LE MENSONGE CHRÉTIEN - (JÉSUS-CHRIST N'A PAS EXISTÉ)

 

TOME IV — LE SAINT-ESPRIT

VII. — DEUX SIGNES.

 

 

I. — PREMIÈRE ÉRUPTION DU VÉSUVE.

 

Les prophéties du Rabbi s'étant précisées sous Néron par des signes terrestres, un nouveau terme fut assigné au Royaume des Juifs. Pour celui-là il n'était pas besoin de forcer les chiffres de l'Apocalypse. La première éruption du Vésuve et l'incendie de Rome eurent le mérite d'être des signes d'autant plus avantageux qu'ils se produisaient à l'Occident, chez la Bête même, et qu'ils avertissaient les Juifs en affolant les roumis. La lutte entre le Verbe et les goym se trouve circonscrite entre Ménahem et Néron. de lit l'importance extraordinaire que prend Néron dans les Apocalypses faites après la chute de Jérusalem, et elle contraste étrangement avec ses inclinations pacifiques, aven ses mœurs efféminées. Atteints d'Apocalypse chronique, les Juifs n'ont pas eu moins de cinq accès depuis le Joannès jusqu'à Ménahem, cinq accès du même mal, que le Fils de l'homme n'a jamais voulu guérir, par sa présence. Il n'a jamais pu quitter les cieux, Satan lui barre la route et nous lui en savons un gré infini, nous autres goym d'Occident. Si Satan l'avait laissé passer, il nous serait matériellement impossible de chanter aujourd'hui les louanges de Dieu.

Comment le nom des christiens se trouve-t-il mêlé aux deux grandes catastrophes du règne de Néron ? Par l'Apocalypse toujours, dont les prophéties fatales à Rome et à l'Italie avaient passé la mer bien avant le départ de Pilatus.

Plus radicale encore que le christianisme de Bar-Jehoudda, qui s'en tenait au Renouvellement du monde par le feu, la philosophie stoïcienne en admettait la fin par le même élément. Scientifiquement Sénèque y croyait, et sans doute il avait imbu Néron de la même idée. On ne différait que sur l'échéance.

La nature prit tout à coup le parti de l'Apocalypse et fournit aux christiens les arguments dont elle seule est capable. Une chose qui, si près de Rome, était nouvelle, frappa de stupeur, tourna les têtes, lança sur les routes des hommes qui erraient, fous, hagards, éperdus c'est l'éruption du Vésuve, en février 816, Pompéi touché, Herculanum presque détruit, Nucérie endommagée, Naples effleurée. Où fuir si la terre elle-même se dérobe sous les pas de l'individu, si elle avale les villes qui reposent sur elfe ? Sénèque, qui travaillait à ses Questions naturelles, s'arrête interdit devant ce phénomène. Après Tyr et Sidon célèbres par leurs écroulements, toute la côte d'Asie bouleversée ; sous Tibère[1], douze villes ensevelies en un jour, le fléau mystérieux a-t-il entrepris le tour du monde ? Il est en route, il approche, il a fait surgir une lie inconnue dans la Méditerranée ;' quinze ans avant d'aborder en Campanie, il n secoué l'Achaïe et là Macédoine. Pourtant le philosophe n'est qu'ému, il n'est point troublé : Ayons conscience de notre faiblesse, dit-il, et craignons plutôt la pituite. Ce n'est ni légèreté ni fanfaronnade. Il redoute le délire où la catastrophe va plonger les débiles, le parti qu'en tirera le charlatanisme. Il prévoit qu'au lieu de chercher la cause naturelle, ou va crier à la vengeance céleste ; la science perdra tout ce que gagnera l'ignorance : Jamais, dit-il, on ne trouve plus de prophètes qu'aux lieux où la terreur s'unit à la superstition pour frapper les esprits !

 

II. — L'INCENDIE DE ROME.

 

A peine le Vésuve avait-il repris son sommeil qu'un autre volcan s'éveilla, celui-là dans Rome même.

Dans l'été de 817, un incendie comme il n'y on eut, qu'à Rome détruisit les doux tiers de la ville. Cet incendie serait oublié depuis longtemps si les christiens de Rome n'y avaient été mêlés par la calomnie.

Il commença sous la partie du Grand Cirque contiguë au mont Palatin et au mont Cœlius ; dédale de rues étroites enfermées dans d'énormes massifs de maisons, quartier peuplé de marchands dont les boutiques regorgeaient de matières inflammables. Le feu se déclara violent dès sa naissance, enveloppant toute la longueur du Cirque, ravageant tout ce qui était de niveau, sans rencontrer aucun de ces temples ou de ces palais dont les enceintes et les portiques eussent pu retarder sa marche ; véritable mer de feu dont les vagues secouées par le vent montaient les hauteurs, les redescendaient, balayant tout dans leur fureur. L'incendie, le plus terrible, le plus cruel de ceux qui ont affligé la ville ne s'arrêta que le sixième jour, veille du sabbat, au pied des Esquilies. On avait abattu quantité d'édifices, afin qu'il ne trouvât plus devant lui que le vide et n'eût plus rien à dévorer que l'air. La rapidité du fléau, une panique inouïe que l'on comprendrait à moine, avaient paralysé les secours : on périt comme dans un naufrage.

