LE MENSONGE CHRÉTIEN - (JÉSUS-CHRIST N'A PAS EXISTÉ)

 

TOME II. — LE ROI DES JUIFS

II. — LA RÉMISSION DES PÉCHÉS.

 

 

I. — RETRAITE AU DÉSERT.

 

Une fois fils de Dieu par la colombe, le reste allait tout seul pour un gaillard qui déjà était fils de David par son père et par sa mère.

D accord avec les sept Anges, les sept sceaux, d'accord surtout avec l'homme à la voix du Lion, et les sept tonnerres dont il était le plus grand, Bar-Jehoudda donnait toute une période sabbatique, soit sept ans, à la Judée pour se repentir et se mettre en état de recevoir Jésus à sa venue.

Le fils aîné de Salomé n'était pas joli, malgré la céleste collaboration de Jésus à sa naissance. Mais, quoique petit, maladif, de tournure basse et commune[1], il était Nazir, donc sublime. Le Maître dans une secte où il n'y en avait point, c'était lui, le grand marabout de la zaouia, le chérif de cet Ouezzan. Iahvé l'écoutait, les démons lui cédaient.

Ce n'était pas un joli petit saint Jean, comme on se le figure, et comme on en expose au Salon avec une chevelure en ondes, une bouche fraîche, des dents de loup, des yeux extatiques suivant dans l'air limpide un vol de colombes. C'était un diable de Juif, hirsute et tonitruant, qui peut-être avait reçu quelque estafilade en dépit de son naziréat. Pourtant la race juive était superbe, surtout en ce pays de Basan où les dieux anciens avaient fait souche de géants, et dans la famille de Jehoudda les hommes étaient hauts et bien découplés.

Shehimon, le puîné, semblé avoir eu tout ce qu'il faut, notamment la taille, pour plonger dans le Jourdain des gaillards capables de tuer un Juif tolérant d'un coup de poing.

En communication directe avec Dieu par l'homme de lumière, Bar-Jehoudda entend sa voix dans le tonnerre, il guette ses volontés dans les éclairs et dans les astres : le don de prophétie le paye de son renoncement au monde. Les révélations flottent autour de lui, l'enveloppent d'une atmosphère peuplée d'anges remportant sur les démons des victoires qui retendissent dans les orages. Il appelle Dieu, et Dieu se montre. Dieu lui apprend à lire la destinée dans le grand livre dont son père avait déchiffré les caractères étincelants. Si près du désert, on a Dieu pour Voisin de campagne ; on lui parle, il répond.

 

Le Joannès a-t-il, sous le prétexte qu'il suppléait Élie, revêtu le vêtement de poil de chameau et la ceinture de cuir dont ce prophète s'était bandé les reins ? C'est une grande question que celle-là, pensez-y, exégètes ! Elle est digne de vos méditations, et au surplus beaucoup d'entre vous se sont déjà prononcés pour l'affirmative. Pour moi, modeste pionnier de la logique, le Joannès n'a rien qui lui appartienne, ni ce nom qui a servi ailleurs, ni ce costume de poil et cette ceinture de cuir qui ont déjà couvert les flancs d'Élie. Je crois tout simplement qu'étant de Gamala, — d'où vient Camelus, disons Chameau — le Joannès est revêtu ans le roman d'un costume qui rappelle aux initiés le berceau de son illustre père et probablement le sien Propre. Ce qui m'incline en ce sens, c'est l'esprit e calembours et de rébus qui inspire tout l'Évangile et qui s'affiche jusque sur la croix[2].

Il se peut que dans les mois hivernaux qu'il passa au désert, le Joannès ait revêtu un complet de poil de chameau pour se protéger contre les morsures de la bise. Nous le lui aurions conseillé d'autant plus volontiers qu'il en avait les moyens. Mais les exégètes voudront bien admettre avec moi qu'ayant prêché le Grand Jour pendant Sept années dans lesquelles il entre fatalement sept étés avec quarante degrés à l'ombre, l'homme qui annonçait le retour de l'Eden aux fraîches fontaines et aux ombrages épais, cet homme, dis-je, avait un trop vif sentiment du vrai confort pour s'emmitoufler de chameau sous la Constellation du Chien. Les exégètes n'admettront cela, je le sais, qu'après la résistance la plus opiniâtre ; mais ayant consulté les populations qui vivent aujourd'hui sous la même latitude, nous sommes fondés à croire que, séparé du Paradis terrestre par un aussi faible intervalle, le Joannès serait plutôt revenu au costume de peau naturelle qu'avait porté cet Adam dont il se disait fils[3].

Je suis donc obligé sur ce point comme sur tant d'autres de rompre avec les exégètes, ce qui ne me met pas en bonne posture devant le monde, mais je suis résigné à subir toutes les humiliations.

Luc et le Quatrième Évangile ne présentent point Bar-Jehoudda sous ces dehors sauvages. Il était plus policé que ne dit Mathieu. Homme rude sans doute, et voix tonnante, comme il convient à un prophète, mais délié comme un politicien, roué comme un charlatan, effronté comme un brigand. Il prenait le désert comme on prend le maquis.

 

Dans la fable il apparaît dépouillé de tout caractère fanatique : c'est un impulsif et un illuminé. Mais la renommée ne va pas chercher les gens dans le désert, elle les y suit. Prendre le désert, c'est se cacher pour s'armer. Kaïaphas et les fils d'Hérode n'empêchent personne de prophétiser. Mais on est bien près d'être un révolté comme Jehoudda quand on entraîne à sa suite les pharisiens zélotes, — des saducéens même. Nous verrons les procurateurs romains, et nommément Fadus, traiter en rebelles, disperser et massacrer des bandes qui, comme celle de Bar-Jehoudda, n'avaient fait que gagner le désert. Si elles vont loin de la foule, ce n'est évidemment point par cette délicatesse de sens dont parle Horace.

Au Recensement les hommes de Jehoudda avaient combattu à visage découvert, mais leur fin modifia les mœurs de la secte. On ne faisait plus front à l'autorité, comme dans les temps héroïques. On tolérait, même on conseillait la fuite comme un moyen de prolonger la lutte et d'attendre l'occasion. Si on vous poursuit, fuyez de ville en ville ! Ne pas se laisser prendre, tout est là. Bar-Jehoudda est en état de fuite perpétuelle à partir de 782. Personne ne fuit mieux ni plus souvent que Shehimon, nous le verrons. Au quatrième siècle, Athanase, le grand Athanase, évêque d'Alexandrie, imposteur sublime, fuit à faire pâlir Shehimon. On le lui reproche, il s'écrie : Mais je fuis more apostolotum !

L'évangile nous voile toute une face du baptiseur : celle du prophète au sens musulman. Il ne pouvait convenir aux évangélistes de la mettre en relief, puisque c'est un parti pris chez eux de ménager les susceptibilités romaines et de noj'er dans une ombre hypocrite tout ce qui fut Bar-Jehoudda. Le Joannès, nassi, prince du peuple, — roi des Juifs, dira Pilatus — ne pouvait pas Atre plus favorisé que son père, puisque tout l'effort de l'Evangile a été de couper, par Jésus, les christiens de leur base.

Ce n'est point par choix que le Joannès a honoré le désert de sa présence, c'est par nécessité. Si, mort, on le compare à Élie, c'est que comme Elie il a été en fuite dans les sables transjordaniques. C'est là qu'Élie avait trouvé un refuge contre les violences d'Achab. Prophète de malheur comme toujours, Elie avait dit, en engageant Iahvé, qu'il ne tomberait ni rosée ni pluie sur les terres d'Achab que selon la parole qui sortirait de sa bouche. Achab s'était mis en colère, Elie s'était caché vers l'Orient, sur les bords du Carith qui est en face le Jourdain. Là, il buvait l'eau du torrent, tandis que les corbeaux lui apportaient matin et soir du pain et de la chair. Quand il n'eut plus de quoi boire dans le Carith, Elie, victime de la sécheresse qu'il avait produite, alla chez une bonne veuve de Sarepta, ville des Sidoniens, où Achab ne put le découvrir. Le Joannès alla de même chez les Sidoniens, voire les Tyriens.

Outre sa mère et ses sœurs, il eut sa bonne veuve de Sarepta en Suzannah, femme de Chuzaï, intendant de Philippe le tétrarque ou d'Hérode Lysanias. Elle était riche, elle fit passer au Joannès tout ce dont il eut besoin, nourriture et subsides.

