LE MENSONGE CHRÉTIEN - (JÉSUS-CHRIST N'A PAS EXISTÉ)

 

TOME III. — LES MARCHANDS DE CHRIST

IV. — LA TÊTE DU JOANNÈS.

 

 

I. — DES FAUX INTRA-ÉVANGÉLIQUES.

 

En dehors de la fausse Nativité que nous examinerons plus loin, les efforts faits par l'Église dans les Évangiles pour imposer l'existence de Jésus, sont :

D'abord l'invention de Nazareth, qui enlève au Joannès la qualité de Naziréen pour la transporter à Jésus. Par ce moyen on a obtenu Jésus de Nazareth qui, au lieu de descendre sur terre par la voie ordinaire des dieux, arrive au Jourdain à pied, venant de cette ville imaginaire ;

Le témoignage du Joannès qui dit avoir vu de ses yeux Jésus au Jourdain ;

La scène où — condescendance inouïe — Jésus se fait baptiser par Joannès, malgré la confusion et la protestation de celui-ci ;

L'ambassade que lui envoie Joannès prisonnier afin de faire constater son existence par les deux témoins qu'exige la Loi ;

Le passage du Quatrième Évangile dans lequel on voit Jésus baptiser lui-même en Judée, parallèlement au Joannès qui, consulté par les pharisiens, déclare résigner en sa faveur ;

Enfin, ce fut le dernier effort avant la fausse Nativité, la décapitation du Joannès au cours de l'année et avant la Pâque où Jésus est censé avoir été crucifié par les Juifs déicides.

Malgré ce concert d'impostures, il est aisé de démontrer, sans sortir de l'Évangile, que le Joannès est bien celui que Pilatus crucifie, sous le nom de Jésus, dans ce roman fantastique. Et c'est Jésus lui-même qui nous servira de guide.

 

J'espère pour votre intelligence et aussi pour votre salut, que vous ne conservez aucun doute sur le fait patent de l'identité, du jésus et du Joannès. Aucun Évangile antérieur au troisième siècle ne contenait la décapitation du Joannès. Le Quatrième, qui pour le fond est de beaucoup le plus ancien, ne la contient pas encore à l'heure où nous sommes. Dans cet écrit le Joannès ne meurt ni par décapitation ni autrement, ce qui aide singulièrement à le retrouver sur la croix. D'où vient qu'après l'avoir poussé au premier plan le scribe ne se soit pas préoccupé de la façon dont ce héros avait quitté la terre ? Si, comme le veut l'Église, Marc et Mathieu sont antérieurs à Luc, donné par elle comme étant le troisième évangéliste, d'où vient que Luc ne raconte pas la décapitation sur laquelle abondent les deux premiers ? Et que le Quatrième ne tienne aucun compte de cette fin tragique, si elle est constatée par ses trois devanciers avec des détails plus ou moins circonstanciés ? De ce fait qu'au temps de Cérinthe et des Assomptions on n'avait pas encore songé à décapiter Joannès et à envoyer sa tête à quelqu'un sur un plat pour faire croire qu'il était une personne indépendante du crucifié de Pilatus ; Jésus n'avait point encore de corps à faire baptiser par le Joannès, lequel n'avait point encore perdu sa tête à la bataille.

La Décapitation de Joannès et la Nativité de Jésus sont deux impostures qui s'enchaînent : quand l'Église eut décidé que Jésus avait eu un corps, il fallut se débarrasser de celui de Joannès qui tenait toute la croix. Mais pour lui substituer Jésus, il fallut donner à celui-ci un corps crucifiable. Alors on inventa le faux acte d'état civil dans lequel Jésus est circoncis sous ce nom et l'épisode dans lequel le Joannès est décollé par Hérode Antipas, de manière qu'au Golgotha ne se trouvât plus qu'un seul corps, celui de Jésus.

Loin d'être une preuve qu'il y a eu deux personnages, la décapitation est une preuve qu'il n'y en a eu qu'un. On peut mettre cet écriteau sur la croix : Au rendez-vous des deux noms.

Joannès ayant été crucifié en 788, il fallait obtenir de lui qu'il renonçât à cette date d'abord, puis qu'il eût vu, connu Jésus de Nazareth, qu'il l'eût sacré Messie, et qu'il fût mort avant lui sans avoir eu le temps de revenir à la prédication millénariste. C'est à quoi ont visé les scribes ecclésiastiques : travail qui semble être du Juif Eusèbe, évêque de Césarée, celui que l'empereur Julien appelle — pour cette raison, je crois — le misérable Eusèbe, et avoir été corsé par Athanase, patriarche d'Alexandrie, celui que le même empereur appelle, à non moins bon droit, le misérable Athanase. Ce travail n'étant pas encore complet au sixième siècle, l'Eglise de Rome y apposa le dernier cachet par la main de Denys le Petit, mandé tout exprès du fond de la Scythie pour répandre la lumière sur l'Occident.

 

II. — LES ÉTAPES DE LA DÉCOLLATION : L'AMBASSADE DE JOANNÈS À JÉSUS.

 

Pour couper la tête à un homme par écrit, il suffit d'un couteau à papier. Cependant on ne pouvait appliquer cette mesure à Joannès sans quelques  préparations. Il avait été emprisonné plusieurs fois et fouetté. On pouvait décider qu'il ne l'avait été qu'une seule, sans fouet, et que, soit libre, soit en prison, il ne se préoccupait que d'une seule question : Où en est Jésus de Nazareth ? Et quel est son dernier miracle ?

L'avantage de ce système était que Jésus n'avait été dans aucune prison, qu'il n'avait jamais été fouetté, qu'il n'avait jamais trahi, qu'il n'avait jamais été condamné avant de monter à Jérusalem. Et comme dans le plan des trois Évangiles Synoptisés il n'y montait qu'une fois, pour y être crucifié, voyez quel innocent les Juifs avaient fait périr !

On a d'abord pensé qu'il suffirait de mettre Joannès en prison pour montrer qu'il n'était pas Jésus, et on a glissé dans Luc[1] : Comme il reprenait Hérode le tétrarque au sujet d'Hérodiade, femme de son frère[2], et, à cause de tous les maux qu'il avait faits, Hérode ajouta encore celui-ci à tous les autres : il fit mettre Joannès en prison. Mais la prison n'a rien de définitif, on peut en sortir ; la preuve c'est que Joannès était sorti deux fois de celle du Sanhédrin. On pouvait décider qu'il enverrait une ambassade à Jésus, et dans Luc nous le voyons lui dépêcher deux hommes avec ordre de faire un rapport de leur mission, de manière qu'il eût une raison pour résigner en sa faveur. Cette raison, ce sont les miracles, et il n'y avait pas de miracles dans les Assomptions, le Quatrième Évangile constate que Joannès n'en faisait point[3] ; c'est un élément nouveau qui appartient à la christophanie de Jésus, et, c'est cet élément qui déterminera la résignation de Joannès.

Voici ce qu'on a inséré dans Luc :

Toutes ces choses (miracles, résurrections, guérisons d'aveugles-nés, etc.) furent rapportées à Joannès par ses disciples : aussi, Joannès appelant deux d'entre eux, les envoya vers Jésus pour lui demander : Es-tu Celui qui doit venir ou en attendrons-nous un autre ? Étant donc arrivés près de Jésus, ces hommes lui dirent : Joannès le baptiseur nous a envoyés vers toi pour te demander : Es-tu Celui qui doit venir ou en attendrons-nous un autre ? Or, en cette même heure-là, Jésus on guérit plusieurs de maladies ; d'infirmités et d'esprits, et rendit la vue à plusieurs aveugles. Il répondit donc aux gens en ces termes : Allez rapporter à Joannès ce que vous avez vu.

Mais cet expédient n'avait point réussi au gré des faussaires. Il y avait encore des gens pour démontrer la supercherie en disant que Joannès envoyait une  ambassade à son ombre. En effet l'expédient a paru si faible qu'on ne l'a même pas reporté dans Marc qui pourtant est des trois Synoptisés. Inutile de dire que l'insynoptisable Quatrième Évangile ne mentionne pas cette ambassade dont le besoin ne s'était pas encore fait sentir au temps de Cérinthe. On décida donc que Joannès serait en prison lorsqu'il enverrait ses émissaires à Jésus, de manière à bien montrer qu'il y avait deux personnages, dont l'un éblouissait la terre par ses miracles, tandis que l'autre gémissait dans les fers.

Dans Mathieu, qui est devenu le plus autorisé des Évangélistes (comment en serait-il autrement après toutes les peines qu'il a coûtées ?), Joannès est en prison lorsqu'il envoie deux disciples à Jésus ; Luc n'avait pas osé risquer cette invraisemblance. Mais qu'importe ? Ce sont les miracles qu'il fait sous le nom de Jésus, c'est sa propre résurrection sous Trajan qui amènent Joannès à renoncer à l'Autre, celui qui devait venir et n'est point venu. Encore ne voyait-on pas qu'il eût signé une abdication en forme.

