LE MENSONGE CHRÉTIEN - (JÉSUS-CHRIST N'A PAS EXISTÉ)

 

TOME I. — LE CHARPENTIER

VII. — LES OINTS DU CAPITOLE.

 

 

I. — LE CHRIST À ROME EN 772.

 

Rien de plus favorable qu'une bonne catastrophe à la fortune du Christ Jésus, il ne vit que d'hommes. La base du christianisme, ce sont les malheurs publics.

En 771 le Christ annonça officiellement sa venue prochaine par un tremblement de terre qui renversa douze villes d'Asie en une seule nuit. Magnifique prologue du Renouvellement de la terre et tout à fait dans la donnée de Jehoudda : pas une seule ville de touchée parmi les Juifs ! Le Christ rôda la nuit comme un voleur : Sardes, Magnésie de Sipyle, Temnos, Philadelphie, Eges, Apollonide, Mostène, Hyrcanie la Macédonienne, Hiérocésarée, Myrine, Cymé, Tmole croulèrent : le sol s'entrouvrit sous elles, la campagne même n'offrit que des abîmes. De hautes montagnes s'affaissèrent, d'autres surgirent des plaines, et les flammes s'élevèrent dans les ruines. Le prestige de Jehoudda s'en trouva fort augmenté. On raconta certainement que la catastrophe était de lui. On ne pouvait nier qu'il ne fût le verbe du Christ, le Christ lui avait parlé dans douze villes à la fois ! Douze villes, autant de signes qu'il y en avait dans le Zodiaque ! La carte de visite des Douze Apôtres en attendant le grand jour ! Eusèbe, le misérable Eusèbe, comme dit l'empereur Julien, ne veut point qu'on puisse exploiter cette rencontre ; il met treize villes là où Pline et Tacite en ont mis douze. Strabon parle aussi de ce bouleversement dont le souvenir ne fut pas effacé par la grande éruption du Vésuve.

 

Sur les nouvelles d'Asie, Rome, la superstitieuse Rome, trembla comme si le Grand Juge était à ses portes. Le Sénat s'assembla, Tibère s'émut et quant aux secours ils furent dignes de Rome : les douze villes d'Asie furent comblées de ses bienfaits[1]. Poussée par le vent de la peur, l'idée christienne souffla sur le Capitole. Il y eut comme un bruit sourd dans le vieil édifice urbain. La sape comme toujours attaquait le mur par-dessous. C'est le commencement, dirent les Juifs de Séphoris et ceux de Jérusalem dont la peau brûlait encore des marques de la Bête. Circoncision ! Circoncision ! Croix du salut ! Croix du salut ! Maran atha, le Seigneur vient. Des Juifs d'Egypte appuyèrent : Le Joannès l'a dit ! le phénix va paraître !

 

Il y a quatre textes sur cette affaire : deux latins, Tacite et Suétone, deux juifs hellènes, Philon et Josèphe. Tous les quatre ont été remaniés par suppressions ou additions, et les choses aujourd'hui sont telles que, n'était celui de Josèphe, formel sur la nationalité des manifestants, on pourrait croire qu'il s'agit de Romains ayant versé dans deux superstitions distinctes, égyptienne, d'une part, judaïque, de l'autre. Or il s'agit d'une seule superstition, revêtant des formes à la fois égyptiennes et judaïques, d'une seule catégorie d'hommes, tous Juifs, et d'une secte assez tranchée par rapport à la religion du Temple pour que Rome avise à punir les mauvais et à rassurer les bons. Quatre mille individus infectés d'une même superstition sont relégués en Sardaigne par décret du Sénat, pour être employés contre les brigands de l'île, et s'ils venaient à périr par l'insalubrité de l'air, on était consolé d'avance, ajoute Tacite. On fixa un terme aux autres pour quitter ou l'Italie ou leurs rites profanes. Qu'est-ce à dire, et quels sont ces gens dont Tacite nous apprend la destruction lente en se passant la langue sur les lèvres ?

Le sénatus-consulte rendu contre eux désignait leur nationalité. Tacite de même, qui poussa la haine des Juifs aux extrêmes limites ; et comme le sénatus-consulte il s'expliquait sur les signes qui rattachaient leur superstition à l'Egypte. C'est cette définition qui a disparu de manière à faire croire que le mouvement n'intéressait pas les seuls Juifs et que par conséquent il ne pouvait être question des christiens. Or nous savons par Josèphe que les quatre mille déportés dont parle Tacite étaient du nombre des Juifs qui, selon le mot de Philon, furent persécutés sous Séjan. On s'occupa, dit Tacite, d'enquérir sur les mystères égypto-judaïques... (Ici, lacune. C'est là qu'était la définition.) Par décret du Sénat, quatre mille affranchis (ou fils d'affranchis) infectés de cette superstition furent transportés en Sardaigne. Grâce à la suppression, le lecteur ne sait plus ni quelle était la secte à laquelle le Sénat mit un terme ni de quelle nationalité étaient les déportés. Même jeu dans Suétone. Dans Dion Cassius plus rien. Voilà des mystères qui ressemblent vraiment trop à un mystère.

Suétone, lui aussi, définissait la secte d'après le sénatus-consulte, dans les mêmes termes que Tacite par conséquent[2]. Tibère, dit-il, força ceux qui étaient possédés de cette superstition (égypto-judaïque) à jeter au feu leurs habits sacrés avec tout leur appareil. Les jeunes gens, il les répartit dans les provinces les plus insalubres, per speciem sacramenti — ce qui ne veut pas dire : sous prétexte de service militaire, comme aucuns ont traduit, mais, au contraire pour l'exemple du serment politique, disons le mot : pour leur apprendre qu'on doit le serment à l'Empire —, et ceux de cette secte, il les mit hors de Rome, sous peine d'une servitude perpétuelle en cas de désobéissance. Il expulsa aussi les astrologues — le Thème des destinées du monde et l'Horoscope des Juifs étaient cause de tout —. Mais il octroya pardon à ceux-ci sur leurs quérimonies et la promesse qu'ils firent de renoncer à leurs pratiques.

Qui a eu intérêt à déguiser la nationalité des sectaires ? L'Église. Qui Ta fait ? L'Église. Au premier plan <ie l'aventure, nous retrouvons le Joannès de l'Apocalypse christienne, les prophètes qui spéculaient sur les signes et prédisaient la chute prochaine de la Babylone d'Occident. La Grande Année, le Grand Jour, doctrine non moins égyptienne que judaïque. N'eût-il eu en mains que Cicéron[3], le Sénat avait bien défini : le Satan du Nil, Typhon, désarmé et détruit pour jamais, la félicité reparaissait sur une terre heureuse et renouvelée[4].

Le Sénat a d'autant mieux défini que les astrologues égyptiens annonçaient de leur côté le retour du phénix, c'est-à-dire le Renouvellement ou le non Renouvellement de leur bail avec la terre, pour l'année quatorze cent soixante et unième laquelle expirait en 785 de Rome[5]. Et ils annonçaient si bien cet oiseau, messager des périodes cycliques, que les personnes les plus considérables d'Egypte le virent très distinctement à la date indiquée, tant elles étaient suggestionnées par les mathématiciens.

Le Fils de dieu, juge et ressusciteur, idée égyptienne. Eve, la pomme et le Serpent, fable égyptienne, cent fois répétée au Louvre sur les tombeaux, à Tentyra, à Thèbes, dans le Ramesséum. Le Serpent qui dans la Nativité[6] poursuit la Vierge-mère de l'Enfant-christ, c'est Typhon qui poursuit Isis, la Vierge-mère de l'Enfant Horus. L'agneau que les Juifs immolent au printemps, à la pleine lune, pour la pâque, c'est celui qu'on immole en Egypte à la pleine lune depuis que le soleil passe sur nos têtes et, chaque année obscurci par Satan, chaque année se rallume et reprend sa course éternelle. J'ai ramené mon Fils d'Egypte, dit Mathieu dans sa Nativité. Jésus est un Sérapis juif, avec affectation spéciale au peuple élu. Le Fils, Horus, était distinct du Père, Osiris, ayant que les Ptolémées n'eussent fondu le Père et le Fils en un seul Dieu, Père et Fils à la fois, Sérapis. Que demandent les christiens juifs ? Qu'on revienne à la distinction première, que se séparant de lui pendant mille ans, le Père rende le pouvoir exécutif au Fils qui autrefois les a si bien servis à leur sortie d'Egypte. Sérapis, c'est le Christ du Nil, avec cette différence que les Egyptiens l'adorent idole, tandis que les disciples de Jehoudda l'attendent vivant et n'en retiennent que les signes : la croix, à cause de l'Agneau équinoxial du printemps, et les Poissons, à cause du Millenium de la grâce juive. Croyez-vous que le Sénat ignorât la thèse de l'homme qui en 760 s'était levé contre Quirinius et contre Hanan ?

