L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — V. USTENSILES ET VASES

 

 

Les renseignements que renferme l'Épopée sur les ustensiles domestiques sont en général trop vagues pour qu'on puisse les rapprocher des spécimens conservés à ce jour ou figurés sous une forme plastique. Ici encore on a le choix entre une quantité considérable de types dont l'examen dépasserait de beaucoup le cadre de ce livre et ne conduirait qu'à des résultats incertains. Si, par exemple, on nous demandait comment étaient faits les trépieds employés à l'époque homérique[1], nous pourrions répondre simplement que, suivant l'ancien mode phénicien, ils roulaient sur des roulettes et que, autant qu'on en peut juger d'après les matériaux existants, ils n'avaient que deux anses (erra). On ne rencontre le type à trois anses que vers la fin du sixième siècle[2]. Mais l'énumération de tous ces détails serait fastidieuse pour le lecteur ; nous croyons lui rendre service en les lui servant, dans des notes, à dose homéopathique, pour ainsi dire. Il est peu d'ustensiles d'intérieur dont l'étude puisse conduire à des résultats fructueux : de ce nombre sont les haches employées dans le tir à l'arc organisé par Pénélope, le pempobolon et les vases à boire.

 

CHAPITRE XXVI. — LES HACHES DANS LE TIR À L'ARC.

 

Un des passages de l'Épopée le plus difficile à expliquer est celui qui décrit le tir à travers les haches organisé par Pénélope. Voici textuellement ce que dit Pénélope[3] : Je vais maintenant organiser un jeu avec des haches qu'il (Ulysse) rangeait dans sa demeure, comme des étais de quilles de navires[4], au nombre de douze ; puis il s'éloignait à une longue distance et faisait passer la flèche au travers. Maintenant voici la lutte que je propose aux prétendants ; celui qui aura tendu le plus légèrement la corde de l'arc et lancé le trait à travers les douze haches, c'est celui-là que je suivrai. Les commentateurs anciens[5] et modernes[6] supposent presque tous que les tranchants des haches étaient fichés, sans manche, dans le sol[7], de telle sorte que les ouvertures se suivaient en ligne droite. Cette hypothèse a été victorieusement réfutée par Gœbel[8]. Il nous suffira de rappeler ici ses principaux arguments. Admettons, avec Faesi, que les tranchants des haches aient eu deux pieds de longueur. Il n'eût été possible de lancer une flèche à travers les ouvertures que si le tireur s'était couché à plat ventre. Or, d'après Pénélope, Ulysse, en se livrant à cet exercice, avait coutume de se tenir debout, et, lorsqu'il montre son adresse aux prétendants, il tire du siège où il était assis[9]. Si les ouvertures se trouvaient sur la trajectoire du trait d'un homme assis ou debout, elles devaient être élevées au moins d'un mètre au-dessus du sol ; par conséquent, les têtes de haches, en plaçant même le trou du manche immédiatement au dessous de l'extrémité opposée au tranchant, avaient nécessairement aussi une longueur d'un mètre environ. Il est évident que des têtes de haches aussi colossales et aussi lourdes étaient impossibles. Reste une seule hypothèse, à savoir que les haches étaient, avec leurs manches, enfoncées dans le parquet. Les vers suivants qui nous disent comment ce tour de force a réussi[10], nous renseignent un peu mieux sur la nature de ces haches :

. . . . . . . πελκεων δ οκ μβροτε πντων

πρτης στειλεις, δι δ μπερς λθε θραζε

ἰὸς χαλκοβαρς· . . . . . .

