LE MENSONGE CHRÉTIEN - (JÉSUS-CHRIST N'A PAS EXISTÉ)

 

TOME III. — LES MARCHANDS DE CHRIST

III. — L'USINE DE FAUX.

 

 

I. — LES DEUX PIÈGES.

 

Mon premier dessein était d'examiner le Mensonge chrétien dans l'ordre chronologique des pièces fabriquées par l'Église pour l'imposer, de montrer d'abord la mystification purement juive incluse dans la christophanie évangélique, c'est-à-dire dans le personnage de Jésus-Christ. Il m'a paru plus utile à la vérité de tomber tout de suite dans les deux pièges que l'Église a fabriqués avec cette christophanie et qu'elle a tendus sous nos pas pour prendre l'histoire. Il faut toujours tomber dans un piège qu'on peut démolir sans se blesser, on en brise le mécanisme et on en jette au vent les débris. Ces trébuchets inspirés de Dieu — car l'Église lui on attribue le ressort, la flatteuse ! — sont les Actes des Apôtres et les Lettres de Paul, écrits éminemment canoniques. Lorsque nous aurons fait la lumière dans ce chaos, nous pourrons aborder plus à l'aise le labyrinthe que l'Église a taillé dans le maquis de l'Écriture juive.

Vous me demandez ce qu'il faut entendre par ce mot Eglise, qui suppose une organisation, une hiérarchie et les signes extérieurs du fonctionnement. Seule l'Église peut répondre à une pareille question par la fausse liste de ses faux papes, les faux canons de ses faux Conciles, les faux recueils de ses fausses Décrétales, les faux héros de son faux Martyrologe. Pour nous qui ne nous attachons qu'à la réalité, nous entendons par Église le petit groupe d'aigrefins du Levant qui, tantôt plus grecs que les juifs, tantôt, plus juifs que les grecs, commence à promener dans Rome le cadavre mal enterré de Bar-Jehoudda, à considérer la bêtise humaine comme une mine exploitable et le faux en écritures comme un moyen de persuasion licite. Au troisième siècle, dans ce milieu obscur de chasseurs d'héritages, d'entrepreneurs de captation, d'accapareurs de cimetières et d'enterrements, d'usuriers et de prêteurs sur gages, deux figures se détachent, à la fois sombres et comiques, celles d'un certain Calliste et d'un certain Zéphirin qui, abrités sous ces noms de danseurs et de joueurs de flûte, paraissent avoir osé les coups plus audacieux d'abord contre leur clientèle ordinaire, ensuite contre les femmes dont ils favorisaient l'inconduite et les maris dont ils orientaient les excès, pipeurs effrénés, hâbleurs inlassables, capables de tout par amour du gain, même d'adorer Dieu en public, d'une inébranlable fermeté dans l'art de profiter et de pressurer, en quelque sorte nés pour l'abus de confiance patient et ininterrompu. Lucien avait prévu les Zéphirin et les Calliste, lorsqu'il dit des christiens d'Asie qui étaient la proie de Pérégrinus : S'il s'élevait parmi eux un imposteur adroit, il pourrait s'enrichir très promptement en se moquant de ces hommes simples et crédules[1]. Pérégrinus lui-même, à son métier d'évêque ambulant, avait amassé des richesses considérables. Calliste et Zéphirin sont sur la liste des premiers évêques de Rome qu'on a ensuite appelés papes. C'est sur le comptoir de ces imposteurs que le Nouveau Testament a été en partie rédigé par eux-mêmes ou par des scribes à leur solde.

C'est un soulagement et presque une consolation de voir que toutes les pierres de ce temple élevé au mensonge ont été posées par de mauvais. Juifs et de mauvais Grecs, que dans cette conjuration contre Dieu, contre la nature, contre la conscience, contre la vérité écrite, contre les faits, contre les dates, dans cette fabrication de faux témoignages, dans cette émission de fausses pièces, aucun Romain digne du nom de citoyen, aucun Gaulois, aucun Celte digne du nom d'homme libre n'a trempé. Sans prétendre à plus de vertu que les autres — c'est un commencement de péché que d'en avoir même la pensée — on éprouve une joie réelle à voir que dans nos villes de la Narbonnaise ou de la Lyonnaise, déjà instruites, éclairées, policées, il ne s'est levé personne pour mettre la main à cette infâme cuisine. Dirigé contre nous, le christianisme s'est fait sans nous ; si nous en sommes les dupes, au moins n'en avons-nous pas été les complices. Le premier cri parti des Gaules, c'est celui de Rutilius qui, s'arrête épouvanté devant le spectacle de Rome sous Théodose : l'avant-garde des Barbares chante des hymnes de conquête dans l'île du Tibre, le monde devient judéolâtre !

 

Il nous faut maintenant franchir trois siècles de ténèbres, quitte à revenir ensuite sur les événements qui ont amené et suivi la double dispersion des Juifs dans le monde par Vespasien au premier siècle et par Hadrien au second. Dans l'intervalle de la première et de la seconde dispersion, les petits-neveux de Bar-Jehoudda ont célébré l'apothéose de l'auteur de l'Apocalypse sous la forme d'une Assomption où la personne divine de l'Assumeur se mêle d'assez près à la personne humaine de l'assumé. Puis, d'autres scribes sont venus, juifs ou grecs d'Asie et d'Égypte, qui ont fait entrer Jésus plus avant dans la peau de son précurseur, et ont obtenu par cette opération un être hybride, moitié dieu moitié homme qui débite paraboles sur paraboles, entasse résurrections sur résurrections pour terminer par la sienne, et étale un prodigieux fatras de sentences empruntées. Bref, on peut considérer qu'à la fin du troisième siècle, à part le grand air de bravoure qu'on appelle le Sermon sur la Montagne, le personnage de Jésus-Christ était à peu près tel qu'aujourd'hui, presque désenjuivé, parfois même d'apparence anti-juive.

Comme prophète le Joannès était mort en faillite, mais comme baptiseur il laissait un héritage dont le compte ne pourrait s'établir que par celui du revenu de l'Eglise pendant dix-neuf siècles. Pour avoir fini sur la croix avec une réputation exécrable, il n'en avait pas moins inauguré une spéculation superbe, le baptême d'eau, extincteur du baptême de fou, le salut administré aux Juifs par procuration de l'imaginaire Fils de l'homme.

C'est cela que l'Église n'a pus voulu laisser tomber, car il y avait dans cette imposture initiale un moyen de parvenir qui, étendu aux païens, pouvait violer la fortune, surtout en un temps où la plupart des hommes, les philosophes stoïciens eux-mêmes, considéraient que le monde finirait un jour dans une vaste conflagration. Il fallait pour cela que l'inventeur quittât l'aspect de coquin ténébreux qu'il avait dans l'histoire pour prendre les dehors d'un moraliste, et c'est à quoi on était arrivé, à travers la fantasmagorie des miracles, en lui bourrant la cavité buccale de truismes empruntés à la sagesse des nations.

 

Après la chute définitive de Jérusalem sous Hadrien, la question que l'Apocalypse avait posée entre la Judée et le reste du monde était toujours pendante. A qui serait la primauté ? Les christiens juifs avaient à jamais perdu leur capitale ; à défaut de Jérusalem, quelle ville reconnaîtraient-ils ? L'Occident, qui d'après l'Apocalypse devait être leur victime, avait été leur bourreau. Les villes d'Orient, républicanisées par la Grèce, et la Grèce elle-même, après avoir subi Rome triomphante, se retournaient contre la Bête affaiblie ; c'est sur elles et sur ce sentiment que s'appuient toutes les Lettres de Paulos, malgré leur appel hypocrite à l'obéissance. Née pour la funèbre cambriole, l'Église, troisième larron, n'entre en lice que pour retourner les poches des blessés. Avec un peu d'argent, l'Empire est à prendre, et déjà, c'est l'argent qui fait les Empereurs. Où ira-t-on ? Dans Alexandrie ? Dans Éphèse ? Dans Smyrne ? Dans Athènes ? Des bourgades où l'Organisme romain arrive par le petit bout et épuisé déjà ! On s'installera dans Rome même où l'Empereur n'est plus qu'un nom, sur les quais du port d'Ostie, où toutes les idées, du monde affluent, portées dans les flancs des vaisseaux. Le, nœud politique de la superstition naissante — un bandit juif promu dieu ! — ne peut être serré que là, dans la colonie étrangère, loin des écoles et des sources.

