L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — V. USTENSILES ET VASES

CHAPITRE XXIX. — LA COUPE DE NESTOR.

 

 

Les vers qui s'y rapportent sont les suivants (Iliade, XI 632 et suiv.) :

πρ δ δπας περικαλλς, οκοθεν γ γεραις,

χρυσεοις λοισι πεπαρμνον· οατα δ ατο

τσσαρ σαν, δοια δ πελειδες μφς καστον

χρσειαι νεμθοντο, δω δ π πυθμνες σαν.

λλος μν μογων ποκινσασκε τραπζης

πλεον ἐόν, Νστωρ δ γρων μογητ ειρεν.

Depuis qu'on se livre à la critique et à l'interprétation scientifique de l'Épopée, les poètes et les artistes se sont beaucoup occupés de cette description. Aristarque l'a analysée avec sa rigueur habituelle[1]. Dionysios de Thrace, avec les renseignements recueillis par ses disciples, fit faire une reproduction de la coupe, que l'Héraclite Promathidas explique tout au long[2]. Le ciseleur Apelles nous a laissé quelques observations sur la technique et sur les éléments de la forme de cette coupe[3]. Asklépiadès de Myrleia lui a consacré une monographie à part intitulée περίτής νεστορίδος, dont on trouve des extraits dans Athénée[4].

Pour avoir une idée exacte de cette coupe, il faut d'abord se rendre bien compte de ce que pouvaient être les deux πυθμένες dans la partie inférieure du vase. Plusieurs commentateurs anciens ont déjà reconnu avec raison que ce mot ne signifie point ici fond, sol, mais pied ou support ; on le retrouve d'ailleurs employé avec ce dernier sens dans un autre passage de l'Iliade (XVIII, 375[5]). Mais on n'était point d'accord sur la question de savoir comment expliquer ce double pied ou ce double support. Quelques savants, comme Aklépiadès de Myrleia, admettaient un pied composé de deux membres ou parties dont l'une (celle d'en haut) tenait au récipient et en sortait, et l'autre (celle d'en bas) formait le pied proprement dit ou le piédestal du vase[6]. Cette interprétation, comparée à la simplicité plastique de la description épique, nous semble un peu forcée. Aristarque est plutôt dans le vrai quand il suppose que les deux πυθμένες étaient des supports ou appuis placés de chaque côté sous le récipient[7]. C'est évidemment sur cette opinion d'Aristarque que s'appuie la reconstitution tentée par son disciple Dionysios de Thrace. Celui-ci, selon les notes laissées par Promathidas[8], supposait une coupe pourvue de deux étais obliques en forme de massues. Comme preuve à l'appui, il cite une coupe analogue dans le temple de Diane près de Capoue, où on la montrait comme étant la coupe de Nestor. Décidément Aristarque et son intelligent élève se sont rapprochés le plus de la vérité.

Des étais comme ceux que supposent les deux savants se rencontrent dans les vases de métal qui précèdent ou qui suivent immédiatement l'époque homérique. Dans un tombeau en puits de Mycènes, on a trouvé un gobelet d'or qui, à bien des points de vue, rappelle la description homérique[9]. Son pied se compose d'un cylindre qui repose sur une base en forme de disque ; les deux anses, fixées sur le bord inférieur du calice, sont transformées en appuis qui descendent jusqu'à la base où ils sont consolidés avec des rivets. Nous savons par les antiquités étrusques que ces anses-appuis étaient encore usitées après l'époque homérique. On a trouvé deux gobelets semblables en bronze repoussé dans un tombeau de Cæré contenant des vases grecs qui remontent aux dernières années du sixième siècle avant J.-C.[10]. Les deux récipients sont soutenus au milieu par une espèce de cône tronqué et sur les côtés par des bandes verticales ou rubans en bronze maintenues avec des rivets au bas du récipient et à la base du pied. Le plus grand de ces gobelets, qui a 0m,33 de hauteur, est muni de deux appuis analogues, ornés chacun d'un serpent allongé en relief. Le plus petit, qui ne mesure que 0m,28 de haut, s'appuie sur trois de ces bandes ornées de points faits au repoussé. Les motifs décoratifs de ces appuis ont été reproduits souvent par les céramistes étrusques, dans les poteries noires dites vasi di bucchero[11]. Les πυθμένες de la coupe de Nestor étaient certainement des appuis semblables à ceux de la coupe d'or de Mycènes et des poteries ou vases de bronze provenant des tombeaux étrusques. L'Épopée fait toujours ressortir les particularités saillantes des objets ; il est donc tout naturel que le poète ne parle que de ces appuis et passe sous silence le pied de la coupe. Les anciens Ioniens savaient du reste qu'une coupe ainsi étayée avait un pied et ils l'ajoutaient dans leur imagination lorsque le poète n'en disait mot. Il est à remarquer aussi que tous ces gobelets et coupes étrusques sont d'un grand volume ; or le poète fait précisément ressortir le poids de la coupe de Nestor.