Néron était à Antium, dans son palais d'été, tout au plaisir du théâtre et de la musique. Il revint précipitamment et se conduisit en bon prince. Pour consoler le peuple errant et sans asile, il fit ouvrir le Champ de Mars, les monuments d'Agrippa et jusqu'à ses propres Jardins ; pour soulager la foule indigente on construisit à la hâte de vastes hangars ; on fit venir d'Ostie et des municipes voisins les choses les plus nécessaires à la vie, et le blé fut réduit aux plus bas prix.

Mais, dit Tacite, tous ces traits de popularité étaient en pure porte, parce qu'il y avait un bruit par tout répandu qu'à l'instant même de l'embrasement de sa capitale, il était monté sur son théâtre (à Antium, par conséquent) et y avait chanté la destruction de Troie, comme pour comparer cet ancien désastre à la calamité présente. Voilà l'origine de la légende qui fait de Néron un incendiaire. Que, de son vivant, ses ennemis anciens et ceux qu'il se faisait chaque jour l'aient propagée avec application, rien de plus ordinaire dans une ville, où pas un incendie n'éclatait que le propriétaire ne fût soupçonné de l'avoir allumé lui-même. Que les Pisons, par exemple, aient conté la chose à l'oreille de leurs clients, et que ceux-ci, qui formaient la moitié de Rome, l'aient répétée à l'autre moitié, c'est dans l'ordre. Mais que ce soit vrai, ou simplement vraisemblable, on doit le nier, Tacite en main.

 

On n'accusera pas Tacite d'avoir vendu son âme à Néron, il avait sept ou huit ans lors de l'incendie. Personne ne manie le soupçon avec plus de dextérité, l'insinuation avec plus de force. Dans Tacite, en dehors, des faits établis, dès que la politique est engagée, et, quand elle ne l'est point, il l'engage, le soupçon est à la base de tout. Il nous prévient qu'il parle sine irâ et studio, en un mot sans parti pris, mais il se fait comme un jeu des incertitudes qu'il laisse après lui : Arrivé à l'incendie, dont il ne parle que par ouï-dire, puisqu'alors il était enfant, il nous dit que les historiens l'attribuent, les uns au hasard, les autres à Néron. Il nous avait déjà mis en défiance contre l'histoire de ces temps-là, que la peur chez les uns et la rancune chez les autres ont visiblement altérée. Sur la cause de l'incendie, une quarantaine d'années après l'événement, l'opinion était encore on suspens. Mais Tacite tend à innocenter Néron. D'abord, en août Néron n'était pas à Rome il était en villégiature à trente lieues de là, sur le rivage d'Antium. Il ne revint à Rome qu'environ le troisième jour, au moment où sa propre maison, celle qu'il avait construite pour relier le palais d'Auguste avec les jardins de Mécène, allait être atteinte par un feu que dévorait tout. Encore n'arriva-t-il pas à temps pour empêcher ce désastre personnel : sa maison, le palais et tout ce qui les entourait furent la proie des flammes.

Sa conduite fut celle d'un bon prince, et nullement d'un fou qui prend le masque da la charité pour se faire pardonner un crime inexpiable. Caligula donne des signes de folie : Néron point ; surtout dans ses rapports avec le peuple. S'il lui eût plu, dans une hideuse imitation, de brûler Rome, l'exemple de Troie, c'est à la Rome du Sénat et des Pisons qu'il aurait fait mettre le feu, et non à celle des marchands, dans la partie qui touchait de plus près à sa maison. S'il eût voulu ajouter à ses orgies ce raffinement de monstruosité et en jouir comme d'un spectacle du Cirque, il n'eût pas pris place à trente lieues de là.

Enfin — et à côté de cet alibi bien établi, c'est une des preuves les plus convaincantes de son innocence, — Néron, à qui on peut refuser tout cœur et toute sensibilité, Néron était un curieux passionné, un artiste gai tenait, énormément à ses collections et qui ne les capella sacrifiées à un si exorbitant caprice.