Ces vers ont été également bien expliqués par Gœbel. Les commentaires des grammairiens anciens partant de cette idée fausse que le trait était lancé à travers les trous du manche, nous n'avons pas à en tenir compte. Cependant nous ne pouvons nous empêcher d'y revenir ; car les grammairiens ont donné une interprétation erronée au mot στειλειής dont le sens exact importe beaucoup ici. Bien que ce mot, conformément à son étymologie, ne puisse indiquer que le manche, et que plus tard, il garde chez les écrivains cette dernière signification à l'exclusion de toute autre[11], il n'en a pas été moins appliqué au trou du manche, interprétation arbitraire motivée certainement par le placement inexact des haches[12]. Mais lors même qu'on admettrait que στειλειή signifie le trou du manche, cela n'avancerait pas à grand'chose ; car on se trouverait immédiatement en présence de difficultés grammaticales. Il faudrait alors traduire : En commençant par le premier trou (c'est-à-dire le plus rapproché du tireur), il ne manqua aucune hache. Traduction inadmissible, puisqu'il n'y a ici aucun verbe exprimant l'action de commencer et dont devrait dépendre forcément le génitif πρώτης στειλειή. De plus, l'expression πελέκεων δ'ούκ ήμβροτε πάντων (il ne manqua pas toutes les haches) serait, dans ce cas, assez singulière. Par contre, toutes ces difficultés disparaissent si στειλειή est pris dans le sens absolument certain de manche et si l'on fait dépendre πελέκεων de πρώτης στειλειής. Il faut alors traduire : Et il ne manqua point l'extrémité supérieure du manche de toutes les haches, c'est-à-dire que le trait frôla l'extrémité supérieure du manche de toutes les haches. Nous avons, comme conséquence logique, une tête de hache munie d'une ouverture à l'extrémité supérieure du manche, de telle sorte que le trait lancé à travers cette ouverture devait forcément effleurer le manche.

Si nous cherchons parmi les monuments conservés des types correspondants, il faut, avant tout, laisser de côté les haches de bronze, rares dans l'Europe méridionale[13], mais très fréquentes dans l'Europe centrale et septentrionale[14]. Elles appartiennent à cette catégorie que les paléoethnologues sont convenus d'appeler paalstab ; elles sont pourvues d'un côté ou des deux côtés d'une oreille qui servait évidemment à les suspendre. Nous en connaissons dans le nombre d'une grandeur considérable et dont les oreilles sont assez ouvertes pour qu'une flèche très mince puisse passer au travers. Mais la description épique ne peut faire allusion au type en question, et cela pour deux raisons. D'abord ces oreilles ou trous ne sont dans ces têtes de haches que des accessoires extérieurs. En supposant qu'il se fût agi de lancer le trait à travers ces ouvertures, le poète n'aurait pas spécifié que le tour de force consistait à faire passer la flèche à travers les haches ou le fer, mais bien à travers ces ouvertures. En second lieu, ces ouvertures sont pratiquées à un endroit de la tête éloigné du manche ; par conséquent la flèche n'aurait pas pu effleurer ce manche, contrairement à l'assertion du poète[15].

Deux types de haches seulement peuvent, à notre connaissance, être rapprochés de la description épique : l'un a été étudié à cet effet par Gœbel[16], l'autre par Murray[17]. Le premier correspond à la bipennis que l'art grec donne souvent aux Amazones depuis l'époque d'Alexandre. La hache a deux tranchants, une entaille circulaire est pratiquée en haut et en bas. Le tour de force aurait donc consisté à faire passer la flèche à travers les entailles supérieures des douze haches, sans dévier de la ligne droite tracée par la juxtaposition de ces ouvertures. Gœbel fait observer que, dans cette hypothèse, la comparaison avec les δρύόχοι est parfaitement juste. Ce mot, si l'on juge par analogie, semble indiquer les pièces de bois sur lesquelles, en construisant les navires, on étayait la quille[18]. Le troisième terme de comparaison serait donc non-seulement le placement en ligne droite de l'objet, mais encore sa forme ; en effet, les moitiés supérieures des haches, découpées en cercle rappellent parfaitement l'entaille en fourche des étais de navires. On rencontre souvent sur les monuments des haches de ce genre où le manche ne dépasse que très peu l'entaille supérieure[19]. Une flèche lancée à travers ces entailles pouvait, comme le dit l'Épopée, effleurer l'extrémité supérieure des manches. En tout cas la hache dont nous parlons est fort ancienne : une de ces haches pourvue d'une entaille circulaire sert d'ornement à une parure d'or lydienne[20] ; on en a trouvé, en outre, quelques spécimens votifs en bronze, de petites dimensions, dans la couche la plus profonde d'Olympie[21].

Murray, croit, au contraire, que la description épique fait allusion à des haches semblables à celle dont est armée l'Amazone d'une métope archaïque de Sélinonte[22]. La pièce de métal dont se compose la tête de la hache apparaît recourbée par en bas du côté du tranchant le plus large dont il ne reste évidemment qu'un fragment et touche le manche avec l'extrémité inférieure de la partie recourbée. A travers l'ouverture ainsi formée il était certainement très facile de faire passer une flèche qui pouvait, dans son vol, effleurer le bord supérieur du manche[23]. Les haches de ce genre n'offrent, il est vrai, aucune analogie avec l'étai d'une quille de navire ; mais on conviendra que si on les plaçait en ligne droite, l'une contre l'autre. on aurait une idée très exacte du troisième terme de la comparaison de Pénélope.