Posément, tranquillement, sans être dérangé, on fera toutes les écritures sacrées qu'on voudra autour de la fable évangélique, substituée aux insanités du roi des Juifs, l'Apocalypse et les Paroles du Rabbi. De celles-là on ne parlera pour ainsi dira plus. On feindra de ne plus savoir de qui elles sont, lorsque quelque alexandrin ou quelque manichéen les montrera en disant : Voilà le dieu que vous proposez aux hommes ! Ouvrez les Lettres de Pierre : Pierre, qui depuis trois siècles a cessé d'être Shehimon, prend Bar-Jehoudda après sa Transfiguration complète en Jésus. Le frère cadet du roi des Juifs ne se rappelle plus que l'Apocalypse est de son aîné !

C'est la guerre déclarée à la Vérité sous toutes ses formes, on maquillera le mensonge pour le rendre présentable. Les Juifs ont mis des masques à leurs personnages dans les Évangiles, ils les ont rendus méconnaissables ; on fera le livre des Actes dans lequel on les rendra plus méconnaissables encore, car au mensonge des pseudonymes, on ajoutera celui des dogmes, des idées et des sentiments. On retournera complètement les faits historiques d'abord, puis la psychologie apostolique : comme de leur temps, Shehimon et Jacob seront toujours ennemis des Juifs du Temple, mais sous le nom de Pierre et de Jacques, ils seront devenus amis des Romains. Comment se débarrasser du prince Saül, qui est sous son vrai nom dans l'histoire et sous celui d'Amalech dans l'Évangile ? Amalech n'est qu'un pseudonyme ; quant à Saül, on s'en charge : il deviendra Saülas et fera des Voyages, il deviendra Paulos et il écrira des Lettres. Dans l'intervalle qui existe entre le quatrième siècle et la crucifixion de Bar-Jehoudda, il a coulé assez d'eau sous les ponts du Jourdain et sous ceux du Tibre, pour qu'on puisse laver la tache de sang sur les mains de Saül et lui remettre l'oreille droite !

L'usine de faux est installée, elle fonctionne. Les Actes des apôtres Pierre et Paul, car c'est le vrai titre, et les Lettres de Paul sont les deux premiers produits sortis de ses ateliers. Une parole de l'empereur Julien, et qui serait fort mystérieuse si nous n'en avions la clef, montre le rôle qu'a joué l'auteur des Lettres de Paul dans la fourberie ecclésiastique. Il n'y a jamais eu de charlatan comparable à Paul ! Julien n'est pas juste pour l'auteur des Actes.

 

Mais, dira-t-on, en face du démenti que l'histoire donnait d'avance à toutes ces fraudes, comment a-t-on pu réussir à les insinuer, même dans le bas peuple à qui elles étaient destinées ? Par la raison bien simple que toute la comédie est jouée par des personnages que leurs pseudonymes rendent entièrement étrangers à eux-mêmes. Jehoudda, fondateur de la secte et père du crucifié de Pilate, n'existe plus : il s'appelle Joseph ; Salomé, sa femme, n'existe plus : elle s'appelle Maria Magdaléenne, et quand cette épithète de Magdaléenne gênera, on en fera une personne distincte de Maria ; Bar-Jehoudda n'existe plus comme auteur de l'Apocalypse : il s'appelle Joannès, fils du Zibdeos, et on ne dit plus qui est Zibdeos ; comme baptiseur, il s'appelle Jean-Baptiste, distinct du fils de Zibdeos ; comme sauveur, il s'appelle Jésus ; comme nazir, il est de Nazareth. — Au moins était-il fils de celui que les Évangiles appellent Joseph ? — Nullement, il était le fils de Dieu. — Mais c'est le même homme que l'imposteur crucifié par Pilatus, le dernier jour de l'année 788, après avoir prêché son Apocalypse pendant sept ans ? — Quelle erreur ! Il a été crucifié sous le consulat des deux Geminus en 782, par conséquent avant qu'il ait pu prêcher l'Apocalypse dont vous parlez et qui, d'ailleurs, est d'un nommé Joannès de Pathmos, qui l'a écrite sous Domitien. — Mais Shehimon est bien celui qui a été crucifié avec Jacob sous Claude par Tibère Alexandre ? — Nullement, Pierre est mort pape et martyr à Rome, sous Néron ; à cette époque, Jacques était encore patriarche de Jérusalem, et Pierre lui écrivait encore en 817. Tenez, voici les Lettres ! — Mais Saül, dont vous faites Paulos, est le même que le prince hérodien Saül qui, deux fois, a poursuivi les Jehouddistes jusqu'à Damas, par ordre du sanhédrin ? — Pas du tout, Saül est le même qu'en nomme Paulos, qui s'est converti à Jésus-Christ avant même d'arriver à Damas et qui, depuis, n'a cessé de prêcher partout la résurrection dudit sieur et de quêter pour ses frères. — Mais Saül était encore à Jérusalem, sous Gessius Florus, en 819, pendant le règne de Ménahem, dernier frère de Bar-Jehoudda ? — Que vous êtes donc sot ! Paulos était à Rome, depuis 817, où il aidait Pierre à répandre la bonne nouvelle parmi les païens. Et puis, qu'est-ce que Ménahem ? Nous ne connaissons qu'un nommé Josès, surnommé Barsabas, dont on ne sait rien, ni de bon, ni même de mauvais. — Mais Saül est celui qui alla vers Néron à Corinthe, après la défaite de Cestius Gallus, proconsul de Syrie, par les Juifs révoltés ? — En aucune façon. Paulos est bien allé à Corinthe, mais il n'était pas ambassadeur, il était tisserand, et sous Claude. Vous voyez bien que vous ne savez pas ce que vous dites ! Et puis, en voilà assez, n'insistez pas, parce que, maintenant, nous sommes les maîtres et voici le bourreau.

 

L'imposture évangélique d'abord, ecclésiastique ensuite, a été servie par des circonstances essentiellement favorables : le premier acte des partisans de Ménahem, sous Néron, fut d'incendier le palais du sanhédrin où étaient les archives. Les fils de Jehoudda ayant tous été emportés dans les tourmentes, leurs écritures étant restées aux mains de Mathias Bar-Toâmin, neveu de Bar-Jehoudda, on en savait beaucoup moins sur les christiens du premier siècle que nous n'en savons sur les sectes du Sahara, du Soudan ou du Maroc au commencement du premier Empire. Les affiliés de Palestine ne se donnaient même pas entre eux le nom de christiens qui a fait un si beau chemin dans le monde, par le changement de l'iota en êta. D'ailleurs, l'histoire n'embarrassait pas les faussaires, ils construisaient à côté. Ce qui les gênait, c'est l'insynoptisable Évangile de Cérinthe, aujourd'hui le Quatrième Évangile, qui donnait et donne encore au roi des Juifs onze ans de vie publique, réduits à six mois dans les Evangiles synoptisés.

 

II. — LA SURVIE DU JOANNÈS.

 

J'ai d'irréfutable manière établi l'identité des principaux personnages de la fable évangélique. J'ai montré que Jehoudda, en Evangile Joseph, Zacharie ou le Zibdéos et sa femme, Salomé, en Evangile Eloï-Schabed, Maria Magdaléenne, Maria tout court ou la mère des fils du Zibdéos, avaient eu sept fils et deux filles ; que Jehoudda avait été tué dans le Temple au Recensement de 761 avec son frère Zadoc ; que Salomé vivait encore le 17 nisan 789 ; que, sur ses sept fils — Jacob junior ayant été lapidé en 787 et Bar-Jehoudda crucifié le 14 nisan 788 — il lui en restait cinq, Shehimon en Evangile la Pierre ou Pierre, Jacob senior, en Évangile Jacques le Majeur, Philippe, Jehoudda Toâmin en Evangile Jude ou Thomas Didyme, et Ménahem, en Evangile Josès (Joseph Bar-Sabas dans les Actes) ; que ses deux filles lui restaient, l'une, Salomé, en Évangile Maria, femme de Cléopas, et l'autre, Thamar, en Évangile Marthe, veuve d'Eléazar, fils de Jaïr, dont Shehimon avait, je crois, épousé la sœur. J'ai dit également que, sauf Bar-Jehoudda demeuré vierge à raison de son naziréat, Jacob junior, Jacob senior et Ménahem, à qui on ne connaît point d'enfants, — ce qui ne signifie pas qu'ils n'en avaient pas eu — la postérité des fils de Jehoudda était fort nombreuse, que Shehimon avait des enfants, notamment celui qu'on connaît en Ecritures sous le nom de Marcos ; Philippe quatre filles ; Jehoudda Toâmin au moins un fils, Mathias Bar-Toâmin (d'où l'on a fait Barthélemy), et que Maria Cléopas avait au moins deux fils, Jacob et José, très jeunes lors de la crucifixion de leur oncle.