Ce qui fit supposer que Néron y était pour quelque chose, c'est qu'au fort de l'incendie, dans l'hébétement où ce menteur avait jeté les esprits, on entendait autour de soi des cris menaçants comme celui-ci : N'éteignez pas ! qui ressemblait à une consigne. Il y eût également des gens, comme il s'en trouve toujours pour la honte de l'espèce, qui profitent de la panique pour s'introduire dans les maisons et voler, mais c'est surtout contre les biens de Néron qu'ils durent exercer cet horrible sang-froid. On en vit d'autres qui jetaient ouvertement des brandons, criant à hante voix qu'ils en avaient l'ordre, afin de piller plus à l'aise, mais on ne voit pas l'intérêt qu'aurait ou Néron à favoriser par ce moyen le sac de ses trésors, et Tacite n'insinue rien de pareil.

On commençait à respirer de ces alarmes lorsqu'un second incendie éclata, cette fois dans des quartiers plus spacieux, où les temples et les portiques firent moins de victimes en s'écroulant. Cet incendie excita encore plus de vilains soupçons que le premier, parce qu'il partait des propriétés émiliennes qu'habitait Tigellin. Le palais du prince brûlé dans le premier, ceux de l'intendant et du favori brûlés dans le second, il semblait que Néron cherchât la gloire de rebâtir une ville nouvelle et de lui donner son nom. La destinée semblait trop d'accord avec lui : elle ne l'était peut-être qu'avec ceux qui le soupçonnaient de vouloir remplacer Rome par Néropolis. Des quatorze quartiers de Rome, quatre seulement restaient entiers, trois étaient rasés jusqu'au sol, les sept autres en ruines. Les plus anciens monuments religieux, celui que Servius Tullius avait érigé à la Lune ; le grand autel et la temple consacré par l'Arcadien Évandre à Hercule ; celui de Jupiter Stator, voué par Romulus ; le palais de Numa et, le Temple de Vesta, avec les pénates du peuple romain, richesses que la victoire avait accumulées, chefs-d'œuvre arrachés à la Grèce, manuscrits authentiques, tout fut consumé, Si, dans ces deux incendies, le fou est de main d'homme, il semble que l'incendiaire ait voulu détruira les fondements de la religion romaine plus encore que les monuments de la puissance impériale.

 

III. — NÉRON CALOMNIÉ.

 

Pourquoi Néron aurait-il incendié Rome ?

L'Empire en 817 était tranquille, et, sur l'Euphrate où il avait été troublé, presque glorieux. Néron, tout à ses fantaisies de théâtre et de cirque, tout à ses rêves de voyage et d'exploration, mettre du monde sans avoir bougé de place, se couronne le front des lauriers d'Apollon, écrit des hymnes dont il compose la musique, chante, s'accompagne sur sa lyre, a tout du dieu grec, est à la fois Auguste moins le génie et Mécène moins le goût. Son imagination, sans cesse agitée de projets, n'est pas assoupie par la louange. D'Antium, de Romee, des villes de la Campanie elle s'envole vers l'Orient dont les mystères voluptueux la tentent, elle se pose sur les rives du Nil où a glissé Cléopâtre, au son des flûtes, dans un nuage de pourpre et d'or. Ses rêves n'étaient pas tous d'un histrion satrapique. Il voulait connaître au moins la Grèce, mère des arts qu'on lui avait appris, de la philosophie qui, à côté de lui, faisait Sénèque si grand. Et ce n'était pas uniquement pour faire entendre cette voix que lui seul trouvait belle, c'était dans, un dessein plus haut : il voulait s'illustrer par un travail qui eût fait bénir son nom par la navigation et le commerce et qui, en dépit de tous ses vices et de tous ses crimes, lui eût valu une place dans l'histoire des conquêtes humaines : il voulait éviter aux vaisseaux la pointe de Matée, percer l'isthme de Corinthe et raccourcir le chemin qui menait au soleil levant. Il s'en ouvre à Lucain émerveillé. Il envoie deux centurions à la découverte des sources du Nil, problème qui a tourmenté les hommes pendant quatre mille ans et que César aurait voulut résoudre : les centurions sent revenus, ils racontent à Sénèque ce qu'ils ont fait pour obéir aux ordres d'un prince amoureux de tout ce qui est beau et surtout de la vérité, leurs longues courses dans les sables et dans les marais aveu l'aide du roi d'Ethiopie, les immenses nappes d'eau qu'ils ont vu s'épancher entre les rochers quand ils se sont crus au terme de leur voyage. Sénèque est tout ébloui de ce qui se passe dans la paix profonde qu'un règne si heureux procure nu monde.