 

II. — L'EXORCISTE POSSÉDÉ.

 

Les démons sont soumis à Jésus, ils le sont même à ses subdivisions, les Douze Apôtres, les Trente-six Décans et les douze Tribus célestes ; ils le sont par conséquent à tout Juif possédé de lui. Seigneur, les démons mêmes nous sont assujettis par votre nom, disent Bar-Jehoudda et ses acolytes. L'Apocalypse révèle aux christiens l'autorité qu'ils ont sur les puissances du monde. J'ai vu, redit le jésus dans l'Évangile, Satan tomber du ciel comme un éclair. Voici que je vous ai donné le pouvoir de marcher sur des serpents et sur des scorpions et sur la puissance de l'ennemi sans que rien vous puisse blesser. Toutefois ne vous réjouissez point de ce que les esprits vous soient soumis, mais Plutôt de ce que vos noms sont inscrits aux cieux[4]. C'est sa théorie, c'est celle de ses frères : Les démons croient qu'il y a un Dieu, disait Jacob, et ils en trempent[5]. Ils en tremblent, disait Jehoudda-Toâmin[6].

Par la suggestion Bar-Jehoudda a pu réussir des exorcismes et quelques guérisons subalternes qui ont été jugés à leur exacte mesure par les contemporains bien équilibrés, mais personne n'a paru accomplissant les miracles sur lesquels s'est attaché l'œil énorme des foules. Je dis les foules, je prends le mot aux Evangiles. J'aurais le droit, en puisant à la même source, d'appeler Mer de Galilée le lac de Génézareth. C'est le même parti pris de grossissement et d'exagération. On ne niait point que le guérisseur ne fût d'une certaine force, mais il ne dépassait pas la moyenne. Les opérateurs égyptiens faisaient beaucoup mieux et les livres étaient pleins de leurs prouesses. Aucune vertu divine dans ces expériences, disaient les rabbins qui étaient un peu sortis de chez eux ; des scélérats y excellent[7].

Quand Mathieu fait guérir des possédés par le fils de David, il a tort d'ajouter que le peuple disait : On n'a jamais rien vu de pareil en Israël ! Car on voyait cela depuis Salomon, et c'est pourquoi le peuple souligne : N'est-ce pas le fils de David ? Tout le monde en Judée était le fils de David, à la condition de connaître le secret de Salomon.

 

Par certaines formules que nous retrouvons chez les gnostiques d'Alexandrie Salomon matait les démons de telle sorte qu'une fois chassés ils ne pouvaient revenir. (Ce n'est pas comme les Juifs.) Irénée nous en a conservé quelques-unes ; elles venaient de plus loin que la Palestine, du fond de l'Inde sans doute ou de l'Ethiopie. Salomon avait indiqué les racines qu'il fallait faire humer au possédé. On approchait de son nez un anneau dans lequel était enchâssée l'une des racines indiquées, et le démon sortait par les narines, attiré par l'odeur. Le possédé tombait à terre comme assommé, ce qui prouve au moins la puissance du remède : alors on conjurait le démon de ne plus rentrer, en lui parlant de Salomon et en récitant sur le malade les formules que ce prince avait léguées[8]. Certains opérateurs mettaient devant les assistants un petit vase d'eau ou une cuvette à laver les pieds, ils commandaient au démon de renverser ce récipient en quittant le corps du malade, et quand ils étaient habiles, le démon ne manquait jamais son coup.

D'autres guérissaient ou suspendaient les accès d'épilepsie par un moyen que tout le monde connaissait en Palestine, mais que quelques-uns seulement osaient employer, car pour s'en ménager l'emploi exclusif ils répandaient le bruit que s'en servir, c'était courir risque de la vie. Ce remède, c'était le bara, plante qui tirait son nom d'un endroit situé dans la vallée septentrionale de Machœrous[9]. Les sorciers disaient du bara qu'on ne le pouvait toucher sans avoir déjà de sa racine dans la main, et comme on mourait infailliblement si on touchait à la plante, ceux-là seuls s'en servaient qui avaient le courage d'exposer leurs jours pour l'arracher, et cette catégorie de naturalistes a toujours été rare. Une fois arraché, point de démons en état de résister au bara ; le tout, vous le voyez, c'est d'avoir du bara et Bar-Jehoudda en avait.

Eléazar qui sous Vespasien excellait dans l'expulsion des démons — le chiffre en avait augmenté depuis les apôtres — ne se recommandait nullement de Bar-Jehoudda mais simplement de Salomon. Ce n'est point un christien qu'on appela pour faire l'expérience devant Vespasien, ses fils, ses officiers et ses soldats, c'est un Juif ordinaire. Josèphe qui conte cela perd encore une belle occasion d'opposer les miracles de Jésus à ceux de cet exorciste orthodoxe : J'ai cru devoir rapporter ce fait, dit-il, afin de faire connaître combien ce prince était chéri de Dieu, et afin qu'aucun homme vivant sous le soleil n'ignore le degré de supériorité auquel il possédait toutes les vertus[10]. Ah ! tais-toi, Josèphe, tais- toi ! Dieu a un Fils dont les miracles ont eu pour témoins ta patrie et ton père, et, avec tous les Juifs de ton temps — Josèphe écrit sous Domitien — tu en es resté à Salomon ! Josèphe, ta place est en enfer, à côté de Pilatus et de Kaïaphas !

Bar-Jehoudda n'était point saisi du démon muet qui agite l'homme, le fait écumer, tomber là où il se trouve, dans le feu ou dans l'eau : il est possédé du démon opposé, du démon qui parle, de la Parole divine que les Juifs traitent de folie. Il punit l'épileptique et admoneste sévèrement le démon de l'épilepsie qui d'ailleurs ne peut répondre, étant muet de sa nature. Ce démon, en effet, c'est la Lune elle-même, il est muet comme la Lune. Bar-Jehoudda, éloquent comme le Soleil, a facilement raison de ce lunatique (ainsi l'appelle Mathieu) possédé de la Lues deifica, du Morbus sacer des gentils. Esculape lui-même n'a-t-il pas dit que l'on contractait le mal caduc au renouvellement de la Lune, et n'est-ce point une croyance constatée par les poètes, acceptée par les nations ? Ce mal descendu de la Lune, il n'y a que la foi dans le Christ ou le Christ lui-même qui puisse le guérir. J'ai prié tes disciples de chasser ce démon, dit le père du jeune épileptique à Bar-Jehoudda, mais ils n'ont pu le faire. Et à leur tour les disciples, un peu humiliés, demandent au Rabbi en particulier pourquoi ils n'ont pu.

A cette question Bar-Jehoudda répond, selon Marc : Cette sorte d'esprits ne peut être chassée par aucun moyen autre que la prière et le jeune. Si c'était Jésus qui parlât ici, reprochant aux disciples de ne pas prier, de ne pas jeûner et par conséquent de manquer le but, les disciples répondraient deux choses : l'une d'après les Evangiles : Mais tu ne jeûnes pas plus que nous ! Tu n'as ni prié ni jeûné pour chasser ce démon ! Tu es tout le temps à table dans nos Écritures ! ; l'autre selon les Actes : Mais nous jeûnons dans les Actes plus que tu ne jeûnes dans tout l'Évangile, et Pierre que voici jeûne si inconsidérément qu'il va se trouver tout à heure dans l'obligation de s'asseoir à la table d'un centurion pour ne pas mourir de faim ! Ce n'est donc pas Jésus qui parle, mais le Nazir, le Jésus qui attribue ses succès personnels au jeûne et à la prière[11].

Et cette interprétation, Mathieu la fournit tout au long. Il répondit : C'est à cause de votre incrédulité (que vous n'avez pu chasser ce démon) : car je vous assure que si votre foi était seulement de la grosseur d'un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d'ici là, et elle s'y transporterait, et rien ne vous serait impossible. Mais cette sorte de démon ne peut être chassée que par la prière et le jeûne. (Vous n'êtes donc pas en état).

Il chasse les démons par Beel-Zib-Beel, disaient les saducéens. Pour se défendre, il lance à ses détracteurs ce trait qui n'a rien de mortel : Si je chasse les démons par Beel-Zib-Beel, par qui vos fils les chassent-ils ?[12] Et en effet les Juifs de Jérusalem pratiquaient l'exorcisme avec autant de succès, voire davantage que le fils du Zibdeos. Il peut donc chasser les démons comme font les prêtres de Dagon, guérisseurs d'épilepsie, sans être accusé de sacrifier à Beel-Zib-Beel. Pendant tout le temps qu'il a vécu, dit l'empereur Julien, il n'a rien fait qui soit digne de mémoire, à moins qu'on ne considère comme quelque chose de grand d'avoir guéri des boiteux et des aveugles et exorcisé des démoniaques dans les villages de Bethsaïda et de Bathanea[13]. Les Juifs eux-mêmes n'étaient point supérieurs aux exorcistes païens fort nombreux et fort habiles aussi.