 

L'ambassade du prisonnier étant donc insuffisante, puisqu'on avait la preuve, en supposant que Joannès eût été mis en prison par Antipas, qu'il en était sorti à  une date postérieure au consulat des deux Geminus, on insinua dans Luc qu'Antipas l'avait décapité, on confia même au décapiteur le soin de le dire lui-même mais sans détails, car ne suffisait-il pas qu'il avouât ? Antipas donc avait entendu parler de tout ce que faisait Jésus (miracles et résurrections qui sont matière de christophanie), mais il ne savait que penser, parce qu'il était dit par quelques-uns (des Évangiles déjà fabriqués à l'époque de cette Écriture) : Joannès est ressuscité des morts, par quelques autres : Elie est apparu (en la personne de Joannès, Jésus le dit dans Mathieu), et par d'autres : Un des anciens prophètes est ressuscité[4]. Et en effet, Jésus dans les premières Écritures, c'est le Joannès-baptiseur lui-même, et le Joannès, c'est la figure d'Elie ou de l'un des prophètes (celui de l'Apocalypse), mais ressuscité, donc revenant et parlant sous les traits de Jésus. Il ne cesse de le dire : Elie doit venir, mais il ne viendra pas, il est venu dans la personne de Joannès. Le christ de l'histoire, c'est Joannès. Le christ de la fable, c'est encore Joannès, mais Joannès transfiguré par sa résurrection et son Assomption. Je suis cela, moi qui vous parle. Or on ne veut plus de cela, et on fera dire au Joannès lui-même pour couper court à ces interprétations surannées : Je ne suis point, le christ, je ne suis point Élie, je ne suis point le Prophète[5].

Antipas, qui était un excellent diplomate pour avoir négocié avec les Parthes, comprenait l'embarras de l'Église on face de ces textes ; lui aussi les jugeait déplorables, bien qu'ils eussent rendu service en leur temps. Il n'avait qu'un défaut, c'était d'être mort depuis trois siècles. Défaut réparable si les circonstances le requéraient. Or elles le requéraient impérieusement, car il s'était produit, sous Julien, en plein quatrième siècle, un fait que le Démon exploitait contre l'Église de Dieu : agacés par le procès en déicide qu'on leur intentait, les Juifs avaient, dans un accès de darwinisme qui dépose en faveur de leurs facultés prophétiques, arraché du tombeau les ossements du Juif consubstantiel au Père, et les avaient distribués aux bêtes ! Or il avait encore sa tête ce jour-là. Si on la lui faisait couper par Antipas avant son enterrement et qu'on la montrât d'un côté — dans un plateau, par exemple — tandis que son tronc resterait de l'autre, — comme qui dirait dans une prison — le Démon ne pourrait plus établir d'identité entre le Juif consubstantiel au Père et celui que des coreligionnaires avaient condamné sous Tibère à Jérusalem et déterré sous Julien à Machéron. Sa tête jouait un rôle à part dans les derniers quarante jours de sa carrière ; elle avait été mise à prix, ce qui sous-entendait une sentence de condamnation antérieure de quarante jours à la crucifixion ; et cette sentence, on ne l'avouait plus pour n'avoir pas à en avouer l'inglorieux motif. Si, dans une scène qu'on inventerait, quelqu'un à qui Antipas n'aurait rien à refuser, une femme (Hérodiade était indiquée) demandait cette tête à Antipas pour prix de quelque chose, on s'expliquerait mieux qu'il en eût été question à un moment donné comme d'un objet plus spécialement visé par ses contemporains. Le corps du déterré avait une tête ; donc ce n'était pas celui du Joannès crucifié, puisque Joannès n'avait plus de tête lorsqu'on l'a enterré !

 

III. — LE DÉCAPITEUR PAR PERSUASION.

 

Il est des morts qu'il faut qu'on tue, d'autres qu'il faut qu'on ressuscite.

Joannès aura connu ces deux extrémités. Antipas aura connu la seconde.

Il n'y avait qu'un mort en état d'exhumer Joannès pour lui couper la tête avant 782 c'était Antipas. Il dormait en Espagne, mais il était au courant des besoins de l'Église par les Écritures de Dieu.

On le ressuscita donc et il lit l'opération, non sans protester toutefois contre le procédé, car ce qu'on lui demandait c'était de couper le cou en 781 à celui que Pilatus avait crucifié en 788. Do plus il ignorait pas qu'on s'occupait de le faire Fils de Dieu pour tout de bon, car il avait lu la fameuse scène où les millénaristes réunis sous la présidence de Pierre au Concile de Panéas examinent la situation de la secte et reconnaissent que, pour la plupart dos Juifs, Joannès fut on son vivant le christ et doit le rester auprès des goym sous le nom de Jésus.

C'est le même homme, on effet, c'est le bis in idem, et si on ne lui coupe pas la tête avant 788, c'est lui et non Jésus que Pilatus aura crucifié la veille de la Pâque.

Qu'un rayon du Saint-Esprit pénètre Antipas dans le tombeau, et qu'il ressuscite, ne fût-ce qu'un instant, pour tirer l'Église d'embarras !

Ainsi Hérode dit : J'ai décapité Joannès quel est donc celui-ci, de qui j'entends dire moi-même de telles choses ? Et il cherchait à le voir[6].

Avec quelle emphase Antipas constate qu'il a décapité Joannès ! Mais avec quelle joie il constate en même temps que ce décapité n'a point perdu la tête !

Il ne peut réussir à voir Jésus ; (il en fut de même de tous ses contemporains). En revanche, il a parfaitement connu quelqu'un qui ressemblait à Joannès avant sa décapitation et que tout le monde a pu voir aller et venir en Galilée jusqu'au 14 nisan 788, date de sa crucifixion pour des crimes dont la nomenclature a mis en défaut la patience des statisticiens.

Mais en l'état où il est on peut compter sur sa discrétion.Nonobstant la déclaration pourtant si honnête et si spontanée d'Antipas, les suppôts de Satan faisaient observer qu'on l'entendait bien parler d'une décapitation, mais qu'on ne la voyait pas. Les oreilles étaient satisfaites, mais les yeux contemplaient le vide. Et puis c'était là un propos vague, émanant d'une seule personne, et qui, n'étant teint devant aucun témoin, manquait de l'autorité deutéronomique. Plus habiles avaient été les scribes qui montraient deux envoyés dans l'ambassade de Joannès à Jésus. Pourquoi Antipas avait-il décapité Joannès ressuscité, car il n'y a pas de milieu, ou il y a deux ressuscités au Guol-golta ou c'est Joannès ressuscité qu'Antipas décapite ? Quand, comment, par qui, devant qui Antipas avait-il décapité ce ressuscité ? Quels sont les ennemis, quels sont les amis de Joannès qui avaient vu cela ? Un tel événement n'avait pu être ignoré des contemporains ? Et avant tout à quelle date s'était-il produit ?

Ainsi parlaient les méchants, possédant par Josèphe la preuve que, sous son nom de circoncision, Joannès avait été mêlé à la guerre entre Antipas et les Arabes, guerre qui avait éclaté en 788 après la mort de Philippe, tétrarque de Bathanée, et à l'occasion du mariage d'Antipas avec sa belle-sœur Hérodiade, femme d'Hérode Lysanias, tétrarque de l'Abilène. Et ils avaient en même temps la preuve que la trahison dont il s'était rendu coupable à la bataille de Gamala avait pesé pour beaucoup dans la balance du sanhédrin. Mort de Philippe, mariage d'Antipas avec la femme de Lysanias, trahison, sacre, condamnation et crucifixion de Bar-Jehoudda, tout cela était de  787 et de 788. Pas de transaction possible avec la chronologie.

Mais le Saint-Esprit pouvait décider que Joannès mourrait avant Philippe, qu'Hérodiade serait la femme de Philippe, qu'Antipas l'épouserait du vivant de Philippe, et qu'il ferait périr Joannès à la demande d'Hérodiade, hier encore femme de Philippe. Joannès aurait trente-deux ans et cinq mois à sa mort.

On inséra donc dans Mathieu et dans Marc — pourquoi pas dans Luc et dans le Quatrième Évangile, pendant qu'on y était ?  — que ce monstre d'Antipas avait épousé Hérodiade, femme de Philippe, et — voilez-vous la face — du vivant de celui-ci.

 

La décapitation du Joannès n'a pas été seulement suggérée par le besoin d'obtenir un personnage qui ne pût être identifié désormais avec Jésus ; elle a eu pour but d'expliquer, par des motifs qui ne le déshonorassent point, la haine que lui rendaient Antipas, Saül et toute la famille hérodienne et dont la reconnaissance d'Antipas envers Pilatus porte si bon témoignage dans l'Évangile de Luc. Les historiens juifs l'expliquaient surabondamment par la trahison de Bar-Jehoudda dans la guerre d'Antipas avec les Arabes. Mais outre l'inconvénient qu'il y avait à avouer l'identité du Joannès avec ce misérable, comment laisser dans l'histoire juive la preuve qu'en l'an 788 Joannès survivait assez à Jésus pour détourner les soldats hérodiens de leur devoir ? Il fallait absolument trois choses : et que Joannès fût mort avant 782, et qu'il ne fût pas mort crucifié et qu'il ne fût plus rien dans les actes reprochés à Bar-Jehoudda par tous les gens de cœur. C'est poussée par ce besoin que l'Église résolut de lui couper le cou, et de le lui couper pour un motif qui ne fût point de ceux pour lesquels il avait été crucifié. Il y avait un moyen, qui était de le faire mourir de l'accroc qu'Antipas avait fait à la Loi par son mariage avec la femme d'un Hérode vivant. Malheureusement ce mariage avait eu lieu après la mort de Philippe, et c'est cette mort qui en avait été l'occasion. La mort de Philippe étant de 787, le mariage d'Antipas avec Hérodiade ne pouvait être que postérieur. Il n'en serait pas de même si on faisait Hérodiade femme de Philippe vivant ; c'est ce qu'on fit, il n'y avait pas à hésiter. On décida qu'Antipas dans sa fureur érotique aurait ravi Hérodiade à Philippe malgré ses protestations, et que pour avoir tonné contre ce scandale dont la date pouvait remonter par ce moyen à 781, Joannès paierait son indignation de sa tête. Ainsi, après avoir eu la douleur d'être crucifié par ses compatriotes, le Juif consubstantiel au Père allait avoir celle d'être décapité par son Église. Ce sont des choses comme on n'on voit que dans les religions !

