L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — VI. L'ART

CHAPITRE XXXIII — CONCLUSIONS.

 

 

Si nous résumons les pages qui précèdent, nous aurons l'image d'une époque de transition où se rencontrent les tendances les plus variées. On y trouve encore maintes traces de barbarie. La propreté de la maison comme celle du corps laisse à désirer et, par suite, la finesse de l'odorat n'est guère développée. De même la nourriture est d'une simplicité primitive ; elle se compose généralement de la chair de bestiaux et de pain ; on ne fait mention dans l'Épopée ni de volailles ni de légumes. Le poisson qui, depuis le cinquième siècle, était considéré à Syracuse et bientôt après à Athènes et dans d'autres villes grecques comme un mets très délicat, est dédaigné. Si les compagnons d'Ulysse, retenus dans l'île d'Hélios[1] et ceux de Ménélas, arrêtés par une accalmie dans l'île de Pharos[2], se résignent à prolonger leur existence en mangeant du poisson, c'est qu'ils sont terriblement affamés[3]. Quant à la manière de fortifier les villes, les Grecs des âges homériques ont, à notre avis, rétrogradé à l'état de barbarie : ils ne protégeaient plus leurs cités par des remparts en pierre, comme c'était l'usage dans leur patrie avant l'irruption des Doriens, mais bien au moyen d'ouvrages en terre, en briques et en bois.

Les raffinements très variés, dus à l'influence de la civilisation supérieure de l'Orient, offrent un contraste frappant avec ces particularités primitives. Le costume, les ornements, la coupe des cheveux et de la barbe ont alors un cachet entièrement oriental. Le principal vêtement des femmes, le péplos, conserve bien encore sa forme antique et traditionnelle, mais on y sent, à bien des points de vue, l'influence des tissus bariolés de l'Asie Mineure. C'est aussi de la partie sud-ouest de cette contrée que provient l'usage de recouvrir les murailles de plaques métalliques, de les incruster d'ivoire et d'émail et probablement aussi le goût immodéré des parfums enivrants. Ce sont les 'Phéniciens qui introduisent les vêtements et les vases les plus précieux dans les maisons des chefs du peuple, et, dans le domaine des arts, les Grecs marchent généralement sur les traces des Orientaux. Si un lecteur moderne de l'Épopée se trouvait d'un coup de baguette subitement transporté dans le Mégaron d'un roi ionien, au moment où un aède homérique y réciterait un chant nouveau, l'aspect conventionnel des choses et les couleurs éclatantes de l'entourage lui feraient croire qu'il est, non pas devant une assemblée de Grecs, mais plutôt à Ninive, à la cour de Sennachérib, ou à Tyr, dans le palais du roi Hiram.

L'armement militaire ne se ressent pas moins de l'influence orientale. De même que chez les Égyptiens et chez les peuples de l'Asie Mineure, de même en Grèce les principaux guerriers s'élancent au combat sur des chars ; cet attelage joue un rôle très important dans l'attaque, dans la retraite comme dans la poursuite. Par contre, les Ioniens firent un progrès notable dans la manière de protéger le corps du combattant, et ce par l'adoption d'une armure très rapprochée de celle des hoplites des temps ultérieurs. Cependant cette armure est, autant que nous le sachions, le seul parmi les produits industriels de ces siècles reculés qui marque une différence tranchée entre les Grecs des temps homériques et les peuples de l'Orient.

Le commerce entre individus et en général toutes les formes de la vie sociale sont encore comme comprimées et apprêtées. Même la langue de l'Épopée, dans laquelle les Grecs anciens nous ont transmis le monument le plus magnifique de leur poésie et de leurs aspirations, est conventionnelle. Mais sous cette enveloppe s'agite déjà puissamment le génie propre de la Grèce.