 

Les soldats de César tombés à Pharsale n'ont pas reçu de sépulture ? Que César se console ! Dans le feu qui doit embraser le monde, ils auront l'univers pour bûcher et pour tombeau[7]. Livie pleure Drusus ? Hélas ! tout est périssable, et déjà on annonce que le ciel, la terre et la mer vont passer[8]. Qu'entendons-nous ici ? L'Apocalypse de Jehoudda mot à mot citée. Ces prophéties jettent le trouble dans la ville : Auguste les fait rechercher et détruire. Monde nouveau remplaçant la terre et gouverné par un Dieu monarque, les sibylles connaissaient cela tout aussi bien que les christiens, c'est un vieux canon mathématique apporté par les Etrusques. Virgile et tous les poètes du temps en font l'application à Auguste, comme Josèphe fera l'application de l'Apocalypse à Vespasien, mais ces flatteurs, en le détournant de son sens, ne font que donner date certaine aux étapes d'une idée plus ancienne qu'eux. Cicéron, s'il n'eût été plus modeste que Bar-Jehoudda, eût pu de l'appliquer à lui-même[9]. Qu'est-ce qu'une Sibylle ? Pas autre chose qu'une période millénaire du canon babylonien. Ovide lui donne mille ans de vie, comme Jehoudda à son fils le Nazir[10]. C'est elle qui conduit les héros aux enfers et les ramène à la vie élyséenne au bout de mille ans[11]. Qu'adviendra-t-il des christiens qui sont morts pour la loi au Massacre des Innocents et au Recensement ? Mille ans de vie dans l'Eden, après un stage de vingt-huit ans dans le tombeau. Le peuple était la proie des devins et des oracles, mais Tibère savait très bien ce qu'était le Christ destructeur des goym et jésus des juifs. L'homme qui a fait construire les douze palais de Caprée n'ignorait rien des Douze Apôtres ; sa maison était pleine de mathématiciens d'Asie, de Grèce et d'Egypte. Sa porte s'ouvrait à tous les colporteurs de riens, dit Sénèque.

 

Les Egyptiens en tant que nation n'avaient point de part dans la superstition que le Sénat a châtiée, et personne ne les y a jamais mêlés. Si le Sénat avait eu à exiler des Egyptiens, quelle arme pour Philon lorsque, sous Caligula, il fit le voyage de Rome exprès pour les combattre au nom des Juifs ! Il n'y eut de punis que les Juifs, parce qu'il n'y avait qu'eux en question. Il est un point cependant par où les Egyptiens conviennent avec les Juifs, c'est la circoncision. Un autre point par où la religion des christiens convient avec celle des Egyptiens, c'est le culte de l'Homme-Soleil. Et c'est de quoi il retourne.

Le Sénat a vu des hommes qui par leurs ancêtres étaient sortis d'Egypte et qui y revenaient par leurs pratiques, des hommes qui pour comble de ressemblance annonçaient un Roi de la terre extérieurement pareil à Sérapis dont ils portaient la croix sur la peau, qui se vantaient d'avoir rappelé leur Jésus d'Egypte où lies Juifs du Temple avaient le tort de le laisser, et qui attendaient de lui contre les Romains le service qu'il leur avait déjà rendu contre les Egyptiens. En fallait-il davantage pour que les censeurs qualifiassent d'égyptienne la superstition professée par les disciples de Jehoudda ? La question se posait sous Tibère comme elle s'était posée sous Pharaon et sous Darius : il s'agissait encore pour les Juifs de sortir d'Egypte et de Babylone.

 

II. — LE PREMIER ÉVÊQUE DE ROME.

 

Un Juif, Fun des plus méchants hommes du monde, et qui s'était enfui de son pays pour éviter d'être puni de ses crimes, avait pris pour associés trois autres Juifs de même farine et, soit qu'il les eût amenés de Judée, soit qu'il les eût trouvés dans Rome, cet épiscope, flanqué de ses trois diacres, faisait profession d'inter, prêter la loi de Moïse[12]. Ce n'était assurément ni des saducéens, ni des esséniens, ni des hérodiens, mais des christiens millénaristes. Ces zélateurs de la Loi interprétaient Moïse sur les rives du Tibre, comme Jehoudda et Zadoc sur ceux du Jourdain. Et pérorant dans les synagogues de l'île du Tibre ou de la Via Appia, ils menaçaient des peines de l'Apocalypse jehouddique ceux de leurs coreligionnaires qui acceptaient au doigt ou sur le front les marques hideuses de la Bête. En même temps ils faisaient valoir les splendeurs de la terre que le Fils de l'Homme allait refaire pour eux et leurs femmes, à la condition toutefois que les uns et les autres donnassent sinon tout, car on était à Rome, du moins le plus possible de ces biens terrestres dont l'image allait passer comme passeraient le Forum et la Capitole.

 

C'est dans la maison des Saturninus, proconsuls de Syrie, que cette prédication fut découverte, et sur la plainte d'un Saturninus qu'on procéda contre les apôtres.

Sextius Saturninus était proconsul de Syrie en 746, au moment où les six mille Innocents qui tenaient pour David contre Hérode avaient refusé le serment à Auguste. Il ne fut pas autrement étonné d'avoir chez lui. des gens qui refusaient le serment à Tibère. Depuis la soulèvement de Jehoudda et de Zadoc tout le monde politique un peu initié aux choses de Judée connaissait de nom ce grand Roi des rois qui devait venir d'Orient pour baptiser de feu Bar-Jehoudda et soumettre l'Occident aux Juifs, et qui s'annonçait déjà par le renversement de douze villes en Asie.

A Rome nos docteurs trouvèrent des esclaves juifs attendant le Royaume avec une impatience que la servitude rendait plus pressante encore. État d*esprit fort naturel, quoique Saturninus ne fût point un mauvais maître[13].

Il était à l'assemblée de Béryte où Hérode demanda et obtint la condamnation de ses fils, mais plus humain que le père, il avait, étant père lui-même, refusé de souscrire à leur mort. Ses trois fils, qui loi servaient de lieutenants, l'avaient suivi dans son vote. C'était une famille connue par la modération de ses sentiments, grande aussi par ses biens. L'ancien proconsul devait être fort âgé, s'il n'était mort. Mais ses fils Pavaient remplacé dans les charges publiques, et l'un d'eux, Volusius Saturninus, fut proconsul de Syrie après Varus, pendant qu'Archélaüs était ethnarque de Judée et que Jehoudda interprétait la Loi de Moïse. Un autre enfin, Sextius Saturninus, très poussé auprès de Tibère, venait d'être envoyé en Syrie, environ l'année où Kaïaphas, gendre de Hanan, fut nommé grand-prêtre par Valerius Gratus, procurateur de Judée.

Dans cette maison comme dans toutes les grandes maisons romaines qui avaient donné des gouverneurs à la Syrie, des lieutenants à Pompée, à Crassus, à Antoine, à Gabinius, à Varus, à Quirinius, il y avait des esclaves que la libéralité du maître avait affranchis et qui par contre se relâchaient peut-être du sabbat, des jeûnes, de l'abstinence des viandes impures. Habitués aux images par la décoration de l'atrium, ils jetaient sur les dieux protecteurs de l'Empire un regard moins chargé de haine qu'il n'eût fallu[14]. On peut être libre dans l'esclavage ; dans l'affranchissement, on avoue un maître. La rude voix des apôtres ramena ces égarés sous le joug de la Loi.

 

Jusqu'à Tibère les Juifs établis à Rome et en Italie s'étaient abstenus de tout prosélytisme, se montrant rarement en nombre comme s'ils craignaient de se révéler leur force[15]. A la mort de César, on les voit sortir, veiller plusieurs nuits autour de son bûcher, non par amour pour lui, mais par haine de Pompée, celle des deux Bêtes dont ils avaient le plus souffert. Volontairement séparés de la population ils vivaient sur les bords du Tibre, sur les coteaux du Janicule, et dans l'île, si nombreux que le pont reliant cette île à la terre ferme s'appelait le ports Judæorum, le pont aux Juifs. Aussi attachés à leurs usages que beaucoup de Juifs palestiniens, on les voit blâmer, réprimander presque un certain Theodas, docteur de la Loi à Jérusalem, qui avait proposé on ne sait quelle modification de l'Agneau pascal[16]. On les raille parfois, mais sans le christianisme peut-être l'antiquité romaine ne les eût-elle point haïs. Pour apprendre la rhétorique, Tibère eut un des leurs, Théodore de Gadara, homme terrible en paroles, qui rappelait dans ses moments d'expansion de la boue pétrie dans du sang. Auguste qui traverse la Syrie pour aller reprendre Alexandrie à Antoine et à Cléopâtre, avait vu la Judée et les Juifs. On commence à s'intéresser à eux, on note leur abstinence à certains jours. Auguste, qui mangeait peu et simplement, vivant de pain de ménage, de petits poissons, de fromage fait à la main, de dattes ou de figues fraîches, se comparait à eux : Il n'y a pas de Juif, écrit-il à Tibère, qui observe mieux le jeûne un jour de sabbat que je ne l'ai fait aujourd'hui, car je n'ai mangé que deux bouchées dans mon bain, après la première heure de nuit et avant de me faire parfumer. Il est d'ailleurs fermé à la religion juive qui semble à tous de l'irréligion, faute d'idoles, et il loue son petit-fils Caïus de ce qu'en traversant la Judée il s'était abstenu de tout hommage au temple de Jérusalem. Rome ignorait le fond mystérieux de la religion juive, elle n'en jugeait que par les sacrifices, si semblables aux siens ! Sérapis, au contraire, lui était familier depuis longtemps et sympathique : Iahvé, suspect, à cause de son exclusivisme et de ses prétentions. Toutefois il n'était pas si éloigné de Jupiter que les empereurs refusassent de l'honorer à distance. Tous lui envoyèrent des présents, tous lui sacrifièrent par procuration, sauf peut-être Caligula qui derrière Iahvé, sentait, voyait le Messiah davidique dans les frères survivants de Bar-Jehoudda[17].