Ce qu'il y a de particulièrement remarquable en dehors de cela, c'est que la résurrection primitive étant indiscutablement celle de Joannès, il a fallu la maintenir à son actif, de sorte qu'il en bénéficie comme décapité. Il n'a donc pas à se plaindre, puisqu'il est sur le même pied continu décapité qu'autrefois comme crucifié, et l'Église ne commet aucun sacrilège en lui coupant la tête : cette diminutio copitis n'est qu'une apparence dont le troupeau des contribuables sera seul dupe. On raccourcit Joannès, on ne le diminue pas ; et d'ailleurs, à supposer qu'on le diminue, on ne fait que lui obéir, car il le dit lui-même en parlant de Jésus : Il faut qu'il croisse et que je diminue[7]. Mais loin de le diminuer en le décapitant, on l'augmente, puisqu'il croit en Jésus et que sous ce nom il est consubstantiel au Père ; il n'y a donc pas de scrupules à avoir. Dieu ne sera pas content qu'on lui inflige un tel fils ? Il sera enchanté, au contraire ! En effet, Dieu, c'est l'Église, elle l'a décidé. L'Église est-elle contente ? Sans doute, puisque c'est pour l'être davantage qu'elle décapite Joannès. Donc Dieu est content.

 

Comme il est certain qu'Hérodiade n'était pas femme de l'Hérode Philippe, tétrarque du Bathanée, mais de l'Hérode Lysanias, tétrarque de l'Abilène, l'Église a inventé un second Philippe qu'elle appelle Philippe Ier, dont Hérodiade aurait été femme avant d'être celle d'Antipas. Il ne faut pas confondre ce Philippe avec son demi-frère Philippe, tétrarque  d'Iturée (Bathanée et Gaulanitide) et de Trachonitide, dit le Saint-Siège. Et en effet on ne peut les confondre, puisque Philippe Ier n'existe pas ; mais cela permet de faire d'Hérodiade la femme de Philippe Ier, tandis que sa fille Salomé demeure celle de Philippe, tétrarque de Bathanée. Philippe Ier est une des nombreuses créations du Saint-Esprit. C'est un homme dont l'Église ne sait rien, sinon que son absence totale d'ambition a exaspéré l'intrigante Hérodiade et l'a poussée dans les bras d'Antipas.

C'est, comme on l'a vu, Salomé, sa fille, qui était femme de Philippe[8].

Quand il s'agit de l'Evangile, on ne peut guère attendre moins de soumission des protestants que des catholiques. Pour ceux-là l'Évangile est intangible — comme la Vierge est immaculée pour les autres et le Pape infaillible. Marc et Mathieu ayant dit qu'Hérodiade était femme de Philippe, M. Stapfer la maintient femme de Philippe envers et contre Josèphe, qui la dit femme d'un autre Hérode. Selon M. Stapfer[9], c'est à Rome qu'Antipas rencontre Hérodiade chez ce Philippe, qui vit là en simple citoyen, et c'est de Rome qu'il la ramène en Galilée avec sa fille Salomé, Josèphe, au contraire, dit que c'est en allant à Rome qu'Antipas vit Hérodiade et lui proposa de l'épouser à son retour. Il dit bien aussi que Philippe fut élevé à Rome par les soins de son père, mais il ne parle nullement d'un second Philippe, qui aurait habité Rome, sous Tibère, et à qui Antipas aurait pris Hérodiade.

La question de nom n'a d'ailleurs aucune importance pour la chronologie. Quand bien même le premier mari serait Philippe et non Lysanias, il n'importe à la date du mariage d'Antipas avec la dame. Si c'est Philippe il est mort, si c'est Lysanias il est vivant, voilà toute la différence. Mais la date du mariage ne change pas ; c'est toujours 787, Antipas retour de Rome. La fille d'Arétas surprend le manège, va au-devant de la répudiation en demandant à son mari la permission de se retirer chez son père et laisse l'oreiller à sa rivale avec plus de hâte que de dépit.

Dans les Évangiles qui avaient cours au quatrième siècle, c'est Hérodiade qui intriguait pour avoir la tête de Joannès, c'est elle qui déployait toutes ses séductions pour amener Antipas à le décapiter. Parlant des évêques ariens qui l'avaient déposé à Tyr en 335 de l'E. C., Athanase, le grand imposteur Athanase, dit : L'empereur Constance leur renouvelle la promesse d'Hérode à Hérodiade et ils reprennent la danse de leurs calomnies[10]. Et Jean Chrysostome parlant de l'impératrice Eudoxie : Hérodiade demande encore la tête de Joannès et c'est pour cela qu'elle danse[11].

A cette époque de l'imposture ecclésiastique elle n'était pas encore présentée comme la femme de Philippe.

Aujourd'hui, c'est Salomé qui danse. Les Évangiles ont donc subi après Athanase et Chrysostome les altérations les plus profondes ; et la substitution de Salomé à Hérodiade est un témoignage irrécusable des efforts qui restaient encore à faire bien après Nicée pour étayer l'imposture de la décapitation[12].

La veuve de Philippe n'est entrée en scène que par la porte ouverte à sa mère. Il y avait un grand inconvénient à ce qu'Hérodiade dansa elle-même, et concentrât toute l'attention sur elle. Hérodiade, c'était la date de 787 au moins assignée à la décapitation ; cet événement ne pouvait être que postérieur au mariage, puisque dans la fable il en est la résultante. Or c'est en 787 que, répudiée, la femme arabe d'Antipas se retire dans la forteresse de Machœrous et qu'Antipas la remplace par Hérodiade. Si le prétendu Jésus de Nazareth est mort sous le consulat des deux Geminus, c'est-à-dire en 782, ainsi que le soutient toute l'Église d'après les Actes des Apôtres, comment se fait-il, diront les méchants, que Joannès soit encore de ce monde en 787 et qu'il reprenne les gens au nom de la Loi violée ? Il vaut donc mieux qu'Hérodiade se retire devant Salomé qui ne date rien par elle-même, et puisque la mère remplace la fille dans le lit de Philippe par l'opération du Saint-Esprit, la fille doit remplacer la mère dans le pas de la décapitation. L'Esprit, surtout quand il est saint, souille où il veut, flat ubi vult. Il a commandé jadis qu'Hérodiade dansât la danse du ventre, il exige maintenant que ce soit Salomé. Le ventre change, mais l'Esprit est le même. C'est lui qui souille sur toute cette famille et qui la met en branle.

 

IV. — LA DÉCAPITATION DE JOANNÈS DANS MATHIEU.

 

Qui posséda jamais le Saint-Esprit au degré d'Antipas ? Et combien ce sage ennemi vaut mieux que tous les maladroits amis à qui l'on doit les Assomptions du Joannès ! Examinez bien les propos d'Antipas et, voyez comme il suit y ajuster sa conduite. C'est dégoûtant à la fin ! s'écrie Antipas. Tout le monde, Jésus le premier, s'en va disant que l'Evangile, c'est Joannès ressuscité ! On n'entend que cela : Joannès ressuscité par-ci, Joannès ressuscité par-là ! Si je ne le décapite à l'instant, c'en est fait de l'Église, car jamais, malgré la profonde imbécillité des hommes, personne en Occident n'adorera Jésus, si Jésus est le même homme que l'auteur de l'Apocalypse, lequel est le même homme que Bar-Jehoudda ! Et à l'instant, puisque cette instantanéité est une condition sine quà non, Antipas, avec un incomparable mépris de Luc, Antipas devant qui, dans cet Évangile, ce même Joannès comparait le 14 nisan 788 avant d'être conduit à Pilatus[13], Antipas s'offre à le décapiter publiquement dès 781. Qui le poinct ? Qui le meut ? Le Saint-Esprit. Et qu'exige le Saint-Esprit ? Que Joannès perde le chef avant le consulat des deux Geminus, sans quoi il ne peut être déclaré consubstantiel au Père par les Conciles.

Écoutons Mathieu[14] :

En ce temps-là (en ce temps-là, dans l'esprit du scribe, c'est l'année 781, l'Eglise ayant avancé de sept ans la crucifixion), en ce temps-là donc, Hérode le tétrarque apprit la renommée de Jésus.

On lui apprend son existence par sa renommée, on lui raconte les miracles qu'on a mis dans les Évangiles. C'est le procédé dont on s'est servi déjà pour décider Joannés à envoyer une ambassade à Jésus.

Et il dit à ses serviteurs : C'est Joannès le baptiseur.

Mon Dieu, oui, c'est bien le même, c'est bien celui qu'a connu Antipas en son vivant et dont on a fait a Jésus au cours des temps.

C'est lui-même qui est ressuscité des morts.