Tout le peuple était avec Néron, Tacite est obligé d'en convenir. La complaisance avec laquelle l'historien étale les hontes du prince n'a d'égale que la gène avec laquelle il parle de ses bonnes actions. Son jeu finit par choquer. Il est certain, malgré toutes les malveillances de Tacite, que le peuple tenait à Néron ; qu'il aimait à l'avoir dans Rome ; qu'il lui savait gré de tenir la ville bien approvisionnée de blé, de donner des festins sur les places publiques, comme autant de défis à la famine, d'avoir en plus d'une circonstance et tout récemment, censuré les dilapidations de l'impôt. On aimait un prince qui laissait au peuple une part de ce qu'il prenait aux grands, et, quand il annonça son départ pour la Grèce, on insista tant et si fort qu'il dut rester. Sa présence n'inquiétait pas, elle rassurait. Il n'est pas sûr que Tigellin, détesté de Tacite, fut un préfet du prétoire inférieur à Fénius, honoré par Tacite, ni que, sous Tigellin, l'administration ait valu moins que sous Sénèque et Burrhus. Il y avait entre ces hommes des différences d'honneur, de caractère, de talents : le peuple ne les sentait point.

Pison et ses complices ne valaient pas mieux que Néron et ses créatures. Pour les mœurs on se ressemblait, Il y avait un pou plus de transfuges et de traîtres du côté des conspirateurs, voilà tout. A quoi pensait Subrius, tribun de cohorte prétorienne, pendant que Néron, dans la nuit de l'incendie, courait seul autour de son palais fumant ? A porter secours ? Non, à assassiner le prince, à profiter de ce qu'il était sans gardes pour lui donner du fer dans la gorge. Et qui le premier fit courir le bruit que Néron avait mis le feu ? Subrius lui-même. L'assassin qui a manqué son coup accusant d'incendie la victime ! Qu'on lise dans Tacite le récit de la conspiration, qu'on examina les mobiles et les acteurs, et qu'on dise si de tels hommes ne dégradaient pas plus l'assassinat politique que Néron ne déshonorait l'humanité !

Si étendue que fin la grandeur du prince, Rome avait trois fléaux contre lesquels il était impuissant : les inondations, les disettes et les incendies.

Les incendies étaient si fréquents qu'Auguste avait dû établir des sentinelles pour y veiller pendant la nuit. Cela n'empêchât pas les maisons qu'il avait au Mont Palatin de brûler. Sous Tibère, c'est le Cœlius qui brûle, et tout le quartier du temple de Vesta ; sous Claude, le théâtre de Pompée et tout le quartier Emilien. Pour celui-là Claude passa deux nuits à organiser les secours. Il en avait été victime lui-même dans une des constructions qui lui étaient les plus chères : le palais qu'il avait bâti sur le Palatin et qu'il lui fallut rebâtir.

L'insécurité des habitants était proverbiale. Le troisième plancher de ta maison brûle, dit Juvénal, et tu l'ignores ! Nous nous figurons une ville de pierre et de marbre ou tout an moins de briques. Sauf les palais, les théâtres et les temples, elle était de bois branlants ; les maisons soutenues par de faibles étais s'écroulaient sous le choc d'une voiture chargée. Il faut chasser de nos yeux cette image d'une ville à la Piranèse, coupée à angle droit de voies majestueuses bordées d'édifices solides comme un aqueduc ou un amphithéâtre. C'était, an contraire, une préface au Moyen-âge avec ses auvents, ses appentis, ses encorbellements, son dédale de ruelles noires dont les maisons se rejoignent par on haut, comme étaient les vieux quartiers de Naples, abattus dans ces dernières années. En une nuit, de sa gueule d'enfer, le fou n'en faisait qu'une bouchée. Le lendemain, dix mille, vingt mille habitants sur le pavé, sans un sesterce, d'autres, tout à coup réveillés sur un gril, achevant dans la mort le sommeil commencé. Calamités suivies de misères atroces : des gens nus criant la faim, pleurant toutes les larmes du corps. Ah ! ceux-là, on ne peut les accuser d'avoir mis le feu. Mais, s'écrie Juvénal, que le palais de Persicus brûle On donne tant et tant de choses à Persicus pour on bâtir un second qu'on pourrait, le soupçonna d'avoir fait flamber le premier !

 

Dans la grêle de traits dont Juvénal accable Néron, et Néron mort, aucun qui vise l'incendiaire. Quoi ! Cethegus et Catilina, pour avoir, dans le délire de la guerre civile, médité les incendies qui devaient anéantir Rome, ont rêvé un crime que les tribunaux punissent de la robe soufrée, et Néron, qui l'attrait fait, dans un caprice de ténor, est épargné par le for ronge de Juvénal. Qui le croira ? Qui croira que ce vengeur de Sénèque n'ait de flèches dans son carquois que pour le parricide, l'histrion et le succube, immondes tant qu'on voudra mais inoffensifs au peuple, et rien pour l'incendiaire dont la torche a réduit la moitié de Rome en cendres ? Qui croira qu'après lui avoir fait un crime de chanter sur le théâtre, il l'absolve par le silence d'avoir mis le feu à la ville ? Néron n mis le fou à Rome ? Non, certainement non. Ce que Juvénal lui reproche, c'est de l'avoir chanté. Troica scripsit, il a célébré l'embrasement de Troie. Quelle différence ! mais en même temps quel trait de lumière ! Comme on distingue bien le point de départ de l'accusation, la confusion qui s'est faite entre le chanteur et son sujet, et qui est entrée dans l'histoire par les larges portes de la légende !