Affranchis par la libéralité romaine, la plupart des prisonniers de guerre amenés en Italie depuis Pompée étaient devenus citoyens, et citoyens à charte ; on ne les força de renoncer à aucun des usages de leur pays. Auguste savait parfaitement qu'ils avaient des proseuques, lieux de prière, vraies synagogues où ils se réunissaient, surtout les jours de sabbat, et faisaient publiquement profession de la religion de leurs pères. Il savait qu'ils recueillaient des prémices et envoyaient d'importantes sommes à Jérusalem, par des députés qui les offraient pour des sacrifices. Et comme il se servait d'eux dans certaines colonies où il les opposait aux Grecs, il leur offrit à Cyrène en Afrique, à Sardes, à Ephèse en Asie, le moyen de transporter de l'argent librement sous étiquette religieuse : Argent sacré, disaient les Juifs de tout envoi ; c'est pour le Temple. La moisson faite, tout le grain était serré en Judée. Sur la fin Auguste vit mieux la conséquence, les Grecs l'éclairèrent sur ce singulier manège et la méfiance naquit. Il voulut que ces envois fussent en quelque sorte individuels, spontanés, et que l'argent du culte ne devînt point budget de révolte, comme c'était arrivé sans doute au Recensement. Cependant il ne chassa point les Juifs de Rome, il ne les dépouilla pas du droit de cité[18]. Il voulut qu'ils conservassent les mêmes institutions qu'en Judée et, plus libres que les sujets d'Hérode, les affranchis d'Auguste interprétaient la Loi sans contrôle dans les églises où ils se réunissaient. Ces Libertini avaient à Jérusalem, sous leur nom d'Affranchis, une Synagogue où ils se retrouvaient, eux ou leurs déniés, quand ils allaient à la Pâque.

 

Les habitants ont-ils un grief dominant contre les Juifs établis librement près d'eux ? Aucun, sinon peut-être le mystère de leur vie qui, loin de les protéger contre la médisance, l'alimente et l'irrite. On sait ce que font les Grecs, des bavards qui racontent tout et davantage, les Gaulois qui vendent leurs grosses étoffes de Langres, les Germains qui louent leurs bras, les lourds Cappadociens qui prêtent leurs épaules, les Espagnols de Cadix et de Cordoue qui remuent la hanche dans les flamencos de Suburre, les Mésiens qui gardent les portes des palais, les Égyptiens qui vendent le papyrus et les roseaux pour écrire, dansent, sautent, jouent de la flûte, les Syriens qui ajoutent à tout cela, les Africains venus du fond des déserts avec les lions et les panthères. On ne sait ce que font les Juifs de Rome. Ils mendient ? Ils lisent dans la main ? Ils interprètent l'Arbre de vie ? Sans doute. Mais ce n'est point avec le produit de l'aumône et de la bonne aventure qu'ils paieront sous Domitien le tribut dont on les a frappés. Il leur faut donc quelque source d'argent au cours indolent et secret, une thésaurisation sourde et continue, en dehors de l'usure, matière dans laquelle les prêteurs romains défiaient toute concurrence. Tous n'ont point été séparés de la Judée par la violence, ils n'ont pas rompu commercialement avec le pays, avec les vieux ports phéniciens de Tyr et de Sidon, avec les villes comme Alexandrie où ils ont des parents, des associés. Ils trouvaient donc un revenu dans certains négoces dont l'importance échappe aux contemporains, l'importation du baume dont les médecins se servent et des parfums qu'on vend chez Cosmus ou chez Nicéros. Toute la ville était onguentée, fardée, pommadée comme fut Poppéa. La figure même des petits esclaves chéris du maître luisait au soleil, enduite pour éviter le hâle. C'est dans ce commerce et dans celui des pierres précieuses qu'il faut chercher la fortune des Juifs, car où il y a des Juifs il y a des riches et ceux de Rome ne mendiaient pas tous. Ils couchaient dans le foin, nous dit Juvénal, mais quand on s'avisa sous Domitien de regarder dans ce foin, on y trouva des bottes.

Il y a donc dans Rome deux classes de Juifs, ceux qui s'y vont établir librement et qu'Auguste a fort ménagés, et les prisonniers réduits en esclavage. A Rome comme en Judée, les esclaves sont une chose. C'est l'argent du maître, dit Moïse. Point de loi pour l'esclave, dit Quintilien. Mais sous Tibère voici une nouvelle espèce de Juifs : les affranchis et fils d'affranchis, citoyens romains en apprentissage, qui volontairement se rangent sous une loi faite par des goym, avec des dieux, un empereur, des consuls, des préteurs et des publicains. On salue les statues de la Bête, on manie sa monnaie, on porte son image. On a des droits et tels que, sous Tibère déjà, on peut aspirer à gouverner les provinces — un affranchi gouverna l'Egypte. On aura bientôt sous les yeux des ministres et des sénateurs gaulois dont les pères ont été à la chaîne, mais qui, en échange des droits, ont accepté les devoirs et les charges. Or le peuple de Iahvé n'a, ne peut avoir ni devoirs ni charges envers l'étranger, il n'a que des droits et tons les droits. Il n'y a pas de lois romaines, il n'y a qu'une Loi, celle que le Christ a révélée à Moïse. Il n'a qu'un seul docteur de la Loi, le Christ[19]. Si Jehoudda défend que les Juifs paient tribut en Judée, pourquoi le paieront-ils en Italie ? Il a dit : Payer tribut aux Romains, c'est égaler des hommes à Dieu, puisque c'est les reconnaître pour maîtres aussi bien que lui[20]. Or qu'est-ce que cette manumissio censu dont on entend parler comme d'un moyen d'affranchissement ? Libre aux Juifs d'avoir des esclaves étrangers et de les transmettre par héritage comme un objet[21] ! Libre aux Juifs d'avoir d'autres Juifs pour esclaves[22] ! Mais si le malheur veut qu'ils soient esclaves chez les goym, qu'ils le restent plutôt que d'acheter la liberté par la reconnaissance d'une autre loi !

Les affranchis ont rompu l'alliance de Iahvé avec Abraham. Tout circoncis qu'ils sont, ils en perdent le bénéfice. De quel droit se présenteront-ils à la Pâque, s'ils viennent à Jérusalem ? Gomment même oseront-ils prier dans les synagogues de Rome ? Comment Iahvé recevra-t-il leurs plaintes ? Ils sont affranchis, disent-ils ? Les malheureux ! ils sont morts ! Qu'ils reparaissent au Temple et de nouveaux Phinées les recevront à coups de sique ! De là-haut l'homme de lumière les voit ! Ils se laissent éblouir par de faux avantages ; à la veille du jour où le Christ va venir réaliser les promesses faites à leurs pères, ils se font Romains ! C'est un marché de dupes. Dix-sept ans les séparent de ce bienheureux jour et tous sont assez jeunes pour le voir. Veulent-ils, esclaves sous la Loi juive, régner avec le Christ pendant mille ans, et après ces mille ans avec le Père lui-même ? Ou, libres d'une liberté précaire par la grâce de la loi romaine, être précipités au fond de l'abîme, dans l'étang de soufre ? Pauvres gens ! Ils n'auraient pu répondre qu'en violant la Loi et en niant l'Horoscope des Juifs. Ils baissèrent la tête et regrettèrent leurs chaînes.

 

On les assembla et ils rougirent d'une apostasie qui les mettait au-dessous des esclaves et des hommes perdus. On fît du christianisme de nuit, puisque le jour était à Tibère. Peut-être y eut-il des églises sous Rome, dans les catacombes du Janicule et de la Via Appia, près des morts qui n'avaient pas renié et qui pour cela ressusciteraient en 789.

Les nouveaux venus étaient saints. Ils apprirent à ces Juifs en dégénérescence que tout Juif était prêtre et que Iahvé était partout où ils étaient. Moyennant quelques habits magiques à la façon de ceux que le Grand Prêtre hérodien avait rejetés, des vases, quelques signes, on pouvait célébrer des fêtes chez soi presque aussi bien que dans le Temple. Est-ce qu'on n'avait pas fait deux fois la Pâque sans les lévites hérodiens, une fois au commencement d'Archélaüs, une autre au Recensement ? Il y eut des agapes. On rompit le pain partagé en croix par des lignes qu'on tirait dessus en le mettant cuire et que les Romains appelaient quadra[23].