Il est à peine besoin maintenant de réfuter l'opinion des savants modernes qui prennent πυθμήν dans le sens de fond. Heyne[12] et Otfried Müller[13], partant de ce point de vue que la coupe avait deux fonds, en concluent que c'était une coupe double, analogue à celle que l'on considérait auparavant comme un δέπας άμφικύπελλον ; cette hypothèse est absolument erronée, puisque ce δέπας n'avait qu'un seul fond commun aux deux récipients, tandis que la coupe de Nestor, si πυθμήν doit être traduit par fond, en aurait eu deux. Schliemann[14] qui repousse avec raison l'hypothèse d'une coupe double, cherche à justifier celle d'un double fond, se référant en cela au vase d'or trouvé à Mycènes. Comme le pied de celui-ci se termine par une base en forme de disque, il suppose que le poète, en attribuant deux fonds à la coupe de Nestor, a voulu désigner, d'une part le fond du récipient, et, d'autre part, le fond du vase tout entier, c'est-à-dire la base du pied. Or il serait complètement superflu de faire ressortir ce fait tout naturel que le récipient a un fond, et l'indication d'un détail aussi secondaire et aussi peu saillant que la base du pied ne serait pas conforme aux habitudes de la description épique. Mais, sans même tenir compte de cette objection, il semble impossible que les auditeurs du poète aient compris ce passage dans le sens que lui donne Schliemann. Nous connaissons des calices d'argent et d'ivoire du moyen-âge et des temps modernes dont le pied repose sur une base en forme de disque, comme la coupe d'or de Mycènes. Supposons qu'un poète moderne, décrivant un de ces calices, dise :  il est rehaussé de belles scènes de chasse en relief ; il a deux fonds. Ces deux fonds seraient une énigme même pour un collectionneur qui possède ou qui manie journellement un grand nombre de ces vases.

S'il est démontré d'une manière indiscutable que ces πυθμήνες de la coupe de Nestor étaient des appuis, il parait impossible de se faire une idée exacte de la disposition et de la forme des quatre anses entourées de couples de colombes en or. Quelques commentateurs anciens[15] supposaient de chaque côté du récipient deux anses superposées, citant à l'appui des hydries corinthiennes dont les particularités nous sont malheureusement inconnues. Ils pensaient sans doute aux anses verticales qui permettaient de passer de chaque côté du vase, pour le prendre, l'index et le médius. Suivant d'autres[16], il y avait de chaque côté deux anses horizontales juxtaposées correspondant à la forme de la lettre ω et où l'on passait les doigts par en haut. L'orfèvre Apelles[17], au contraire, niait l'existence de quatre anses et n'admettait que deux anses verticales ; mais chacune d'elles aurait consisté en deux tiges réunies au bord inférieur et au bord supérieur du récipient ; ce sont ces quatre tiges que le poète aurait désignées comme étant quatre anses. Dans les deux premiers essais de reconstitution, les colombes seraient placées de chaque côté des quatre anses, dans celui d'Apelles à l'endroit de la jonction des tiges au haut de la coupe. On peut du reste faire beaucoup d'autres hypothèses sur la disposition et la forme des anses. En tout cas, il est curieux de constater que la coupe de Nestor était précisément ornée de colombes, tout comme la coupe d'or de Mycènes.

Nous avons encore à mentionner à cette occasion deux coupes en terre trouvées dans la nécropole de Nicosia (île de Chypre)[18] et que nous ne connaissons jusqu'à présent que par une courte description[19]. Comme cette nécropole témoigne d'une civilisation analogue à celle des colonies troyennes primitives, nous sommes en droit d'admettre que les poteries cypriotes appartiennent à une époque plus ancienne que l'exemplaire du tombeau en puits de Mycènes. Chacune de ces coupes, si nous en comprenons bien la description, est pourvue de deux anses en forme d'écuelle et placées perpendiculairement au bord vis-à-vis l'une de l'autre ; dans les intervalles, le bord est orné d'un couple de colombes.