J'ai montré que celui-ci, Bar-Jehoudda, en Evangile le Joannès et le Jésus, avait perturbé toute la Judée pendant onze ans sous le vain prétexte de restaurer en lui la monarchie davidique ; qu'il avait prêché son Apocalypse xénophobe pendant sept ans à partir de 781 ; qu'à la fin de la septième année, 788, il s'était fait sacrer roi des Juifs au-delà du Jourdain ; que, déjà condamné pour crimes publics par le Sanhédrin, il l'avait encore été davantage par les gens de cœur pour avoir lâchement abandonné ses partisans en Samarie autour du Sôrtaba, qu'enfin arrêté dans sa fuite par le bon citoyen Jehoudda Is-Kérioth, il avait été mené à Jérusalem et crucifié par Pontius Pilatus le 14 nisan 788, veille de la pâque de 789. Je vous ai montré comment sa mère, son frère Shehimon, sa sœur Maria et son beau-frère Cléopas l'ont enlevé du Guol-golta dans la nuit du 17 nisan pour lui épargner l'ignominie de la fosse commune ; comment ils l'ont transporté à Machéron en Samarie où son corps a été retrouvé à la fin du quatrième siècle ; comment, dispersés par Saül, ils ont répandu au dehors, parmi les christiens juifs, le bruit que le roi-christ avait échappé à la croix par la substitution de Simon le Cyrénéen hors des murs. J'ai montré que telles étaient encore les choses au commencement du second siècle, avant que, pour expliquer sa non-réapparition dans le monde, ses arrière-neveux n'aient été forcés d'avouer enfin sa mort et de la tempérer par une résurrection dont il n'y avait eu d'autres témoins que les quatre auteurs de l'enlèvement.

Ces choses, je vous les ai contées d'après ce qui nous reste des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, de la Légation de Philon à Caligula et du Talmud. En tenant compte des dates indiquées dans l'Apocalypse et dans les trois Synoptisés, et des faits dénaturés sous couleur mythologique dans l'Evangile de Cérinthe ou Quatrième Evangile ; j'ai rétabli la vérité tout entière, et je puis dire bien haut qu'il est peu de personnages anciens sur lesquels un homme de bonne foi ne puisse être mieux fixé. Date de naissance et date de mort, idées et sentiments du révélateur, principaux actes du prétendant, efforts faits pour le rétablissement de la monarchie davidique, septennat baptismal, sacre, condamnation, exécution, vous en savez beaucoup plus sur les onze ans de la vie publique de Bar-Jehoudda que sur celle de beaucoup de rois et d'empereurs qui pourtant appartiennent à la grande histoire. Confondre cet horrible Juif avec le personnage de Jésus-Christ serait de notre part une preuve de perversion et d'envoûtement incurables.

 

Je vais maintenant, et avec plus de précision encore, vous montrer par quels moyens sataniques l'Église de Dieu est arrivée à noyer la Vérité, — voilà ce que c'est que d'habiter un puits ! — dans le mensonge.

Pour bien comprendre la manœuvre par laquelle l'Eglise a fait adorer comme Dieu un juif légitimement et tardivement exécuté pour ses crimes, il faut en revenir à la première version de la famille après la pâque de 789 : Bar-Jehoudda échappé aux Romains par la substitution de Simon de Cyrène.

Dans ce système qui a duré environ cinquante ans, le Joannès autour de l'Apocalypse, baptiseur, christ et roi des Juifs, n'ayant point été crucifié, est toujours vivant dans le monde. Aux christiens d'Asie on raconte qu'il est en Judée, aux christiens de Judée qu'il est en Asie. Inutile de dire que cette thèse n'est soutenable qu'à une condition, c'est qu'outre l'enlèvement du corps au Guol-golta, on cache le lieu de la sépulture. C'est l'affaire de ses parents, et ils se sont admirablement acquittés de ce soin conforme à leur intérêt. Disponible jusqu'au jour où, vaincu par le temps, on finira par avouer sa mort, le Joannès peut encore servir la secte pendant cinquante ans et plus, c'est-à-dire depuis Tibère jusqu'à Trajan ; et telle était la force de cette version qu'on a pu le faire aller, venir, à Jérusalem, à Rome, à Pathmos, à Ephèse pendant ces cinquante ans, et même assister à des conciles, notamment à celui de 802 où l'auteur de la Lettre aux Galates déclare l'avoir vu devant plusieurs témoins.

On avait si bien imposé la thèse de la non-crucifixion qu'après avoir ramené son supplice de sept ans en arrière, comme nous le verrons tout à l'heure, on a pu forger des Écritures, les Actes des Apôtres, où on le montre, habitant Jérusalem pendant ces sept ans. Et pendant ces sept ans, après lesquels il disparaît tout à fait (l'auteur des Actes ne peut vraiment pas le montrer sur la croix), il est, avec Pierre, un des témoins les plus ardents de la Résurrection de Jésus !!! Il la proclame devant le sanhédrin, il est emprisonné par deux fois pour cela, il va faire au Temple ses dévotions accoutumées, il guérit des malades, il voit presque lapider Jacob junior, son frère, il fuit la persécution de Saül, il est de la grande dispersion qui a lieu en Samarie ; bref, l'auteur des Actes le fait tourner, virer à sa fantaisie pendant les sept années qui séparent la Passion de Jésus, selon la date artificielle (15 nisan 782) de sa crucifixion selon la date historique (14 nisan 788). C'est un exercice auquel il n'aurait jamais pu se livrer s'il eût été décapité quelques mois avant la Passion. On a donc la certitude absolue que la décollation de Joannès a été glissée dans les Évangiles (et encore dans certaines versions seulement) postérieurement à la rédaction des Actes et pour répondre, aux objections dirimantes que la fourberie ecclésiastique soulevait autour d'elle.

Il aurait été impossible également à l'auteur de la Lettre aux Galates de nous montrer Joannès dans une assemblée tenue en 802, si celui-ci n'avait pas laissé la renommée d'un homme mort plus que centenaire après avoir échappé miraculeusement à la croix.

 

III. — L'AVEU DE LA MORT ET LA RÉSURRECTION.

 