Parfaitement. Antipas appartient à cette génération méchante et adultère qui n'a eu d'autre signe que Joannès ressuscité[15], et s'il ajoutait ici, Joannès a été ressuscité après trois jours et trois nuits comme son homonyme de Ninive, il en parlerait dans les mêmes termes que Jésus. Mais le Saint-Esprit retient son souffle.

Et voilà pourquoi des miracles s'opèrent en lui.

Rien de plus clair, c'est Joannès ressuscité qui par Jésus opère tous les miracles de l'Évangile. Qu'est-ce que Jésus ? Joannés ressuscité. Que disent les hommes que je suis, demande Jésus ?[16] Et les hommes répondent par la voix de Pierre : Joannès. Nous n'entendons que cela dans l'Évangile ou, pour mieux dire, l'Évangile, c'est cela même.

Car Hérode s'était saisi de Joannès, l'avait chargé de fers et jeté en prison, à cause d'Hérodiade, femme de Philippe, son frère.

Car est un peu faible comme liaison, puisque, si Jésus existe, c'est par Joannès ressuscité qu'il opère ; et ses miracles n'étant qu'un effet de ce principe, il faut que Joannès soit ressuscité dans des temps antérieurs à cette Écriture, et c'est officiellement le cas.

Car Joannès lui disait : Il ne t'est pas permis de l'avoir. Et il voulait le faire mourir, mais il craignait le peuple, qui le tenait pour prophète.

Le plus grand de tous les prophètes, dit Jésus. On voit que si l'Apocalypse n'avait pas porté en 788, elle avait fait son chemin depuis.

Or au jour (anniversaire) de la naissance d'Hérode, la fille d'Hérodiade dansa au milieu de la cour et plut à Hérode.

Le mensonge se double de calomnie à la fois hypocrite et libidineuse, car tout en accusant l'oncle d'une malpropreté sénile et la nièce d'une juvénile corruption, le scribe se garde bien de nommer la danseuse, il nommerait la vraie femme de Philippe et une partie de son échafaudage croulerait.

D'où il lui promit, avec serment, de lui donner tout ce qu'elle lui demanderait.

Il lui fait serment de ne pas reculer au moment de l'exécution, quelque infamie que le Saint-Esprit lui commande. La jeune fille elle-même — dans le plan du scribe elle n'est pas mariée — sous les dehors d'une tentatrice est un agent du Saint-Esprit, car elle est poussée par sa mère qui elle-même obéit aux ordres de Dieu ; Antipas, sa femme et la femme de Philippe sont trois têtes dans le même bonnet ecclésiastique (une mitre ?) et ce bonnet contient d'avance une quatrième tête.

Mais elle instruite à l'avance par sa mère : Donnez-moi, dit-elle, ici, dans un bassin, la tête du Joannès baptiseur.

Ici, et dans un bassin.

Ici, c'est Tibériade ; et le bassin, c'est un plateau de quête que le scribe rêve profond comme un baptistère.

Et le roi fut contristé (pas du tout, on vient de dire qu'il cherchait un moyen de le tuer) ; cependant à cause du serment — peuh ! on a le droit d'y manquer, voyez Pierre dans la cour de Kaïaphas lorsqu'il nie, avec serment, connaître son frère qu'on emmène au supplice ; et on a le droit d'en faire de faux, voyez celui que prête à Saül l'auteur de la Lettre aux Galates[17] lorsqu'il dit : Je jure devant Dieu que je ne mens point ! — et de ceux qui étaient à table avec lui (à la bonne heure, voilà une raison !), il commanda qu'on la lui donnât.

Et il envoya décapiter Joannès dans la prison.

C'est, vous le voyez, une prison comme en rêve l'Eglise, c'est-à-dire attenante au palais épiscopal, afin que les hérétiques n'aient aucune chance d'échapper.

Et sa tête fut apportée dans un bassin (n'était-ce pas spécifié sous la foi du serment ?) et donnée à la jeune fille qui la porta à sa mère.

Car c'est la mère, c'est Hérodiade qui jadis, a tout fait, bien qu'ici elle ne danse plus. L'Église n'aime pas les danseuses déjà mûres et dont  l'âge correspond à une date.

Or ses disciples étant venus (dans la prison du palais) prirent son corps et l'ensevelirent (où cela ?) ; puis ils vinrent l'annoncer à Jésus.

Ce que Jésus ayant entendu, il partit de là dans une barque pour se retirer à l'écart en un lieu désert.

Ah ! pardon, cela n'a pas pu se passer ainsi ! Joannès a été enseveli et nous savons où, mais il est ressuscité, Antipas et tous ses serviteurs le savent, on vient de nous le dire. Où est sa résurrection dans tout cela ? On nous doit une résurrection en règle et d'un homme qui a sa tête ; toute sa tête, qui est sorti du Guol-golta les pieds devant, au bout de trois jours et trois nuits, et qui été enlevé au ciel où il est assis à la droite du Père auquel il est consubstantiel. Vous n'allez pas soutenir que le fils de Maria Magdaléenne est né acéphale ! Il a pu naître hydrocéphale, à cause de sa vocation pour le baptême, mais son Père n'a pu admettre à sa droite un homme sans tête ! Nous refusons de monter dans le bateau où Jésus s'éloigne du lieu de la décapitation avec une indifférence de canotier vulgaire. Remettons donc la tête de Joannès sur ses épaules, habillons-le de pourpre comme il était au matin du 14 nisan 788, jour de la préparation à la Pâque, amenons-le devant Pilatus entre deux haies de sergents, et alors Antipas, Hérodiade et Salomé pourront reconnaître dans ce décapité par persuasion posthume Bar-Jehoudda, roi des Juifs, arrêté à Lydda par le brave Is-Kérioth. Le Dieu de l'Église ne sera pas content ? Non, mais celui de la Vérité le sera : ce n'est donc pas le même.

 

V. — LA DÉCAPITATION DANS MARC.

 

Quoique la version de Mathieu ne fût pas sans mérite, elle offrait encore par plus d'un côté prise a la critique de ceux qui secondent les entreprises du Malin contre la religion révélée. Il a donc fallu l'étoffer sur quelques points et la modifier sur d'autres, afin que l'Église pût poursuivre en paix la mission civilisatrice dont le vicaire de Jésus-Christ l'a chargée lorsqu'il est venu à Rome. On a confié le travail à Marc qui, en sa qualité de fils de Pierre, devait avoir des lumières spéciales sur le supplice enduré par son oncle.

Voici le morceau[18] :

Le roi Hérode entendit parler de Jésus, car son nom s'était répandu (la renommée toujours !), et il disait : Joannès le baptiseur est ressuscité des morts (voilà qui n'est pas facile à dissimuler, décidément !) et c'est pour cela que des miracles s'opèrent par lui (sans Joannès pas de Jésus !).

Mais d'autres disaient C'est Elie. Et d'autres : C'est un prophète semblable à l'un des prophètes.

Non, non, ils ne disaient pas cela ! L'auteur de l'Apocalypse n'était semblable qu'à lui-même, puisqu'il était l'Antéchrist et que les Prophéties nationales devaient se réaliser en lui le 16 nisan. Antipas, comme  tous ceux de sa génération, n'a connu que l'Apocalypse. Mais on ne veut plus que l'Apocalypse soit du crucifié de Pilatus, et c'est surtout pour cette raison qu'on décapite son auteur avant son septennat.

Ce qu'ayant entendu (on lui a soumis préalablement les trois Synoptisés et le Quatrième Evangile), Hérode dit : Ce Joannès que j'ai décapité (il a lu cela dans Luc et dans Mathieu) est ressuscité d'entre les morts — la résurrection du Joannès est plus ancienne que sa décapitation, puisque ni dans Luc ni dans Mathieu il ne ressuscite après cette seconde opération.

Car Hérode lui-même avait envoyé prendre Joannès (ou cela ?) et l'avait retenu, chargé de fers, en prison, à cause d'Hérodiade qu'il avait épousée, quoique femme de Philippe son frère.

Parce que Joannès disait à Hérode : Il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère.

Or Hérodiade lui tendait des pièges, et voulait le faire périr ; mais elle ne le pouvait pas.

 

Voilà du nouveau. Dans Mathieu, c'est Antipas qui cherche à faire périr Joannès (comparez), et en effet dans l'histoire, dans Luc même qui pourtant arrange l'histoire, Hérodiade ne joue aucun rôle saillant ; c'est Antipas qui poursuit le prophète de sa vengeance, à cause de la trahison des Bathanéens à la bataille de Gamala ; c'est Antipas ou son lieutenant qui tient contre lui dans le Sôrtaba : Antipas te veut tuer, lui disent les pharisiens trois jours avant la Pâque ; c'est devant Antipas qu'il comparaît avant d'être mené à Pilatus la veille de la Pâque ; c'est pour l'avoir crucifié qu'Antipas voue au procurateur une gratitude éternelle. Tout cela est dans Luc, et c'est déplorable, car le goy, suppôt du Maudit, a le droit, de rechercher dans l'histoire les causes de cette animadversion et il les y trouve. C'est donc une maladresse d'avoir mis Antipas en avant dans Mathieu, vaut mieux charger Hérodiade et montrer que non seulement, Antipas est sans griefs contre Joannès mais qu'au contraire il nourrit pour le héros de la Journée des Porcs[19] l'incoercible admiration dont il est digne.