Cette légende, on la connaît ; elle vient surtout de Suétone : Néron, en costume de théâtre, monté sur la tour de Mécène, au plus haut des Esquilies, chantant la ruine de Troie[2]. S'imagine-t-on le prince à son arrivée d'Antium Mettant ses habits de théâtre et montant sur la tour de Mécène pour chanter l'incendie de Troie ? Qu'il y soit monté pour se rendre compte de l'étendue du désastre, que mérite la splendeur tragique de ce spectacle ait enthousiasmé cette âme carbonisée, qu'il ait revêtu des habits de théâtre et donné de la voix entre terre et ciel pour célébrer l'incendie lui-même par une sinistre évocation de Troie, croyons tout, et d'ailleurs cela fait tableau ! Mais qu'il ait mis le feu, c'est autre chose.

Stace et Pline l'Ancien portent franchement l'accusation, mais les satiriques y renoncent. Le soupçon lancé du vivant même de Néron n'est point ramassé par eux, Néron mort. Après Juvénal qui se tait, Turnus, dans un fragment célèbre, — si toutefois il est de Turnus et du temps, car il y a des doutes, — n'accusera Néron que de complaisances lyriques envers le feu. Qu'est-ce que Turnus ? Un poète qui manie les lanières contre d'autres poètes vendus à Néron ? Un jaloux qu'irrite la fortune de ces misérables qui au lieu de déplorer l'incendie de Rome, vont le célébrer comme un beau spectacle, comme un feu qui console des ombres de la nuit ? N'importe ; il n'accuse point Néron, quoiqu'il allait bien envia : il incrimine ce dilettantisme féroce, cette abolition de sens moral qui pousse des gens à mettre la beauté du spectacle au-dessus du, malheur publie,

Du vivant de l'Empereur, dans aucune des épigrammes qu'on lui décoche et qu'il tolère avec un mépris magnifique, dans aucun des libelles que vomissaient contre lui les cyniques et les baladins, nulle part enfin on ne l'accuse d'être l'incendiaire de sa capitale.

Néron, il est vrai, aimait à jouer avec le fou.

L'incendie était un sujet de pièce, comme chez nous le divorce ou l'adultère. Aux jeux qu'il donna pour l'éternité de l'Empire, Néron fit représenter une comédie d'Afranius, qui s'appelait l'Incendie, et pour récompenser les acteurs, il les laissa piller la maison livrée au feu. Mais il avait si peu de goût pour les incendies nés hors de la scène, qu'il inventa un nouveau genre de construction pour les éteindre mieux, voulant que les maisons eussent des portiques par devant et que du haut de leurs plates-formes on pût circonscrire les ravages du feu. Pas un instant, Suétone, qui rapporta cela parmi les bienfaits de Néron (et qui met dans cette catégorie les supplices infligés aux christiens !) ne laisse planer sur lui le soupçon d'avoir allumé l'incendie. Au contraire, il approuve le châtiment et dit sèchement : Il livra aux supplices les christiens, race d'hommes adonnée à une superstition nouvelle et malfaisante, donnant plutôt à croire par là que l'incendie leur serait imputable. Et, il ajoute : J'ai rassemblé tous ces faits dont les uns n'encourent aucun blâme et les autres méritent les plus grands éloges, pour les séparer des infamies et des crimes dont je vais parler.

 

IV. — LES CHRISTIENS SONT-ILS LES COUPABLES ?

 

Qui a mis le feu à Rome ? Le hasard, Néron ou les christiens ? Le hasard n'a presque point de partisans ; Néron peut passer pour mort définitivement, et on ne trouve plus de gens pour défendre les morts. Il reste les christiens.

Les historiens modernes se sont grandement évertués, et sur divers points de la planète, à établir, les uns que les christiens étaient incontestablement cause de l'incendie[3], les autres, qu'ils y étaient indubitablement étrangers[4].

