LE MENSONGE CHRÉTIEN - (JÉSUS-CHRIST N'A PAS EXISTÉ)

 

TOME II. — LE ROI DES JUIFS

IV. — LA JOURNÉE DES PORCS.

 

 

I. — L'ANNÉE PROTO-JUBILAIRE 788.

 

Nous avons pu nous tromper sur la date des événements que nous avons placés en 787, mais sur celle de la dernière année du monde aucune erreur possible. Il y a un terme que les hommes ne peuvent ni réduire ni allonger, un terme mathématique auquel le Renouvellement commencera. Du haut du ciel, enveloppés dans leurs robes blanches, Jehoudda et ses compagnons d'armes l'attendent avec impatience : Ô Seigneur saint et véridique, jusqu'à quand t'abstiens-tu de juger, et de venger notre sang sur les habitants de la terre ? Mais il leur est recommandé de se calmer quelque temps encore, jusqu'à ce que leurs frères de Judée fussent, de leur côté, parvenus à leur terme[1]. Or, indépendamment même des Révélations de Jehoudda, c'était la croyance générale en Israël qu'on ne serait libéré de toute entrave terrestre qu'en une année jubilaire, et c'est pourquoi dans les prières on avait fixé ce vœu à la septième bénédiction.

C'est la prophétie vingt fois répétée dans l'Évangile : Cette génération ne passera pas que le Fils de l'homme ne vienne ! soit à la complète révolution de l'année 788. Nous en avons la preuve dans le Quatrième Evangile[2], l'Evangile qui, précisément, est selon le Joannès. Le Christ Jésus, dans ses Révélations, n'avait pas dit au Joannès : Tu ne mourras pas, il lui avait dit : Tu ne mourras pas que je ne vienne. Non seulement Bar-Jehoudda comptait ne point mourir que Jésus ne vînt, mais encore il comptait que son père et tous les Zélateurs de la Loi, membres de sa famille ou non, ressusciteraient à la pâque de 789. Et c'est pourquoi, dans la fable évangélique, quand le Jésus rend l'âme, les morts entrent dans Jérusalem ; non tous certes, (Ananias et Zaphira n'en sont point) mais seulement ceux qui, comme Jehoudda, Zadoc, la fille de Jaïr, Jacob, Éléazar, ont donné leur vie pour le Christ. Car jamais les évangélistes n'ont prétendu dire que des morts rompant le tombeau fussent entrés dans la ville ; autrement ces morts, en ressuscitant le vendredi, auraient coupé tout l'effet de Bar-Jehoudda lequel, on le sait assez, n'est ressuscité que le dimanche à l'aube. Ces morts se bornent à exécuter sur le papier la prophétie qui échoua si misérablement à la pâque de 789, ils ne peuvent faire davantage. Les évangélistes mettent la chose au temps actif, comme si ce qui était au futur dans l'Apocalypse était réellement et publiquement arrivé[3].

Dans sa manifestation le Joannès a suivi très régulièrement le plan de son Apocalypse. A la fête des Tabernacles (équinoxe d'automne) il a prêché que Jésus était conçu de l'ombre de Dieu dans la Vierge. A la fête de la Dédicace du Temple (solstice d'hiver) il a prêché qu'il venait de naître dans le Capricorne. Sous l'Agneau (équinoxe de printemps) il marchera sur Jérusalem avec sa troupe pour aller au-devant du baptême de feu, mais au lieu de rencontrer le Fils de l'homme, il trouvera Pilatus ; au lieu de la vie éternelle, une mort ignominieuse. Ne nous lassons pas de le répéter, l'Evangile, c'est cette aventure très exactement chiffrée : Nativité de Jésus, Prédication de Jésus, Passion de Jésus, c'est la Nativité de Bar-Jehoudda, la Prédication de Bar-Jehoudda ; la Crucifixion de Bar-Jehoudda. C'est pourquoi dans Mathieu, sauf la naissance du héros qui a lieu sous Hérode conformément à l'histoire, toute la christophanie ne dure que six mois, les six signes compris entre la Vierge et l'Agneau. Rien entre les deux jubilés, c'est-à-dire entre 739 et 788, voilà le plan des trois Synoptisés.