Quant aux clous ou rivets d'or qui, suivant l'Épopée, garnissaient la coupe de Nestor, les anciens déjà se sont demandé si ces clous servaient en même temps à consolider et à orner ou simplement à orner le vase[20]. Il est d'autant plus difficile de répondre à cette question que le poète ne nous dit pas de quelle matière était faite cette coupe. En supposant que ce fût l'argent ou le bronze, les clous n'étaient pas purement décoratifs, mais servaient à consolider les feuilles métalliques dont le vase était composé. Cela n'empêchait point l'ornementation au moyen d'une série de clous de bronze. C'est d'ailleurs un motif décoratif fort ancien et qui semble avoir pénétré dans la péninsule apennine par la voie de terre même avant toute colonisation grecque. Dans la nécropole de Casinalbo de Modène, dont le mobilier rappelle les produits industriels des villages sur pilotis italiotes, on a trouvé des poteries ornées d'une série de clous enfoncés dans l'argile humide[21]. On remarque la même décoration sur les pendeloques en terre de la nécropole de Benacci près Bologne[22], sur une coupe de la nécropole analogue de Savignano[23], sur deux cruches et sur le toit d'une urne-cabane, mises au jour dans la partie la plus ancienne de la nécropole de Tarquinies[24]. Il faut y ajouter une pendeloque d'argile découverte à Imola[25] et des vases provenant d'un tombeau voisin de Vérone[26]. Une certaine partie de la nécropole d'Este est caractérisée par des poteries rehaussées d'une série de tètes de clous en bronze qui forment des ornements géométriques[27]. Du territoire des Vénètes cette décoration s'est propagée vers le nord jusqu'en Styrie, où l'on a trouvé des vases semblables à Maria Rast[28].

L'usage de décorer de la même façon des objets en bois remonte également à une très haute antiquité. Dans la portion la plus ancienne de la nécropole de Tarquinies, on a découvert d'abord des objets en bois garnis de tètes de clous en bronze, notamment un joli petit coffret[29] et une jatte[30], et, dans un tombeau plus récent de la même nécropole, plusieurs jattes analogues[31]. Comme ces objets trouvés avec des produits céramiques, certainement indigènes, dénotent une industrie assez avancée, ils n'ont certainement pas été fabriqués en Étrurie et ont dû être importés à Tarquinies de fabriques étrangères, probablement phéniciennes ou carthaginoises. Ils rappellent les ouvrages en bois garnis de clous dont parle l'Épopée ; le sceptre d'Achille rehaussé de clous d'or[32] et les sièges à clous d'argent.

Mentionnons enfin, à titre de curiosité, l'opinion émise par le toreuticien Apelles à propos des clous de la coupe de Nestor[33]. Il prétendait que ce n'étaient pas de véritables clous, mais bien de petites bosses imitant les tètes de clous qu'on faisait à l'époque archaïque au repoussé à l'aide du poinçon. Cette décoration qu'Apelles compare aux ouvrages de bronze corinthiens, est très fréquente sur les sphyrelata de bronze qu'on rencontre dans les tombes italiotes très anciennes[34]. Mais le verbe employé par le poète (χρυσείοις ήλοισι πεπαρμένον) exclut toute possibilité de décoration analogue pour la coupe de Nestor ; πεπαρμένον indique bien en effet que ces clous étaient des pièces indépendantes enfoncées extérieurement dans la coupe.

Après avoir donné un aperçu du costume, des parures, des armes et, autant que c'était possible, du mobilier domestique des Ioniens du temps, passons aux motifs d'ornementation (figures et autres) qu'on employait pour décorer ces objets.

 

 

 



[1] Schol. Iliade, XI, 632.

[2] Athénée, XI, 489 A, B.

[3] Athénée, XI, 488 C, D.

[4] Athénée, XI, 488 et suiv. 498 F, 503 E.

[5] Héphaïstos s'apprêtant à forger des trépieds :

χρσεα δ σφ π κκλα κστ πυθμνι θκεν

c.-à-d. posait des roues d'or sous chaque support de trépied. Ce mot a une signification analogue dans πυθμέν' έλαίης (Odyssée, XIII, 122, 372. XXIII, 204), où il désigne la partie inférieure du tronc. Dans les inventaires de trésors du Parthénon (Ol. 86, 3 (434,3) et Ol. 66, 4 (433, 2), C. I. A., I, p. 73 a 6 et b 6) ; il est employé dans le sens de pied d'un vase. Michaelis (Der Parthenon, p. 296 I. d.) : καρχήσιον χρυσοΰν τόμ πυθμένα ύπάργυρον έχον.

[6] Athénée, XI 488 F, 489 A. Cette opinion doit être antérieure à Asklépiadès. Elle était sans doute déjà connue d'Aristarque, puisque ce dernier (Schol. Iliade, XI, 632) semble la combattre.