Hérode, en effet, craignant Joannès, sachant que c'était un homme juste et saint — ces deux épithètes sont détournées du sens qu'elles avaient au temps où elles s'appliquaient uniquement, l'une à l'observation littérale de la Loi, l'autre à la xénophobie exempte de faiblesse — ; il le protégeait (diable !), faisait beaucoup de choses d'après ses avis (peste !) et l'écoutait volontiers (per Bacco !).

Le fait d'épouser sa nièce et belle-sœur n'était nullement l'opposé de la Loi et il n'est pas établi le moins du monde que le premier mari d'Hérodiade fût encore vivant lorsqu'Antipas l'a épousée. Il parait bien, au contraire, que le cas a été inventé de toutes pièces pour détourner sur un Hérode le grief de sotadisme qu'on faisait à Bar-Jehoudda qui, comme nous l'avons montré, descendait de David par l'adultère de Bethsabée, femme d'Urie[20]. Car ce surnom de Ben-Sotada ou fils de l'adultère poursuivait le christ a travers toutes les Écritures talmudiques, et c'était ruiner cette tradition que de le montrer prenant contre deux Hérodes à la fois, le premier dans le rôle d'Urie, le second, dans celui de David, la défense de la Loi jadis violée par le grand roi. Il est clair que Bar-Jehoudda est la dernière personne qu'Antipas eût appelée en consultation dans le cas où le premier époux d'Hérodiade eût été vivant, car à ce veto : Il ne t'est pas permis d'avoir cette femme, Antipas répliquait immédiatement par ce coup droit : Il a bien été permis à David, d'avoir Bethsabéo et de t'avoir d'elle ! Et toi-même tu trouves cela si bien que tu te fondes sur cet adultère pour te dire roi des Juifs et christ de Dieu !

Cette histoire de consultation sent le cafard à plein nez — car quelle erreur c'est de croire que le jésuitisme soit un composé, c'est un corps simple ! Le but est de confondre les calomniateurs juifs, dignes rivaux des calomniateurs païens. Comment ! dit l'Église, vous osez transmettre à la postérité cette épithète de Ben-Sotada qui met toutes les choses au point ! Je vous .oppose un épisode que le Saint-Esprit déclare authentique et dans lequel Ben-Sotada lui-même, parlant au nom de la Loi, veut empêcher un de vos princes de tomber dans le sotadisme ! Au souvenir de vos turpitudes vous devriez rentrer sous terre !

Mais un jour opportun arriva, le jour de la naissance d'Hérode, où il fit un festin aux grands de sa Cour, et aux chiliarques et aux principaux de la Galilée.

Or, la fille d'Hérodiade même étant entrée et ayant dansé et plu à Hérode et à ceux qui étaient à table avec lui, le roi dit à la jeune fille : Demandez ce que vous voudrez et je vous le donnerai.

Et il lui jura disant : Tout ce que vous demanderez, je vous le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume.

Malgré lui, le faussaire ne peut s'empêcher de faire cette constatation qu'étant non jeune fille, mais veuve de Philippe, Salomé eut pendant un moment la moitié du royaume qu'Antipas avait rêvé de reconstituer, c'est-à-dire la Bathanée, Gaulanitide et Trachonitide, les pays où Bar-Jehoudda s'était proclamé roi des Juifs. C'est pourquoi Salomé ne répond pas : Eh bien ! donnez-la-moi, elle l'a ; et Antipas aurait bien voulu la lui prendre, comme l'Abilène au premier mari d'Hérodiade.

Lorsqu'elle fut sortie, elle dit à sa mère (la mère est dans la coulisse, c'est déjà une mère de danseuse) : Que demanderai-je ? Et sa mère répondit : La tête du Joannès baptiseur.

Aussitôt s'étant rendue en grande hâte (cela ne traîne pas) près du roi, elle fit sa demande, disant : Je veux que vous me donniez à l'instant, dans un bassin, la tête du Joannès baptiseur.

Le scribe est pressé, il tient à ce que l'opération ait eu le caractère du coup de foudre, qu'elle ne puisse pas avoir eu lieu un autre jour, une autre heure, afin qu'elle n'empiète point sur l'année où les deux Geminus furent consuls. Les deux Geminus, ce sont les appas antérieurs et postérieurs de la danseuse. Avec de telles armes auxquelles on sent que le scribe ne résisterait pas, elle a dû avoir satisfaction sans aucun délai.

Le roi fut contristé ; cependant à cause de son serment (à la bonne heure, voilà un homme qui tient son serment, quel exemple pour Pierre !) et à cause de ceux qui étaient à table avec lui (respect aux invités, surtout quand ils le sont comme témoins !), il ne voulut pas la contrarier (c'était un fin renard, Luc le constate).

Aussi, ayant envoyé l'un de ses gardes (avec quel plaisir Saül eût fait l'opération lui-même !), il lui ordonna d'apporter la tête de Joannès dans un bassin (elle est toute prête depuis Luc et Mathieu). Et le garde le décapita dans la prison ;

Et, apportant la tête dans un bassin (pour que tous les invités l'aient vue), il la donna à la jeune fille, qui la porta à sa mère — comme le nombre impair est agréable à Dieu, les mots tête dans un bassin reviennent trois fois afin de faire image dans la rétine —. Ce qu'ayant appris (par le même moyen que les lecteurs), ses disciples vinrent (dans la prison), prirent son corps (le tronc seul) et le déposèrent dans un tombeau.

Tout cela est très bien, encore une fois, mais où est la résurrection dont Antipas nous a entretenus au début de cette histoire comme d'un fait connu parmi tous ses serviteurs ? Elle manque. Et aujourd'hui — scandale invraisemblable, — Joannès est le seul qui ne ressuscite pas ! Mais que les âmes pieuses ne s'en affligent point outre mesure et qu'elles ne s'émeuvent point de cette décapitation de ballet[21]. Joannès n'a point à se plaindre et le sort ne lui a point été cruel. Il a eu la plus grande de toutes les résurrections, et, sous le nom de Jésus, il a fait la plus belle carrière de crucifié qui se soit jamais vue.

L'imposture du Joannès décapité opposée à celle du Joannès ressuscité est un tableau dramatique dont l'auteur concourt déjà pour le prix de Rome : cette tête coupée que Salomé porte à Hérodiade, sur un plateau, dans un rayon de lumière blafarde ; cette volupté du sang partagée par ces deux femmes, la fille rivale de la mère par l'impudeur et la férocité, tout cela est d'une psychologie beaucoup trop byzantine pour être du premier âge millénariste. Et puis le travail de synoptisation a été fort négligé. On aurait pu se montrer plus prévenant envers Luc et rapporter dans son texte les circonstances qui accompagnent la décapitation dans les autres : l'épisode de Salomé dansant, la tête sanglante dans le plateau, l'enterrement du corps par les disciples et le reste. Luc, méritait mieux, car c'est un de ceux qui contiennent le plus de mensonges utiles à l'Eglise. Il n'y avait pas de raisons non plus, en dehors de celles, que le Saint-Esprit a suggérées, pour ensevelir l'honneur d'Hérodiade et de Salomé sous un amas d'inepties dont la malpropreté sent le moine. Nous avons vu déjà un échantillon de la manière conventuelle dans l'interpolation de Josèphe relative à la femme de Saturninus, proconsul de Syrie[22]. Tout salir pour tirer du bourbier le Juif consubstantiel au Père, voilà le principe.

Cette pauvre Salomé n'a été introduite dans l'Évangile que pour rendre Antipas plus odieux, comme Hérodiade pour rendre Ben-Sotada moins suspect dans ses origines. Si jamais la serpentine Salomé dansa devant Antipas, ce fut pour doubler Hérodiade indisposée. Elle était naturellement moins âgée que sa mère[23], mais peut-être n'était-elle pas plus belle. Philippe mort, rien ne s'oppose à ce qu'elle ait dansé chez Antipas. Mais comme, une fois veuve, elle s'est remariée avec Aristobule frère d'Agrippa, cet acte giratoire n'a eu pour personne les conséquences malignes que les Évangélistes en ont tirées. Quant à Hérodiade, elle répara les fautes de sa vie par la plus noble des attitudes, et lorsqu'Antipas fut exilé par Caligula, elle refusa de séparer sa cause de celle de son mari, réclama sa place auprès de lui, le suivit, le consola, l'épousa dans le malheur, après avoir rejeté l'offre que Rome lui fit de lui laisser ses biens, et mérita que l'histoire rendit hommage à des vertus si rares.

 

VI. — FALSIFICATION ET CAMBRIOLAGE DE L'HISTORIEN JOSÉPHE.

 

Bâtie en marge de l'histoire et de la chronologie, l'imposture de la décapitation se détruit par elle-même. A quelle époque a-t-on pu la fortifier par un texte qui sembla de provenance désintéressée ? Lorsqu'on fut assez sûr du lendemain pour interpoler Josèphe impunément et l'accommoder aux besoins de la jehouddolâtrie, c'est-à-dire à partir du cinquième siècle. C'est alors qu'on a remanié, falsifié, adultéré tout le chapitre de Josèphe relatif à l'échec d'Antipas dans la guerre avec les Arabes et à l'infâme trahison dont Bar-Jehoudda s'est rendu coupable pendant ces hostilités. Ce chapitre préparait celui qui concerne l'imposteur mis en fuite au Sôrtaba et crucifié par Pilatus.