Chaque période de quarante-neuf an8 ramenait le terme pendant lequel, outre certaines libertés accordées aux esclaves et aux débiteurs, on devait laisser les terres incultes et les champs en jachères. Qu'en Judée, les maîtres délivrent leurs esclaves juifs ! Qu'à l'étranger les esclaves juifs se délivrent de leurs maîtres ! C'est la loi jubilaire, inapplicable aux esclaves de race étrangère qui sont la chose perpétuelle du Juif. Belle Loi ! Dans quelques mois, Jésus descendra pour la confirmer in æternum. Moïse n'avait-il pas ordonné que de sept ans en sept ans on laisserait reposer la terre sans la labourer ni la semer ou la planter ? Ne fallait-il pas qu'elle aussi connût le repos sabbatique ? Cette année-là, tout ce qu'elle produisait d'elle-même n'était-il pas commun à tous les Juifs ?

Cette année de repos étant doublée par la cinquantième, il devait y avoir chômage et communauté de biens, dès la quarante-neuvième. Pendant les deux jubilaires, liberté pour les débiteurs, ils étaient quittes de toutes dettes. Affranchissement pour les Juifs qui, condamnés à mort, avaient vu leur peine commuée en servitude.

Ce sont les articles de cette loi tombée en désuétude, que Bar-Jehoudda ressuscite par procuration de Jésus. A quoi bon cultiver ? Pour que les Romains mangent ? A quoi bon posséder ? Pour payer tribut ? Vendez ce que vous avez ! L'argent, donnez-le-nous ! Vous hésitez ? Quelle misère ! Dans un an, c'est vous, riches, qui serez les pauvres. Vous semez ? Vous taillez la vigne ? Vous coupez le bois ? Vous portez l'eau ? Attendez. Sur cette terre, où bientôt toutes les bénédictions de Dieu vont pleuvoir, les Romains ne pourront plus, comme dit Pythagore, ôter la sueur avec le fer, c'est-à-dire enlever le fruit du travail avec l'épée. Bientôt viendra le Jardin où tout poussera sans soin et sans risques, planté, arrosé par Jésus, le figuier, la vigne, le palmier, tendant d'eux-mêmes leurs fruits aux bienheureux, le sein de la terre se gonflant jusqu'à leur bouche !

 

La Loi en main, Bar-Jehoudda empocha les paysans de travailler. Ainsi avait fait son père, auteur de la famine sabbatique de 760. Ainsi feront ses frères, auteurs de la famine sabbatique de 802.

Le Fils de l'homme va venir baptisant dans l'Esprit-Saint et le feu, nettoyant toute son aire, amassant le grain dans son grenier, mais consumant la paille au feu inextinguible[4]. Et prêchant encore bien d'autres choses, le jésus annonçait au peuple la Bonne nouille, l'Évangile éternel[5] des Juifs rois de la terre. Tous se demandent en leur cœur s'il ne serait pas le Christ lui-même[6], mais lui, avec beaucoup plus de Modestie qu'on n'en pourrait attendre, répond qu'à la vérité il baptise d'eau — jésus provisoire — mais que le définitif est Celui qui baptisera de feu tout à l'heure. Il n'est pas la Lumière, il en est seulement le témoin[7].

Témoin du Christ Jésus, dit-il[8]. Il alla jusqu'au reflet !

Dans un an la fin du siècle et le Messie ! Quelle force dans cette menace, chaque jour, chaque heure, chaque minute, suspendue sur les têtes ! Il y avait de quoi devenir fou, et en effet beaucoup le devinrent, sentant à leurs trousses la flamme qui allait les consumer s'ils ne marchaient pas, voyant de leurs yeux grands ouverts le Jardin du Millenium avec ses récoltes usuraires. Dans ces cervelles une idée n'avait point de peine à entrer, elle n'avait de peine qu'à en sortir. Ou plutôt elle n'en sortait plus. Elle était la seule idée, l'idée qui tourne en cercle, l'idée qui fait comme un bruit dans la tête et l'étourdit de son galop. Alors il n'y a plus ni meneurs ni menés, il n'y a plus qu'une épidémie ; il n'y a plus ni imposteurs ni dupes, il n'y a plus que des malades. L'Apocalypse est la clef qui ouvre cette maison de fous. Fin du Verseau, premier Jugement, Millenium pour les Juifs baptisés, enfer pour les réfractaires et les païens, telle est la devise que portait dans ses plis le drapeau du Royaume. Puisqu'il en était ainsi, il n'y avait plus qu'une chose à faire : se mettre en règle au plus tôt, et cesser d'être homme au sens des hommes.