[7] La reconstruction d'Eustathe (p. 869, 29) est on ne peut plus fantaisiste : il suppose une coupe à deux calices soudés par le côté, ayant chacun son pied et ses deux anses ; il la compare à la lettre ω. Eustathe attribue cette monstruosité à Aristarque ; cela ne peut s'expliquer que par la négligence bien connue du compilateur (comparez Lehrs, p. 33 et 199).

[8] Athénée, XI, 489 B.

[9] Mykenae, p. 272, n° 346.

[10] Bull. dell' Inst., 1881, p. 163, n° 12, 13.

[11] Comparez Micali, Storia, pl. XXI, 1 ; Mon. ined., pl. XXVII, 1, 2.

[12] Sur Iliade, XI, 632 (vol. I, p. 632. Comparez VI, p. 230).

[13] Amalthea de Böttiger, III, p. 25.

[14] Mykenae, p. 273-275.

[15] Athénée, XI, 488 D.

[16] Schol. Iliade, XI, 632, 634.

[17] Athénée, XI, 488 D, E.

[18] L'une des deux coupes chypriotes a été publiée dans la Revue archéol., VIII, 1886 et dans les Mittheil. d. arch. Instit. (Athen. Abth.), XI, III. Suppl. n° 6, p. 209 (comp. ibid., p. 240.) Elle a la forme d'un calice et était fixée sur une base supportant le récipient. Les deux appendices genre écuelles appliqués sur le bord ne sont point des anses; ils représentent sans doute des écuelles correspondant aux deux colombes.

[19] Janitschek, Repertorium für Kunstwissenschaft, IX, 1886, p. 200.

[20] Athénée, XI, 488 B, C.

[21] Bull. di paletn. ital., VI, p. 189. — Crespellani, Scavi del Modenese, 1880, pl. II, 11. Crespellani (Di alcuni oggetti delle terremare modenesi, p. 2 et 3 ; Annuario dei naturalisti di Modena, anno XV, fasc. IV 1881) croit avoir remarqué des traces de ces clous même sur quelques poteries trouvées dans les villages sur pilotis de Modène.

[22] Zannoni, Gli scavi della Ceriosa, p. 162.

[23] Crespellani, Di un sepolcreto preromano a Savignano sul Panaro, pl. 1, 5, 6, p. 6.

[24] Bull. dell' Inst., 1882, p. 83, note 2, p. 170, 171. Not. di Sc., 1882, pl. XIII bis 15, p. 176, p. 182.

[25] Bull. dell' Inst., 1882, p. 83, note 2, p. 170, 171.

[26] Not. di scavi, 1878, p. 80.

[27] Bull. dell' Inst., 1881, p. 76,1882, p. 83. — Annal., 1882, p. 111, 113 ; Not. di scavi., 1882, pl. IV, 1, 2,6. 9, 10, p. 20. Une figure d'animal en argile également ornée provenant d'Este : Ann. Inst., 1882, Tav. d'agg. Q 11, p. 105.

[28] Not. di scavi, 1878, p. 80.

[29] Bull., 1882, p. 172 (dans une tomba a pozzo).

[30] Bull., 1884, p. 14, n° 2 (également dans une tomba a pozzo.)

[31] Mon. dell' Inst., X, pl. Xa, fig. 2, 2a, 3, 7. — Ann., 1874, p. 263 (dans une tomba a rossa). Des fragments de vases analogues ont aussi été trouvés dans un tombeau de Préneste (Bull., 1876, p. 129), qui contient un grand nombre de produits de fabrication phénicienne ou carthaginoise.

[32] Iliade, I, 245.

[33] Athénée, XI, 488 C. On remarque des bosses de ce genre sur un ustensile énigmatique en or battu trouvé à Corinthe : Lindenschmit, Alterth. uns. heidn. Vorzeit., vol. I, fasc. 10, pl. IV, 2.

[34] On trouve des sphyrelata en bronze déjà dans les tombe a pozzo de la nécropole de Tarquinies. Rappelons à titre d'exemple les casques de bronze : Not. di scavi com. all'acc. dei Lincei, 1881, pl. V, 23, p. 359-361, 1882, pl. XIII, 8, p. 162-165, p. 180 ; Bull. dell' Inst., 1882, p. 19-21, p. 41, 166, 175 (Comparez Ann. dell' Inst., 1883 ; Tav. d'agg. N 2, p. 188-192, Tav. d'agg. R 1, p. 292, n° 1). Comparez aussi Mon. dell' Inst., X Pl. Xa, 1-4, Pl. XXIIIa 7.