 

III. — LA PREMIÈRE AFFAIRE DES MARCHANDS DE CHRIST.

 

Devant l'effet produit sur les Juifs par l'Apocalypse de Jehoudda, on songea qu'on pourrait peut-être l'essayer sur les goym. Et on l'essaya, quoique cela fût défendu.

Si le caractère évident du judaïsme est de former partout, en tout pays, en toute ville, comme une lie fortifiée dont Israël veut être le maître, le caractère non moins évident du christianisme fut de sortir de cette île pour empiéter sur la foi des habitants et pour leur contester jusqu'à leur statut personnel[24]. A part Caligula, qui d'ailleurs n'insista point, tous les Empereurs souffrirent que, seule entre toutes les races soumises, les Juifs n eussent point chez eux de statues à l'image du César : trait de modération et de tolérance que Josèphe constate encore sous Domitien. Ils savent que la Loi de Moïse le défend, qu'elle n'a pas été faite contre Rome à laquelle Moïse n'a pu penser ; ils n'exigent point pour eux un genre d'hommages qu'elle interdit d'adresser à Dieu lui-même, et ils ont la sagesse de se contenter des sacrifices que le Temple de Jérusalem offre chaque jour pour le salut de l'Empire. Mais voilà des Juifs qui exportent en Occident, jusque dans Rome, leur affolante superstition du Christ, de la mission juive, du privilège divin attaché au Juif. A l'indifférence des Romains pour les religions étrangères ils répondent par le prosélytisme judaïque.

Dans le système de Jehoudda et de ses fils le salut n'est pas à vendre, il va aux Juifs. C'est beaucoup plus tard qu'il passe marchandise, lorsque les équipes du second siècle lancent cette proposition : Le salut vient des Juifs ! Signé : l'auteur du Quatrième Évangile et celui des Lettres de Paul. Pourtant voici dès 772, dix ans avant que Bar-Jehoudda ne baptise au Jourdain, quatre apôtres qui disent : Nous vendons le paradis terrestre, combien en donnez-vous ? Vente forcée : si on n'achète pas, c'est l'enfer, (car, dit Tacite, ils croient à l'enfer, comme les Egyptiens). C'est de la contrebande.

Les païens sont comme il vous plaira, mais point malades. Avant la peste christienne[25], malgré leur penchant pour les mystères et leur inquiétude de l'autre vie, ils regardent la résurrection des corps comme un dogme absurde. L'enfer, conte de vieilles femmes, divagation puérile. Anilis fabula, dit Pline, puérile deliramentum[26]. Les enfants mêmes ne croient point à l'enfer, dit Juvénal. Félix, procurateur de Judée sous Claude, n'est ni un sot ni on peureux : il traite Paul d'insensé[27]. Ce contemporain de Gallion et de Sénèque parle du jugement futur et de la résurrection, comme Pline parle de l'enfer. Le sentiment des Grecs s'exprime de la même façon lorsque, dans une scène intentée à plaisir comme celle de Félix à Césarée, Paul prêche la résurrection devant l'Aréopage ; les uns se moquent de lui ouvertement, ceux qui n'ont pas de temps à perdre s,en vont : Assez pour aujourd'hui. A une autre fois, disent-ils. Et cette autre fois ne se produit pas[28].

 

Malgré tout leur manège, les apôtres ne firent aucune conquête dans la société romaine. L'acide christien ne mordit point. La seule affaire des Marchands de Christ — le mot est de Justin et j'y reviens souvent, il contient tout — fut la conversion par hébétement de la malheureuse Fulvie, femme de Saturninus. Peut-être Saturninus était-il absent lorsqu'ils firent le siège de la maison. N'osant s'attaquer aux hommes, ils parvinrent, de couloir en couloir, jusqu'à Fulvie qui, comme beaucoup de matrones, était la proie des astrologues du genre de Thrasylle et lisait couramment son Pétosiris. Aussi pauvre d'esprit que son mari était riche de sesterces, Fulvie écoutait de toutes ses oreilles. Au bout de quelques séances, elle eut la conviction qu'elle serait prochainement au plus profond de l'abîme intérieur et du lac de soufre, si elle ne dépouillait son mari au bénéfice des quatre apôtres. Car, dit Josèphe, elle les tenait pour gens de bien. Ils lui persuadèrent qu'en envoyant de l'or à Jérusalem, en un lieu qu'ils savaient, elle participerait aux béatitudes du Millenium du Zib. Le Christ Jésus, à son avènement, aurait peut-être besoin d'argent de poche pour les frais de premier établissement. Quelques vêtements de pourpre ne messiéraient pas non plus au fils de David en exercice, et il y serait d'autant plus sensible que ce trousseau lui viendrait d'une sujette de Tibère, femme proconsulaire, hier encore égarée dans le culte des dieux qui ne voient, n'entendent, ni ne cheminent. Remplie d'enthousiasme prophétique, elle donna l'or, elle donna la pourpre, elle eût circoncis Saturninus avec ses ciseaux de toilette, si les apôtres l'eussent exigé. Le soir, pour célébrer ce succès, il y eut fête au quartier des Juifs ; on alluma quelques lampes supplémentaires sur le rebord de la fenêtre, et le thon d'Antibes, macéré dans une huile abondante, eut les honneurs de la table. En attendant qu'on pinçât de la harpe céleste, on fit tinter l'or de Fulvie dans les balances du changeur. Quant à la pourpre que l'âme candide de la dame avait destinée à celui qui devait paître les nations avec une verge de fer, elle avait, malgré son éclat, de la peine à lutter avec les joues enflammées des consommateurs. Bonne, très bonne, excellente affaire, la première que les Marchands de Christ aient faite hors du monde juif.

 

IV. — L'OMBRE DE JEHOUDDA.

 

S'ils s'étaient bornés aux cérémonies que les Romains toléraient chez les Juifs et dans lesquelles aucune autorité ne s'immisçait, ceux de la secte christienne auraient eu de longs jours et de tranquilles nuits. Si on avait enfermé le Fils de l'homme entre quatre murailles, nul ne serait venu le chercher là, il y était inviolable. Mais on eut de l'ambition pour lui. On lui demanda de chasser les démons qui habitaient les sept collines, et comme il n'était pas citoyen romain, il dépendit du préteur des étrangers. Il y eut des scènes chez le censeur, lorsque le patron vint donner le petit soufflet amical sur la joue de l'affranchi et le coiffer du pileum. Quoi ! des Juifs qui acceptent la tutelle des dieux de Rome, oppresseurs de la patrie mourante ! On les hua. II y eut des rixes, des tumultes, du sang versé, les uns tenant que c'était de la politesse de saluer les idoles et les statues, les autres protestant que c,était de l'adultère.

Séjan était alors préfet du prétoire, jeune, ardent et d'un tempérament tout impérial. C'est lui qui, avec Saturninus, provoqua le sénatus-consulte contre les Juifs. Il avait la garde du camp, le commandement des cohortes, le contrôle des légions. Peu enclin pour lui-même aux démonstrations extérieures de la puissance, Tibère souffrait que les images de son favori fussent révérées au théâtre, au forum et à la tète des armées[29].

Les provinces étaient pleines de Séjan et de ses clients. Son latinisme fut blessé lorsqu'il vit des Juifs, des affranchis, qui faisaient des façons pour saluer les enseignes portant les images de la Bête, ou se détournaient avec des simagrées dans le genre du signe de la croix, quand elles passaient. Pontius Pilatus est plus scandaleux pour avoir le premier promené dans Jérusalem cette image brodée sur les drapeaux, que pour avoir crucifié Bar-Jehoudda et ses complices.

On voit déjà poindre la même distinction qu'en Judée : deux Judées dans Rome, celle de la Bête et celle de la Loi. Un fossé que le temps élargira se dessine entre deux espèces de Juifs, ceux du Dieu vague que les uns conçoivent uniquement par l'esprit, et ceux du Fils de l'homme que, de leurs yeux fixes, les disciples de Jehoudda voient distinctement dans les cieux. Mais quelqu'un troubla le sabbat christien. Saturninus s'aperçut du désarroi où le Fils de l'homme, rival dangereux, avait jeté sa femme et sa maison. Il porta ses plaintes jusqu'au pied du trône. Or telle était son influence que, dans un transport de légitime indignation, Tibère commanda qu'on chassât tous les Juifs de la ville. Ainsi, dit Josèphe, la malice de quatre scélérats fut cause qu'il ne resta pas un seul Juif dans Rome. Quoi ! la cause ? la seule cause ? Quatre mille déportés pour quatre scélérats et tous les autres juifs expulsés ou frappés de peines sévères ? Brusquement, sur un fait divers banal, le Sénat de Tibère expulse, châtie, déporte toute la masse juive de Rome tant libre qu'esclave ou affranchie ? Josèphe, mon garçon, tu n'as pas pu dire cela, on a touché à ton texte ! Il est bien vrai toutefois qu'un germe de division entre peuples a été semé dans le Champ de Mars. Il n'y a qu'un Roi, le Christ juif, un peuple-roi, les Juifs ! Axiome d'une digestion difficile pour un Romain. Cette souveraineté, cette élection du Juif, base de tout Je christianisme, c'est la cause profonde du sentiment nouveau qui tout à coup pénètre l'esprit latin et que dans Tacite monte au niveau d'une passion : la haine du Juif. Onze ans seulement se sont écoulés depuis la prédication de Jehoudda, et voilà le Sénat obligé de défendre la loi romaine, non point contre tous les Juifs, comme on le fait dire à Josèphe, mais contre une catégorie de Juifs fanatisés par quatre apôtres interprètes de la Loi de Moïse. Quelle folie pousse ces hommes à refuser la liberté païenne contraire à leur Loi ? Qui donc s'est levé entre les Juifs d'Auguste si calmes et ceux de Tibère si agités ? Le Christ. Que s'est-il donc passé qui modifiât si profondément l'attitude du Sénat naguère si tolérante ? Le Recensement.