Le succès, que nous nous exagérons beaucoup, de Bar-Jehoudda vint uniquement de son aplomb, de ce Cycle d'or qu'il promettait à chacun en échange de sacrifices éphémères comme les biens, et légers comme la vie. Jugement fait d'avance et grâce certaine. Le salut n'est pas seulement infaillible pour les fous ; l'enfer est inéluctable pour les sages. Bénédiction sur toute maison où l'on vous ouvrira, frères ! Malédiction sur toute ville qui vous sera fermée ! Il y aura plus d'aise au jour du Jugement pour le pays de Sodome et Gomorrhe que pour cette ville-là ! Donc point de scrupules !

Que disent les compères dans les synagogues de Galilée ? Qu'il faut aller se faire vacciner, non, baptiser contre le feu dans cette blanchisserie de consciences que le jésus a installée au Jourdain. Ce que fut sa compagnie, on en peut juger par les deux sentiments sur lesquels il spéculait : une peur atroce et des espérances monstrueuses. Esclaves qui se croient maîtres, publicains qui pillent la caisse, êtres de mœurs infâmes qui Pour la première fois redoutent le juge de Sodome et le bourreau de Gomorrhe, bateliers familiers du vice (nequissimi, dira Celse), filles et femmes hantées d'esprits malins et de maladies, criminels que le baptême rend sûrs de l'impunité, gens non seulement de mauvaise vie, mais d'instincts plus mauvais encore, sa horde de Perdus et de paillardes — ainsi qualifiée par le Quatrième Evangile — est redoutée à plusieurs milles du Jourdain.

 

II. — OÙ BAH-JEHOUDDA PART EN GUERRE.

 

Celse avait eu en mains le texte le plus ancien de l'Evangile, ou l'un des plus anciens, car, de son temps, il ne restait déjà plus rien de l'original. Ce texte ne convenait nullement avec les mœurs du Jésus actuel, mais avec celles d'un imposteur qui n'avait tenu aucune de ses promesses, et dont les fabulistes avaient corrigé maintes et maintes fois l'histoire vraie. Semblables à ceux qui poussent l'ivresse au point de se mutiler, ils ont changé et corrompu le premier texte de l'Evangile trois, quatre fois et plus, afin de pouvoir nier les choses qu'on leur objecte[9].

Le prophète qui fut livré par les Juifs de Kaïaphas aux Romains de Pilatus n'a aucun trait de l'inoffensif Jésus. C'est au contraire un homme redoutable contre qui il faut envoyer de la cavalerie et que les magistrats sacrifient sur la plainte de ses victimes à la tranquillité de la nation.

Malgré tout Bar-Jehoudda n'a pas disparu complètement des Evangiles.

Jésus a beau dire aujourd'hui, soufflé par les Valentiniens qui ont corrigé les apôtres : Quiconque frappera de l'épée périra par l'épée, il y a de l'épée, et même de la sique dans l'Évangile et dans les Actes. Cette épée était encore pleine de sang lorsque les Valentiniens l'ont remise au fourreau, et c'est le jésus lui-même qui avait conseillé de la tirer : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée. Dans l'Apocalypse il est armé d'un glaive flamboyant qu'il serre de rage entre ses dents. Les christiens s'armèrent, eux aussi ; ils avaient encore chez eux les siques du Recensement, les fortes siques trempées dans le Jourdain, baptisées dans l'eau en attendant mieux.

 

Le premier et le plus grand exploit de Bar-Jehoudda, prétendant au royaume de David, c'est la Journée des Porcs qui termina les hostilités entre Antipas, tétrarque de Galilée, et Arétas, roi des Arabes.

Si le roi des Arabes en était venu à la guerre, c'est parce qu'il trouvait dans la répudiation de sa fille une occasion de courir le Juif : plaisir divin qu'il se refusait avec peine depuis son alliance avec Antipas. La liquidation fit surgir un différend de frontière.

Antipas avait rendu la fille, mais il prétendait garder la dot, qui consistait en terres de Gaulanitide et de Pérée avec lesquelles le tétrarque avait arrondi sa Galilée. L'ambition de les reprendre travaillait Arétas, .qui eût volontiers passé sur la répudiation de sa fille, — fait si banal. De la forteresse de Machœrous, limite de ses états au nord, il guettait d'un œil noir la bonne ville de Gamala qui ne lui semblait pas moins précieuse que l'honneur de sa famille. De son côté, la dame avait si grande envie de s'en aller qu'elle n'avait pas attendu son remplacement par Hérodiade pour se retirer à Machœrous sous la garde de gens de guerre moins déterminés à la défendre qu'à assaillir vigoureusement le mari. Hérodiade fournit un prétexte avidement saisi par le père, et, je le crains, par la fille.