Il n'est pas tout à fait impossible de fixer l'époque à laquelle on se résigna à l'aveu qu'il était mort au Guol-golta. Ce fut un peu après le jubilé de 839 qui échut sous Domitien sans que Joannès réapparût. On lit dans Hiéronymus[2] que ce fut sous Trajan, soixante-dix-huit ans après sa crucifixion, c'est-à-dire en 856, trente-trois ans après la prise de Jérusalem par Titus. D'autre part on lit dans Jean Chrysostome[3] qu'il avait cent vingt ans, et comme Hiéronymus et Chrysostome placent indubitablement sa crucifixion en 782, ainsi que l'Eglise l'a décidé dans les Actes, il en résulte que selon le monde, c'est-à-dire pour ce que nous appelons aujourd'hui la galerie, il est mort soixante-sept ans après sa disparition du Guol-golta, à l'âge d'environ cent dix-sept ans. C'est donc sous Trajan qu'on pallia l'aveu de cette mort par la résurrection qui en est le correctif et par l'Assomption qui en est la conséquence. Jusqu'à l'an dixième environ du règne de Trajan, Bar-Jehoudda conserve son nom d'Apocalypse, et c'est sous ce nom qu'il ressuscite dans la plus ancienne version de son Assomption. Dans les Paroles du Rabbi que Mathias bar-Toâmin a transmises son père s'appelle encore Joannès et sa mère Salomé. Dans le texte primitif de Cérinthe dont le Quatrième Évangile est sorti — d'où il fut dit ensuite Évangile selon Joannès — c'est Joannès qui ressuscite par le moyen christophanique de Jésus descendu dans la fable, et, lorsque les pharisiens demandent à celui-ci des signes de sa puissance, il répond que la génération à laquelle ils appartiennent, celle de Kaïaphas et de Pontius Pilatus, devra se contenter du signe de Joannès ressuscité après trois jours et trois nuits (14-17 nisan 789). Tous les Ébionites, Naziréens, Jesséens affirment avec Cérinthe que le Christ (sous son nom actuel de Jésus) n'a pas existé (dans les Évangiles) avant Maria[4]. En d'autres termes, on n'a appelé Joannès Jésus qu'après avoir appelé Salomé Maria. Les premiers Marchands de Christ n'ont pas voulu avouer que l'auteur de l'Apocalypse et du baptême sur lesquels ils spéculaient avait été crucifié au Guol-golta, cela est dans l'ordre. Celui qui devait faire que les Juifs régnassent éternellement sur le monde, celui-là n'avait pas pu mourir comme un vulgaire Simon de Cyrène, c'est le plus naturel de tous les raisonnements. Lorsque le moment sera venu de faire appel aux témoignages extra-canoniques, nous fournirons cent preuves que si, le premier, Cérinthe a fait descendre Jésus dans son Évangile, c'est surtout pour combattre les disciples du Joannès qui, afin d'exploiter le baptême, honoraient leur maître comme le Messie[5]. Nous le répèterons cent fois, mille fois, à chaque page, s'il le faut, plus d'un siècle s'est écoulé pendant lequel personne n'a dit qu'il y ait eut deux hommes au Jourdain sous Tibère, l'un nommé Joannès qu'on aurait décapité, l'autre nommé Jésus qu'on avait crucifié. Tout le monde a su que le roi-christ de 788 était Bar-Jehoudda, auteur de l'Apocalypse et inventeur du baptême sous le nom de Joannès.

 

Donc, vers le milieu du règne de Trajan, Bar-Jehoudda ne revenant pas, un second jubilé s'étant passé sans que le Fils de l'homme apparût sur les nuées, las d'attendre, obligés, sans pour cela renoncer à leur commerce, d'avouer que le prophète du Royaume d'Israël était mort, les Juifs syriaques eurent l'idée de soutenir qu'à la vérité le Joannès était mort avec Simon de Cyrène au Guol-golta, mais que loin d'avoir été transporté en un lieu secret par sa famille, il l'avait été par Celui qu'il attendait, lequel l'avait emmené au ciel d'où ils reviendraient ensemble, quand le Père le jugerait à propos. Ce qu'on voulait, c'était sauver l'invention, puisque l'inventeur n'avait pu se sauver et ne pas renoncer au Royaume d'Israël. La terre n'avait pu garder le corps d'un tel homme, cela lui était défendu par les Psaumes de David.

Le Joannès ne pouvait être au-dessous de son père et de son oncle qui ouvraient la série des apothéoses dans son Apocalypse même[6]. Sa résurrection était de droit. Il l'avait annoncée dans l'Apocalypse, car ayant été crucifié le 14 nisan 788, il bénéficiait de la prophétie

d'après laquelle Jésus devait ressusciter tous ceux qui seraient tombés pour lui avant la grande pâque. La résurrection du Joannès n'est nullement un miracle, c'est une œuvre de logique. Mais au moins fallait-il qu'il fût mort aux yeux du monde. Sa résurrection n'est donc que le second état de l'imposture ecclésiastique ; le premier, c'est la non-crucifixion : l'auteur de l'Apocalypse survivant par le moyen de Simon le Cyrénéen aux exécutions de Pilatus.

En le ressuscitant, en assumant ce corps nazir et vierge, Jésus avait sauvé la circoncision, le sabbat, les sacrifices, les quatre grandes fêtes, la Pâque surtout, toute la Loi en un mot et toutes les prophéties résumées dans l'Évangile des Juifs rois du la terre. La Loi et l'Apocalypse arrachées à la débâcle, c'est tout le mythe de Jésus : les Ébionites de Transjordanie ne s'y trompaient pas, eux qui l'avaient fait ! C'est pour sauver la Loi incarnée dans Bar-Jehoudda qu'il était venu sur le papier. Pas un iota ne tomberait des Ecritures juives ; et n'importe par quel moyen ; fût-ce en faisant de Bar-Jehoudda le Verbe de Dieu, les Juifs seraient rois comme il l'avait dit.

Dans un avenir prochain il se chargeait de tailler une soupe brûlante aux roumis, aux Juifs d'Alexandrie et autres lieux qui avaient marché contre Jérusalem sous les drapeaux de César, à tous les Arabes, Syriens et gens de la Décapole, qui avaient, aidé les Romains, et généralement à tous les païens, de quelque nation qu'ils fussent. Ainsi la partie perdue en apparence par les défenseurs de Jérusalem n'avait point été gagnée par leurs ennemis, comme on pouvait le croire ; le Fils de l'Homme viendrait et son Royaume serait de ce monde. C'est ce dernier point qu'il ne faut jamais perdre de vue. La force du préjugé que nous combattons nous oblige à nous répéter, nous nous répétons.

 

Jésus est descendu et remonté toutes les fois qu'il a fallu pour faire son office de ressusciteur et d'assumeur d'apôtres. Cela s'accuse particulièrement dans la christophanie du Quatrième Évangile où il ne cesse de dire qu'il va remonter au ciel pour leur préparer une chambre et pour les emmener avec lui, Je reviendrai (XIV, 3)... Je m'en vais et je reviens à vous. Je vous le dis avant que cela arrive afin qu'après l'événement vous croyiez (XIV, 28). Et en effet c'est dans cet Évangile qu'il revient enlever d'abord Shehimon, puis Bar-Jehoudda qui, pour n'être mort officiellement que sous Trajan, n'a été assumable que le dernier (XIX, 19). D'ailleurs, il faut bien se pénétrer de cette psychologie, Jésus n'a accepté le rôle d'assumeur que comme pis-aller. Il s'excuse souvent de ne pouvoir faire davantage, car les Assomptions, notamment celle du Joannès, sont en contradiction formelle avec l'Apocalypse : c'est sur la terre et non au ciel que le roi des Juifs devait exercer pendant mille ans.

 

IV. — LA SURVIE DU JOANNÈS EN ASIE.

 

La première version, la survie, plaçait Joannès dans des conditions fantomatiques exceptionnelles : personne ne l'avait vu mourir à Jérusalem, personne ailleurs. Et même était-il mort ? Enlevé par l'Esprit, il s'était perdu dans le temps et dans l'espace. Au contraire, dans la seconde version, fondée sur l'aveu éclatant de sa mort au Guol-golta, tous les détails de son supplice et de son agonie devaient prendre un relief saisissant afin de faire valoir la résurrection : la loi des contrastes commandait cet effet, et les évangélistes n'y ont pas manqué, pesant sur chaque détail, tatouant le corps de filets de sang, élargissant les plaies sous les doigts curieux de Thomas. Mort ! oh bien ! oui, il était mort ! Ou plutôt il avait été mort, mais à la façon de Jonas le ninivite. Tel Jonas sorti de son poisson après trois jours et trois nuits, il était sorti du Guol-golta. Cette similitude de cas, d'époque — Jonas est mathématiquement pascal — et de délai était tellement extraordinaire que les scribes lui ont fait dire, après un siècle de réflexion, qu'il l'avait prédite.

Longtemps, il n'y eut d'autre Évangile que la Résurrection et l'Assomption du Joannès après trois jours et trois nuits, c'est-à-dire le 17 nisan, jour auquel son corps a disparu du Guol-golta. La Résurrection du Joannès est constatée de la façon la plus formelle, une fois par Jésus[7], trois fois par Antipas dans les Synoptisés[8]. Son Assomption est reconnue par Luc, comme ayant commencé au Sôrtaba même[9], par la Lettre de Barnabé, comme ayant eu lieu le jour même de l'enlèvement[10], par les Actes, en trois passages du prologue[11], comme ayant précédé de quarante jours le retour de Jésus au ciel ; il y est fait mention formelle de l'écrit dans lequel on assistait à cette Assomption, et cet écrit, l'Église est unanime à déclarer que c'est l'Évangile de Luc. Car la Résurrection et l'Assomption du Joannès ne sont pas un bruit vague comme il peut en courir sur un prophète, c'est vérité d'Évangile.