 

En vain Bar-Jehoudda se disait-il possédé de Jésus, on ne considérait que la fin de ses détestables visions. Pour les uns, c'était un être malfaisant ; pour les plus indulgents, un fou. Il chasse les démons parle prince des Démons (Satan), il est possédé d'un Esprit immonde[14]. En un mot, il est d'inspiration satanique ; similia similibus curat. Sa retraite au désert était un argument de plus en faveur de la possession diabolique : les solitudes passaient pour être habitées par des Esprits immondes, — voyez les tentations d'Antoine, — et pour être mauvaises conseillères. Aux sept Esprits de Dieu[15] Satan opposait sept Esprits de ténèbres qu'il allait chercher au désert quand il se sentait trop faible pour venir à bout d'un homme[16].

La possession dont Bar-Jehoudda est accusé par les Juifs n'est point l'épilepsie, mais le fluide magnétique exalté par le jeûne : Joannès est venu, ne mangeant ni ne buvant, dit Jésus, et les Juifs disent : Il est possédé du démon[17]. Lorsque le Joannès fut transfiguré par les évangélistes, toutes les accusations portées contre lui pendant sa lutte avec le Temple passèrent à Jésus qui reprenait le rôle, parfois avec les modifications convenables, mais très souvent avec toutes ses conséquences. Joannès ayant été possédé, Jésus resta Possédé. Il a le démon, il a perdu le sens[18], ces mots reviennent à chaque instant dans l'Évangile. Il faut se méfier toutefois quand on les trouve dans la bouche de la mère, des frères ou des sœurs de Bar-Jehoudda : on ne jugeait point autour de lui qu'il fût hors de sens ; au contraire, on l'estimait pour sa malice et ses ruses. Jusqu'au dernier jour il fut leur orgueil et leur espoir.

Plus tard cependant les scribes ecclésiastiques trouvèrent que leurs ancêtres avaient trop insisté sur cette possession. Jésus ressemblait par trop au Joannès, les Juifs paraissaient trop raisonnables, Jésus trop au-dessous de lui-même. On introduisit quelques miracles dont le Verbe est seul capable, comme de rendre la vue aux aveugles et aux sourds de naissance par sa seule parole, et on fit commenter ces exploits imaginaires par des Juifs théologiens. Au rebours des incrédules, ceux-là disent : Ce ne sont point là les discours d'un possédé : est-ce que le Démon peut ouvrir les yeux des aveugles ? Et ici le mot Démon a le sens satanique de Puissance des ténèbres. Le scribe qui l'emploie veut dire : Est-ce qu'un autre que le Christ de lumière peut rendre la vue aux aveugles ? Au moment où il écrit, on conteste que Bar-Jehoudda soit dieu, il faut bien que quelques Juifs d'aspect sérieux témoignent rétroactivement que, pour avoir fait ce qu'il a fait, cet autre Juif ne pouvait pas ne pas être pour le moins consubstantiel au Père.

 

Les apparences de résurrection, quand elles s'appliquaient à des apparences de mort, n'étaient point hors de la portée d'un opérateur expert. Par son naziréat Bar-Jehoudda était dans des conditions excellentes ; il fallait que le sujet ne fût pas mort pour qu'il put s'en approcher : la résurrection était donc infaillible. Toutefois il ne s'y risqua point ; toutes les résurrections de l'Évangile, y compris la sienne, sont statutaires de par l'Apocalypse et appartiennent à la christophanie de Jésus.

On ne peut donc admettre, étant donné son vœu, qu'il ait exécuté le tour de magie dont les Égyptiens étaient coutumiers : la résurrection simulée, formule qui se payait fort cher, étant la propriété d'un tout petit groupe d'individus que leur aplomb formidable et surtout leur don de ventrilogie prédisposaient à la pratique[19]. En ce cas l'opérateur prenait une certaine herbe, l'appliquait à trois reprises sur la bouche du mort et l'y laissait. Il en posait une autre sur la poitrine, de manière vraisemblablement qu'elle formât la croix, puis, se tournant vers le soleil à l'Orient, il lui adressait une prière qui rendit le miracle possible. L'invocation terminée, le mort, s'il l'était trop pour se tenir assis, prenait la parole par la bouche de l'engastrimythe. Les assistants fortement suggestionnés croyaient voir, que dis-je ? voyaient — c'est la même chose — la poitrine du mort se soulever, et son pouls battre sous l'influence du souffle créateur. Alors, dans un discours influencé par la forte somme que l'opérateur avait reçue, dénonçait un membre de la famille ou un voisin qu'il accusait de l'avoir expédié prématurément au tombeau pour hériter. Et quand c'était vrai, le résurrecteur ne Quittait le pays qu'après avoir encore touché de l'héritier pour renoncer à l'envoûtement[20].

 

III. — LE SIGNE DE JÉSUS

 

Quoiqu'il doive un peu de gloire à la magie, c'est en agitant le vieux spectre du Jour d'Iahvé que Bar-Jehoudda sème la terreur autour de lui : des hauteurs du Temple à la table rase du désert, il n'y avait pas un Juif qu'on ne pût faire trembler avec les Écritures.

La prophétie entrait comme un coin de fer dans ces dures cervelles de christiens : ceux de la plaine et du lac, plus faciles, plus exposés aux tentations qui amollissent, aux gains qui détendent ; et les transjordaniques, tirant vers le désert à l'Orient, plus sombres, plus exaltés par la superstition des démons et des -anges. Dans la Galilée d'Antipas, les villes judéo-romaines, la belle Séphoris, la neuve Tibériade résistent. En TransJordanie où le souvenir de Jehoudda persiste dans le feu qu'attisent sa veuve et ses enfants, les vieux bourgs font comme le Joannès : ils dévorent le Livre des destinées du monde.

 

Lorsque le grand prêtre Kaïaphas apprit que Bar-Jehoudda travaillait de ses prophéties les populations -du Jourdain, Hanan dit à son gendre : Connu. Ce sont les fils de Jehoudda qui recommencent. Nous avons peut-être eu tort de ne tuer que le père. On envoya au Jourdain des pharisiens, des prêtres, des lévites pour enquêter. Ils virent un homme très fanatique, mais qui ne mentait point sur lui-même, quoique tout le monde autour de lui fût prêt à l'adorer comme -s'il était celui-là même qu'il annonçait. II déclara qu'en sa qualité d'Israélite et de Nazir, il était deux fois fils de Dieu, mais qu'étant homme et venu de la terre il ne pouvait être ni le Christ Jésus, ni le prophète Élie ou tout autre prophète réincarné.

Il n'ajouta pas, comme aujourd'hui dans l'Évangile, qu'après lui viendrait l'Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde. Celui qui enlevait les péchés, c'est lui-même ; et il ne mourrait pas que le Fils de l'homme ne vint sur les nuées du ciel, dans sa gloire, avec l'Agneau, les Douze Apôtres, les vingt-quatre Vieillards et les Cent quarante-quatre mille Anges. On lui aurait donné la question qu'il n'aurait pas dit autre chose.

Le Christ Jésus viendrait à la Pâque de 789, la dernière du Cycle du Verseau, et ce jour-là les Juifs élus Rangeraient d'un agneau qui ne serait plus celui du temple mais celui de Dieu même tandis qu'Hanan, Kaïaphas, le sanhédrin, les pharisiens et les saducéens non xénophobes seraient plongés dans le feu d'enfer, avec les Romains de Pilatus.

Et il était tellement pénétré de cette jubilaire échéance que, la veille de la Pâque de 789, gardé à vue dans la cour du grand prêtre et interrogé par lui, il ne lui accorde pas la moindre remise : Je te dis que dès maintenant tu verras le Fils de l'homme venant sur les nuées.

 

Dans ce système, se faire zib était l'idéal. Le poisson bravait tous les dangers, il avait résisté au déluge, il résisterait au feu. Iahvé lui avait fait un sort meilleur que celui d'Adam. On enviait le poisson du lac de Génézareth qui, toutes nageoires déployées, fendait les eaux avec une sérénité qu'il tenait de sa constitution. Quel symbole eût-on pu trouver qui représentât mieux le règne du douzième Cycle, le Cycle du Zib ? Un Juif hellène pouvait saluer dans l'Ιχθύς la formule intégrale du Christ Millénaire :

Ιésous (Jésus) ;

Xristos (Christ) ;

Θeou (de Dieu) ;

Υios (Fils) ;

Σoter (Sauveur) ;

Les cinq initiales font le mot Zib en grec. Quoi de plus régulier dans la forme, de plus savoureux dans le fond, de plus significatif en tout, que cet anagramme comestible !

 

IV. — LE BAPTISEUR.

 

L'impérialisation de Jérusalem sous Kaïaphas eut un avantage : elle fournit de nouvelles images au Joannès qui commençait à s'essouffler. Elle exaspéra le nationalisme des christiens à qui elle donnait de nouveaux affronts à laver. Et puisque tous les Juifs dits honnêtes esquivaient le devoir, désormais on recruterait les vengeurs dans la canaille ! Puisque dans le Temple Kaïaphas continuait Hanan, puisqu'Antipas bâtissait Tibériade en Galilée, et que Philippe, crevant de flatterie, après avoir bâti Césarée auprès des sources du Jourdain sur le territoire de Panéas, édifiait Tibériade en Gaulanitide, dans le pays de Jehoudda, et Juliade en Basan sur les fondements de Bethsaïda, on lèverait contre eux l'armée des meurtriers, des vagabonds, des détrousseurs et des publicains en rupture de caisse, la horde des mauvais garçons et des filles perdues.

