le corps de Jésus ; monstre comme évangéliste, puisque, vaincu par l'évidence, il conclut en faveur du système d'Is-Kérioth contre celui du Baptiseur. On dit qu'il avait étudié la philosophie, voire les belles-lettres, à Alexandrie[6]. S'il en est ainsi, il n'en avait rien retenu, car il considérait que le salut des nations dépendait des Juifs, proposition insoutenable en philosophie. Toutefois il n'était point juif au point de considérer que Bar-Jehoudda et ses frères pussent se présenter devant Dieu sans fournir quelques explications sur leurs sentiments et sur leurs actes. Sur ses opinions christologiques nous avons les passages de son Évangile qui n'ont pas été modifiés par l'Église ; ceux-ci sont assez rares. On y retrouve quelques-unes de celles que lui prêtent avec plus ou moins d'intelligence et de bonne foi les écrivains ecclésiastiques qui ont opéré sous les noms d'Irénée, Hippolyte, Epiphane et autres.

En voici la synthèse d'après ces imposteurs :

Au-dessous du Dieu suprême (celui que Joannès appelle l'Ancien des jours, les sept jours de la Genèse, et que les Evangélistes appellent le Père), Cérinthe plaçait un être qu'il considérait comme le Créateur, le Facteur du monde et en même temps le Législateur du peuple juif. Jusqu'ici Cérinthe est un christien parfaitement orthodoxe, il tire toute sa doctrine de l'Apocalypse.

L'Empire de cet être ayant peu à peu dégénéré de sa vertu primitive, le Père avait résolu de le détruire, et à cet effet il avait envoyé sur la terre (la terre juive s'entend) un homme qui s'est appelé christ et qui était un des douze Æons, maïs supérieur en bonheur et en gloire à tous les autres Æons. Il ne nous reste qu'à définir le mot Æon pourvoir que là encore Cérinthe se conforme à la Révélation apportée par l'homme en question.

Un Æon (d'aiôn, cycle) est une des douze puissances inscrites dans le Zodiaque millénaire. L'Æon-christ, c'est le douzième, le Zib ou Poissons, et c'est ce que prétendait être le fils aîné de Jehoudda, en Évangile Zachûri ou Zibdéos, c'est-à-dire le Verseau, signe qui précède le Zib. Bar-Jehoudda comptait en effet vivre et régner mille ans, sans préjudice du reste. Cet Æon était donc, parmi les autres Æons, la plus haute expression du bonheur et de la gloire, puisqu'il était l'introducteur des Juifs dans le Royaume éternel, le médiateur entre le Verbe et eux. Là encore Cérinthe est pleinement orthodoxe.

Cet Æon-christ aurait élu pour sa demeure le corps du jésus, homme distingué par sa sainteté et sa justice[7], fils de Joseph et de Marie, et il y était entré sous la forme d'une colombe.

Cela peut encore aller. Mais voici qui ne saurait être de Cérinthe : La colombe serait entrée dans Jésus, pendant que Joannès le baptisait dans le Jourdain.

Le baptême de Jésus par Joannès est une imposture postérieure à Cérinthe ; elle appartient en propre aux trois Évangiles synoptisés par l'Église. Cérinthe ne l'a pas connue ou, si elle existait avant lui, il l'a repoussée comme indigne. Dans son écrit, Jésus n'est pas baptisé par Joannès ; il n'a d'autre corps que celui du Joannès lui-même.

Pour Cérinthe Jésus s'est uni avec Christos (Bar-Jehoudda).

C'est parfaitement exact. Dans l'Évangile primitif de Cérinthe, Jésus, c'est le douzième Æon uni par le Verbe au corps de l'homme qui se disait christ.

Mais voici qui n'appartient pas à Cérinthe :

Une fois uni avec Christos, Jésus s'est vivement opposé au Dieu des Juifs et, à l'instigation de celui-ci, les chefs des Juifs l'ont pris et crucifié.

S'il en était ainsi, le Dieu des Juifs, qui est Iahvé, alias le Père, serait le véritable auteur de la crucifixion de celui qu'il avait envoyé sur la terre. Les Juifs n'auraient été que l'instrument dont il s'est servi. Leur justification serait Jonc complète, ils auraient agi par ordre. Cérinthe n'a rien dit de pareil.

Après que le christ fut pris, l'Æon-Sauveur est remonté au ciel, et l'homme dit Jésus dans l'Évangile a seul souffert une mort ignominieuse.

Voilà qui est de Cérinthe, et c'est une des choses qui m'ont permis de lui restituer le Quatrième Évangile ; elle y est encore aujourd'hui tout au long.

Cérinthe exigeait de ses sectateurs qu'ils rendissent hommage au père de l'homme-christ, ce qui doit s'entendre du grand Jehoudda tué au Recensement. Si on l'entend du Père de tous les Juifs au dire de Jehoudda lui-même, il s'ensuit que l'homme qui a été pris et crucifié ne s'était pas opposé à leur Dieu, comme on le fait dire plus haut à Cérinthe.

Il exigeait en outre que les Juifs rendissent hommage au Père conjointement avec le Fils. Ceci est exact ; c'est la doctrine même de l'Apocalypse, et on la retrouve longuement, trop longuement développée dans le Quatrième Évangile.

Il apparaît donc bien que Cérinthe ne considérait pas que Bar-Jehoudda fût le Verbe ou Fils de Dieu, comme on le dit aujourd'hui dans l'écrit qu'on lui a enlevé pour le donner au pseudo-Jochanan, apôtre. Il savait que l'homme-christ était fils de l'homme appelé en Évangile Joseph et de la femme appelée artificiellement Maria Magdaléenne. Il le dit encore aujourd'hui.