 

C'est aussi la matière d'un très ancien livre grecs conservé dans les bibliothèques conventuelles du Levant, notamment à Pathmos et au Mont Athos, et intitulé Voyages de Joannès, porte-parole de Dieu[12]. L'Église latine les tient pour apocryphes, uniquement parce qu'ils la gênent, mais la plupart, des églises d'Orient y ajoutent une foi entière : d'après elles tous les faits qu'ils relatent se sont passés dans l'intervalle qui sépare Tibère de Trajan ; le Joannès de l'Apocalypse est l'auteur de miracles identiques à ceux de Jésus, et ces miracles aboutissent à une résurrection qui, il la réserve des circonstances particulières à l'histoire de Bar-Jehoudda, est le rappel très exact de son Assomption après cinquante ans de survie ; c'est la seconde version christienne qui s'est conservée ici, parallèlement aux Évangiles. Apocryphes, certes, les Voyages de Joannès théologien le sont, mais beaucoup moins que ceux dont l'Église latine fait état comme authentiques. L'auteur connaît toutes les Écritures canoniques, y compris les Actes des Apôtres où il a trouvé le nom de Prochorus dont il s'affuble. Prochorus est l'un des sept diacres inventés en remplacement des sept fils de Jehoudda qui, eux-mêmes, ont été absorbés par les douze apôtres. Seul de toute la famille, Joannès a mérité le nom de théologien,  non pour s'être jamais occupé de théologie, mais pour avoir fait parler le Logos dans l'Apocalypse et laissé les Logia Kuriou[13]. Il est littéralement et historiquement le theou logios ; le héraut de Dieu, le théologien[14]. Prochorus prend les choses au point où les Actes les ont mises : Jésus retourné an ciel quarante jours après la pâque de 789 reportée à 782, et Joannès présent comme ayant échappé à la croix en vertu de la première version.

Les apôtres, réunis à Jérusalem, tirent au sort les provinces dans lesquelles ils iront porter la parole, l'Asie échoit à Joannès. C'est là d'ailleurs, à Ephèse où est morte Salomé, qu'est née la légende de la survie du roi-christ. Prochorus part le premier et va s'installer à Éphèse où il attendra Joannès jusqu'à ce qu'il plaise à celui-ci de le rejoindre, tant il est certain que la capitale de la province écherra à son maître. Et, en effet, Joannès arrive bientôt, non sans avoir essuyé une épouvantable tempête dont il se moque comme la baleine de Jonas se moque d'une pomme d'arrosoir. Nous passons sur les divers miracles qu'il opère à Éphèse, car nous avons hâte d'en venir à ceux qu'il opère à Pathmos où il est relégué par ordre de Domitien. Mais comme il y est accompagné de son historiographe Prochorus, nous ne perdrons rien de ses exploits. Il est vrai qu'une fois avertis du procédé nous pourrions les reconstituer sans l'aide de Prochorus, puisqu'ils sont renouvelés de ceux de Jésus dans les quatre Evangiles et de ceux de Pierre dans les Actes, mais étendus aux païens en vertu de la nouvelle ordonnance.

 

V. — LES MIRACLES DE PATHMOS.

 

Prochorus est à Pathmos, parce que Pathmos est l'endroit d'où l'on a daté l'adaptation grecque de l'Apocalypse, comme on a daté d'Ispahan les Lettres persanes. Mais, et c'est une chose qui confond les exégètes, pendant son séjour de dix ans dans Pathmos avec Joannès, il ne songe pas un seul instant à lui faire composer l'Apocalypse. La raison de ce silence est bien simple : l'Apocalypse, c'est l'œuvre qui suit Joannès depuis le baptême : c'est son bagage et son viatique, c'est l'étymologie de ce mot théologien qu'on lui applique. Quand Joannès aborde à Ephèse, il a en poche les Logia Kuriou traduits sur l'araméen de ses frères Philippe et Jehoudda Toâmin et du son neveu Mathias Bar-Toâmin.

Son premier miracle, c'est la délivrance d'un certain Apollonides que tourmentait un esprit malin, et il vous souvient qu'il était d'une certaine force sur l'exorcisme. Son premier baptême, c'est celui du gouverneur de l'île et du toute sa famille : Pierre a indiqué la route en baptisant le centurion Cornélius et tous les siens à Césarée, Paul a perfectionné la manière en convertissant Sergius Paulus, gouverneur d'une île plus grande encore que Pathmos, celle de Chypre[15].

Des succès si rapides indisposent les prêtres d'Apollon et leur idole, un magicien nommé Kynops, engagé spécialement par Prochorus pour jouer le rôle de Simon le Magicien que l'auteur des Actes avait, de son côté, retenu à son service pour être l'adversaire du jésus en Samarie et à Chypre, et que Clément retiendra pour être l'ennemi de Pierre à Rome : Kynops, c'est le Simon de l'Eglise d'Orient. Il ose lancer à Joannès le même défi que Simon à Pierre dans Rome, il le provoque à un duel de prodiges. Le malheureux ! S'il connaissait l'Apocalypse, il se saurait battu d'avance, car son point d'appui, c'est l'élément liquide, la mer, tandis que le terrain choisi par Joannès pour baptiser, c'est la Vigne du Seigneur elle-même. On frémit à la pensée que Kynops affronte la lutte dans de pareilles conditions. Or à peine est-il capable de réussir quelques résurrections de faux noyés. A la vérité, il semble bien avoir le dessus à un moment donné, car, sollicité de faire une résurrection, Joannès répond qu'il n'est pas venu pour cela. Misérable défaite ! Aussi Kynops triomphe-t-il, entouré de spectateurs qui, sachant par cœur les Actes des Apôtres, l'adorent et s'écrient, comme les Samaritains devant Simon : Tu es grand, et nul autre n'est plus grand sur la terre ![16] Joannès d'un ton méprisant se borne à dire que les prestiges de ce malotru qui n'est pas même circoncis vont avoir une fin. A quoi les habitants ripostent par des coups tels qu'il est laissé pour mort sur la place.

C'est le souvenir des coups qui jadis ont atteint Bar-Jehoudda dans la dignité de son postérieur consubstantiel à celui du Père. Kynops, qui reprend ici tous les avantages de l'histoire, prédit même ce qui s'est passé sous Julien : Les chiens et les oiseaux de proie vont dévorer son cadavre. Cependant Prochorus, assis à côté de son maître, verse des larmes aussi abondantes que superflues, car Joannès n'en est pas à une résurrection près, et ayant prié, la tête tournée vers l'Orient, — il a encore sa tâte ! — en un endroit appelé Lithoboli qui rappelle le Lithostrotos de l'Evangile, il est debout avant la fin de la nuit, prêt à recommencer.