Ce refus de reconnaître les autres nations, d'admettre à côté d'eux un autre peuple égal en droit, de s'incliner devant les signes extérieurs de sa puissance, est la cause secrète, la vraie cause par conséquent, de l'inexplicable haine que Tacite a vouée aux Juifs. Jusqu'à la venue des christiens les Juifs ne sont que bruyants et importuns. Dans Cicéron, dans Horace, ils ne sont encore que ridicules ; à partir des christiens, ils deviennent odieux. Un abîme se creuse entre la pensée latine et l'instinct juif : il se creuse de main d'homme, c'est le travail de Jehoudda et de ses fils qui commence. Avant l'arrivée des quatre apôtres, les Juifs de Rome n'ont point bougé. Pas le moindre trouble sous Auguste : les hommes libres ont vécu libres, les esclaves sont devenus affranchis, et s'ils ne se mêlent pas au sang latin, du moins ne le versent-ils pas. La Judée réduite en province après Archélaüs, le Recensement de Quirinius, toutes ces atteintes à leur indépendance les ont laissés paisibles à la surface. Les apôtres du Christ débouchent, s'élèvent contre ceux de leurs frères qui ont accepté l'affranchissement, contre ceux-là même qui les ont affranchis, font trembler la ville de leurs Apocalypses et exploitent les matrones. Un mouvement d'un genre nouveau se déclare : Sortons d'Egypte, et volons Babylone ! On veut même que, quarante ans plus tard, ils l'aient incendiée[30].

 

V. — LA QUESTION DES VIANDES.

 

Une question secondaire, celle des viandes pures et impures, fut également agitée par les Juifs de Pouzzoles, et dans les termes où Jehoudda l'avait posée. Il leur fut fait défense, s'ils tenaient à entrer dans l'Eden en 789, de s'abstenir de porc et de toute nourriture non autorisée par la Loi. Sénèque, tout jeune alors, habitait avec son père la molle et délicieuse ville de Pompéi. Donnant tout à l'étude et rien au plaisir, il était déjà mêlé à la vie des sectes philosophiques. Avant de donner la préférence aux stoïciens, il pratiquait l'abstinence pythagoricienne. Homme de chétif estomac d'ailleurs, toujours à la recherche de la santé, ne buvant point de vin, ne mangeant que des légumes, Sénèque, dont on a voulu faire un christien, cessa ce régime de peur qu'on ne le prit pour un de ces abominables sectaires dont le Sénat avait purgé l'Italie. A l'exemple de Sotion, et suivant en cela non les Juifs qu, méprisait, mais l'admirable Sextius, il s'était abstenu de toute nourriture ayant eu vie, s'en trouvant plus léger d'esprit et plus dispos de corps : beaucoup plus nazir que Bar-Jehoudda, le Joannès-jésus que nous verrons tout à l'heure absorbant des sauterelles pour se sustenter au désert. Mais on proscrivait alors les cultes étrangers et on mettait l'abstinence de certaines viandes parmi les indices de ces superstitions[31]. Sur les observations de son père qui sans être ennemi de la philosophie, redoutait les délations, Sénèque se laissa facilement persuader de faire meilleure chère. Pour le reste, il n'eut rien de christien, et il condamne sévèrement toutes les superstitions, romaines ou autres, qui sont venues étouffer ce grand principe : Connaître Dieu, c'est être bon, et être bon, c'est l'adorer[32]. Et il marque son mépris pour tout ce qui est juif par cette boutade : Défendons d'allumer des lampes le jour du sabbat[33], parce que les Dieux n'ont pas besoin de lumière, et que les hommes n'aiment pas la fumée ! On dirait qu'il avait prévu les cierges !

 

VI. — LES QUATRE MILLE DISCIPLES.

 

Ce n'est pas seulement pour leur sicariat, pour leurs Apocalypses, pour leur déclaration de guerre à toute organisation politique de quelque forme qu'elle soit, que les christiens vont être qualifiés par Suétone de secte nouvelle et malfaisante, par Josèphe de secte adonnée aux forfaits et aux turpitudes, par Tacite de secte ennemie du genre humain à cause de la haine qu'elle lui porte dans ses pensées et dans ses actes[34]. C'est avant tout pour le principe d'hermétique insociabilité qu'ils introduisent dans le monde. Ce ne sont pas des Juifs orthodoxes, ce sont des chrétiens que Juvénal a vus près de la porte Capena. C'est l'attitude christienne par excellence qu'il a saisie et dépeinte sans les gros mots de Tacite : Le fils d'un superstitieux observateur du sabbat n'adore rien en dehors des nuages et des puissances célestes : il ne met pas de différence entre la chair de l'homme et celle du porc dont son père s'est abstenu, et aussitôt il se fait circoncire. Élevé dans le mépris des lois romaines, il n'étudie, il ne pratique, il ne redoute que la loi judaïque et tout œ que Moïse transmet à ses adeptes dans son livre mystérieux. Il n'indiquerait pas la route à celui qui n'est pas de sa religion (Jésus va plus loin : Ne saluez personne en route !) ; il ne montrerait pas la fontaine à un incirconcis. Et tout cela à cause du père qui a coulé dans l'inaction le septième jour de chaque semaine, sans prendre part aux devoirs de la vie ! Sur chaque trait de ce tableau on peut accoler un renvoi à l'Apocalypse du Joannès-jésus et à l'Évangile[35]. Ainsi la différence est déjà sensible au dehors entre les Juifs banaux et les christiens. Le Sénat la fait dans son décret et, si Tacite perd toute mesure quand il parle des Juifs, c'est qu'il songe à cette espèce dans sa fameuse sortie contre eux[36]. D'où cela vient-il ? De croyances choquées ? Nullement. On ne sait trop quels étaient les dieux de Tacite. Mais il est citoyen de Rome et sur le chapitre des Juifs il n'y a plus ni républicains, ni césariens, ni patriciens, ni plébéiens, il n'y a plus que des latins offensés.

En face de ces latins qui admettent comme citoyens des hommes appartenant à une religion étrangère se dresse le Christ repoussant les Romains qui n'abdiquent pas la leur. Septime Sévère fut terrible pour les romains qui, entraînés par l'exemple de Jésus[37], consentaient à payer à Iahvé le sanglant tribut du prépuce. On dirait de lois portées contre des déserteurs et des traîtres. Ecoutez le jurisconsulte Paul : Les citoyens romains qui se font circoncire, eux ou leurs esclaves, selon la coutume juive, sont relégués à perpétuité dans une île et privés de leurs biens. Les médecins qui ont pratiqué l'opération sont frappés de la peine capitale. Les Juifs qui auraient circoncis des esclaves d'une autre nation achetés par eux seront déportés ou frappés de la peine capitale. C'est qu'au commencement du troisième siècle, l'Apocalypse et la thèse du salut par les Juifs avaient étendu leurs ravages jusque dans la société païenne. Mais sous Tibère elles ne firent de victimes que parmi les christiens eux-mêmes. Il ne parait pas que la croisade des quatre apôtres ait déterminé la circoncision d'un seul citoyen romain.

 

Les consuls firent des sectaires juifs une recherche très exacte. Selon Josèphe y il y eut deux catégories de punitions : la relégation des quatre mille affranchis en Sardaigne, de manière qu'exposés aux brigands de File ils fussent obligés de porter les armes romaines au moins pour leur propre défense, et des châtiments plus durs encore contre ceux qui refusèrent d'obtempérer à ce décret. On relégua ceux qui persistèrent dans le refus de prêter serment à une puissance que la Loi qualifiait d'étrangère, quoiqu'ils en fussent devenus les citoyens par l'affranchissement ; mais que sont devenus leurs instituteurs, les quatre apôtres de la Loi intégrale, le transfuge de Judée et ses trois acolytes ? Ils ont été châtiés plus cruellement que les relégués et des croix furent plantées sur le Janicule.