Machœrous était une position très forte, la plus forte de toutes celles d'Arétas au nord. Les Juifs et les Arabes se l'étaient longtemps disputée : pointe contre 'es Arabes quand elle était aux Juifs, pointe contre les Juifs quand elle était aux Arabes. Ceux-ci, au siècle précédent, l'avaient perdue, mais ils l'avaient recouvrée, sans doute lors du mariage d'Antipas avec la fille de leur roi[10]. Cette union fut certainement marquée Par des délimitations de frontières qui en rachetèrent l'impopularité. Arétas céda du côté de la Galilée, Antipas du côté de la Pérée, et les Arabes remontèrent jusqu'aux confins de Gamala, englobant Machœrous dans leur mobile empire. Josèphe est formel, Machœrous appartenait alors au roi Arétas, et lorsque l'épouse répudiée voulut rentrer chez son père, c'est là que celui-ci vint la prendre pour l'emmener à Pétra, sa capitale.

Lysanias, tétrarque de l'Abilène, à qui Antipas avait pris sa femme, se souvint-il qu'il avait sous la main un vengeur, le neveu de son frère de lait Ménahem ? Le fils de David était prétendant à tout ce que Rome prenait, à tout ce qu'Antipas possédait, à tout ce que Pilatus gouvernait. Il avait de l'influence sur le peuple de l'Abilène et de la Bathanée. Lysanias contre ce renard d'Antipas qui venait le voler jusque dans son poulailler lui fit-il passer de l'argent en secret, par les mains de Suzannah, femme de Chuzaï, son intendant[11] ? Lui promit-il au besoin des hommes pour la Grande Pâque ?

 

Pour sa défense, Antipas à ses troupes régulières ajouta quelques bandes de Bathanéens, anciens soldats de Philippe peut-être et pour le moment sans emploi. Se voyant borné de tous côtés par les Arabes qui interrompaient les communications entre Babylone et Jérusalem, Hérode leur avait enlevé la partie de la Trachonitide par où les Juifs de Chaldée venaient au Temple. Là et en Bathanée il avait établi des Juifs de Babylone qui gardaient le pays contre les détrousseurs, moyennant exemption de tout tribut. Ces Juifs s'attachèrent extrêmement à Hérode, ils supportèrent les impositions que Philippe, les Romains et les deux Agrippa mirent successivement sur eux, tout en les laissant jouir de leur liberté. C'est ce parti de Juifs que les Evangiles appellent les Hérodiens, parce qu'ils servaient les Hérodes sans répugnance et qu'ils leur fournissaient des soldats, des chiliarques, comme Jacim, des généraux même, comme ce Philippe qu'Agrippa II nomma général de son armée. Peut-être fournirent-ils aussi des publicains au proconsul de Syrie.

Heureuses de trouver une solde sous les enseignes d'Antipas, ces bandes s'offrirent. Si coupable que fût Antipas pour avoir épousé Hérodiade, ce n'était pas tromper le Dieu des Juifs que de marcher contre les Arabes envahisseurs. Et puis si on ne marchait pas, où s'arrêterait Arétas ? On accepta donc l'argent du tétrarque, quitte à voir ce qu'on ferait au moment de la bataille. Elle se donna sur le terrain disputé, dans la campagne de Gadara, de Gamala et de Gérasa. Antipas n'était pas là, soit qu'il fût resté dans Séphoris, soit que déjà il aidât Vitellius dans ses négociations avec les Parthes. Peu sûres à cause de leur mélange, ses troupes étaient commandées par des chiliarques.

Tout à coup devant les Bathanéens se dressa le prophète, le Nazir, le fils de David, le vicaire du Fils de l'homme. Jamais il n'avait eu tant de démons à chasser : démons d'Antipas et démons d'Arétas, diables hérodiens et diables arabes.