 

Kynops ne désarme pas, et s'estimant au-dessus de la mort, il se jette à l'eau comme la veille pour opérer quelques fausses résurrections de noyés : Regardez bien, dit-il en présence de Joannès. On regarde avec une attention décuplée par cet avertissement, mais il ne reparaît pas, il est au fond de l'abîme comme fut Jonas. Pendant les trois jours et les trois nuits que Jonas a passés dans son poisson et Joannès au Guol-golta, la foule attend la réapparition de Kynops, mais il manque trop de choses à celui-ci pour ressusciter franchement : si cet incirconcis a cru qu'il pourrait y avoir plus de deux Joannès au monde, l'un à Ninive, l'autre à Jérusalem, il s'est trompé. Chose plus grave, il a voulu tromper les autres, il est mort, c'est bien fait ! Et aussitôt après, Joannès ressuscite trois petits enfants pour bien montrer que, s'il s'est récusé l'avant-veille devant Kynops, c'est pour ne pas tenter Dieu inutilement. Coup sur coup, il guérit une quantité d'incurables, et trouvant un fleuve à sa portée — le Jourdain lui-même, car la foi ne transporte pas que les montagnes, — il se dispose à baptiser ; mais un second magicien surgit, nommé Notiatus (ainsi, vous voyez !), qui transforme en sang l'eau du fleuve, comme il est dit dans l'Apocalypse. Qu'importe ? A la prière de Joannès le sang redevient de l'eau et Notianus est frappé de cécité comme jadis Simon à Paphos, ce qui le fait rentrer en lui-même (il n'y a rien de tel en effet). Cependant, ayant demandé le baptême et Joannès le lui ayant accordé, il recouvre la vue. Comme il est dit dans les Évangiles que Joannès a été mis en prison par Antipas, tétrarque de Galilée, — ce qui est faux d'Antipas, mais deux fois vrai du Sanhédrin, — Joannès est emprisonné par le vilain Achillas, gouverneur de l'île ; relâché par le crédit d'une ouaille locale, il recommence ses baptêmes et ses prédications. Bref, après avoir fait beaucoup plus de miracles que Jésus, guéri beaucoup plus de paralytiques, chassé beaucoup plus de démons, ressuscité beaucoup plus de personnes, des enfants surtout (laissez venir à moi les petits enfants, c'est la nouvelle ordonnance), l'inventeur du baptême, le théologien — ah ! dame, ici il n'est plus ni christ ni roi des Juifs — retourne à Éphèse pour faire semblant d'y mourir.

C'est à Éphèse que sa mort a été avouée sous Trajan, et puisqu'il était entendu dans les synagogues christiennes qu'il n'avait pas été crucifié en 788, c'est à Ephèse que, sans positivement mourir, il disparaîtra aux yeux du monde. Les cinquante ans de survie sont accomplis, il faut qu'il s'exécute. Ce système, mélange heureux du premier et du second, ne peut comporter de crucifixion. Joannès est obligé de ressusciter sans en passer par là. Croyez bien que Prochorus a tout disposé pour cette apothéose ; dans l'intervalle qui sépare Trajan du siècle où l'on écrit on a décidé que Joannès avait signé l'Évangile jadis composé par Cérinthe, alias le Quatrième Évangile, il convient qu'il le dicte à Prochorus, avant de mourir, si tant est qu'on puisse employer un pareil infinitif pour le juif consubstantiel au Père. C'est à quoi il se prête avec une bonne grâce extrême. A la nouvelle qu'il est forcé par l'intérêt ecclésiastique d'aller mourir à Éphèse, un concert de lamentations s'élève de l'île de Pathmos si paisible depuis la mort de Kynops, et si heureuse depuis la naissance de Kynops, patron des Évangiles Synoptisés dans lesquels il s'agit par un coup hardi de faire rentrer celui de l'horrible Cérinthe : Nous te conjurons, s'écrient les jehouddolâtres du lieu, de nous exposer par écrit ce qui concerne l'incarnation et les mystères du Fils de Dieu, afin que, nous appuyant sur ce livre (hier encore hérétique et abominable), nous devenions fermes et inébranlables dans la foi et qu'aucun des frères ne retourne en arrière pour suivre Satan (dont Cérinthe est le ministre.) Que faire devant des supplications si pressantes ? Prochorus, s'écrie Joannès, Prochorus, mon fils, va à la ville, prends du papier et de l'encre, apporte-les-moi ici, et ne découvre pas aux frères où je suis. Ah ! diable non, Prochorus, ne fais pas cela ! Ne dis pas aux frères où est Joannès sous le règne de Trajan ! Ne va pas leur dire qu'il conjugue le verbe gésir à Machéron depuis le 17 nisan 789 et qu'il a été extrait de la tombe sous Julien pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux de proie, selon la prophétie de Kynops ; cela porterait un coup mortel à l'incarnation et aux mystères du Fils de Dieu ! Va plutôt chercher le papier et la plume et, qu'au lieu du verbe gésir, Joannès conjugue le verbe tromper qui il est beaucoup lucratif. Prochorus ayant donc apporté le papier, la plume et l'encre : Tiens-toi à ma droite, toi, dit Joannès, Prochorus ayant obéi : Aussitôt, dit-il, je vis un éclair et j'entendis un grand coup de tonnerre qui fit trembler la montagne. Je tombai à terre et je demeurai comme mort[17]. Mais Joannès étendit la main, me saisit et me releva en disant : Assieds-toi à ma droite sur le sol et écris sur des feuilles de papier tout ce que tu entendras sortir de mes lèvres. Et ouvrant la bouche, debout comme il était et en prière, les yeux levés vers le ciel, il commença ainsi : Au commencement était le Verbe (pas le verbe gésir, le verbe mentir) et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu[18]. Et il continua de la sorte debout. Et moi, assis près de lui, j'écrivais.

Le Quatrième Évangile ainsi enlevé à Cérinthe et synoptisé dans la mesure où il l'est actuellement, Joannès n'a plus qu'à disparaître. Il le sent bien : Le Christ auquel vous croyez, dit-il, m'a ordonné lui-même, dans une vision, de retourner à Ephèse pour y soutenir la faiblesse de nos frères. Ici Prochorus exagère. La faiblesse des frères a bien diminué depuis que Cérinthe a cédé la paternité de son Évangile à celui qui en est la cause encore plus que le héros. Ce mensonge imbécile et criminel les a rendus très forts, plus forts que l'histoire, plus forts que la philosophie, plus forts que la vérité, plus forts pour le mal que Dieu pour le bien. Et maintenant va-t'en, Joannès, va-t'en au plus vite ! Plus vite que ça ! Allons, ouste !

 

VI. — L'ASSOMPTION À ÉPHÈSE.

 

Mais cela ne sera pas long. A Ephèse il demeure chez le fossoyeur (on a pensé certainement à Joseph l'Haramathas). Il lui dit : Prends avec toi deux hommes munis de paniers et de pioches (l'Haramathas lui-même et Nicodème, comme dans Cérinthe) et suis-moi. Lorsque l'ordre eut été exécuté, le bienheureux étant sorti de sa maison baptisait devant les portes de la ville (souvenir de la piscine de Siloé). Après avoir commandé à la foule de s'éloigner de lui (pour que la substitution de Simon de Cyrène pût s'opérer sans témoins), il se rendit à l'endroit où devait être son tombeau, puis il dit aux jeunes gens : Creusez-moi une fosse, mes enfants (dans le genre de celle d'Ananias et de Zaphira). Et ils se mirent à l'œuvre. Joannès les pressait en leur disant : Que la fosse soit plus profonde ! Et pendant que ceux-ci continuaient à creuser, il s'entretenait avec eux de la parole de Dieu (non de l'Apocalypse cette fois, mais des prophéties utilisées pur les Évangélistes et portant qu'il devait ressusciter des morts). Lorsqu'ils eurent terminé la fusse, il se dépouilla de ses vêtements terrestres (que sa Transfiguration a changés en un de ces vêtements célestes décrits par l'Apocalypse), les jeta au fond en les étendant comme une sorte de couverture, et debout, en simple tunique, il éleva les mains et commença à prier... Ayant donc étendu ses vêtements (dans Luc les femmes regardent pour voir comme il est étendu), il nous embrassa (dans la fable c'est Is-Kérioth qui l'embrasse), et se coucha. Nous apportâmes un linceul et nous le déployâmes au-dessus de lui (ainsi avaient fait Nicodème, Salomé et Marin Cléopas), puis nous rentrâmes dans la ville. En étant sortis le lendemain (l'auteur connaît la version définitive des Synoptisés qui placent la pâque le jeudi, la crucifixion le Vendredi, et la disparition la nuit du dimanche, troisième jour), nous ne trouvâmes plus son corps ; en effet il avait été transporté au ciel par la puissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ (si tu l'as enlevé, lui dit Maria Magdaléenne dans Cérinthe, dis-moi où tu l'as mis afin que je l'enlève moi-même) à qui appartiennent la gloire et l'empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Amen.