Une chose est également certaine : il resta plus d'une Juif à Rome après la déportation des quatre mille affranchis. Il resta et les hommes libres et les esclaves et ceux des affranchis qui renoncèrent à la superstition du Christ. Il y avait plus de quatre mille Juifs à Rome sous Tibère, et après la déportation de ceux-ci en Sardaigne, la quantité en était assez considérable pour que Séjan les persécutât dans toute l'Italie, si considérable même que dix ans après, dans son Apocalypse, Bar-Jehoudda leur commande d'abandonner Rome, de fuir le cataclysme qui menace l'Occident, et de rallier Jérusalem où le Christ Jésus va venir avec l'Agneau, les Douze Apôtres et les Douze tribus célestes ! Il n'y a pas de meilleure preuve que Josèphe a été falsifié là où il y est dit qu'après la déportation des quatre mille il ne resta pas un seul Juif à Rome.

 

Philon, le grand Juif d'Alexandrie, n'a pu ignorer le sénatus-consulte de 772. C'est la plus grave de toutes les mesures de répression qui intéressent les Juifs d'Italie sous les douze Césars. Il en parlait certainement, ne fût-ce que pour distinguer ceux dont il était d'avec les sectaires qui avaient été poursuivis. Et en effet, s'il avoue que Séjan a provoqué contre eux la persécution dans toute l'Italie, il convient qu'à la chute du ministre omnipotent Tibère manda à tous les gouverneurs des provinces qu'ils les traitassent comme par le passé et respectassent leurs lois comme contribuant à l'ordre public[38]. D'où vient qu'il ne s'explique plus sur la superstition qui avait troublé cet ordre public au point de provoquer contre quatre mille d'entre eux le sénatus-consulte de 772 ? Encore une fois, il connaissait le sénatus-consulte, puisque son coreligionnaire Josèphe l'a connu. Il savait que quatre mille Juifs infectés de la superstition christienne avaient été expédiés en Sardaigne, puisque ce chiffre, qui est celui de Tacite, se retrouve également dans Josèphe. Comme Josèphe, et avant lui, il savait qu'une autre catégorie d'affranchis avaient été punis de mort parce que, selon la doctrine de Jehoudda, ils avaient refusé de porter les armes pour ne pas contrevenir aux lois de leur pays[39]. Il ne se solidarisait pas avec eux, puisque son neveu, Tibère Alexandre, s'est fait Romain et a crucifié deux des frères du Jésus, Shehimon et Jacob senior. Son texte a donc été remanié, comme celui de Josèphe, comme tous ceux qui, soit juifs, soit païens, touchent au véritable auteur de la secte christienne et à ses fils.

Quant à Josèphe, l'Eglise lui a fait subir ici les altérations les plus graves, les plus saugrenues, les plus burlesques. Si on écoutait le Josèphe d'aujourd'hui, les choses se seraient passées non en la cinquième, mais en la vingt-deuxième et avant-dernière année de Tibère, soit 789, qui est celle de la crucifixion de Bar-Jehoudda. Sur la date foi est due à Tacite : il a sous les yeux les Fastes consulaires et les Délibérations du Sénat : c'est d'un sénatus-consulte qu'il s'agit, rendu sous Silanus et Flaccus, Tacite n'a pu s'y méprendre. Quant à Josèphe, non seulement il n'a pu, écrivant à Rome, pour les Romains, sous les yeux de Vespasien, de Titus et de Domitien, ni attribuer les événements de 772 à la seule aventure de Fulvie, femme de Saturninus, ni se tromper de dix-sept ans sur leur date. Logé dans le palais même des Césars, il a puisé à la même source officielle que Tacite. Ce n'est donc point par ignorance de la chronologie, mais par esprit de classification qu'il a rapproché le mouvement de 772 de celui de 788 qui a mené le héros de l'Evangile au Guol-golta, Malgré leur intervalle, il y a connexité entre les deux mouvements, et c'est ce qu'a voulu rendre Josèphe en les rapprochant. Car le premier de ces mouvements

nous montre le Christ à Rome dix-sept ans avant la crucifixion du jésus, et c'est ce que l'Eglise n'a pu laisser dans Josèphe, sous peine de tout perdre et le profit et l'honneur. Et voilà pourquoi la date de 772 a disparu des Antiquités judaïques. Mais cela ne suffisait pas, il fallait encore enlever le motif christien de la déportation des quatre mille Juifs en Sardaigne, achever dans Josèphe l'œuvre de falsification commencée dans Tacite et dans Suétone.

 

VII. — L'HISTOIRE DE PAULINE ET DU CHEVALIER MUNDUS.

 

C'est donc par fraude qu'on y a introduit l'histoire du chevalier Mundus avec Pauline, femme de Saturninus. Ce qu'on a voulu ici, c'est égarer sur les Égyptiens l'attention qui, dans le fait, se concentrait exclusivement sur les disciples de Jehoudda, en faisant croire au lecteur que le Sénat avait poursuivi deux sectes répondant aux deux adjectifs géminés de Tacite et de Suétone : egyptiacæ et judaïcæ[40]. Dans l'impatience du mensonge, on en arrive à supposer des événements que l'archéologie romaine dément radicalement : le temple d'Isis rasé sous Tibère, la statue de la déesse jetée dans le Tibre et ses prêtres crucifiés[41]. Nous avons déjà dit que les Égyptiens n'y étaient pour rien ; on ne toucha pas aux Egyptiens, il en revint même de nouveaux qui, sous Caligula, exécutèrent leurs diableries et célébrèrent pendant la nuit des mystères infernaux[42].

Tibère n'avait renversé ni le temple ni les statues d'Isis, Josèphe le savait mieux que personne. Il savait oculairement — étant dans le cortège — qu'après la prise de Jérusalem, Vespasien et Titus avaient passé dans le temple d'Isis la nuit qui précéda leur triomphe sur les Juifs[43]. Il savait, pour passer devant quand il lui plaisait, que ce temple était situé non loin du Champ de Mars, sur la Via lata[44], et que Vespasien et Titus, soutenus par les Juifs d'Egypte contre les zélotes et les christiens de Ménahem[45], devaient à la protection de la déesse cette heureuse station dans son temple.

 

A son ineptie et à sa malpropreté, on reconnaît l'aventure du chevalier Mundus — Immundus plutôt — avec Pauline pour une invention de moine, destinée à combler le vide fait par l'Eglise dans le chapitre où Josèphe s'expliquait sur le genre de superstition que Tibère avait eu à réprimer. Ce chevalier qui offre deux cent mille drachmes à Pauline pour la posséder ; cette petite bonne d'Idé qui se charge de la lui procurer avec un rabais de cent cinquante mille drachmes ; ces prêtres d'Isis qui vont ensuite déclarer à Pauline la flamme qu'elle a inspirée à Anubis, le dieu à la face de chien ; ce rendez-vous qu'elle accepte avec lui en cabinet particulier dans le temple avec l'assentiment de Saturninus lui-même ; cet Anubis de pierre qui devient pendant toute une nuit le chevalier Mundus ; merveilleusement en chair ; cette femme qui se glorifie devant ses amies de ses relations avec Anubis ; ce mari qui ne soupçonne rien et ne se fâche qu'en apprenant, par les révélations de l'intéressé, la véritable identité d'Anubis, savez-vous bien qu'on eût parlé de cela jusqu'à Martial ? C'eût été le scandale de l'année, le scandale du siècle, et au lieu de citer Vistilia, femme de Labéon et matrone de famille prétorienne, au nombre de celles dont, cette année-là même, le Sénat réprima les dissolutions par les règlements les plus sévères[46], c'est le cas énorme et réjouissant de l'étonnante Pauline que Tacite eût transmis à la postérité. Car il ne se fait point scrupule, et il le dit, de délasser l'esprit du lecteur par un petit fait exorbitant. Or quoi de plus exorbitant que le cas de Pauline et du chevalier Mundus ? Le moine libidineux qui a forgé cette histoire n'a même pas eu l'intelligence de changer le nom de Saturninus, de sorte que ce malheureux proconsul de Syrie se trouve aujourd'hui à la tête de deux femmes légitimes en 772 : l'une, Fulvie, que les prêcheurs juifs entraînent à voler son mari pour le Fils de l'homme, l'autre, Pauline, que les prêtres d'Isis amènent à le tromper avec un chevalier incorporé dans le dieu-chien[47]. Ce Saturninus est vraiment bien éprouvé sous le consulat de Julius Silanus et de Norbanus Flaccus !