Il demandait à ses disciples d'abandonner le Législateur des Juifs (le Fils par conséquent) qu'il regardait comme le Créateur du monde. Jamais Cérinthe n'a demandé aux Juifs d'abandonner le Créateur du monde, leur propre Créateur. Au contraire, tout son Évangile consiste dans la prédication qu'il leur fait du Fils-Verbe ou Créateur.

Il voulait qu'ils retinssent une partie de la loi de Moïse, mais que néanmoins ils s'étudiassent à vivre d'une manière conforme aux préceptes de l'homme-christ.

Il n'en est rien. L'homme-christ voulait que les Juifs appliquassent toute la Loi (pan-Thora, d'où le surnom donné à son père par certains) dans toutes ses ordonnances et conséquences[8]. Au contraire, le Jésus un Quatrième Évangile actuel demande qu'on abandonne une partie de la Loi en se relâchant du sabbat des rites, et qu'on renonce aux sacrifices, puisqu'il n'y a plus de Temple et qu'on est suspect aux autres nations.

Il leur promettait la résurrection de ce corps mortel, après laquelle ils éprouveraient sur la terre, pendant le règne de l'homme-christ[9], qui devait être de mille ans, les plaisirs les plus délicieux, suivis d'une vie heureuse et éternelle dans le monde céleste.

C'est l'Apocalypse toute pure et dont le bénéfice (le millénarisme) est étendu à son auteur lui-même, ce qui est de toute justice. Une différence toutefois, mais énorme. Depuis la publication de cette prophétie, le christ est mort crucifié à l'âge de cinquante ans sans en avoir régné mille ; la Première résurrection, annoncée pour le 15 nisan 789, n'a pas eu lieu ; la Jérusalem céleste n'est pas descendue ; elle est toujours en haut, et le christ est toujours en bas, à Machéron.

Cérinthe croyait que le christ reviendrait un jour sur la terre et qu'après s'être réuni avec Jésus (image de l'Æon douzième), il régnerait mille ans dans la Palestine (seulement ?) avec son peuple (le peuple juif).

Si Cérinthe croyait cela, c'est qu'il savait modérer son ambition : relativement aux autres Évangélistes, c'est un sage. En cela les Cérinthiens peuvent être identifiés avec les Aloges, ils niaient que Bar-Jehoudda fût le Logos, tout au plus était-il l'Æon-Zib. S'il était consubstantiel au Père, c'est dans la proportion d'un douzième.

 

L'inexistence de Jésus résultant du dispositif de Cérinthe, il n'a pas été difficile d'y introduire des parties de Valentin, puisque celte inexistence est en même temps le pivot des Évangiles valentiniens. Chez Valentin comme chez Cérinthe Jésus est une image du Verbe, il descend du ciel dans la fable sous les espèces du christ baptiseur, auteur de l'Apocalypse. La différence entre le Jésus de Cérinthe et celui de Valentin, c'est le millénarisme de l'un et le gnosticisme de l'autre. Le mélange de ces deux théories inconciliables produit des effets d'incohérence inouïs, mais le procédé des deux Évangélistes est le même. Tantôt Jésus se confond avec son prophète, comme le veut le principe même de la Logophanie[10], tantôt il s'en sépare, comme le lui permet sa nature spirituelle. Quand Joannés est indéfendable, Jésus se retire de lui et souvent il en avertit le public. Il veut bien se prêter aux fantaisies de Cérinthe, mais quand il juge à propos de quitter le corps de son double terrestre, il le fait avec des commentaires parfois désobligeants. Par exemple, il ne lui plairait pas du tout qu'on eût l'air de prétendre qu'il a été crucifié pour de bon ! De sa nature, il n'est pas crucifiable physiquement ; c'est le corps de Joannès qui a été en croix, il prend bien soin de le dire. Joannès est son disciple préféré, la preuve c'est qu'il lui a révélé l'Apocalypse, mais c'est tout. Il lui a promis de ressusciter tous ceux qui tomberaient pour la Loi avant le 15 nisan 780. Il se trouve que, contre son attente, Joannès est de ceux-là, mais Jésus ne veut pas qu'on le dise et il fait le jeu de Maria Magdaléenne. Telle est l'économie formelle de l'Évangile cérinthien.

Vous savez maintenant pourquoi j'ai intitulé ce volume l'Évangile de Nessus. Quoique le Mensonge soit taillé comme Hercule, il mourra de la robe empoisonnée que Cérinthe a mise sur les épaules de l'Église.

 

 

 



[1] Irénée, Contra hæreses, l. V, ch. XI.

[2] Irénée, Adversus hæreses, l. III, ch. XIII. Tertullien, De præscriptione, ch. XLVII.

[3] Ceci précisément pour obvier au passage de Cérinthe (XX, 11) dans lequel Jésus dit : Ne me touchez pas.

[4] Luc, XXIV, 36.

[5] Basnage, Annales politiques ecclésiastiques, t. II, p. 6. Faydit, Éclaircissements sur l'Histoire ecclésiastique des deux premiers siècles, ch. V, p. 64.

[6] Théodoret, Fabula hæreticæ, l. II, ch. III. Mosheim, Histoire ecclésiastique, 1716, in-8°, t. I, p. 149.

[7] Sainteté dans le sens naziréen. Justice dans le sens fanatique.

[8] Luc, I, 6.

[9] Il feignait de croire que Bar-Jehoudda avait échappé aux exécutions de Pilatus.

[10] Apparition du Logos ou Verbe.