 

Toutes ces choses et notamment l'Assomption de Joannès, étonnent les exégètes : ils veulent bien les croire, disent-ils, quand elles s'appuient sur des preuves irrécusables, et, en particulier sur le témoignage des Livres saints, mais ils émettent des doutes lorsqu'elles se rencontrent dans un Prochorus[19]. Que dire du récit singulièrement étrange et invraisemblable de la mort du saint se couchant vivant dans la tombe, et dont le cadavre ne s'est plus retrouvé le lendemain ? Le cadavre, fi donc ! Parler ainsi du corps glorieux du Juif consubstantiel au Père, ah ! monsieur ! Et puis pourquoi douter quand vous savez (car vous devez le savoir, c'est dans les Livres saints) que Joannès est ressuscité et a été assumé sous ce nom même de Joannès, et qu'outre le témoignage de Prochorus, diacre sacré par les douze apôtres, vous avez celui de Nikitas, archevêque de Thessalonique, et que vous le rapportez ? Il faut dire à votre décharge que le léger voile déposé sur le corps semble plutôt une invitation à s'élever hors de la fosse qu'un empêchement d'en sortir. Mais Nikitas l'a senti. Voyez par lui quelles difficultés Joannès eut à résoudre pour vaincre le préjugé que les païens nourrissaient et nourrissent encore contre la résurrection. Dans Nikitas, mieux documenté que Prochorus, Joannès ordonne à ses disciples de rejeter la terre sur ses pieds. Ils hésitent, mais lui : Sur les jambes ! et après un nouvel arrêt : Sur la poitrine maintenant ! Lorsqu'il leur commande : Sur la tête ! — décidément il a encore sa tête — ils ont un scrupule, c'est le dernier heureusement, ils en triomphent et, par la rapidité avec laquelle ils recouvrent le bienheureux d'humus, ils auraient rendu des points aux frères de Bar-Jehoudda lorsqu'ils enfouirent Ananias et sa femme dans l'endroit désert où ils réduisent à la condition mortelle ce couple indifférent au rétablissement de la monarchie davidique.

Tel est le récit de Prochorus, amendé par Nikitas, récit fort ancien et surtout fort gênant en ce qu'il consacre et la version primitive de la survie du Joannès pendant plus de cinquante ans — jusque sous Hadrien, dit Nikitas, — et la version qui fait suite immédiatement à celle-là, sa résurrection et son Assomption après trois jours. Version tellement embarrassante que l'Église latine s'en est emparée dès qu'elle a pu pour lui en substituer une autre, non moins fantastique mais plus fausse encore, celle de Clément, où Pierre et Simon le magicien viennent reprendre à Rome les rôles créés à Pathmos par Joannès et Kynops, et où Joannès lui-même, présent à Rome sous Néron, n'aborde Pathmos et Ephèse qu'après avoir échappé près de la Porte latine au martyre dont Pierre a souffert. Car le prince des apôtres, dans la version de Prochorus, c'est encore Joannès, comme le voulaient tous les Évangiles primitifs, celui de Cérinthe notamment, tandis que par Clément c'est Pierre qui l'est devenu. Guerre de faux dans laquelle Clément extermine Prochorus, car si Prochorus l'eût emporté, c'est à Ephèse qu'eût été le premier pape. Rome a le droit d'être fière ; dans cette lutte contre la bonne foi, la victoire lui appartient. Une chose cependant l'attriste : Joannès a encore sa tête, et ce qu'il y a de pis, c'est que cette tête est celle de Bar-Jehoudda.

 

VII. — LE FAUX ACTE DE DÉCÈS.

 

Comme il était démontré simultanément et que Jésus n'avait point eu chair — Cérinthiens, Ébionites, Cordoniens, Basilidiens, Marcionistes, Valentiniens, Apelléens, Héracléonites, Ptoléméens, Gnostiques alexandrins, Eunomiens, Agapiens, etc., tous les Manichéens, y compris Augustin jusqu'à l'âge de trente ans — et que le crucifié de Pilatus était un imposteur et un criminel — Josèphe, Juste de Tibériade, Fronton, Apulée, Celse l'épicurien, Lucien, Minucius Félix, Porphyre, Hiéroclès, le Juge de Bithynie, Celse le platonicien, l'Empereur Julien, Eunape, etc., et tous les Talmudistes jusqu'à nos jours —, il fallut coller sur la croix de l'Évangile un acte de décès, un extrait mortuaire qui pût être celui de Jésus sans être celui du Joannès Nazir. Il ressortait invinciblement de la fable que Bar-Jehoudda avait été crucifié le 14 nisan, jour de la préparation à la pâque, mais quelle année ? En principe, toutes les dates étaient bonnes, à la condition qu'elles fussent empruntées à la procurature de Pilatus, qui avait duré dix ans. Mais comme on ne pouvait nier que cette pâque commençât une année jubilaire, puisque cette échéance avait été toute la base de la prédication, il ne restait plus qu'une année sabbatique de disponible, 781, puisque, sous aucun prétexte, on ne voulait avouer celle de 788.

C'est pourquoi l'Église a décidé que la manifestation sensible, la Vie publique de Jésus, serait de 781 et sa Passion de 782.

 

Nous avons la preuve de cette imposture non pas dans un texte ennemi ou indifférent, mais dans l'écrit canonique sur lequel repose toute l'histoire ecclésiastique et toute la hiérarchie pontificale, j'ai nommé les Actes des Apôtres. L'auteur ment avec un sang-froid indécent, puisqu'il fait de Jésus un personnage indépendant du Joannès. Mais il ne peut soutenir cette fourberie qu'en le crucifiant sept années avant la date historique. C'est donc lui qui a créé la date de 782, laquelle correspond dans l'ère de Rome au consulat des deux Geminus.

Lactance, le seul auteur qu'on produise comme indiquant une date au quatrième siècle, et Augustin, la plus grande autorité de l'Église au cinquième, sont d'accord tous deux, pour crucifier Jésus sous ce consulat. Et en effet, les deux Geminus ont été consuls en 782. L'un d'eux, au moins, a été impliqué dans la conspiration de Séjan qui est de l'année suivante, et puni en même temps que le fameux préfet du prétoire. Enfin il s'est écoulé six grandes années depuis le supplice de Séjan jusqu'à la mort de Tibère qui est du premier tiers de 790. L'homme d'église qui, au cinquième siècle, essaie de réfuter le Discours véritable de Celse, opine que Jésus a été crucifié quarante-deux ans avant la chute de Jérusalem[20], soit 782.

C'est cette date, purement artificielle, qui a prévalu chez les jehouddolâtres de la primitive Église et elle est restée. La date de 781 comme Vie publique de Jésus n'est pas seulement celle de Lactance et d'Augustin, c'est celle d'Hiéronymus ou saint Jérôme, un des faussaires les plus déterminés du quatrième siècle, c'est celle de l'Anticelse, monument de la plus extrême impudence, et il n'y eut pas d'autre date, parce qu'à part 788, il n'y avait pas d'autre année sabbatique dans la procurature de Pilatus. Pendant longtemps, on crut que cette disposition suffirait pour prévenir un retour offensif de la vérité et personne ne pensa qu'il serait prudent, pour couper court à toute identification entre Jésus et Joannès, de décapiter celui-ci quelques mois ayant sa crucifixion. Trois siècles au moins se sont écoulés, pendant lesquels la Décollation de Jean-Baptiste n'existait pas. Quel but a-t-on voulu atteindre en avançant de sept ans la crucifixion du Joannès-jésus ? Qu'on ne pût appliquer au juif déifié par quelques aigrefins le passage de Josèphe sur l'imposteur mis en fuite au Sôrtaba et — on a supprimé cela quand on a supprimé son nom — crucifié par Pilatus la veille de la Pâque de 789.