Cette antipathie pour tout ce qui manque de plan, qui est le trait fondamental de l'esprit hellénique ou classique, s'accentue déjà avec netteté et vigueur dans l'Épopée. La conception délicate de la beauté physique et l'enthousiasme ardent qu'elle provoque sont également tout à fait helléniques. Les poètes voient non seulement l'effet d'ensemble de la forme et certaines particularités saillantes, telles que les beaux bras blancs, mais encore des détails qui échappent facilement à l'œil de l'observateur, comme par exemple la finesse des chevilles[4]. On chercherait en vain un détail semblable dans la poésie provençale ou chez les minnesanger allemands. Il n'existe dans la poésie d'aucun autre peuple une figure qui représente, au même degré qu'Hélène, la puissance surnaturelle de la beauté. Et ce sens esthétique ne se bornait pas aux formes épanouies et florissantes de la jeunesse, mais encore à la vieillesse pleine de dignité. Quand Achille admire la belle figure de Priam assis devant lui[5], il éprouve les mêmes sentiments que les Athéniens, lorsqu'ils ordonnent que les plus beaux vieillards prennent part en qualité de θαλλοόροι (c'est-à-dire avec des rameaux d'olivier à la main), à la procession des Panathénées[6]. On rencontre même dans l'Épopée les premières traces du culte du nu, culte qui prendra plus tard un si grand développement. Lorsqu'Achille a tué Hector et qu'il l'a dépouillé de son armure, les Achéens s'approchent et admirent la beauté du cadavre dénudé, étendu devant eux[7]. Ils éprouvent donc déjà une sensation esthétique semblable à celle que les guerriers athéniens manifesteront quelques siècles plus tard à la vue du cadavre de Masistios, général de la cavalerie persane, tombé à la bataille de Platées[8]. Priam dit qu'il importe peu que le cadavre d'un jeune homme Bise à terre, car tout en lui est beau ; au contraire, un vieillard, dans le même cas, offre un spectacle repoussant[9]. Un contemporain de Sophocle ne s'exprimerait guère autrement sur ce sujet. Toutefois ce sens est, à l'époque homérique, purement abstrait et n'exerce aucune influence sur les mœurs. Il est encore honteux pour un homme de se montrer nu parmi les autres hommes[10] ; on se ceint encore les reins à la lutte et au pugilat[11]. Ce n'est que dans la 15e Olympiade que le Mégarien Orsippos, courant dans une diaulos, ose quitter sa ceinture[12].

Les descriptions ont aussi presque partout dans l'Épopée un cachet grec. Il est vrai qu'on y rencontre encore quelques figures de monstres, comme Briarée aux cent bras[13], le géant Otos qui a neuf toises de hauteur sur neuf aunes de largeur, Éphialtès[14], Scylla aux douze pieds, six têtes, dont chacune est armée de trois rangées de dents[15]. Mais ces créations qui, en parties inspirées par des motifs orientaux, semblent avoir pris racine dans l'imagination du peuple bien avant l'Épopée, ne pouvaient guère être modifiées par les poètes. Abstraction faite de ces cas isolés, les faits et les choses sont décrits avec mesure, avec précision et avec une grande plasticité, c'est-à-dire d'une manière classique dans le sens le plus élevé du mot. Les types des principaux dieux et héros se présentent déjà avec une netteté merveilleuse à l'imagination des poètes. Rappelons à ce propos les vers où il est dit que Agamemnon par ses yeux et par sa tête ressemble à Kronion qui lance des éclairs, à Arès par sa ceinture et à Poséidon par sa puissante poitrine[16]. Rappelons encore les portraits caractéristiques des rois achéens, tels qu'ils ressortent de la conversation entre Priam et Hélène sur les murs de Troie[17] ; enfin les vers célèbres dans lesquels Zeus d'un signe de tète exauce la prière de Thétis[18]. Aucune autre poésie populaire n'a fourni à l'art plastique autant de modèles que l'Épopée homérique. On trouve même dans certaines de ses parties tels types qui sont conçus de diverses manières, entièrement conformes aux variations que l'idéal de la divinité a subies à travers les différentes époques de l'art grec. Dans l'Iliade, Hélène nous apparaît sous une forme surnaturelle, dont la beauté agit comme une force spontanée de la nature[19]. Dans l'Odyssée, au contraire, elle se rapproche davantage de la condition humaine : elle est sensible, curieuse et espiègle ; c'est une femme belle et aimable qui a conscience de quelques péchés de jeunesse excusés par des circonstances atténuantes[20]. Notre pensée se reporte ici involontairement vers la façon toute différente dont les artistes du cinquième siècle et ceux du quatrième concevaient la figure d'Héra : nous nous représentons, d'une part, l'expression énergique et presque terrifiante de la tête du Palais Farnèse[21], et, d'autre part, la douce majesté de la Junon Ludovisi. Enfin le poète qui a décrit le bouclier d'Achille a même inventé un cycle de tableaux complet et dominé par une pensée unique ; son imagination a su les grouper, du moins en partie, d'après des principes« esthétiques. Tous ces faits dénotent des aptitudes extraordinaires pour l'art plastique. Mais les Grecs d'alors n'étaient pas encore à même de donner à ces idées artistiques une forme correspondante en argile, en métal ou en pierre. Plus d'un siècle s'écoula avant que l'art grec pût créer un cycle de tableaux pareils à ceux imaginés par le poète qui a décrit le bouclier d'Achille. Il fallut plus de temps encore pour arriver à cette forte caractéristique individuelle dont sont empreints les principaux personnages agissants de l'Épopée. La souveraine puissance de Zeus, si merveilleusement dépeinte dans les vers cités de l'Iliade, ne trouva sa fidèle expression que dans la statue olympienne de Phidias. L'Épopée nous décrit la laideur très caractéristique de Thersite[22], du héraut Eurybatès[23], des fonds de paysage comme la grotte de Calypso[24] ou la baie de Phorkys[25] ; en art, on ne constate des tendances à traduire les mêmes sujets d'une manière analogue qu'à l'époque d'Alexandre et de ses successeurs.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Odyssée, XII, 329-331.