 

Le Joannès publia qu'à tous ceux qui viendraient à son baptême il remettrait leurs péchés.

Loin de nourrir moins de haine contre le genre humain, il fit tomber les barrières qui pouvaient retenir les disciples hors du crime. Il abolit la conscience. Avant lui le Christ avait une armée de fanatiques, tremblant pour leur salut ; avec lui, il eut une armée de bandits sûrs de l'impunité. On vous prenait des hommes de six pieds six pouces, — il y en avait beaucoup, la race était superbe, — qui avaient trois ou quatre assassinats sur les bras, on vous les plongeait dans le Jourdain en prononçant le nom du Christ, et ils en sortaient tout prêts à recommencer, pour peu que cela fût agréable à Dieu. Les Sicaires de Jésus qui tuèrent jusque dans le Temple, sans raison apparente, au hasard, puisaient leur assurance dans le baptême, trempaient leurs biceps dans la même eau que leur sique.

Une spéculation nouvelle, plus aiguë et plus pressante, le chantage à la peur, naît de la date fatale a près laquelle il n'y aura plus de temps : Encore sept ans, disait le baptiseur, et vous êtes dans le feu pour mille ans ! Ou pour mille ans vous êtes dans l'Eden juif, assis à l'ombre de l'Arbre de vie ! Personnifié en Joannès, le baptême cesse d'être une forme de purification respectable par son archaïsme. C'est la fission accordée ou refusée, selon qu'il plaît au remetteur. S'il accorde, la faute entraînée par le courant du Jourdain va se perdre dans la Mer Morte. De ce jour, le Joannès est véritablement jésus et messiah, presque avec des majuscules. L'homme une fois sorti de l'eau, pêché, comme dit crûment l'Évangile, on en fait ce qu'on veut, comme d'un simple poisson : vidé d'abord de sa bourse, c'est un friand morceau, un manger digne de la table apostolique.

Le baptême autorisait la faute par la promesse d'en être absous. D'ailleurs il n'y a plus crime là où il y a foi. Jésus envoie tout droit au ciel un voleur mâtiné d'assassin, et ce voleur est qualifié de bon parce qu'il croit. On pourrait penser que les excès du zélotisme au Recensement fuient modérés par le baptême. Ils grandirent au contraire ; le baptême ouvrait la secte à tous les scélérats en circulation dans les provinces. Ce fut la concentration des escarpes. Aucun de ces hommes qui n'eût le cœur et les mains souillées. Tous avaient, par amour de Dieu, pillé, rançonné, volé, brûlé, éventré. D'autre part, s'ils ne défendaient pas Dieu, le Christ ne viendrait pas régner sur une bande d'adultères beaucoup plus dignes du dernier supplice que du Premier jugement ! Pour conquérir l'Eden, la plupart avaient pris les moyens de l'Enfer. Ils avaient brûlé surtout, il pouvait leur en cuire. Un peu d'eau sur ce beau feu ferait grand bien à tous. Non content de laver les péchés, Bar-Jehoudda remit les crimes.

 

Le baptême devint ainsi l'article principal de la secte. Outre le privilège de conserver, il eut le pouvoir de nuire. Il fut le permis de chasse aux étrangers, délivré par les agents du Christ. Et pris en ce sens, il est pire que la tyrannie dont on se plaignait. Vous rappelez-vous que le plus beau titre de Jehoudda et de Zadoc, c'est de pouvoir nuire à leurs ennemis et d'avoir tourmenté les hommes ? On contraignait les pauvres d'entrer dans la secte, — le contrains-les d'entrer de l'Evangile — tantôt en leur refusant l'aumône quand ils avaient besoin, comme Shehimon dit Pierre fait au boiteux devant le Temple[21], tantôt en les menaçant de Jésus.

Le christien peut ainsi se définir d'un mot : physiologiquement, c'est le Juif malade ; religieusement, c'est le surjuif ; moralement, c'est le mauvais juif.

La Circoncision cesse d'être un signe suffisant de l'alliance d'Israël avec Dieu.

Après le déluge, Iahvé exige la circoncision ; mais contre le feu de l'Esprit-Saint que vaut ce signe ? Par le baptême passé sacrement, le jésus aggrava les difficultés que les Juifs du commun faisaient pour admettre les Gentils parmi eux. Dans sa fureur d'exclusion, il ne recevait même pas les Juifs qui n'avaient pas déclaré la guerre à l'humanité. Les paroles effroyables que tacite a dites de la haine des Juifs pour le genre u main tombent avant tout sur cette espèce de scélérats.

 

L'huile vierge se mêla bientôt à l'eau de source, oignant la chair qui avait été lavée. Mais l'eau séchée, l'huile essuyée, à quel signe se reconnaître entre soi ? De l'imposition des mains que restait-il ? Encore moins que de l'huile et de l'eau. Si par hasard le péché a été mal lavé, si l'eau a séché trop vite, il y a le signe de salut greffé sur la peau, charrié par les veines, la croix au front ou sur le bras. La croix, poignée de sique, la plus terrible des armes de combat, recourbée comme un cimeterre, large du dos, fine de la pointe, facile à cacher sous la robe, excellente dans les guet-apens. De cette croix, de cette sique, on perce les démons visibles et invisibles. Esclave, on est roi ; crucifié on meurt vainqueur. Comment la chair eût-elle été vaincue quand elle était signée de Dieu[22] ?

La Croix est partout pour qui veut voir ! Il y a des plantes qui portent la croix ! Le sénevé, — ce fameux sénevé qui revient si souvent dans l'Evangile — a le grain en forme de croix ! Ayez seulement de la foi gros comme lui et vous serez sauvé, bien que, disait le jésus, le sénevé soit le plus petit de tous les grains. En quoi il se trompait, comme dans le reste.

Les grains de pavot, de rue, de sauge, de basilic, sont moins gros que le grain de sénevé. On a mis le propos dans la bouche de Jésus, à qui on a fait endosser toutes les hérésies du Joannès. Mais, comment Jésus peut-il dire, lui, créateur de toutes choses, que le sénevé est la plus petite de toutes les semences ? Un théologien répondra : Il a voulu dire que le sénevé était la plus petite des semences... crucifères. Soyons sérieux, si c'est possible, sinon le sénevé lui-même (c'est la moutarde) monterait à tous les nez !

Par le baptême, le jésus ramenait aux proportions d'un grain de sénevé la somme d'humanité dont le christianisme était susceptible. Les premiers apôtres avaient été des insurgés, les seconds furent des sicaires[23]. Sous Jehoudda on avait combattu, à partir du jésus on assassine.

 

Les femmes vinrent nombreuses, horde de paillardes, de voleuses et d'hystériques de la grande hystérie, à ce point perdues que si on croyait l'Eglise, il ne se rencontrerait pas dans l'Evangile un seul type féminin pur de corps ou de sentiment[24]. Elles avaient quelque raison de craindre pour leur salut. On pouvait bien les baptiser, mais il n'était pas facile de les circoncire. De deux signes d'alliance il leur en manquait toujours un.

Sous-produit mauvais, elles avaient perdu le premier homme et beaucoup continuaient à perdre les suivants, foutes celles de l'Évangile paraissent avoir été particulièrement inquiètes de leur sort dans le Jardin de Jésus. Salomé fut la déléguée aux femmes : il lui incomba de les attacher à ses fils par les liens solides de la terreur, d'utiliser leurs fautes, d'exploiter jusqu'à leurs remords, de leur persuader que les femelles participèrent au salut comme les mâles, tous les êtres devant avenir à l'androgynisme originel. On les eut à ce prix.

 

V. — POUVOIR SANS LIMITES ET SANS PARTAGE.

 

Les Evangiles n'exagèrent pas lorsqu'ils disent que dans les premiers temps on venait de toutes les parties de la Judée au baptême du jésus. Tout ce qui restait des anciens cadres zélotes accourut au Jourdain par petits paquets non d'humbles pèlerins, mais d'apaches résolus. On s'en retournait lavé de toutes les souillures qu'on avait apportées, délivré de tous les scrupules d'honneur et de société, en un mot sauvé. Que cette cérémonie fût un lien de confrérie, point de doute. On s'appellera frères entre soi, et les femmes sœurs. Quant à Bar-Jehoudda, rabbi du Maître, messiah du Messiah, christ du Christ, oint de l'Oint, baptiseur d'eau en attendant le Baptiseur de feu, tous le surnommèrent jésus. Il était déjà nazir. Que lui manquait-il pour devenir un jour Jésus de Nazareth ?