Comme tous les autres Juifs, Josèphe trouvait une relation de cause à effet entre la défaite d'Antipas et le châtiment de Bar-Jehoudda. Mais comme il ne nommait pas de Joannès et encore moins de Jésus, comme de son côté l'Évangile ne nommait pas de Bar-Jehoudda, rien ne fut plus facile à l'Église que de mettre la fable au-dessus de l'histoire et de la chronologie. Le pseudonyme de Joannés avait eu raison de Bar-Jehoudda, celui de Jésus eut raison de Joannès. Outre Josèphe, Juste de Tibériade parlait de Bar-Jehoudda et sous ce nom, puisque le falsificateur de Josèphe commence ainsi son interpolation : Plusieurs Juifs ont cru que cette défaite de l'armée d'Hérode était une punition de Dieu à cause de Joannès surnommé Baptiste. Or, Bar-Jehoudda ne s'appelait pas Joannés de son nom de circoncision, et ce n'est pas dans Baptiste qu'est son surnom évangélique, c'est dans Joannès. C'est bien à propos de la défaite d'Antipas que plusieurs Juifs introduisaient Bar-Jehoudda dans leur histoire et, loin d'attribuer, cette défaite à une punition de Dieu, ils en accusaient la malice et la trahison du fils de David. Et comme tous les païens qui ont eu à donner leur avis sur son compte, — sans aucune exception jusqu'à l'empereur Julien — ils le traitaient de scelestus quand ils parlaient latin, et de lestès, quand ils parlaient grec.

Ce faux est fabriqué sous l'empire d'une préoccupation autre que le faux où les Synoptisés ont fait entrer Hérodiade et Salomé. Il ne s'agit plus ici d'un duel de sotadisme entre Antipas et Bar-Jehoudda, il n'y est pas plus question des deux femmes que s'il n'y avait pas d'Évangiles. Il s'agit d'effacer à jamais de la sentence rendue par le Sanhédrin le motif tiré de la trahison et qui a emporté la condamnation à mort. L'Église a suivi dans sa falsification de Josèphe la même marche que dans son faux intra-canonique. Elle a d'abord cru qu'il suffirait, pour se débarrasser du Joannès avant 788, de le mettre en prison par ordre d'Antipas. Jamais il ne fut emprisonné par Antipas, mais en plaçant cette fausse arrestation avant la bataille de Gamala, on évitait qu'il fût le traître à qui Josèphe attribuait, sous son vrai nom, la défection des Bathanéens dans la guerre contre les Arabes.

 

Dans l'interpolation de l'historien juif, on nous représente Antipas faisant arrêter le Joannès avant la guerre, pour l'empêcher de détourner le peuple de son devoir, — comme si ce digne homme était capable de nourrir un pareil dessein ! Au contraire, c'était, dit le faussaire, un homme d'une grande piété qui exhortait les Juifs à embrasser la vertu, à exercer la justice, et à recevoir le baptême après s'être rendus agréables à Dieu non seulement en se gardant du péché, mais en joignant la pureté du corps à celle de l'âme. Ainsi, comme les gens du peuple le suivaient en grande quantité pour écouter sa doctrine, Hérode craignant qu'il n'abusât du pouvoir qu'il avait sur eux pour exciter une sédition dans laquelle ils seraient toujours prêts à marcher selon ses ordres, Hérode crut devoir prévenir ce mal pour n'avoir pas à se repentir d'y avoir trop tard porté remède. Pour cette raison il l'envoya prisonnier dans la forteresse de Machéron ; et les Juifs attribuèrent la défaite de son armée à l'équitable jugement de Dieu dans une notion si injuste[24]. Le fait est que cet Antipas est ignoble ! Et d'ailleurs plein de mauvaises pensées, car s'imaginer que le Juif consubstantiel au Père fût capable de trahir la mère patrie, vraiment cela passe tout ! Mais s'il y a encore quelque part des gens assez dénaturés pour partager ces vils sentiments en invoquant le texte original de Josèphe, qu'ils sachent bien que ce texte est l'œuvre du démon de l'interpolation ! Joannès surnommé Baptiste eût-il voulu débaucher les soldats d'Antipas à la bataille de Gamala qu'il ne l'aurait pas pu, le pauvre cher homme !... il était enfermé ! Il est donc totalement étranger à ce qui a pu se passer au cours de cette guerre et même il faut plaindre Antipas de n'avoir pas compris qu'en l'enfermant il se privait d'un appui précieux, car il est évident qu'avec sa pureté naziréenne et surtout sa haute conception du devoir l'homme de Dieu eût lui-même ramené au combat les déserteurs bathanéens !

 

Le tour ecclésiastique de l'interpolation de Josèphe saute aux yeux, Is fecit qui prodest. Elle est d'une maladresse insigne, à ce point que dans les manuscrits les plus anciens on oublie la décapitation. L'interpolateur est tellement pénétré de cette vérité qu'il la suppose universelle. Il se borne à parler de l'emprisonnement qu'il place avant les hostilités contre Arétas, de manière à faire entrer Josèphe dans le système esquissé par les évangélistes : le Joannès incarcéré pendant que Jésus de Nazareth éblouit la Galilée par ses miracles.

La défaite d'Antipas est une punition de Dieu parce qu'il a emprisonné Joannès dans la forteresse de Machéron. On avait lâché là le mot révélateur de l'endroit où le roi des Juifs a été enterré : indication à jamais déplorable et dont on s'était bien gardé dans les Evangiles.

L'Eglise a bien senti ce qu'il y avait d'incomplet dans la vieille interpolation. Elle a réparé le mal de son mieux, mais ce mieux est l'ennemi du bien. Au lieu de prison, il est question de mort dans les versions les plus ecclésiastiques et de mort à Machéron ! Dieu a permis qu'Hérode perdit cette bataille pour le punir d'avoir fait mourir Joannès, surnommé Baptiste... Il le fit mettre aux fers et conduire à Machéron où il le fit mourir. Toute la nation regarda la défaite de son armée comme un juste jugement de Dieu, qui le punissait d'avoir fait ôter la vie à cet homme de bien. Voilà ce qu'on lit dans les versions orthodoxes, comme celle de l'abbé Gillet : orthodoxes, dis-je, car, lorsque la vérité est schismatique, c'est le mensonge qui devient orthodoxe.

Le manuscrit dont s'est servi Arnauld d'Andilly pour sa traduction ne contient pas de mort, mais on y a modifié la topographie de Machéron par ces mots : Machéron dont nous venons de parler. Or Josèphe vient de parler non de Machéron, mais de Machœrous sur la rive droite de la mer Morte et qui, dit-il, appartenait aux ennemis d'Antipas[25].

La mort de Bar-Jehoudda, son genre de mort, les causes de la mort, tout était dans Josèphe et rien n'y est plus. Tout y serait encore, si les faits eussent été ceux que l'Église a mis dans Marc et dans Mathieu. Pour qu'on les ait supprimés et remplacés par un mensonge ecclésiastique, il faut qu'aucun accommodement n'ait été possible avec Josèphe et Juste. L'indication de Machéron n'en est pas moins infiniment précieuse, parce qu'elle émane de l'Église elle-même et qu'elle contient cet aveu :

Si c'est au Guol-golta que le roi-christ est mort, c'est à Machéron de Samarie qu'il a été enterré le 17 nisan 789 et retrouvé au quatrième siècle.

Nous en avons la preuve par les efforts désordonnés que l'Église moderne a faits pour échapper à l'aveu d'identité qu'implique ce seul mot de  Machéron jeté là par sa devancière. Elle a transporté Machéron de Samarie — la foi ne transporte-t-elle pas les montagnes ? — à Machœrous d'outre-mer Morte qui appartenait aux Arabes bien avant la déclaration de guerre.

 

Le scribe ecclésiastique à qui l'on doit la tromperie de la décapitation a-t-il songé à Machœrous ? Il suffit d'examiner ses fantaisies pour voir qu'il a songé à une prison assez voisine de la salle de bal pour que le désir de Salomé puisse être satisfait sur l'heure, dans l'instant, dit Marc, et non à la forteresse arabe de Machœrous. C'est précisément pour effacer la découverte et la profanation du corps du roi-christ à Machéron de Samarie que l'Église le décapite en un lieu de Galilée qui dans son esprit est Tibériade, car il y a plus de distance entre Machœrous et Tibériade qu'entre Tibériade et Machéron, et pour voir la tête de Joannès dans un plat il aurait fallu que les invités attendissent pendant doux ou trois jours. La tête de Joannès était-elle comme celle de Danton ? Valait-elle la peine d'être regardée ? Sans doute, mais il me semble que celle des invités eût composé un spectacle encore plus extraordinaire,

Néanmoins, croyez bien que je n'essaie pas d'enlever à la galerie ecclésiastique un tableau dans lequel on voit une danseuse avec beaucoup de hanches et peu de robe, des turbans, des cassolettes, puis pour terminer la soirée, cet accessoire de cotillon : une tête dans un plat qui doit être d'argent pour que la flaque de sang s'enlève plus crûment sur le fond. Ce sont des choses contre lesquelles on ne peut pas lutter.