En conscience comme en logique, nous devons faire passer avant leur opinion celle des historions antiques. Il nous arrive alors quelque chose de fantastique : nous découvrons que, pendant les quatre premiers siècles, vous entendez bien, pendant quatre fois cent ans, imita auteur, soit païen, soit jehouddolâtre, aucun en un mot, sauf le seul et unique Tacite, n'a mêlé les christiens à l'incendie. En effet, si Suétone approuva les supplices que leur inflige Néron, il ne les rattacha nullement à l'incendie ; et sur la relation de cause à effet nous on amnios réduits encore une fois nu seul témoignage de Tacite, Dion Cassius qui, à la fin du second siècle, fond dans le même récit Tacite et Suétone avec tous leurs contemporains et, tous leurs successeurs, Dion Cassius ne souffle mot de l'accusation qui aurait posé sur les christiens et des supplices qui en auraient été la suite : silence d'autant plus extraordinaire que la question des christiens, inconsistante sous Néron, s'était posée sous les princes que servait Dion comme un des problèmes brûlants à résoudre par l'Empire. Je répète que pendant quatre siècles, parmi les adversaires ou les apologistes du culte alors en discussion (et quelle discussion !), aucun ne fait la plus petite allusion à la part que les christiens auraient eue dans l'incendie. Etant donné l'ardeur de la bataille, il faut absolument admettre ou que les ecclésiastiques ont rayé le fait de tous les livres écrits contre les christiens, à l'exception du seul Tacite, ou qu'il n'existait point dans Tacite à la fin du quatrième siècle, car supposer qu'il existait et qu'aucun ennemi des jehouddolâtres n'a voulu s'en servir pour les tuer dans l'œuf, c'est nier tout l'art polémique de ces temps-là.

 

Coupables ou non, Tacite parlait-il d'eux comme ayant été suppliciés après l'incendie dans Ion jardins de Néron ? Et se peut-il qu'à une époque ou il était dans toutes les mains et complet, des apologistes comme Justin et Tertullien[5] aient eu l'audace non seulement de vanter, l'innocence et la candeur des christiens, mais encore d'opposer ces vertus aux mœurs farouches de leurs persécuteurs ? Se peut-il même, le texte de Tacite prêtant à toutes sortes de commentaires, qu'ils ne l'aient pas tourné en arme offensive contre les païens eux-mêmes ? Mais non, ils n'ont pas même ou à se défendre. N'est-il pas permis d'en conclure que le passage de Tacite, peut-être celui de Suétone, n'existaient pas, tout au moins le premier ?      

Examinons le récit de Tacite et la façon dont on prélude au passage sur les christiens.

Comme il fallait apaiser les dieux, on consulte les livres de la Sibylle qui avaient été sauvés, on fait des prières publiques à Vulcain, à Cérès, à Proserpine, à Junon, Mais ni les expiations religieuses, ni les largesses impériales ne réussissent à étouffer la rumeur qui attribuait l'incendie aux ordres de Néron. Cotte rumeur monte jusqu'aux oreilles de l'Empereur, grossie par la malignité des Piscine. Tigellin non plus ne se soucie pas de porter la peine d'un malheur qui l'a atteint comme son maître, dans ce qui leur était peut-être le plus cher à l'un et à l'autre. Les soupçons se croisent dans cette ville affolée, mais ceux qui pesaient : sur Néron et Tigellin se ruinent par leur invraisemblance. Les dénonciations pleuvent. L'autorité, ne trouvant rien mi haut, cherche, on lins. Quand on cherche des coupables partout, on finit par en trouver quelque part.

Selon Tacite, on aurait fini par trouver les christiens, et, insistons bien sur ce point, de tous les auteurs anciens, c'est le seul qui le dise.

On commence par se saisir de ceux qui s'avouent christiens, puis, sur leurs indications, d'une grande multitude convaincue moins du crime d'incendie que de la haine du genre humain.

Ils avouent, ils dénoncent, et tous, dénonciateurs et dénoncés, on les trouve remplis des sentiments de destruction qui éclatent d'abord dans l'Apocalypse et plus tard dans plusieurs passages des Évangiles, C'est la charge morale la plus grave qu'il y ait contre eux dans le monde latin, et si, au lieu d'une œuvre impartiale, nous faisions le procès de la religion naissante, nous tirerions de la concordance des textes avec les faits une somme criminelle qui justifie l'opinion de Tacite et du peuple romain sur les christiens. Ce serait encore pis, si nous nous armions, comme on l'a fait, du passage où Suétone montre les esclaves de la maison impériale attisant la flamme, pour le rapprocher de celui où l'auteur de la Lettre aux Philippiens[6] montre des jehouddolâtres jusque dans la maison de Néron ! Si le passage de Tacite est authentique, il n'y a rien de plus terrible contre les christiens du premier siècle, et nous ne pouvons arriver à comprendre que l'apologétique n'ait pas eu à en défendre ceux qui vinrent dans les siècles suivants. Il est inconcevable que l'Église l'ait laissé dans Tacite, alors qu'elle a tenu toute l'Antiquité dans sa main et qu'elle l'a repétrie tout entière.