On lisait dans les Psaumes : Le Seigneur fait grâce à son christ, à David. Quand le peuple poursuit de ses acclamations : Bar-David ! Bar-David ! cet homme horrible et fastidieux, c'est cette grâce infuse qu'il célèbre. Bar-David ! Bar-David !, c'est la voix naïve de tout le peuple juif. Le roi-messie se nommera David, qu'il fasse partie des vivants ou des morts, c'est-à-dire qu'il s'agisse de ceux qui sont déjà venus dans le passé ou de ceux qui viendront dans l'avenir[25]. ... Il s'appellera Cémah, disait l'un, Ménahem, disait l'autre. Ces noms ne se contredisent pas, ils veulent dire Consolateur[26]. Bar-Jehoudda était mieux que cela, jésus : à lui seul tout[27], Lévi et Juda.

S'il eût été le seul fils de David qui existât parmi les Juifs, ses chances eussent été centuplées ; les pharisiens n'auraient opposé qu'une faible résistance, d'autant qu'en dehors de ses généalogies il prouvait sa descendance par une habileté salomonique. Mais peut-être était-il le seul qui le fût des deux côtés à la fois, par son père et par sa mère. Il était du sang de David, dit l'Epître aux Romains, fausse, mais ancienne. Il s'appelait le fils de David, dit le calife de Bagdad qui connut toute la fourbe évangélique et la dénonça. Gamaliel, qui était de la même famille, et qui présidait le sanhédrin lorsque Bar-Jehoudda fut condamné au fouet, n'eût jamais consenti à parler pour lui s'il n'eût point été convaincu qu'en même temps il défendait un privilège personnel.

Ce Jésus, dans les commencements, garda une certaine retenue. Il était vice-Christ, et non le Christ — intervalle immense que l'Église lui a fait franchir sous e nom de Jésus. Tous les frères — à un degré moindre évidemment, puisqu'ils n'étaient pas nazirs, — étaient christs à partir du baptême. Mais il n'y avait qu'un Jésus. Conférant par cette pratique une personne nouvelle à l'homme, et ce nouvel homme prenant dès ce J° Ur un nouveau nom, c'était bien le moins que le dispensateur de ces grâces en bénéficiât avant tout le monde. Comment Shehimon serait-il devenu Képhas ou la Pierre, Jacob senior Oblias ou Force du peuple, Jacob junior Andréas et Stéphanos, Jehoudda junior Toâmin, si on eût refusé à leur frère aîné le nom me de sa fonction prédestinée ?

 

Selon le principe de la secte, un homme ne pouvait se dire Roi ou simplement Maître d'un autre homme. Principe excellent au dehors, contre Tibère, par exemple ; exécrable au dedans, si on l'eût appliqué à Bar-Jehoudda. Bar-Jehoudda est plus que roi, plus qu'empereur, plus que grand pontife, il est christ.

Le vice-christ, c'est Shehimon, en Evangile la Pierre. Il s'assimila les quelques tours de magie dont usait le jésus ; il avait la manière, il portait beau, à la fois bête et rusé, lâche et brutal, leste, tout en jambes et fuyard intrépide. Même dans la légende ecclésiastique, depuis le Mont des Oliviers jusqu'à Rome on ne voit que ses talons et sa nuque. Il n'apparaît de face qu'une fois, c'est quand il assassine Ananias et Saphira, vrai type de sacripant juif qui fuit pendant vingt ans la croix qu'il mérite depuis le premier jour, boit, jeûne, prie, tue, harangue, détrousse, bénit et baptise sans qu'il soit possible à l'observateur le plus minutieux de rencontrer en lui le moindre geste honorable.

Impossible de savoir ce qu'a fait Jacob senior jusqu'à sa crucifixion sous Claude, sinon qu'il a coopéré avec Andréas, fougueux manieur de sique, au meurtre d'Ananias et de sa tant bonne femme. On l'a affublé d'une toison si épaisse qu'il y est comme enseveli debout[28]. Dans l'imposture des Actes apostoliques il apparaît comme le conservateur des lois et ordonnances de la secte ; il juge les cas de conscience aventureux qui surgissent dans ce joli monde et les conflits graves dans lesquels la moralité publique est engagée, les questions qui agitent l'âme de l'humanité, — comme de savoir s'il faut toucher ou non à la chair des animaux étouffés.

Beaux esprits, Philippe et Jehoudda dit Toâmin sont les scribes de la famille ; ils transmettent aux églises la doctrine de leur père. Ménahem n'appartient point nominalement à la fable évangélique, d'où l'on a banni tout ce qui pouvait rappeler trop clairement la fin du dernier des fils de Jehoudda.

A Shehimon et à Jacob la charge de l'intendance, et l'organisation des Agapes, qui jamais ne furent minces.

 

On était riche, très riche, plus riche que les lévites avec leurs décimes et leurs prémices. Là on se partagea la terre, l'argent, la substance même du fidèle. Il n'y eut de mauvais moments que pour le jésus. Les gués du Jourdain passés, dans ce désert de pierres qui commençait au delà de Bathanéa, il n'y avait point d'hôtelleries pour loger les hommes qui de toutes parts venaient au baptême. On était fort suspect aux gens des villes, aux soldats d'Antipas et de Philippe, aux Pharisiens qui tenaient pour le Temple. Ce baptême, qu'on faisait loin des ponts pour n'être point cernés, commençait en sacrement pour finir en cocarde ; en pèlerinage pour finir en concentration. Le ciel, par les nuits d'étoiles, faisait la plus belle des tentes et l'on s'endormait en rêvant à ce lendemain terrible et doux, désiré, attendu par tous, dans lequel on allait se trouver face à face avec le Christ Jésus. Comment nourrir cette cohue grossissante au printemps ? Elle n'avait pas soif, Car on buvait l'eau du baptême, mais le Jourdain ne charriait pas de pain ! Les hautes moissons, ce beau blé d'or pour que les apôtres mangeront sur tige un jour du Sabbat, les vergers touffus pleins de fruits, les vignes luxuriantes aux grappes lourdes, tout cela était sur l'autre rive, la rive des hérodiens, des saducéens et des Romains maudits. Si c'est la bonne rive pour ceux qui possèdent, c'est la mauvaise pour ces gueux : c'est le pays des haies épineuses, des chiens hargneux et des bâtons brandis. De maigres sauterelles et du miel sauvage, voilà tout ce que Dieu donne au jésus pour attendre les trésors du Millenium. Point de manne comme pour les Hébreux de Moïse. Parfois le vent chaud et sec, roulant sur les pierres comme la mer sur les galets, passait, courbait les dos, secouait les chevelures, faisait trembler les lèvres... Il approche, murmurait le jésus, c'est son esprit, le voilà !

 

Et c'est à un de ces moments qu'un autre homme du nom de Jésus se serait présenté ! Le malheureux ! Où est son Agneau, où sont ses Douze Apôtres, ses Vingt-quatre Vieillards, ses Trente-six Décans et ses Cent quarante-quatre mille Anges ? Où est le Feu céleste dont il doit baptiser la Judée et purifier le Temple ?

Les signes qu'attendait Bar-Jehoudda étaient à l'Orient, dans les aurores brûlantes et dans les crépuscules magnifiques. Theudas, quinze ans plus tard, emmène les christiens vers l'Orient pour leur montrer les signes, et de l'Orient les ramène au Jourdain.

Bar-Jehoudda ne pouvait confondre aucune personne, sauf la sienne, avec le Christ Jésus. C'eût été un bien petit Christ qu'un Jésus de Nazareth avec sa bisaiguë et sa varlope, pour faire la charpente d'un monde nouveau ! Avec les quelques gouttes d'eau vive qui étincelaient dans sa main, Bar-Jehoudda était de plus haute envergure, lui qui, tenant le salut entre ses doigts, immunisait les élus contre le feu final. Quelques journées encore, et les incrédules allaient regretter le déluge ! Mais avec un peu de cette eau dans laquelle fondaient les péchés et les crimes, on pouvait traverser la mer de feu jusqu'à ce que devant l'Eden aux douze récoltes on criât : Terre ! Terre nouvelle ! Le baptême, c'était l'ignifugeage sauveur, moyennant qu'on se baissât un peu pour laisser passer Dieu. Mais entre le baptême d'eau du Joannès et le baptême de feu de Jésus, où y a-t-il place pour un Jésus de Nazareth ?

Le baptiseur tenait le milieu de la route, toute la route même, et il ne se serait jamais rangé pour céder le pas à un inconnu qui, n'étant ni prophète ni exorciste, ne fût venu à lui que pour lui voler sa place.