Quoi ! servir dans les troupes d'un homme qui, a près avoir épousé la fille d'un goy, venait d'épouser la femme de son frère vivant ! Combattre pour les hérodiens dans ces champs d'où il fallait plutôt les expulser ! Défendre un métis iduméen toujours rebelle à la Loi ! Les frères bathanéens, les fils du Fils de l'homme, du même côté que les soldats d'Antipas, sous les mêmes drapeaux que le Dragon roux de l'Apocalypse ! Et cela quelques mois, quelques jours avant que leur Créateur ne vienne juger sur la montagne de Sion, avec les Douze Apôtres, les Trente-six décans et les cent quarante-quatre mille Anges ! Sont-ils fous ? Que leur importent les Arabes ? Croient-ils qu'Arétas entrera sur les terres que Rome a données à Antipas et reprises à Philippe ? Non, car il s'attirerait Vitellius, et ce serait la défaite assurée ! Le plus que les Arabes puissent faire, c'est d'emporter Gadara dans l'élan de la victoire. Mais Gadara est de la Décapole, vont-ils se mettre à défendre les villes de la Décapole à présent ? Qu'ils laissent donc Arétas se jeter dans Gadara ! C'est aux légions de Syrie de venger les Gadaréniens.

 

Gadara était une ville d'eaux fréquentée par toutes sortes de païens fort mal disposés pour le Royaume d'Israël ; une ville dont les maisons étaient habitées par des morts-vivants, des gens qui n'auraient pas la Vie ! La Baïa de la Décapole. Chaque été, les Syriens allaient aux bains chauds de Gadara, d'où la tribu de Manassé s'était peu à peu retirée. Les sources avaient, semble-t-il, quelque vertu secrète touchant à l'amour. L'une d'elles s'appelait Eros, l'autre Antéros. On sait les prodiges qu'y fit Jamblique et les deux petits enfants qu'il tira de l'eau comme s'ils avaient été engendrés à sa prière[12].

Les Gadaréniens exécraient les Juifs et lorsqu'ils furent placés par Auguste sous la dépendance d'Hérode ils firent de grandes doléances à Agrippa, gouverneur de l'Asie, mais celui-ci ne les avait pas écoutés et même il les avait envoyés chargés de chaînes à celui dont ils se plaignaient. Ils avaient recommencé lorsque Auguste, en la dix-septième année de son règne, vint en Asie. Leur requête avait eu le même sort que la précédente, et ils avaient eu si peur d'en être punis qu'ils s étaient exécutés eux-mêmes, les uns en se noyant, les autres en se précipitant. Mais, lors du partage des régions transjordaniques entre Antipas et Philippe, Gadara, qui vivait selon les coutumes grecques, avait demandé et obtenu sa réunion à la Syrie : elle dépendait des proconsuls, des Quinctilius Varus, des Quirinius, des Flaccus et des Vitellius, de toutes les bêtes de la Bête. Elle s'était offerte d'elle-même au tribut, elle avait passé sa tête dans le collier, elle était au pouvoir des démons de la Grèce et de Rome. Et voilà les maudits à qui des Juifs de la Loi vont faire un rempart de chair ! Que les Bathanéens s'arrêtent ! S'ils v ont à la bataille, c'est la malédiction certaine, c'est l'étang de soufre éternel !

 

Parmi ceux qui avaient accepté l'argent d'Antipas et 8 étaient joints à ses soldats, il y en avait de la région bathanéenne où Bar-Jehoudda baptisait depuis plusieurs années, des ouailles de Jaïr et d'Eléazar. Il en avait vu quelques-uns, tout nus, dans l'eau du Jourdain. Arrivés en cette sous-Gaulanitide, toute pleine de l'ancienne prédication jehouddique et de la nouvelle, ce fut à qui retournerait aux pieds du jésus. Personne ne se souciait de perdre sa place dans le Royaume, et on avait l'argent d'Antipas pour attendre. On laissa les hérodiens aux prises avec les Arabes, et on tourna le dos, couverts des lauriers de la trahison. Les gens d'Antipas furent battus à plate couture[13], dispersés, jetés dans le lac de Génézareth. Ceci pris à Josèphe ou plutôt à ce que l'Église nous en a laissé, car elle l'a indignement mutilé en ce passage. Il y eut trahison ; mais cette trahison quelqu'un l'a conseillée, ordonnée même, un prophète puissant en actes et en paroles, comme dit de lui son beau-frère Cléopas, un homme qui hait encore plus les hérodiens que les Arabes, ces chiens d'Arabes toujours aboyant en juif et mordant. L'Évangile nous donne ses deux noms d'allégorie, Joannès-jésus, mais Josèphe donnait son nom de circoncision, Jehoudda, qui permettait de remonter à celui de son père, auteur de la secte, selon ce même Josèphe. Le texte est visiblement interpolé à cet endroit, il témoigne pour le prophète d'un intérêt religieux diamétralement contraire aux sentiments de l'historien juif qui ne manque jamais de dénoncer les méfaits de l'armée du Christ et qui la tenait ici dans son chef[14].