Lorsque l'Église d'aujourd'hui produit les textes d'où il sort que Jésus est mort en l'an 782 de Rome, elle se sort de la chronologie qu'elle a faite contre l'histoire. Elle ne veut plus de la date de 789 qui est par trop compromettante pour l'honneur du juif consubstantiel au Père, et elle adopte celle de 782 qu'elle prend dans les Actes des Apôtres et qu'elle met dans Lactance, dans Hiéronymus et dans Augustin, pour la reporter ensuite dans Tertullien[21]. Il est facile de voir que ni Augustin — lequel nia longtemps l'existence de Jésus — ni les autres compères n'ont l'ombre d'un renseignement sur Jésus et qu'ils tirent tout leur savoir de Luc combiné avec les Actes. Comme il est dit dans Luc que Joannès le Baptiseur a prêché en la quinzième année de Tibère, soit 781, il n'y avait aucun moyen de faire mourir, Jésus avant l'année 782. On ouvrit les Fastes consulaires à l'année 782, on trouva que les consuls en charge étaient les deux Geminus, et on déclara — preuve admirable de sa naissance ! — qu'il était mort l'année où les deux Geminus étaient consuls. Par ce moyen, on renfermé l'épiphanie de Jésus dans un intervalle de quelques mois : ce qu'on a voulu éviter, c'est qu'on pût y faire tenir les onze années de prédication que nous connaissons par le Quatrième Évangile et qui ruinent, dans le Canon même, toute l'hypothèse de Jésus en chair. Lactance a certainement été interpolé, car sous Constantin, les textes de Josèphe, de Juste, d'Apulée, de Lucien de Samosate, de Philopatris, d'autres peut-être, contenaient encore le vrai sens, les véritables exploits du crucifié de Pilatus avec la vraie date de son supplice, et on ne pouvait encore équivoquer sur la personne de Jésus comme on l'a fait impunément après Julien.

 

Sur le jour de la mort tout le monde est d'accord, le vendredi. C'est sur l'année qu'on ne s'entend pas. Le quantième du jour est modifié par la date ; or on propose plusieurs dates excepté la vraie. Ballotté dans ce conte de quantièmes, le quatrième siècle ne sait que résoudre. Il est mort avant le 10 des calendes d'avril, disent les Institutions de Lactance ; après le 10 des calendes d'avril, dit le De mortibus persecutorum du même Lactance. Le 9, le 10, le 11 ? Il n'y a encore rien de décidé. Cela dépendra de l'année que l'Eglise choisira pour qu'on ne puisse retrouver Bar-Jehoudda dans Jésus, du jour qu'elle adoptera pour que Jésus ait pu célébrer une Pâque réelle. On verra. S'il faut mettre la Pâque le jeudi au lieu du mercredi, on le fera. En ce cas, le condamné ne sera mis en croix que le vendredi, c'est ce qu'on a fait dans Marc.

Quant à l'âge de Jésus à sa mort, naturellement on ne le sait plus, mais il n'importe guère, car dès l'instant qu'il était mort en 782, les ennemis de Dieu ne pouvaient plus l'identifier avec l'homme de cinquante ans, dont parlaient Irénée et la tradition d'Asie ! Et c'est tout ce qu'il fallait.

 

VIII. — SUPPRESSIONS DANS TACITE.

 

Le faux acte de décès de Jésus a entraîné des suppressions lamentables dans le texte de Tacite : du chef de l'Eglise Tacite a subi des remaniements beaucoup plus profonds qu'on ne croit. Sous Tibère, la Judée fut tranquille, dit Tacite ; sous Pilatus, un grand trouble arriva dans la Judée, dit Josèphe : de ces deux historiens un seul, le juif, est d'accord avec les Évangiles : il y eut une révolte sous Tibère, celle de Bar-Jehoudda. Tacite n'a point connu les Évangiles, par la bonne raison qu'ils n'existaient pas, mais il a connu Josèphe, au moins comme écrivain. A-t-il dédaigné le fait comme secondaire ou bien lui avait-il donné la place qui convenait ? Toujours est-il que l'Église ayant attribué à la Passion de Jésus-Christ la date du consulat des deux Geminus, le texte de Tacite sur les événements contemporains de ce consulat a complètement disparu. Il a été coupé, car il cesse juste à l'endroit où les deux Geminus entrent en fonctions pour reprendre immédiatement après. C'était la page la plus émouvante de tout le règne de Tibère, elle contenait la conspiration de Séjan, préfet du prétoire, contre l'empereur. L'intérêt du Juif consubstantiel au Père nous a privés de ce morceau. Ce n'est pas que Bar-Jehoudda eût affaire avec Séjan, mais les deux Geminus avaient commis la faute d'être consuls l'année que le Saint-Esprit élisait comme date de la Passion.

En outre le Saint-Esprit a décidé que cette année-là, sans plus attendre, Tibère adjurerait les sénateurs d'inscrire Bar-Jehoudda au rang des dieux sur le rapport circonstancié de Pilatus.

Tibère, au temps de qui le nom christien est entré dans le siècle, ayant su par les nouvelles de Palestine quelle céleste puissance s'était révélée en ce pays, demanda au Sénat cum privilegio imperatoris de l'admettre parmi les divinités de Rome. La délibération du Sénat ne fut point favorable, mais César demeura ferme dans son opinion et menaça de punir les accusateurs des christiens. Voilà ce qu'on trouve en latin dans l'Apologie de Tertullien[22] et en grec dans l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe[23], et ce sont là deux faux d'autant plus évidents qu'au temps où Tertullien et Eusèbe sont censés avoir écrit, les textes de Tacite et de Josèphe et peut-être d'autres sont encore entiers. Le sentiment de Vossius sur ce passage est une bien joyeuse chose[24] : le doute n'est pas permis, Tibère était christien, mais le Sénat, mû par une basse adulation, — Tibère n'avait pas voulu pour lui de l'honneur qu'il réclamait pour Bar-Jehoudda — a refusé de déifier celui-ci sous le vain prétexte qu'il était étranger ; néanmoins Tibère a persisté en menaçant de peines ceux qui se permettaient d'accuser le christ.

Comme les dispositions de Tibère sous les deux Geminus et même au-delà ne sont nullement empreintes de judaïsme jehouddolâtrique et que les délibérations du Sénat ont porté sur des matières infiniment moins nobles — la conspiration de Séjan elle-même — l'Église a supprimé le texte de Tacite qui ne lui a pas paru consubstantiel au Saint-Esprit. Car la terre s'était permis de continuer sa révolution l'année que l'Église assignait à la mort du Juif consubstantiel au Père. Au lieu d'écrire au Sénat pour lui enjoindre de porter ce Juif exorbitant sur la liste des dieux de Rome, Tibère lui avait écrit pour lui expliquer les raisons qui l'avaient déterminé à punir Séjan. Ainsi, tandis que le soleil voilait sa face à Jérusalem et refusait d'éclairer le monde, des hommes à l'Occident s'étaient occupés de leurs misérables intérêts !

 

 

 



[1] La mort de Pérégrinus.

[2] De Viris illustribus.

[3] Homelia de sancto Joanne.

[4] Asserunt Christum ante Mariam non fuisse. Hiéronymus (Saint Jérôme), de Viris illustribus, ch. IX.

[5] Outre les divers passages des Évangiles dans lesquels on confesse que c'était la croyance généralement répandue, nous citerons les Recognitiones (I, LIV, 60) de Clément dont on a fait un pape et qui la reconnaît également.

[6] Cf. Le Charpentier.

[7] Mathieu, XII, 39, 40.

[8] Mathieu, Marc, Luc. Voir plus loin.

[9] Cf. Le roi des Juifs.

[10] Lettre de Barnabé, autrefois dans le canon.

[11] Actes, I, 2, 11, 22, pour nous en tenir au prologue.

[12] J'emprunte mes citations de ce livre à la Description de l'île de Pathmos et de l'île de Samos par M. V. Guérin. (Paris, 1856, in-8°). Après son séjour à l'école française d'Athènes, M. Guérin a visité le couvent de Pathmos, catalogué sommairement les principaux manuscrits et analysé consciencieusement celui-là.

[13] Logia Kuriou, c'est le titre grec des Paroles du Rabbi.

[14] C'est en ce sens que l'entend le Quatrième Évangile, quand Jésus refuse de se prêter plus longtemps à la mystification et rend le Joannès à sa mère au pied de la croix.

[15] Actes des Apôtres, X, 18 et XIII, 12.

L'auteur des Voyages de Joannès a connaissance de ces faux et il en est jaloux.

[16] Actes des Apôtres, VIII, 10.

[17] Imitation de l'Apocalypse.

[18] C'est le début du prologue du Quatrième Évangile.

[19] V. Guérin, Description de Pathmos, déjà citée.

[20] Anticelse, IV, 22.

[21] Même date dans Prosper, Idace et Sulpice-Sévère.

[22] Troisième siècle, à supposer qu'elle ne soit point apocryphe.

[23] Quatrième siècle, sous le bénéfice de la même observation.

[24] Dix-septième siècle. B. Vossil, De Sibyllinis oraculis, ch. XI.