Les disciples étaient nombreux au Jourdain, à Jérusalem et dans les bourgs de Judée. La secte était constituée depuis près de trente ans, elle avait ses presbytres, ses diacres et ses apôtres. Le plus qu'on eût pu faire pour un nouveau venu, c'était d'examiner ses titres et de sonder ses reins. Mais s'il eût émis des Prétentions à l'omnipotence, il eût été vivement reconduit : non seulement le jésus ne l'eût point baptisé, mais se tournant vers lui et de la voix dont il annonçait la fin du Verseau :

Ah ! te voilà, engeance de vipères ! Où étais-tu, où était ta famille au Recensement de Quirinius ? Trois an s et demi la mienne a lutté contre Auguste, contre les Hérodes et contre Hanan. Les nôtres ont eu faim, ils ont eu soif. Lapidés, crucifiés, égorgés, sept mille sont morts pour la Loi. Mon père, mon oncle sont tombés dans le Temple.

Qu'as-tu fait, toi, pendant que, chassés de village en village et perdant le sang par toutes nos blessures, nous mettions les pierres du désert entre les publicains et nous ? Tu t'es terré comme un renard devant les chiens, et maintenant, tu ne sors de ton trou que pour prêcher le tribut à la Bête. Quelle absolution viens-tu chercher ici, serpent qui parles comme un grand-prêtre nommé par Rome ?

Et s'adressant à ses frères, froidement :

Noyez monsieur !

 

C'est pas seulement à l'examen de conscience que Jésus aurait succombé. Ce qu'il y a d'absolu dans la constitution du Christ selon le Joannès, c'est qu'il est matériellement impossible à un homme, même à un grand homme, de se faire passer pour lui. Non seulement Jésus doit descendre du ciel pour fonder le Millenium, mais encore il ne peut le fonder qu'à la condition de réunir en lui les deux sexes.

C'est à la conformation d'Adam qu'il doit ramener l'homme et la femme avant de les admettre dans son Royaume. Jésus de Nazareth, venant de la terre d'une part, et conformé comme Abel et Caïn de l'autre, c'est le cumul des impropriétés. Pour faire illusion, au moins lui eût-il fallu présenter la conformation physique d'Adam avant sa séparation d'avec lui-même. Encore n'eût-il été considéré que comme un être d'exception. Même dans ce cas, il eût été au-dessous de l'un quelconque des Cent quarante-quatre mille Anges.

 

C'est à la fin du second siècle seulement que, revenu du Millénarisme et ému par la fin lamentable de tous ces égarés[29], Jésus consent à les recevoir dans le ciel sans exiger d'eux qu'ils redeviennent hermaphrodites.

Auparavant, avec toute la famille de Jehoudda, il professait que la génération, même dans le mariage, est un péché, et que le Créateur de la génération, Satan, est lui-même le Péché[30]. Or, homme, il eût été fils du Péché. Le Sauveur insauvable !

Au contraire, le baptiseur dispose d'un moyen de salut qui s'appuie sur la Parole même de Dieu, et qui, par conséquent, est infaillible. Devant Jésus, les femmes qui étaient dans une situation très inférieure à celle des hommes, puisqu'elles étaient cause du mal de nuit, les femmes vont être remises sur le pied de l'égalité. Quels qu'aient été leurs vices pendant leur existence, elles peuvent gagner le Millenium du Zib par le baptême en Jésus, puisque ce baptême lave tout, emporte tout, purifie tout. Cette doctrine livra, pieds et Poings liés, et même parles nageoires, tous les hommes superstitieux et encore plus les femmes, tremblantes à a 'ois de peur et de reconnaissance. Qui ne voudra rentrer dans l'Éden dont Adam a été et dont il serait Ocore s'il n'avait pas failli ? Qui refusera d'échapper, fût-ce par un truc charlatanesque, à la peine afflictive pour l'homme, infamante pour la femme, que Dieu fait Peser sur la race humaine et qui atteint jusqu'à la famille juive ?

 

VI. — JEHOUDDA IS-KÉRIOTH.

 

Et moi, dit un homme, suis-je donc hors du salut ?Qui donc es-tu ?Caïn, fils aîné d'Adam, Esaü, fils aîné d'Isaac fils d'Abraham, et le premier en droit dans le Royaume du Christ. L'homme qui prononça ces paroles s'appelait Jehoudda, comme l'autre. Il est, sous le nom de Judas l'Iscariote, l'objet de l'exécration universelle, les mères se signent en parlant de lui. Ce serait trop de lui tendre nos mains et de lui ouvrir nos bras, mais rendons-lui justice : c'est le seul embryon de sage qu'il y ait eu parmi ces fous.

De toute cette aventure, en dehors des fils et des gendres de Salomé, Jehoudda Is-Kérioth et Saül sont les plus importants[31]. Ils en sont aussi les plus mystérieux. Jehoudda était de Kérioth[32] et fils de Shehimon, ce qui ne dit rien, mais veut dire beaucoup, si Shehimon est le Grand-Prêtre dont Hérode avait épousé la fille. Il avait un beau nom, lui aussi, car si Shehimon veut dire Dieu favorable, et Lévi, Soutien de la société, Jehoudda signifie Action de grâce, ce qui n'est point à mépriser.

Lui aussi attendait le Royaume de Dieu, lui aussi espérait le triomphe des Juifs dans le monde renouvelé, mais à la différence de Bar-Jehoudda il professait que le Fils de l'homme ne viendrait pas régner, surtout pendant mille ans, sans le Père. On aurait les deux à la fois ou personne : échec au Livre des destinées du monde et par conséquent au gouvernement provisoire du Messie. Il était pour le Christ, mais contre son lieutenant. De grande famille certainement, il était le seul qui pût contrebalancer la tyrannie de son homonyme gaulonite toujours prêt à abuser des avantages qu'il tirait de la gloire davidique et de la magie. Il tenait contre le baptême, tel que l'entendait le fils de David, et contre le pouvoir que s'attribuait celui-ci de remettre les péchés. Comme Saül, c'est un antidavidiste notoire.

 

Ce que Bar-Jehoudda voulait par sa généalogie, fils de Dieu par Adam, fils de Seth, fils de Lévi et fils de David, c'est que tous pliassent devant lui et le reconnussent pour médiateur entre le Christ et le peuple. Ce n'est pas par lui que les sauvés vivraient pendant mille ans, mais c'est grâce à lui.

Je l'ai déjà dit, on passe trop légèrement sur les Généalogies du Jésus, sous le prétexte qu'elles sont adultérées et ennuyeuses. On a le plus grand tort, car on abandonne le fil politique de toute l'affaire. En ce qui touche le christ Bar-Jehoudda et Is-Kérioth, elles éclaircissent la querelle et vident la question. Bar-Jehoudda se prétendait héritier du salut par Seth et par Israël : seuls les Israélites séthiens sont fils de l'Homme d'en haut. Jésus ne sauvera ni la descendance de Caïn ni même celle d'Abel, ni l'Idumée, ni Moab, ni Amalech, ni les Samaritains non israélites, ni les Juifs métis de Syro-phénicie. Mais il sauvera toutes les brebis perdues d'Israël, fussent-elles en Egypte ou dans les pays païens. L'intérêt des Généalogies est donc primordial : elles déchaînèrent des haines terribles et des divisions que le Presbytre d'Asie[33] a essayé de conjurer en recommandant aux christiens sérieux d'éteindre ces brandons de discorde.

En tant que mathématicien Bar-Jehoudda disait descendre de Seth, fils d'Adam, qui, de son côté, tenait de Iahvé que le monde périrait une fois par l'eau et une fois par le feu. Les Séthiens avaient bâti deux colonnes sur lesquelles étaient gravées leurs connaissances astrologiques, une colonne de brique pour l'eau, une colonne de pierre pour le feu. Le déluge avait emporté la colonne de brique, mais on voyait encore en Syrie, au temps de Josèphe, la colonne de pierre sur laquelle était gravée la procédure d'Iahvé dans la destruction du monde parle feu. L'Apocalypse y était tout entière. On était certain que le monde ne périrait plus par l'eau, Jahvé l'avait dit. On avait fait au nom d'Adam et de Seth des livres qui confirmaient cela. On était tranquille sous ce rapport : l'eau qui avait été le mal devenait le remède pour les Séthiens, dont étaient les Joannès baptismaux. C'est ce que Josèphe appelle le sophisme de Jehoudda le Gaulonite. Bar-Jehoudda avait donc fait sa généalogie par Adam, fils de Dieu, et par Seth[34]. Remercions Luc de nous avoir conservé la généalogie qu'il a copiée dans les Paroles du Rabbi : l'arbre y est plus complet. Sans Luc nous en serions réduits à la généalogie selon Mathieu, coupée bien au-dessus de la racine, presque à mi-tronc.