Ouvrez tous les livres écrits sur Jésus ou sur la Palestine. Dans tous vous trouverez la même erreur sur Machœrous passée en force de chose jugée. Tous décrivent la position avec détails, comme si elle avait été du domaine d'Antipas au temps de la guerre avec les Arabes. Quelques-uns, — on aimerait à connaître leurs sources, — montrent Antipas habitant les appartements royaux qu'y avait édifiés son père ; et au-dessous de ces appartements d'une somptuosité tout hérodienne il y avait, disent-ils, des souterrains qui servaient de prison... C'est là que l'horrible drame se passa, car, ajoutent-ils, pour soutenir la guerre contre les Arabes, Antipas, ramenant Hérodiade de Rome, était venu s'installer dans Machœrous avec elle[26]. Notez qu'ils disent tout cela sans que rien les y autorise, uniquement parce qu'il leur plait ainsi, sans voir que tout est contre eux, sans même réfléchir que la chronologie renverse tout leur échafaudage et en même temps tout l'édifice ecclésiastique, car on admettant et qu'Hérodiade fût femme de Philippe vivant et qu'Antipas fût maître de Machœrous, ce n'en est pas moins en 788 qu'éclate la guerre avec le père de la femme répudiée, et qu'Antipas fait sauter la tête de Joannès, c'est-à-dire six ans après le consulat des deux Geminus et la Passion du prétendu Jésus de Nazareth.

Mais l'érudition des catholiques, l'archéologie des protestants, la méthode scientifique des néo-exégètes — je me tords littéralement ! — tout cela fait plongeon dans la superstition du Juif consubstantiel au Père sans remonter jamais à la surface. Ils y perdent jusqu'à l'usage des organes qui servent aux écoliers pour apprendre, et c'est vraiment un spectacle étonnant que celui de ces savants qui savent tout, excepté lire et compter.

 

Si le Joannès n'est pas mort chez les Arabes, s'il n'est pas mort décapité, si personne n'a vu sa tête à cinquante lieues de son tronc dans le plateau de Salomé, quel est donc celui que nous avons trouvé sur la croix dans le guol-golta de Jérusalem ? Vous savez déjà la réponse. Aucune Ecriture christienne, aucun auteur païen, aucun Talmud ne connaît deux personnages, dont l'un, Joannès, aurait été décapité, et l'autre, Jésus, crucifié, mais un seul qui cumule tous les rôles. Tel il est dans Valentin et dans le Talmud, tel il est dans Ludion, dans Apulée, dans Minucius, dans Hiéroclès, dans Julien, et dans tous les textes qui n'ont pas été adaptés en temps utile à l'imposture ecclésiastique. Tel il était dans l'Évangile avant que, surprise en plein mensonge, l'Église n'ait, par la décapitation de Jean-Baptiste, tiré deux personnages du même individu, un décollé d'un crucifié.

Lucien, quoiqu'il ait été visiblement sophistiqué, trahit encore aujourd'hui cette vérité capitale ; le crucifié est celui qui avait composé certain ouvrage (l'Apocalypse) et introduit la doctrine du Millénium dans le monde. Mieux que cela, Lucien lui donnait son vrai nom[27] qui était et dans Josèphe et dans Juste de Tibériade.

Mais je vais plus loin et, je dis que n'eût-il pas la preuve chronologique de la non-décapitation, un observateur consciencieux pourrait en tirer une très suffisante du silence que gardent sur cette fin et Jésus lui-même et toutes les Écritures du canon qui ne sont ni Mathieu ni Marc. Le Nouveau Testament tout entier a été fabriqué avec le corps crucifié du Joannès.

Joannès était si peu mort de décollation hérodienne en 781 que dans le fameux discours où Jésus énumère les victimes millénaristes à la date de 788, les scribes en sont réduits à évoquer les martyrs de 761 et le lapidé de 787, au lieu de pleurer Joannès dont le sang à peine séché rougit encore les blanches mains d'Hérodiade. Si Joannès avait été décapité, il ne serait question que de cette tragédie dans les frénétiques invectives de l'Évangile contre les pharisiens auteurs de tout le mal. Au lieu de cela, silence complet sur Joannès — quoi d'étonnant à cela, c'est lui, c'est le revenant qui parle ! Un vague souvenir à son père, l'illustre Jehoudda, par-dessus les croix qui jalonnent la route du Jourdain à Jérusalem, et c'est tout.

Si Joannès était corporellement distinct de Jésus crucifié et qu'il fût mort décapité, les douze apôtres que nous voyons à Jérusalem dans les Actes auraient deux maîtres à pleurer, et ils n'en pleurent qu'un lequel a été pendu au bois et dont ils ont fait disparaître le cadavre. Ils n'en veulent à Antipas, au sanhédrin et à Kaïaphas que pour un seul procès et pour une seule victime, ils n'ont rien contre Hérodiade, rien contre Salomé qui sont étrangères au supplice. Si Jésus n'était pas le même homme que Joannès, si Joannés n'était pas mort de la même mort que Jésus, la même année, le même jour, à la même heure, sur la même croix, Gamaliel, dans le discours qu'il prononce devant le Sanhédrin et où il cite le seul cas de révolte christienne[28] advenu avant celle de Bar-Jehoudda, Gamaliel ne manquerait pas de relater cette décollation puisque dans ce même discours il parle de celle de Theudas, un des sectateurs de Jehoudda le Gaulonite.

Il n'y a pas deux hommes dont l'un, Joannès, aurait été décapité par Antipas, et l'autre, Jésus de Nazareth, crucifié par Pilatus : il n'y a qu'un seul Bar-Jehoudda, poursuivi à la fois par Antipas et le Temple pour crimes de trahison et autres. Il n'y a pas deux supplices intéressant la secte à quelques mois d'intervalle, il n'y en a qu'un : identité de supplice, identité de supplicié.

Et cette mort que l'Église nous représente, sous la forme décapitation, comme la vengeance privée de deux hystériques, Hérodiade et Salomé, fut sous la forme crucifixion le châtiment tardif et mérité d'un imposteur et d'un traître.

 

VII. — MODÈLE DE CONVERSION POUR JUIFS.

 

Voulez-vous savoir maintenant comment on peut faire une religion de la décapitation de Joannès et de la crucifixion de Jésus ? Vous êtes Grec au service d'un Calliste ou d'un Zéphirin. Vous commencez par déclarer que les écrits qu'on donne sous le nom du christ[29], — les Paroles du Rabbi — sont pleins de choses mises à sa charge par la malice des hommes. En revanche vous posez en principe que les Évangiles et les Actes, loin d'être ou des fables faites à plaisir par des spéculateurs ou des récits anti-historiques, sont, au contraire, les Mémoires ou Commentaires des Apôtres eux-mêmes et que foi leur est due comme à des annales authentiques[30]. Ensuite, vous prenez un Juif que vous appelez Tryphon, vous lui prouvez qu'il ne connaît pas le premier mot des livres de Moïse ou tout au moins qu'il ne sait pas s'en servir. Après quoi vous l'attaquez sur le héros-homme de la christophanie de Jésus. Naturellement Typhon répond par ce qu'il en est. Vous supprimez sa réponse, afin que les lecteurs n'aillent pas apprendre de lui ce que vous êtes bien résolu à leur taire. Vous lui démontrez, sans rien citer toutefois, pour ne pas vous prendre à votre propre piège, qu'il attribue à l'homme crucifié des actes en antagonisme avec les discours de Jésus dans l'Évangile, vous lui faites avouer que ses pères ont répandu sur cet homme des calomnies qui suffiraient à déshonorer toute une race. Tryphon se défend sur toutes choses avec une mollesse qui vous enhardit

 

Au bout de quelque temps, très peu, il n'a plus qu'un défunt, il persiste à attendre Elie avant le Jugement dernier. Vous tirez alors de votre poche un exemplaire de Mathieu ou du Marc dans lequel on a introduit l'emprisonnement et la décapitation de Joannès et vous lisez toute la scène à Tryphon. Comme vous vous êtes assuré au préalable qu'il ne soupçonne en rien la fraude, il ne bronche pas sur le fait de la décapitation, et, même il acquiesce par son silence à cette vérité historique. Vous lui lisez ensuite, avec le même souci du détail exact, la scène dans laquelle Jésus analyse le rôle du Joannès devant des Juifs du troisième siècle qui attendaient toujours Elie, et vous lui citez ce passage : A la vérité Elie doit venir et il rétablira toutes choses, mais, moi, je vous dis qu'Elie est déjà venu ; seulement on ne l'a pas connu et on lui a fait tout ce qu'on a voulu, ce que les disciples comprirent comme étant dit de Joannès, et non du Joannès ressuscité après trois jours et trois nuits, mais du Joannès décapité selon la formule ecclésiastique. Du moment que Tryphon ne proteste pas, c'est qu'il l'entend ainsi lui-même. Or il ne proteste pas, il ne fait qu'une petite réserve et favorable à votre plan : La seule chose qui me chiffonne, dit-il, c'est que vous avez l'air d'attribuer à Joannès la même mission prophétique qu'à Elie. Pour le reste nous sommes d'accord. Tryphon, qui est censé ne pas savoir un mot des Ecritures, vous tend une perche providentielle que vous saisissez immédiatement, car le propos de Jésus est à jamais regrettable et Tryphon vous fournit le moyen de le redresser. Dans le nouveau dispositif ecclésiastique Joannès a cessé d'être précurseur du Jugement, il est devenu précurseur de Jésus crucifié. Sa mission a donc changé. Grâce à Tryphon, le tour est joué, Vous abolissez l'identité de Joannès et de Jésus, et vous préparez efficacement la thèse du second avènement de Jésus, c'est-à-dire du retour de Bar-Jehoudda lors du Jugement dernier[31], car vous faites une légère concession à Tryphon, vous convenez que, par suite d'un malentendu fâcheux mais réparable, le premier avènement, c'est-à-dire le règne de Bar-Jehoudda en 788, a manqué du provisoire suffisant pour devenir définitif. En revanche vous vous étendez sur ce qu'il y a de providentiel dans la nouvelle mission que vous confiez au Joannès et sur ce qu'il y a de décisif dans son témoignage, car dans le dispositif que l'Église a créé en donnant un corps à Jésus, Joannès est devenu l'annonciateur et le contemporain de ce dieu.