Voici comment cette aventure est contée dans l'Évangile.

 

III. — LA JOURNÉE DES PORCS.

 

Le jésus s'avance dans le pays de Gérasa où campaient les Bathanéens. Il en trouve deux mille prêts à servir le Démon dont son père, sa mère, toute sa famille et lui avaient souffert tant de maux. Ce Démon, c est la Pérée incarnée dans Antipas, qui lui-même incarne deux Bêtes à la fois, la Bête hérodienne et la bête romaine. Vivant dans les sépulcres qu'il a creusés (a quoi on reconnaît immédiatement Tibériade construite sur un cimetière), au milieu des morts qu'il a faits (tant de victimes au Recensement !), cassant, brisant toute chaîne humaine, criant, tempêtant, se meurtrissant lui-même avec les pierres des idoles, oui, c'est un enragé Démon ! Car qui est semblable à la Bête de l'Apocalypse, sinon le Démon même ? A lui seul il est possédé d'une armée de diables ; et quand, au second siècle, Jésus descendu dans l'allégorie lui demande son nom, il répond, ce qui n'est point d'un fou, comme on l'a cru, mais d'un sophiste habitué à toutes les finesses : Je m'appelle Légion. A ce moment, il a plus que son bon sens, puisqu'il fait des jeux de mots. Ce n'est point un Esprit muet qui l'agite, c'est, au contraire, une Légion de démons parleurs. Sur les indications mêmes du pays possédé, Jésus le définit l'Esprit immonde, ou si vous aimez mieux l'Esprit du monde. Pour le moment ce malheureux pays n'a pas moins de eux raille démons dans le corps, puisque tout à l'heure il faudra deux mille porcs pour les absorber, à raison d'un démon par porc.

 

En voyant arriver Bar-Jehoudda, les deux mille transfuges bathanéens au service d'Antipas ne s'y trompent pas : c'est l'envoyé de Dieu qui vient pour les examiner, les basaniser[15], les passer à la pierre de touche avant le terme imminent du Verseau. La frayeur s'empare d'eux. Ils tombent à ses genoux, comme s'il apportait le Jugement tout fait : ils l'implorent, ils crient : Qu'avons-nous à faire avec toi ?... Ne nous tourmente pas, je te prie, fils du Dieu suprême... Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ?... Ils le supplient de ne point leur commander d'aller dans l'abîme[16], le puits de l'abîme décrit par l'Apocalypse[17], et surtout de ne point les envoyer hors du pays, de ce bon pays où le Christ va venir à la pâque prochaine rétablir l'Éden et régner sur eux pendant mille ans. L'instant est solennel. Que va-t-il se passer ? Comment l'Évangéliste va-t-il mener jusqu'au bout son allégorie ? C'est l'Esprit qui lui souffle la solution dans l'infernale métempsycose que voici. Les Bathanéens aperçoivent deux mille pourceaux, paissant sur la montagne (ce sont les soldats restés fidèles à Antipas) : Envoie-nous dans les pourceaux, disent-ils à Bar-Jehoudda, et que nous entrions en eux ! Dieu l'ayant permis, ces pourceaux, chargés du péché qu'allaient commettre les Bathanéens, sont précipités dans le lac. De leur côté les bergers-chiliarques qui menaient ces hommes-pourceaux s'enfuient et vont porter dans la ville (Gamala) la nouvelle de cette sinistre débandade. On sort, on se lamente, mais trop tard, le coup est fait. Antipas perd deux mille hommes dans la noyade, et on aperçoit l'Homme-Pérée dépossédé de ses deux mille hommes-pourceaux, infiniment tranquille, assis sur le chemin et vêtu d'habits qui sont certainement blancs comme il convient à un fils d'Israël Purifié par l'observation de la Loi.