 

Inspiré de Dieu et possédé du Christ comme les Joannès de Gamala, Jehoudda Is-Kérioth faisait courageusement sa généalogie par Caïn, fils aîné d'Adam, et non par Seth. Les partisans de Bar-Jehoudda s'appellent Séthiens. Ceux d'Is-Kérioth s'appelaient Caïnites et ils ont laissé un Évangile[35]. En tenant à la fois pour Caïn et pour Is-Kérioth les Caïnites avaient autre chose en tête que d'honorer l'assassinat en Caïn. Chacun composant son Evangile à sa guise d'après le Ca non millénaire, Is-Kérioth combattait Jehoudda et Se s fils en soutenant que, malgré le meurtre d'Abel, Caïn avait hérité de la promesse d'Iahvé à Adam, et Esaü de la promesse renouvelée à Abraham.

En faisant sa généalogie par Seth, Bar-Jehoudda jetait d'avance hors du Royaume toute la race de Caïn, premier-né du premier androgyne. Avec une bravoure dont toute la Judée doit lui être reconnaissante, Is-Kérioth prenait à son compte la faute d'Eve et le crime de Caïn, il acceptait la destinée telle que Iahvé l'avait faite à sa créature, il ne rachetait point l'homme par la grâce, il le réhabilitait par les œuvres, il attendait son pardon de l'expiation par le travail : pensée touchante et grandiose par où il se met bien au-dessus du charlatan prétentieux qui s'agitait dans les bas-fonds transjordaniques.

 

Que ce fût par système ou autrement, Is-Kérioth se solidarisait avec cet Esaü que Jacob avait si joliment évincé de l'héritage d'Isaac. A lui seul, il était toute la part volée à Edom[36], il était le droit d'aînesse vivant ; peut-être avait-il des exigences d'autant plus grandes que la justice et la volonté paternelles avaient été jadis violées en lui. Il trouva scandaleux que, pour préparer l'avènement de la loi divine, Bar-Jehoudda se permit, même en rêve, de recommencer contre lui le coup d'Israël contre Esaü.

Le premier homme, formé par Dieu du limon de la terre, était roux comme ce limon, d'où il fut appelé Adam, comme Esaü, fils aîné d'Isaac, reçut le nom d'Edom[37] qu'il garda parce que lui aussi était roux. Velu, né à tout le poil, un peu diable, jumeau de Jacob qui lui tenait le talon lorsqu'ils vinrent au monde, Esaü avait fondé l'Idumée : il était le père du peuple d'Edom, d'où étaient issus les Hérodes. Moins puissant que ne devint Jacob, il n'en était pas moins fils d'Isaac et petit-fils d'Abraham. Il n'en avait pas moins de droits que Jacob à la promesse faite à l'aïeul par Iahvé. Son père l'aimait assez pour lui avoir pardonné d'avoir épousé deux princesses cananéennes à la fois. A lui, et non à Jacob, Isaac avait réservé sa bénédiction : on sait par quel ignoble subterfuge Jacob la lui avait ravie ainsi que l'héritage qui en dépendait.

Mais le feu céleste allait descendre, et dans le Royaume, sur la terre purifiée, il n'y aurait que les fils de Seth et ceux de Jacob dit Israël ! Le père Adam n'était donc pas commun à tous les Juifs ? La mère Eve n'était donc pas commune ? Et fallait-il, parce que Caïn avait tué, qu'Edom, autrefois dépouillé par Israël, fût par surcroît consigné à la porte de l'Eden ? Le sang d'Is-Kérioth n'avait fait qu'un tour lorsqu'il avait vu ce crapaud sortir de la bouche du Joannès. Le fils de David usurpait le Royaume, avant même d'avoir usurpé la royauté !

Il n'y a pas d'homme juste qui, à la réflexion, ne tienne pour Is-Kérioth, comme celui-ci tenait pour Caïn et pour Esaü. Ce n'est pas seulement parce que Caïn et Esaü étaient les aînés que Jehoudda les défendait, c'est parce que Caïn avait vécu du produit de son industrie, alors qu'Abel n'avait prospéré qu'en exploitant la création animale, et parce qu'Esaü-Edom avait imité Caïn, tandis que Jacob-Israël n'avait fait qu'imiter Abel. Abel en somme avait offert du lait et sacrifié des animaux à Iahvé. Caïn, labourant et plantant, lui avait offert les fruits de son travail, entre lesquels était certainement le blé. Caïn avait eu le plus grand tort de tuer son frère, personne n'en disconvenait, mais était-il bien certain que Iahvé eût préféré le sacrifice sanglant d'Abel au sacrifice végétal de Caïn ? Puisque ce dieu avait condamné l'homme au travail de la terre, ne s'ensuivait-il pas que l'offrande du travail fût le meilleur moyen de mériter la grâce ? Cette doctrine entraînait presque la suppression des sacrifices du Temple, quoique à la vérité Caïn eût apaisé la colère divine par un sacrifice analogue à celui qu'avait offert Abel ; mais, ce faisant, il avait agi contre son gré, et parce que Iahvé avait préféré le sacrifice animal à l'offrande.

Malgré tout, Iahvé avait pardonné à Caïn. Malgré tout, Caïn était le premier-né d'Adam, fils du Fils de l'Homme : il avait inventé l'agriculture, le commerce, les poids et mesures ; ses fils avaient créé la musique, le psaltérion, la harpe, d'autres, l'art de forger. Malgré tout, il était le Progrès. Malgré tout, Iahvé lui avait donné le signe de protection, la croix, contre les dangers de la vie. Mais Caïn avait une tare irrémédiable son passé ? Il était le premier qui eût placé des bornes pour distinguer les terres ? Peut-être, mais voici Bar-Jehoudda qui s'adjuge la terre elle-même !

 

Après avoir fait sa généalogie par Caïn au lieu de Seth, Is-Kérioth, sans contester l'héritage laissé par Isaac à Esaü et à Jacob, faisait passer la part qu'Abraham avait abandonnée de son vivant à Loth, son neveu, avant celle qu'Isaac avait laissée plus tard a ses deux fils. On sait qu'Abraham avait adopté Loth bien avant qu'il n'eût Ismaël avec Agar et Isaac avec Sarah. Ici évidemment Is-Kérioth s'éloignait de la ligne naturelle par scrupule de légalité, — peut-être aussi pour une autre cause intéressée — mais Agar, mère d'Ismaël, était une simple servante égyptienne ; et quant à Isaac, il avait été conçu par Sarah dans des conditions extraordinaires, avec la collaboration d'Andes mystérieux dont deux au moins avaient un corps parfaitement constitué, puisqu'ils avaient exterminé Sodome et chassé Loth de son domaine. Sodome, Loth, sa femme changée en statue de sel, cet homme chassé de sa ville, réduit par Dieu à commercer incestueusement avec ses deux filles pour conserver sa race à défaut de ses biens, tout ce conte monstrueux semble forgé pour masquer on ne sait quelle basse conspiration de la vieille Sarah contre Loth, au bénéfice d'Isaac.

 

En attendant que le jour se fit sur ces horreurs, il était constant que les deux filles de Loth avaient eu deux fils, l'une Moab, l'autre Ammon, que ces deux fils étaient antérieurs à la naissance d'Isaac, et que leurs successeurs, Moabites et Ammonites, quoiqu'ils ne descendissent pas d'Abraham en ligne directe, avaient comme collatéraux des droits à l'héritage avunculaire. On avait vu Is-Kérioth décider, au nom de la Primogéniture, en faveur des Caïnites, fils du meurtre ; on le vit, avec un courage égal, prendre parti pour Moab et Ammon, fils de l'inceste, au nom de l'irresponsabilité des descendances. Lorsqu'en troisième lieu décida pour Edom contre Jacob, il ne lui manquait P lu s, pour être complet, qu'à décider pour Choré contre Moïse. C'est ce qu'il fit.

Qu'est-ce donc que Choré ? Un lévite considérable par la race et sa richesse et qui mena la révolte contre Moïse et Aaron, pour avoir été évincé par eux de la grande sacrificature dont il se croyait plus digne, étant plus ancien et non moins capable. Voici la chose : on avait attaqué la terre de Canaan, on avait été repoussé, on avait dû retourner au désert, on murmurait contre Moïse. Choré agita les Lévites dont il était, lui aussi, dit que, sous prétexte de communiquer avec Dieu, Moïse était un insupportable tyran qui avait établi son frère Souverain Sacrificateur par bon plaisir et sans prendre les voix du peuple ; que la place revenait soit à lui, comme au plus âgé, soit, si l'on tenait compte de l'antiquité des tribus, à Dathan, à Abiron ou à Phala, les plus anciens et les plus riches de la tribu de Ruben ; en tout état de cause, la fonction dépendait du peuple et non de Moïse qui avait abusé du nom de Dieu pour la donner à son frère. Il parla si bien qu'on faillit tuer le tyran et déposséder le Grand-prêtre. Moïse avait de puissantes raisons pour préférer la voix de Dieu a celle du peuple. Il demanda un répit : le peuple aurait peut-être choisi Choré, Dieu étant acquis à Aaron. Le lendemain, convenablement stylé par Moïse, Dieu ensevelissait Dathan et Abiron avec toutes leurs familles pour leur apprendre à être les plus anciens dans la tribu de Ruben, et il consumait de flammes Choré avec deux cent cinquante prétendants, pour leur apprendre à être les plus influents dans la même tribu qu'Aaron. Sur le moment les Israélites reconnurent que ce n'était pas Moïse, mais Dieu qui avait établi Aaron et ses enfants dans la souveraine sacrificature. Cependant l'idée de Choré n'était pas morte avec lui, et il se trouva des hommes, surtout parmi le peuple, pour la soutenir en persistant à vouloir que la grande-prêtrise fût élective. Et quoique en son temps Moïse eût triomphé d'eux par un de ces miracles qu'il combinait adroitement avec Dieu, Is-Kérioth reprenait à son compte la doctrine de Choré, il la tournait contre tous les imposteurs du genre de Bar-Jehoudda qui exploitaient la crédulité des pauvres gens d'après le principe de consultation posé par Moïse.