Des signes dont il n'est plus question dans les Évangiles actuels, ce qui fait regretter la disparition des anciens, ont été donnés pour la venue de Jésus qui n'ont pas permis à Joannès de se tromper. Lorsque Jésus vint à l'endroit où baptisait Joannès et qu'il descendit dans l'eau, le feu s'alluma dans le Jourdain, et lorsqu'il sortit de l'eau l'Esprit-Saint vola sur lui sous la forme d'une colombe, comme l'ont écrit les apôtres mêmes de notre Christ[32].

 Voilà des signes, ou Tryphon ne s'y connaît pas ; mais il s'y connaît, il sait que Joannès disait : Moi, à la vérité, je vous baptise dans l'eau, mais celui qui viendra après moi vous baptisera dans le feu et dans le Saint-Esprit. Donc si Jésus s'est soumis au baptême de Joannès, c'est là un acte d'humilité qui ne le diminue en aucune manière, car à l'instant même où il s'incline devant son précurseur les deux signes qui annoncent son caractère divin sont apparus autour de lui, l'un dans ce feu qui alluma le Jourdain, l'autre dans cette colombe qui apporte l'Esprit saint. L'Apocalypse de Joannès a donc reçu toute satisfaction. Aussi Tryphon baisse-t-il la tête devant l'évidence historique de ces prodiges. ll est d'ailleurs un point par où vous le tenez d'avance et vous êtes assurés qu'il y est sensible. Comme tous les Juifs du Talmud, il convient que le Christ ne peut naître que dans la famille de David. Or il ne nie point que, soit par sotadisme — mais à ce compte il faudrait exclure Salomon lui-même, le premier Ben-Sotada connu ! — soit autrement, le fils de Jehoudda et de Salomé ne fût fils de David par son père et par sa mère. Et il ne nia point non plus, d'abord parce que c'est dans les Psaumes et dans l'Apocalypse, ensuite parce que vous lui citez les Évangiles, que le Verbe de Dieu sous la forme de la colombe n'ait dit à Bar-Jehoudda : Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui. Quand bien même cela ne serait nulle part, Tryphon est acquis.

Que lui manqua-t-il donc pour être un jehouddolâtre selon votre cœur ? D'admettre que la croix n'est point par elle-même une note d'infamie, car s'il sait que les actes pour lesquels le fils de David a été condamné sont punis de la même peine par toutes les lois, il sait aussi qu'il y a une Loi au-dessus de toutes les lois et devant laquelle le crucifié est innocent ; celle de Moïse. La croix est un instrument, ce n'est point une preuve. Il faut donc ou condamner ensemble la Loi et les prophètes ou reconnaître que les goym ont bien fait de crucifier un descendant de David. Or les faits pour lesquels le sanhédrin l'a jugé sont couverts par la proscription, et l'Église n'en dira rien si Tryphon, de son côté, n'en parle pas. Ne vaut-il pas mieux — c'est dur évidemment — s'habituer à l'idée que le Père a voulu pour son fils le plus ignominieux de tous les supplices, celui qu'on réserve aux scélérats de la pire espèce ? Car il n'y a pas de doute : Maudit est, dans la Loi, celui qui est attaché à la croix, et la Loi, c'est la parole de Dieu. Mais il est clair que Dieu n'a pas maudit Bar-Jehoudda, puisqu'il l'a ressuscité : ce n'est pas là le fait d'un malédicteur. Tryphon est ébranlé, et voici qu'il fait vers vous le pas que vous attendez : il avoue que la passion du christ est manifestement prédite par les Écritures, il est écrasé par cette évidence et il entraînera tous les Juifs à sa suite si vous lui prouvez que la croix est l'instrument dont il devait mourir.

Déjà il stipule pour eux : Nous reconnaissons qu'il devait être mené au supplice comme un agneau muet, Isaïe l'a dit, nous voulons bien ne pas nous rappeler qu'il est question d'Isaïe lui-même, ce qu'avouent les Actes des Apôtres, mais la croix, nous ne pouvons nous faire à la croix. Ne peux-tu, toi qui es Grec (c'est-à-dire sophiste), nous démontrer que la croix est l'instrument rêvé par nos prophètes pour la passion du Christ ?Tout de suite. Reconnaissez-vous d'abord que vos prophètes ont le plus souvent procédé par signes et par images ?Sans la moindre réserve. — Alors, apprenez ce que Moïse pensait de ce signe que vous interprétez contre le crucifié. Et vous lui citez, avec d'autres cas de même farine, l'exemple de Moïse tenant les bras en croix pendant toute la bataille des Hébreux contre les Amalécites et remportant la victoire. Après quoi, profitant de l'ahurissement de votre interlocuteur, vous lui montrez combien ses ancêtres ont été coupables en portant des mains impies sur le Juif consubstantiel à leur Père, combien ils le sont davantage en accablant de mauvais traitements ceux qui démontrent qu'il était dieu, et en refusant d'admettre comme une preuve de sa victoire sur la mort le signe que Moïse a fait pendant la bataille contre les Amalécites[33].

 

A peine avez-vous terminé cette irréfutable argumentation que Tryphon est allé trouver les autres Juifs pour les amener à résipiscence. L'un d'eux vient vous voir le lendemain, il s'avoue vaincu dans cette première rencontre, il n'a rien à répliquer, rien, rien, et même il a causé de cela bien souvent avec les rabbins, ils n'ont su que répondre, car on admettant que dans la Loi la malédiction soit sur les crucifiés, elle ne peut s'appliquer à celui qui l'a été sous Pilatus, puisque c'est par lui que les pécheurs sont relevés de cette malédiction même !

 

 

 



[1] Luc, III, 19, 20.

[2] Dans l'esprit du scribe, il s'agit d'Hérode Lysanias, nommé au verset 1 du même chapitre III.

[3] X, 41, 42 : Beaucoup de personnes vinrent à lui (Jésus) et disaient : Joannès n'a fait aucun miracle ; mais tout ce que Joannès a dit de celui-ci (dans l'Apocalypse) était vrai. Jésus fait, dans cet Évangile surtout, une partie de ce qu'il aurait fait, s'il était venu.

[4] Luc, IX, 8.

[5] Quatrième Évangile, I, 20, 21.

[6] Luc, IX, 7-9.

[7] Quatrième Évangile, III 30. Cf. Le roi des Juifs.

[8] Cf. Le roi des Juifs.

[9] Stapfer, la Palestine au temps de Jésus-Christ.

[10] Histoire des Ariens.

[11] Homélies.

[12] Le Concile de Nicée est de 323 de l'Erreur christienne : tous ses canons ont été fabriqués après coup.

[13] Nous avons conté la scène dans le Roi des Juifs.

[14] Mathieu, XIV, 1-13.

[15] Mathieu, XII, 39-41 ; Luc, XI, 29-32.

[16] Mathieu, XVI, 13 et suiv. ; Marc, VIII, 27 et suiv. ; Luc, IX, 18 et suiv.

[17] Nous examinons ce faux plus loin, au chapitre : Le faux Saül.

[18] Marc, VI, 11-29.

[19] Cf. Le Roi des Juifs.

[20] Cf. Le Charpentier.

[21] Il y eut d'ailleurs plus d'une tête coupée parmi les christiens. L'une d'elles est célèbre, c'est celle de Theudas qui fut envoyée et exposée à Jérusalem ; cette décollation qui eut lieu sous Claude n'eut pour témoins ni Antipas, ni Hérodiade, ni Salomé. Mais les scribes ecclésiastiques s'en sont certainement inspirés pour l'appliquer d'abord à Jacob senior qui est mort crucifié comme Bar-Jehoudda, puis à Bar-Jehoudda lui-même.

[22] Cf. Le Charpentier.

[23] Je dis naturellement, parce que le Saint-Esprit aurait pu décider le contraire.

[24] Antiquités judaïques, livre XVIII, ch. VII, 781.

[25] Livre XVIII, chap. VII, 780.

[26] Stapfer, La Palestine au temps de Jésus-Christ, Paris, 1892, In-8°, p. 49.

[27] On a biffé le texte à cet endroit de la Mort de Pérégrinus. La marque y est encore, grammaticalement accusée.

[28] Celle de Jehoudda au Recensement. (Actes, V, 37.) Le discours est une œuvre d'Église et c'est ce qui fait sa valeur.

[29] C'est d'ailleurs une grave imprudence, quand l'existence de ces écrits est déjà constatée par Papias, par Valentin, par Lucien, par tous les Manichéens, et qu'elle le sera encore par Augustin qui s'étonnera de leur niaiserie.

[30] Dialogue avec Tryphon, en plusieurs endroits, notamment aux ch. CI, CII et CIII.

[31] Dialogue avec Tryphon, t. I, ch. 49.

[32] Dialogue avec Tryphon, LXXXVIII.

[33] Dialogue avec Tryphon, XCI et suivants.