 

VII. — LES PREMIERS MARTYRS.

 

D'où venait le grand apôtre qui mena toute l'affaire ? Il semble bien qu'ayant commencé dans la maison du proconsul de Syrie, il ait été envoyé de l'Eglise d'Antioche. Est-ce Ménahem Ier, inaugurant le système des collectes pour les saints de Judée ? Est-ce Barnabas ?[48] Quel qu'il soit, il ne quêtait ni pour Hanan, ni v, pour Kaïaphas, ni pour la temple hérodien. Il travaillait pour le fils aîné de Jehoudda, pour le futur roi des Juifs. Josèphe ne donnait-il pas le nom de cet évêque, lui qui sait aujourd'hui comment s'appelait la petite bonne de Pauline sous le consulat de Silanus et Norbanus Flaccus ? Quel qu'il soit, arrêté, jugé, condamné, crucifié avec ses trois acolytes, il est le premier martyr du christianisme à Rome. Immédiatement après Jehoudda et Zadoc, c'est le plus grand homme de l'histoire apostolique. Admettons que Shehimon dit la Pierre d'Horeb soit venu à Rome sous Claude, prêchant avec Marc la résurrection de son frère ; admettons qu'un nommé Paul y soit venu sous Néron, prêchant cette même résurrection, — nous n'aurons pas de peine à renverser cet échafaudage d'impostures industrieusement dressé au quatrième siècle — qu'auraient-ils trouvé dans les synagogues ? Des christiens qui sont là depuis 772, et qui, évangélisés par les disciples de Jehoudda, annoncent le Renouvellement du monde pour le 15 nisan 789. Voilà pourquoi on fait dire à Josèphe : Il ne resta pas un seul Juif dans Rome après 772 alors que nous les y verrons encore en 782, à peine diminués par la déportation des quatre mille[49]. Pour éviter sans doute les excès d'exégèse, l'Encyclopédie des sciences religieuses de M. Lichtenberger supprime radicalement le nom de Ménahem. Nous nous y attachons d'autant plus fortement, pensant que Ménahem, loin d'être un comparse — encore n'y en a-t-il pas tant ! — est, au contraire, par le romanesque de son enfance et par son rôle dans l'église d'Antioche, au tout premier plan de l'apostolat. Nous portons le même intérêt à Lucius de Cyrène et à Siméon dit Niger, sur qui le même ouvrage observe un silence rigoureux, quoiqu'ils soient avec Ménahem les pères de l'Eglise d'Antioche[50] et peut-être ceux de l'Eglise de Rome en 772.

 

Tout a été bon pour cacher cette vérité qu'il y avait eu parmi les Juifs de Rome en l'an cinquième de Tibère un apostolat Christian précédant de dix ans la prédication du Joannès-jésus au Jourdain, fixée par Luc et par l'Apocalypse elle-même à l'an quinzième de ce même Tibère. On ne pouvait avouer cela sans tuer dans l'œuf évangélique le mensonge de Jésus en chair et dans l'œuf ecclésiastique le mensonge qui fait immédiatement suite à celui-là : Pierre et Paul fondateurs de la religion de Jésus-Christ à Rome. Horreur ! il y avait eu une église, un épiscope et trois diacres à Rome en 772, douzième année de la Nativité de Jésus pendant le Recensement[51]. Il y avait eu une église, des épiscopes et des diacres en Sardaigne d'où sortit au quatrième siècle le fameux Lucifer de Cagliari, et qui auraient pu, sénatus-consulte en main, réclamer le second rang parmi toutes les églises d'Occident. Car le sénatus-consulte de 772 désignait si clairement les disciples de Jehoudda que l'interpolateur de Tacite — arien — qui les mêle à l'incendie de Rome sous Néron dit : Réprimée une première fois, cette secte connue pour ses infamies levait de nouveau la tête[52]. Or nous verrons que, depuis cette première répression, les Juifs de Rome ne furent expulsés ou punis sous aucun des successeurs de Tibère[53] ; que sous Tibère même, cet exemple fait et la ville purgée de ces imposteurs, les Juifs paisibles continuèrent à habiter Rome dans les conditions où ils l'habitaient sous Auguste : et déjà vous avez entendu les louanges que leur interprète le plus éloquent, Philon, décerne à Tibère en leur nom.

Le mouvement de 772 était si bien un mouvement christien, cela ressortait si nettement de Josèphe et de Suétone, de Tacite et de Philon, que les historiens ecclésiastiques du cinquième siècle, comme l'Espagnol Orose, n'ont pas hésité à transférer à Pierre, sous Claude, le bénéfice de l'expulsion apostolique qui avait eu lieu sous Tibère. Nous verrons toutes ces belles choses en leur temps et d'autres qui les surpassent encore ; on nous montrera Tibère suppliant le Sénat, sur le rapport de Pontius Pilatus, d'inscrire Bar-Jehoudda parmi les dieux ! Voici l'origine de cette galéjade. Tant par reconnaissance pour les mesures qu'il avait prises contre la cherté des grains que par protestation contre l'Apocalypse christienne, il y eut des sénateurs pour proposer qu'outre le titre de Père de la patrie, on décernât à Tibère celui de Seigneur[54]. Il les en réprimanda fort sévèrement dans un discours qui les mit sur les épines, venant d'un prince qui craignait la liberté, mais qui haïssait l'adulation. D'où l'Église a pris prétexte de dire qu'il avait demandé pour le crucifié de Pilatus le titre de Seigneur qu'il avait refusé pour lui-même !

 

La première croisade du Christ est celle de Terreur contre la vérité, du fanatisme contre la civilisation, de l'imposture contre l'expérience. Pas plus qu'aujourd'hui Dieu n'était bête et méchant, pas plus qu'aujourd'hui il n'avait de Fils céleste en forme d'homme, pas plus qu'aujourd'hui les Juifs n'étaient ses fils terrestres et les dispensateurs du salut. Pour la troisième fois depuis le Massacre des Innocents, Dieu montra qu'il n'avait point do fils du tout. Aux six mille Innocents d'Hérode, aux sept mille victimes du Recensement il ajouta les quatre mille déportés de Sardaigne. Il fournit aux consuls les bateaux plats de la transportation, à la Sardaigne les brigands et les fièvres qui décimèrent les élus. Tandis que chaque matin, au soleil levant, les fils de Dieu priaient le Christ Jésus d'anéantir les goym, fussent-ils justes, chaque soir les Gaulois, au soleil couchant, se plaçaient devant leur porte et sonnaient de la trompe pour avertir les étrangers, fussent-ils Juifs, qu'une maison leur était ouverte.

 

 

 



[1] Sous le consulat de Julius Silanus et de Norbanus Flaccus. (Tacite, Annales, liv. II, ch. LXXXVI.)

[2] Tibère, ch. XXXVI.

[3] De natura Deorum, livre II, et Somnium Scipionis.

[4] Plutarque, De Iside et Osiride.

[5] Les calculs de Jehoudda ne différaient pas énormément des leurs. Voyez la Nativité selon l'Apocalypse, p. 128.

[6] Selon l'Apocalypse, p. 128.

[7] Ceci dans Lucain (livre VII), d'après les Apocalypses qui déjà circulaient au temps de Pompée.

[8] Cela dans Ovide, sous Auguste.

[9] De divinatione, livre II, et lettre à Atticus.

[10] Métamorphoses, livre XIV, 3.

[11] Virgile et Horace, d'après lesquels on peut conclure qu'une sibylle est un personnage millénariste.

[12] Pris textuellement, sauf les qualificatifs, à Flavius Josèphe.

[13] L'esclavage est un fait social déplorable, mais commun à toute l'antiquité.

[14] Libertini genere ne signifie pas absolument qu'ils étaient fils d'affranchis, comme on l'a généralement entendu du texte de Tacite, mais qu'ils étaient de l'espèce, de la catégorie, delà condition, du genre des affranchis.

[15] Dans des temps plus anciens, en 614, on avait expulsé une première troupe d'aventuriers qui, sous prétexte d'introduire le culte de Jupiter Sabazius, travaillaient à corrompre les mœurs romaines. Ces corrupteurs seraient, paraît-il, les adorateurs de Sabaoth et les pratiquants du sabbat, des Juifs apôtres de la Circoncision. Quoique Valère Maxime, qui cite ces faits, ne donne pas le nom de ces aventuriers, le cardinal Mai établit qu'il s'agit des Juifs par les notes de deux abréviateurs des Faits mémorables, Julius Paris et Nepotianus : l'un et l'autre nomment les Juifs, et Nepotianus ajoute qu'ils travaillaient à propager leurs rites chez les Romains. C'est la raison de leur expulsion par Cornélius Hispallus, préteur des étrangers.

D'autres toutefois nient fortement qu'il s'agisse des Juifs et croient que Sabazius est Bacchus. Ils semblent bien être dans le vrai.

[16] Talmud, cité par Amitaï, Romains et Juifs, p. 32.

[17] Shehimon et Jacob senior qui se levèrent en effet sous Claude quatorze ans après la crucifixion de leur aîné.

[18] Philon, Légation à Caius, trad. Delaunay, p. 323.

[19] Mathieu, d'après les Paroles du Rabbi.

[20] Josèphe, Guerre des Juifs, l. II, ch. XI.

[21] Genèse, XVII, 12. Lévitique, XXV, 44-46. Je ne cite pas d'autres textes pour rester avec les cinq livres révélés par le Christ.

[22] Exode, XXVI, 2-6 et surtout 4-6.