 

Nous n'hésitons pas à dire que s'il eût été possible d'incriminer les christiens, l'opinion romaine n'aurait jamais cherché ailleurs les auteurs de ce sinistre et qu'elle n'aurait même pas été tentée d'y impliquer Néron ou le hasard. Lie de cette Rome où venaient se rendre et s'étaler tous les dérèglements et tous les crimes, que voulaient les christiens ? Ce que Dieu envoyait à la Bête : la ruine et l'incendie. Tous étaient Juifs de la pire espèce. On les connaissait depuis 772, depuis 782 surtout[7] par le programme de la Grande Pâque. Les troubles d'Alexandrie, les émeutes de Corinthe et d'Éphèse, le mouvement sous Claude, impulsore christo, les prouesses sabbatiques de Shehimon et de Jacob, les Gesta Dei per Judœs, le mystère de ces réunions nocturnes qu'on avait déjà défendues à 'd'autres cultes, leurs actes malfaisants, dit. Suétone, odieux, infâmes, dit Tacite, tout ce qu'on savait d'eux était contre eux, tout les désignait pour un de ces grands sacrifices expiatoires dont, l'histoire est maths :trot :semant pleine.

Ce sacrifice a-t-il ou lieu ?

Il n'est pas une phrase de Tacite, pas une expression même qui ne soit pour nous un sujet d'étonnement, et qui ne soulève une objection. Outre le silence des historiens du paganisme et des écrivains du christianisme, il y a celui des poètes et des petits auteurs. Il est absolu, lui aussi. Le silence, et sur des Juifs, au lendemain d'un incendie qu'on leur aurait attribué, ce n'est pas possible ! La plupart avaient résisté à la prédication de Jehoudda et de ses fils. Mais il y en avait eu assez d'entraînés pour que la marque de la race fût sur l'incendie. Pour le peuple comme pour Tacite, à cette date de 817 surtout, juifs et christiens, c'est tout un. Pour mieux dire, il n'y avait pas de christiens qui ne fussent Juifs. C'est pour les Juifs seuls qu'avait écrit Bar-Jehoudda, au milieu d'eux que vivaient ses disciples, c'est leur Loi qu'extérieurement ils pratiquaient, surjuifs eux-mêmes dans le costume, dans les habitudes, dans le langage, dans la religion. D'où le peuple aurait-il tiré la subtilité nécessaire pour faire le départ entre les deux catégories ? Tacite perd toute mesure quand il s'agit des Juifs, et c'est de surjuifs qu'il s'agissait ! Dès le moment qu'on ne distinguo point, entre eux et qu'ailles condamne sur l'origine, c'est aux Juifs que fatalement on eût imputé le crime, c'est parmi eux qu'on eût cherché, le long de la Voie Appienne, autour de la Porta Capena, dans les sombres cabanes du Janicule.

 

V. — LA RENOMMÉE DES CHRISTIENS.

 

Mais plus l'on pénètre dans cette genèse martyrologique et plus elle déconcerte. Tout, y est matière à objections. Les hommes qui sont suppliciés étaient odieux à cause de leurs crimes. Quels crimes ? Ils n'en avaient certainement point commis dans Rome depuis ceux de 772. Cette renommée les avait donc précédés dans la ville ? C'est donc en Judée qu'ils l'avaient gagnée, sous les enseignes de Jehoudda et de ses fils ? Alors il faut les identifier avec la catégorie d'hommes dont Josèphe nous a laissé le sinistre portrait : sicaires, zélateurs, enchanteurs, imposteurs, assassins, tous perdus d'infamies. Le peuple les appelait christiens. Le peuple savait donc ce que c'était qu'un christien, il était donc aussi avancé que le préfet du prétoire ? Le mot existait donc à ce point commun que le peuple en savait la signification ? Celui dont ils tirèrent leur nom, Christ, avait été supplicié sous l'ibère, par le procurateur Pontius Pilatus. La chose était donc si avérée en 817 parmi les Romains de la rue ? S'il en est ainsi, d'où Tacite tient-il ses renseignements ? Des annales romaines ? Alors elles parlaient à titre curieux de cet épisode qui n'eut même pas l'importance d'un fait divers, Pontius Pilatus n'étant lui-même un personnage que pour les Juifs. Des histoires juives de Josèphe ? Josèphe n'écrivit jamais le nom de Christ, mais celui de Bar-Jehoudda. De Juste de Tibériade ? Encore moins. Mais comment le peuple de Rome connaît-il par son nom une secte si bien cachée que les historiens juifs l'ignorent aujourd'hui complètement ?

Cette exécrable superstition avait déjà été réprimée une fois. En quel temps ? sous quel prince ? C'est, à mon sens, la phrase la plus curieuse, car, si cette superstition avait été réprimée, ce fut sous un autre nom que celui de christiens, et nous ne trouvons, pour y répondre, que la secte de Jehoudda, punie en 761 à Jérusalem par Quirinius et en 772 à Rome par le Sénat. Elle faisait irruption de nouveau, non seulement en Judée, origine de ce mal, mais jusque dans Rome. L'historien connaît donc le mouvement de sicariat repris par Theudas, par Shehimon et Jacob, et qui aboutit au règne de Ménahem ? Dès le moment qu'il connaît cela, il sait de qui le crucifié de Pilatus est le fils, comment il s'appelle, pourquoi il a été condamné, combien peu il est ressuscité, et ce n'est pas à lui qu'on ferait croire que cet homme a été annoncé par un autre homme appelé Joannès le baptiseur.