 

Bar-Jehoudda voulait tout pour lui, l'Eden plus tard sous le prétexte qu'il descendait de Seth, et le Temple immédiatement sous le prétexte qu'il descendait de Lévi.

Mais, disait Is-Kérioth, est-ce qu'il y avait un Temple du temps de Moïse ? Est-ce que Moïse avait songé à en bâtir un ? Le Tabernacle mobile suffisait à tout, Dieu n'habitait pas encore Sion. Et puis Dieu n'avait-il travaillé que pour David ? Le Cycle va finir, la Judée n'en a plus que pour mille ans dans vos calculs, et vous donnez à Dieu un Fils qui va confirmer à votre profit un jugement dont nous demandons instamment la révision au Père ? Et vous vous dites fils de Dieu ? Et dans vos palabres vous vous entregrattez de compliments imbéciles : Nous sommes le sel de la terre, la lumière du monde. Bar-Jehoudda, tu es fils de Moïse ; moi, je suis fils de Choré ! Je suis avec Ruben contre Lévi, avec la seule tribu devant laquelle Choré abdiquât toute prétention à la grande-prêtrise, la tribu que Moïse a évincée par le crime, en attirant Dathan, Abiron et leurs familles près d'un gouffre et en les y précipitant !

On voit donc apparaître clairement l'idée très large d'Is-Kérioth : le droit d'aînesse selon Caïn et Esaü couvrant tous les Juifs, ceux de Moab et d'Ammon, ceux d'Idumée, ceux même de Sodome et de Gomorrhe ; et en attendant le Christ, le suffrage du peuple, soit l'élection selon Choré, décidant du gouvernement temporel des choses. Sur toute la ligne échec à Bar-Jehoudda.

Pas une minute, pas une seconde, avec un pareil programme, Is-Kérioth n'a pu marcher sous la bannière des sept fils de la Veuve. Lui seul était logique, lui seul était juste inflexiblement, lui seul était miséricordieux, lui seul consentait à partager le Royaume entre tous ses héritiers. Jamais cet homme-là ne s'est assis à la table de Bar-Jehoudda. Il était bon à tuer depuis le Jour où il avait parlé !

 

 

 



[1] Les plus anciens auteurs sont d'accord sur ce point, d'après une tradition à laquelle les Evangiles ne contreviennent jamais. Le faux Origène (Contra Celsum) convient qu'il était laid, mais n'admet pas qu'il fût de petite taille et vulgaire. Eusèbe raconte que Thaddée — c'est Theudas — l'un de ses disciples immédiats, prêcha à Abgare, roi d'Edesse, sur la petitesse, la laideur et l'aspect humble et bas de l'homme qui s'était manifesté d'en haut. Clément d'Alexandrie, Tertullien, Cyprien, Cyrille d'Alexandrie, Augustin, s'accordent à le regarder comme vulgaire, laid, presque difforme. Avec Jérôme commence une épuration de la tradition primitive : on lui trouve du divin dans sa laideur.

[2] Je veux parler du fameux calembour sur Elie et Eloi, tout à fait déplacé en une telle circonstance.

[3] Revoyez sa Généalogie. Nous n'avançons jamais rien qui ne soit prouvé.

[4] Luc, X, 18.

[5] Pseudo épître de Jacques, II, 19.

[6] Pseudo épître de Jude, 6.

[7] La Réplique du Rabbin dans Celse.

[8] Josèphe, Antiquités judaïques, livre VIII, ch. II.

[9] Josèphe, Guerre des Juifs, livre VII, chap. XXII.

[10] Ce passage qui n'a point été touché est une des preuves accessoires que le fameux passage sur Jésus-Christ est une fraude ecclésiastique.

[11] L'hypothèse de l'existence de Jésus en chair a conduit Twels (Recherches sur les démoniaques du Nouveau Testament, 1738, in-12°, à des commentaires aussi savants qu'erronés.

[12] Mais, s'écrie le théologien Bullet, il est indifférent au christianisme qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas eu, au temps de Jésus-Christ, des Juifs qui chassent les démons, puisque la synagogue n'était pas encore réprouvée. (Réponses critiques, 1773, I, p. 317.)

[13] Julien ne parle point des résurrections. Ce n'est pas qu'il les ignore, mais il sait et qu'elles appartiennent à Jésus et que Jésus n'a point vécu.

[14] Appliqué plus tard à Jésus, mais dit primitivement du Joannès, Jésus le reconnaît. (Mathieu, II, 18 ; Marc, III, 22 et 30.)

[15] Les sept flambeaux de lumière. (Voyez l'Apocalypse.)

[16] Mathieu, XII, 43.

[17] Mathieu, XI, 18.

[18] Quatrième Évangile, X, 20. Idem, VII, 20. Ibid., VIII, 48-52.

[19] Voyez la formule dans l'Âne d'or d'Apulée (livre II), où elle est employée avec succès en Thessalie par l'Égyptien Zachias, propheta primarius, prophète de premier ordre.

[20] La formule à laquelle Valentin fait allusion dans la Sagesse — sans la donner, elle n'est transmissible que verbalement — devait se rapprocher de celle-là.

[21] Actes des Apôtres, III, 6.

[22] Caro signatur ut et anima muniatur, dit Tertullien. De resurrectione carnis, ch. VIII.

[23] Et c'est le nom qu'on leur donna.

[24] Mais il ne faut la croire en rien, car elle a diffamé Maria Magdaléenne de la plus révoltante façon.

[25] Talmud, traité Berakhoth, ch. II.

[26] Talmud, traité Berakhoth, ch. II.

[27] Lucien tenait probablement ce renseignement fort exact de Celsus, philosophe épicurien sous Marc-Aurèle, qu'il ne faut pas confondre avec Celsus, platonicien sous Julien. L'épicurien Celsus, dans son ouvrage Contre les Magiciens qui infestaient le monde, avait consacré deux livres aux christiens, Bar-Jehoudda, Simon de Kitto et autres.

[28] C'est Epiphane (Contra Hæreses) qui lui tresse cette chevelure toute naziréenne.

[29] Dans Valentin, éd. Amélineau.

[30] C'est ainsi que Clément d'Alexandrie définit la doctrine millénariste.

[31] Celui dont l'Eglise a fait l'apôtre Paul : il va entrer en scène dans quelques instants, vous verrez avec quels sentiments.

[32] Il y a trois ou quatre Kérioth ou Kiriat, aujourd'hui Koureiyat. Les plus considérables sont l'un dans le pays de Moab, au delà du Jourdain, un autre en Idumée, un autre en Judée, Kiriath-Yearim, entre Lydda où le Jésus fut arrêté et Jérusalem où il fut crucifié. Ce rapprochement nous fait pencher pour Kiriath-Yearim, où l'Arche fut déposée par les Juifs vainqueurs des Philistins et ensuite retirée par David (II Rois, VI).

[33] Lettres dites à Johanan (dans le Nouveau Testament) où les généalogies sont condamnées comme propres à causer des divisions.

[34] C'est celle que donne Luc et c'est la bonne. Mathieu, convenablement arrangé, ne remonte pas plus haut qu'Abraham, et de cette façon esquive Caïn sans décourager les Séthiens. Mais, dans la descendance d'Abraham, il s'accorde avec Luc en ce qu'il exclut Esaü dit Edom au bénéfice de Jacob dit Israël. La grosse affaire, on le voit, c'était d'être le fils de Seth d'abord, et ensuite de reconnaître les droits de Jacob contre Esaü, son frère aîné.

[35] Tout ce qui a trait au dogme de Jehoudda Is-Kérioth provient d'Epiphane, Contra hæreses.

[36] Surnom d'Esaü.

[37] Il en résulte qu'Adam et Edom sont synonymes. (V. Flavius Josèphe (Antiquités), à l'article Adam et Edom.)