[2] Odyssée, IV, 368-369.

[3] Si l'on trouve parfois des comparaisons tirées de la pèche (Iliade, V, 487, XVI, 406-409, XXIV, 80-82 ; Odyssée, X, 124, X11, 251-254, XXII, 384-388), c'est que le bas peuple, n'ayant point de bétail, avait déjà commencé à chercher une nourriture facile dans la pèche, tandis que les possesseurs de troupeaux. depuis le roi jusqu'au porcher, tenaient à l'usage traditionnel de se nourrir de viande. Il est possible d'ailleurs que ces allusions, qui contrastent d'une manière si frappante avec les récits de l'Épopée, aient été intercalées plus tard. En tout cas, des données qui dénotent une extension de la pêcherie ne se trouvent que dans un chant récent de l'Odyssée (XIX, 113) et dans un passage des Kypria.

[4] Έΰσφυρος, καλλίσφυρος, τανύσφυρος sont des épithètes fréquemment appliquées aux femmes. Nous avons fait remarquer plus haut (Iliade, IV, 147), les σφυρά καλά de Ménélas.

[5] Iliade, XXIV, 631.

[6] Michaëlis, Der Parthenon, p. 330-331, n° 201-205.

[7] Iliade, XXII, 369.

[8] Hérodote, IX, 25.

[9] Iliade, XXII, 71-76. Ce passage a été imité par Tyrtée II, 10, 21-30.

[10] Iliade, II, 262.

[11] Iliade, XXIII, 683, 710. Odyssée, XVIII, 30, 67, 76.

[12] Pausanias, I, 44, 1. C. I. G. n° 1050. Suivant une autre tradition, ce serait le Lacédémonien Akanthos : Denys d'Halicarnasse, VII, 72. Comparez O. Müller, Die Dorier, II, p. 260, note 1.

[13] Iliade, I, 403.

[14] Odyssée, XI, 305-311.

[15] Odyssée, XII, 85-92.

[16] Iliade, II, 477.

[17] Iliade, III, 161-242.

[18] Iliade, I, 528.

[19] Iliade, III, 154-160.

[20] Odyssée, IV, 138-146, 184, 259.264, 277-279 ; XV, 125-129.

[21] Mon. dell' Inst., VIII, pl. I.

[22] Iliade, II, 216-219.

[23] Odyssée, XIX, 246.

[24] Odyssée, V, 57-74.

[25] Odyssée, XIII, 96-112.