Remarquable expédient des scribes pour rappeler aux initiés cette magnifique journée des Porcs, dans laquelle la trahison des Bathanéens coûta deux mille hommes aux hérodiens ! Après cet exploit, le pays de Gérasa avait bonne envie de suivre son libérateur, mais celui-ci l'engagea plutôt à publier la nouvelle dans la Décapole, ce qui fut fait sur l'heure, si bien que tous étaient émerveillés, dit Marc. Sans doute ! C'était un triomphe pour Bar-Jehoudda et le plus complet de toute sa carrière, mais ce fut aussi le dernier. Les Géraséniens, continue Marc, le prièrent de quitter leur district. Plus vite que cela, Marc, plus vite que cela ! Pour la génération de 788 les hommes-pourceaux qui souillaient la Pérée n'emportèrent pas au fond du lac le secret de cette exquise allégorie. Bar-Jehoudda s'empressa de vider les lieux, chassé par les habitants qui, ayant à pleurer un fils ou un frère, appréciaient médiocrement ce genre de métempsycose.

 

Qu'a fait ici Bar-Jehoudda ? Il a changé en pourceaux les deux mille hommes d'Antipas. Quoi d'étonnant à cela ? Il emploie la vieille formule d'exécration que Moïse avait empruntée aux Egyptiens avec le reste. Cette exécration consistait à appeler sur la tête d'une victime tous les maux dont les Dieux étaient capables, puis à rejeter, à chasser bien loin cette victime ainsi chargée d'iniquités. Les Juifs avaient hérité des Egyptiens l'horreur du porc, animal encore plus émissaire que le bouc. A partir du moment où ils sont passés dans les pourceaux, les deux mille hommes d'Antipas sont perdus, car le Porc est le sixième signe infernal opposé au signe céleste des Anes ou Cancer. Le Christ Jésus des Séthiens, régissant le Ciel et l'Enfer par une verticale impitoyable, est représenté avec les oreilles de l'Ane et les pieds fourchus du Pourceau. C'est pourquoi Jésus dans la fable évangélique fait son entrée à Jérusalem sur les Anes, signe de son triomphe solsticial. Il est donc très probable, étant donné le caractère chronométrique de l'allégorie des deux mille pourceaux, que leur déconfiture remonte au solstice d'été de 788.

Et quand je vois que depuis deux mille ans bientôt — presque autant que de pourceaux — des hommes austères demandent à Dieu de leur dire d'où peut bien provenir ce troupeau d'habillés de soie, je ne rirais pas ? J'aurais le mauvais goût de garder mon sérieux ? De traiter comme un sujet sacré ces mystifications abrutissantes ? D'employer à l'analyse de ces turpitudes ce que dans leur jargon prudhommesque les jocrisses de la gravité appellent le ton de l'histoire ou la rigueur de la méthode scientifique ?

Quel particulier aurait nourri ce formidable troupeau de porcs, sur les rives du lac de Génézareth, la terre sainte de la Terre Sainte ? Pour qui ? A qui eût-il vendu c es porcs ? Qui en eût mangé ? Deux mille porcs en un seul troupeau, parmi les Juifs de la Pérée ! Qui ne sent qu'il y a là une impossibilité topique ? Mais deux mille hérodiens damnés par leur nom même, deux mille voués a l'enfer pour leurs manquements à la Loi, voilà une réalité à peine voilée ! On comprend tout de suite.

Ces deux mille pourceaux ont fortement troublé les intellects déjà minés par la théologie. On ferait presque u n volume avec les commentaires qu'ils ont suscités. On a senti toutefois qu'ils étaient scandaleux par leur Nombre. Pour l'expliquer, on a dit que Gérasa était de la Décapole où il n'y avait pas que des Juifs. Il y avait là des gentils fort capables de posséder deux mille porcs. Il fallait donc que Jésus détruisît ces bêtes immondes pour que ces gentils n'eussent plus la tentation de les immoler à leurs divinités et d'ingurgiter leur chair impure, oh ! combien ! On a dit que telle avait été sa Pensée, vraiment transcendante. On a plaint le propriétaire du troupeau ; quelques-uns ont vanté son humeur accommodante, car il ne réclame point. D'autres encore ont reproché à Jésus de ne l'avoir point indemnisé. Je demande à l'Eglise, si elle n'accepte pas mon interprétation, de renouveler pour ces porcs l'expérience qu'on a tentée pour les galions de Vigo : il y a au fond du la c de Génézareth deux mille porcs ou deux mille nommes. Qu'on les cherche avec des cardinaux-scaphandres ! On doit pouvoir vider cette question sans vider le lac. Ainsi finit la journée des Porcs qui a eu pour nous des conséquences plus terribles que la journée des Eperons et celle des Dupes[18]. Le Quatrième Evangile la supprime radicalement, comme il supprime l'incursion de Bar-Jehoudda sur le territoire de Tyr et de Sidon, qui vient après dans Marc et qui, je crois, est à sa place. Luc supprime également cette incursion ; je comprends cela, elle est si gênante !