Le peuple demande la mort des christiens. On se rappelle qu'il occupait les Jardins de Néron ; il vivait là, dans des campements improvisés avec l'agrément du prince. Il avait tout perdu dans l'incendie, il ne lui restait pour tout bien que in vengeance. Excité par la passion des représailles, il se donne pleine carrière contre ceux qu'on lui amène.

A leur supplice on ajoute la dérision : on les enveloppe de peaux de bêtes pour les faire dévorer par les chiens ; on les attache sur des croix où l'on enduit leurs corps de résine, on y mot le fou et on s'en sort la nuit comme de flambeaux pour s'éclairer. En même temps Néron se livre aux jeux du cirque en habit de cocher, se mêlant à la foule ou monté sur un char : trait ignoble de bassesse par lequel il se ravale encore au-dessous des bourreaux. Aussi, dit-on, quoique coupables et dignes des derniers supplices, on se sentait ému de compassion pour les victimes, qui semblaient immolées moins au bien public qu'à la cruauté d'un homme. Tel est, en résumé, le passage de Tacite ; il en est sorti des volumes de discussions.

Tout surprend ici, jusqu'à l'apitoiement, au petit serrement de cœur final, si mal en place, si peu de Rome et de Tacite ; tout, jusqu'à cette cohabitation des vivants et des morts dans les jardins de Néron, ces jardins à la fois occupés par les incendiés qui pleurent sur leurs ruines dans les hangars, et par les malheureux qui achèvent de brûler sur les croix. Quelle funèbre collection de victimes ! Quel musée d'horreurs ! Ces vivants mangent à la lueur des corps ! Et ils dorment au crépitement des chairs !

Le texte de Tacite a l'aspect d'un appartement cambriolé : tout y est sens dessus dessous, les idées et les mots.

Après avoir dit qu'il n'y a en présence que deux hypothèses : le hasard ou l'empereur, en quoi il est d'accord avec tout le monde pendant plusieurs siècles, le voilà qui prononce contre les attristions un réquisitoire comme il n'en prononce que contre les Juifs, et qu'après les avoir déclarés coupables de tous les crimes imaginables, il s'attendrit presque sur leur sort, sous le prétexte que le châtiment prévu par la loi a été appliqué dans des formes inusitées. On ne reconnaît plus Tacite. Ne serions-nous pas là en face d'interpolations et de tripatouillages pratiqués par un christien ennemi de la jehouddolâtrie, comme il y on out jusque dans les derniers temps de l'Empire, alors qu'on se disputait les emplois sous des princes tiraillés entre les partis ?

La répression terminée, prend-on comme en 772 des mesures exceptionnelles contre eux, les expulse-t-on comme avait fait Tibère, comme aurait fait Claude, à entendre les Actes des Apôtres ? Point.

Comment se fait-il que pour l'imposture de trois coquins, le Sénat de Tibère déporte quatre mille Juifs on Sardaigne, que pour les excitations de quelques meneurs, Claude expulse les christiens, et que Néron, après le crime inexpiable de cette secte, garde les uns et las autres dans une ville qu'ils ont essayé de réduire on cendres ? Encore que la logique ne commende pas toujours aux événements, au moins faudrait-il que le bon sons le plus vulgaire ne Mt pas directement offensé par tant de débonnaireté succédant à tant de rage. Si Néron, après l'exécution des attristions, n'expulse pas les Juifs, .c'est donc que les Juifs sont restés étrangers à l'incendie.

Et puis d'où viennent ces christiens, si vraiment Claude a expulsé tous les Juifs de Rome, comme le disent les Actes ?

 

FIN DU QUATRIÈME TOME

 

 

 



[1] Cf. le Charpentier, au ch. Les Oints du Capitole.

[2] Cette tour était, dit Marliani (Topographia Romœ, 1534, édit. de Rabelais), le long de la voie qui menait des Thermes du Dioclétien à l'église Sant-Antonio dans le commencement du XVIe siècle.

[3] Par exemple, M. Pascal, professeur à l'Université de Catane.

[4] Par exemple, M. Allard, historien très catholique, mais très consciencieux, et avec qui la discussion ne dégénère jamais.

[5] Pour les besoins de la démonstration nous supposons que ces écrits dont nous montrerons la fausseté sont authentiques.

[6] Non moins fausse que toutes celles qu'on a mises sous le nom du revenant du prince Saül.

[7] Date du lancement de l'Apocalypse.