[23] Les boulangers christiens ne l'ont point inventé. Chez les Romains un pauvre se présentait-il ? On lui donnait soit la moitié de ce pain soit un quart, selon qu'on était plus ou moins généreux. Pythagore recommande de ne point le rompre, de le donner tout entier, et Salomon dit dans l'Ecclésiaste : Jetez votre pain sur l'eau qui court, (soit : Donnez-le à tout venant.) Vous verrez dans l'Évangile, par l'épisode de la Syro-phénicienne, que Jésus n'est point de cet avis.

[24] Je parle ici du mercantilisme baptismal, seconde étape du christianisme zélote rigoureusement fermé aux goym.

[25] La lèpre, dit l'Empereur Julien.

[26] Livre II, ch. VII, et liv. VII, ch. LV.

[27] Actes des Apôtres, XXIII, 24. Scène fabriquée pour mettre en présence, sous le nom de Paul, la folie christienne et la doctrine romaine. La conversion de Saül, ennemi acharné des fils de Jehoudda, en apôtre Paul, est une dès mystifications les plus extraordinaires du jésu-christianisme.

[28] Actes des Apôtres, XVII, 19-33.

[29] Tacite, en propres termes (Annales, liv. V, ch. II).

[30] Nous verrons qu'il n'en est rien et qu'il s'agit d'une interpolation faite dans Tacite soit par un arien, soit par un païen du cinquième siècle, peut-être même postérieur.

[31] Notons que dans Sénèque la nationalité de la secte poursuivie est supprimée par la même main qui l'a enlevée également dans Tacite et dons Suétone. Au moins n'y est-il pas plus question des Egyptiens que dans Josèphe et dans Philon. C'est une compensation.

[32] On comprend à ce mot et à bien d'autres, dont il n'y a pas d'équivalent dans l'Evangile, que l'Eglise ait cherché à s'annexer Sénèque par tous les moyens, les plus malhonnêtes comme les plu, ridicules. N'a-t-elle pas osé faire de Sénèque un complice du fourbe qui a fabriqué les Lettres de Paul ?

[33] Chaque sabbat. Dieu renouvelait la semaine, réduction de l'année et du siècle, qui étaient eux-mêmes une réduction du temps. C'était le vrai motif qui inspirait les Egyptiens à la Fête du Renouvellement du siècle, lorsqu'ils changeaient la nuit en un jour brillamment éclairé par des myriades de lampes. C'est aussi le sens de l'illumination le soir du sabbat.

Le septième jour de la semaine, jour néfaste pour les Romains et les Grecs, était jour de liesse pour les Juifs, christiens ou non. En célébrant le jour de Saturne, dieu de la Pluie, dieu sombre et de mauvais augure pour les autres peuples, les Juifs semblaient se réjouir quand les autres s'attristaient. Les Romains et les Grecs auraient été fort embarrassés d'expliquer la superstition qui les prévenait défavorablement contre le jour de Saturne. Mais s'ils avaient évoqué l'ombre de leurs ancêtres orientaux, l'ombre leur eût expliqué la terreur instinctive qu'ils avaient du jour consacré à un dieu capable de ramener le déluge. Donner l'accent de la joie à un jour pendant lequel les Romains n'osaient rien entreprendre qui ne fût manqué d'avance, c'était afficher de mauvais sentiments à leur endroit. L'antijudaïsme populaire vient en partie de là. Tacite reprochera aux Juifs de s'appliquer à faire tout au rebours.

[34] Pour l'instant je limite cette nomenclature aux écrivains romains du premier siècle et j'y comprends Josèphe qui, sur les disciples de Jehoudda, s'exprime comme s'il était latin. Encore ne citè-je pas ici tous ceux qui se sont prononcés sur cette superstition démoniaque.

[35] J'entends par là l'Evangile en sa forme première dont il reste plus d'une trace en celui d'à présent, malgré les corrections successives qu'il a subies.

[36] Remaniée, tronquée, vidée de tout ce qui s'adressait spécialement à la secte christienne.

[37] On a circoncis Jésus quoiqu'on fût libre de ne pas le faire, puisque c'est un personnage de fantaisie. Mais jusqu'au troisième siècle, sans la circoncision, point de salut.

[38] Légation à Caïus (Caligula), trad. Delaunay.

[39] Antiquités judaïques.

[40] C'est pour cette raison que les faussaires ont suivi l'ordre dans lequel les doux adjectifs se présentent dans le texte latin, et inventé l'affaire égyptienne qu'ils ont eu soin de placer avant la juive.

[41] Ainsi il y eut des crucifiés qu'on ne voit plus ni dans Josèphe, ni dans Suétone, ni dans Tacite, ni nulle part.

[42] Suétone, Caligula. Des Maures firent de même.

[43] Guerre des Juifs, livre VII, ch. XVI, et Suétone, Vespasien.

[44] A l'endroit où est aujourd'hui l'église Saint-Marcel (Marliani, Topographia Romœ, édition de Rabelais, Lyon, S. Gryphius, 1534). On ne sait à quel moment précis Isis eut son temple dans Rome même. Mais il n'importe ici, car de deux choses Tune : ou ce fut sous Auguste, en récompense des services que l'Egypte lui avait rendus contre Antoine, ou ce fut sous les successeurs de Tibère, et dans un cas comme dans l'autre, cet empereur n'a point démoli de temple d'Isis, puisque dans le premier cas, ce temple existait encore sous ses successeurs, et que dans le second il n'existait pas encore.

Tous les poètes, depuis Auguste jusqu à Domitien, parlent du temple d'Isis comme d'un édifice qui n'a reçu aucune atteinte de qui que ce soit. Lucain dit dans son apostrophe à l'Egypte, qui a vu tomber la tête de Pompée, la première Bête de l'Apocalypse : Nous, Romains, nous avons élevé des temples à ton Isis, nous avons reçu ses chiens demi-dieux, son sistre qui commande le deuil, et cet Osiris que tes pleurs attestent n'être qu'un homme. Et toi, Egypte, tu laisses les mânes de Pompée dans la poussière !

Ce temple se dressait près de l'antique section de vote ménagée pour les tribus dans le Champ de Mars. Que la blanche lo l'ordonne, s'écrie Juvénal, dans sa satire contre les femmes, et elle ira jusqu'aux confins de l'Egypte, puiser dans l'île de Meroë les eaux chaudes dont elle arrosera le temple d'Isis, voisin de l'antique demeure du pâtre Romulus (car c'est ainsi que quelques-uns traduisent).

A Merœ portabit aquas, quas spargat in ædem

Isidis, antiquo quas proxima surgit oviti.

[45] Le dernier des frères de Bar-Jehoudda.

[46] Tacite, Annales, liv. II, ch. LXXXV.

[47] Eh bien ! toute stupide qu'elle est, cette histoire a sa raison -d'être. Elle répond de biais à des accusations portées contre les mœurs de quelques sectes christiennes mais en un temps qui n'est plus celui de Tibère. Anubis fait partie des bagages du christianisme : nous le verrons à l'œuvre.

Dès le temps de Juvénal, Isis était devenue trop complaisante aux femmes. Son temple était un rendez-vous beaucoup trop fréquenté. (Juvénal, Satire VI). Dans les deux sexes on se faisait beau pour y aller. Les mystères d'Isis ont longtemps passé auprès des Empereurs pour très inoffensifs au point de vue politique. Outre ce qu'en dit Lucain, Suétone parle des cérémonies auxquelles participa l'empereur Othon en habits de lin blanc, Lampride du zèle que Commode montra pour Isis, au point de se raser la tête et d'ordonner aux prêtres isiaques de se frapper la poitrine avec des branches de pin jusqu'à s'en rendre malades. Selon Spartien, Caracalla remplit la ville de temples d'Isis. Héliogabale le suivit dans cette voie. Il y eut dans la Via Flaminia des lieux publics consacrés à Isis sous le nom d'Iseum et à Sérapis sous le nom de Serapeum.

[48] Une tradition recueillie dans Clément le romain veut que Barnabas soit venu à Rome avant tous ceux que l'Eglise y fait venir aujourd'hui.

[49] Apocalypse, XXIII, 4 et suiv. Sortez de Babylone (Rome), Babylone d'Occident ô mon peuple, de peur que vous n'ayez part à ses péchés, et que vous ne soyez enveloppé dans ses plaies. Traitez-la comme elle vous a traités, rendez-lui au double toutes ses œuvres ; dans le même calice où elle vous a donné à boire faites-la boire deux fois autant. Etc.

[50] De l'aveu même des Actes des Apôtres, XIII, 1, qui se sont bornés à déplacer la chronologie en ce qui concerne ces personnages.

[51] En un mot, Jésus aurait eu alors douze ans !

[52] Interpolation qui semble avoir été faite avec des lambeaux de phrase empruntés au passage où Tacite parlait des christiens de 772.

[53] On a interpolé Suétone, Vie de Claude, pour lui faire dire, conformément à l'une des impostures des Actes des Apôtres, que les Juifs avaient été expulsés de Rome sous Claude. Il y eut en effet de l'agitation christienne parmi eux mais superficielle, et elle ne fut nullement suivie d'expulsion. Dion Cassius, notamment, est formel sur ce point.

[54] Tacite, Annales, livre I, ch. LXXXVII.