 

Vous connaissez maintenant les causes de la rancune qu'Hérodiade et Antipas nourrissent contre le Joannès-jésus. Ce n'est pas pour quelques propos sévères tenus sur leur mariage qu'ils lui en veulent. Au point où en étaient les mœurs, l'union d'Antipas avec sa belle-sœur n'était qu'un demi-scandale, étant donné que le mari d'hier avait sans doute divorcé d'avec sa femme : nous n'apprenons pas qu'il ait couru sus à Antipas pour la lui reprendre[19].

 

 

 



[1] Apocalypse, VI.

[2] Epilogue. Dans cet épilogue, le disciple à qui Jésus avait dit cela (dans l'Apocalypse) n'est pas nommé. C'est le Joannès-jésus lui-même. Si on l'eut nommé, d'un mot toute l'imposture évangélique croulait.

[3] C'est, par excellence, le procédé des scribes. La terre trembla, dit Mathieu (et, en effet, elle devait trembler), et les pierres se fendirent (elles le devaient), les sépulcres s'ouvrirent (c'était leur devoir) ; et sortant des tombeaux, plusieurs corps de saints qui s'étaient endormis se dressèrent (cela devait arriver), entrèrent dans la ville sainte et apparurent à de nombreuses personnes (XXVII, 50). On fit observer que ces résurrections ayant précédé de trente-six heures celle du crucifié, celui-ci passait au dernier plan de la démonstration. Alors on mit qu'ils étaient sortis des tombeaux après la résurrection du jésus.

[4] Luc, III.

[5] Luc, III.

[6] Quatrième Évangile, Prologue.

[7] Apocalypse.

[8] Apocalypse.

[9] Anticelse, t. II, 27.

[10] Antiquités judaïques, l. XVIII, chap. VII.

Alexandre, roi des Juifs, fut le premier, dit Josèphe, qui y bâtit un château. Ce château fut ruiné par les Romains sous Gabinius, puis restitué à Hérode qui le rétablit et le fortifia magnifiquement. Mais il est certain qu'après le règne d'Hérode. Machœrous passa aux mains des Arabes à qui les Juifs le reprirent avant la chute de Jérusalem en 823. En effet, Josèphe dit qu'il y avait une plante de rue qui faisait l'étonnement général, que cette rue y était encore sous le règne d'Hérode et quelle aurait pu demeurer longtemps, si les Juifs ne l'eussent ruinée lorsqu'ils prirent cette place.

[11] Suzannah ou Joanna (Luc, VIII, 3).

[12] Eunape ne rapporte ce fait que sous toutes les réserves de la raison. Jamblique lui-même n'exécute ce tour que pour se débarrasser d'importuns : il voit dans ces révélations des pratiques peu conformes à la vraie piété. (Eunape, Vies des Philosophes et des Sophistes, traduites par M. Stéphane de Rouville, Paris, 1879, in-12°.)

[13] Nous examinerons en temps et lieu, avec les développements critiques qu'elle comporte, cette adultération de Josèphe.

[14] Nous examinerons en temps et lieu, avec les développements critiques qu'elle comporte, cette adultération de Josèphe.

[15] Basanisai, dit le teste ancien, plein de jeux de mots, comme on sait.

[16] Marc, V, 10.

[17] XI, 1, 2. Une étoile était tombée du ciel sur la terre et la clef du puits de l'abîme lui fut donnée ; et elle ouvrit le puits de l'abîme, et la fumée du puits monta comme la fumée d'une grande fournaise, etc. Après quoi viennent les scorpions qui ont le pouvoir de tourmenter les hommes qui n'ont pas le signe de Dieu, la croix, sur le front.

[18] Nous l'avons prise dans Marc (V, 1-20) où elle est plus circonstanciée que dans Mathieu (VIII, 23-26) et Luc (VIII, 23-25). Mathieu met la scène dans la contrée des Gadaréniens, si voisine de celle des Géraséniens !

[19] Le fameux précepte : Quiconque délaisse sa femme et en épouse une autre commet un adultère, et quiconque prend celle qui est abandonnée de son mari commet un adultère * n'est nullement inspiré par le cas d'Antipas et de son beau-frère. Cette maxime placée aujourd'hui dans la bouche de Jésus par l'Evangile est du docteur juif Schammaï.

* Luc, XVI. Voyez aussi Mathieu.