II faut enfin tenir compte de ce fait qu'il est dit expressément dans l'Épopée que les haches servant au tir à l'arc étaient en fer. Or ce métal ne résiste que fort rarement à Faction destructive du temps ; on ne peut donc pas s'attendre à en trouver beaucoup. Quant aux haches doubles, il n'en existe, que nous sachions, aucun spécimen usuel ni en bronze ni en fer. Nous ne connaissons que deux exemplaires de haches semblables à celui de la métope de Sélinonte ; ils sont en fer, fortement oxydé, Ils ont été trouvés dans un tombeau d'Orvieto qui renfermait, en outre, trois amphores corinthiennes avec zones à figures d'animaux et qui, par suite, semble appartenir au sixième siècle avant J.-C.

 

 

 



[1] Iliade, XVIII, 373. Les πυθμένες étaient les supports du trépied. (Comparez notre ch. XXIX.)

[2] Furtwængler, Die Bronze funde aus Olympia, p. 17.

[3] Odyssée, XIX, 572-579.

[4] Breusing (Jahrbücher fûr cl. Philologie de Fleckeisen, 1885, p. 96) suppose avoir démontré, dans la Philologische Rundschau, II, p. 1460, que les δρύοχοι ne signifient point les étais de la quille, mais bien les membrures du vaisseau. N'ayant pas sous la main cette dernière revue, nous ne pouvons nous former un jugement sur cette opinion. Mais comme le type de haches employées dans la lutte qui nous occupe est la seule chose qui nous intéresse ici, il nous importe peu quel sens exact il faut attacher au mot δρύοχοι.

[5] Schol. Odyssée, XIX, 578. XXI, 422. Eustathe ad Odyssée, XIX, 574 p. 1879, 6 et suiv., XXI, 420-422, p. 1915, 38 et suiv.

[6] Voyez Ameis (Odyssée, XIX, 574). On a essayé récemment (Jahrbücher de Fleckeisen, XXXI, 1885, p. 97 et suiv.) de justifier cette opinion sur laquelle nous n'avons pas besoin d'insister ici ; car elle repose sur l'hypothèse d'après laquelle Télémaque aurait planté ses haches sur un monceau de terre élevé par lui-même, hypothèse que nous avons réfutée plus haut.

[7] Odyssée, XXI, 120.

[8] Jahrbücher für cl. Philologie, 113, 1876, p. 169-173.

[9] Odyssée, XXI, 419.

[10] Odyssée, XXI, 421-423.

[11] Apollodore Rhod., IV, 954. Nicand, Theriac., 386. Æneas, Comm. poliorcet., 18 (p. 45, 1. Hercher).

[12] Hesychius, s. v. στειλειή. Comparez Etym., 726, 23. Mœris lex., p. 254, éd. Pierson au mot στειλειή. Eustathe ad Odyssée, XXI, 420, p. 1915, 36.

[13] Un spécimen de Sardaigne : Notiz. di scavi comm. all'acc. dei Lincei, 1882, pl. XVIII, 24, p. 310. Deux autres dans la collection Spano d'Oristano. Voyez Oberziner, I Reti, pl. III, 5, 10, 11, 16, pour les exemplaires provenant de la Rétique.

[14] Lindenschmit, Atterthümer uns. heidn. Vorzeit., 1er vol. fasc. I, pl. IV, 44, 45, 49, 50 : fasc. II, pl. II, 1-12. — Kemble, Horœ ferales, pl. IV, 27-29, pl. V, 4-19, 21-30. — Hampel, Antiq. préhistor. de la Hongrie, pl. V, 2, 5 ; pl. XIV, 16-18. — Evans, L'âge du bronze, p. 95-104, p. 111, 112, 118-156.

[15] La hache de combat que Peisandros portait sous le bouclier était probablement pourvue d'une ouverture semblable destinée à suspendre cette hache (Iliade, XIII, 611).

[16] Jahrbücher für cl. Philolog., 113, p. 171.

[17] Notes du livre de Bucher and Lang, The Odyssey done into english prose, 2e éd. p. 420.

[18] Comparez Aristophane, Thesmophor., 52. Platon, Timœus, p. 81 B. Apollodore Rhod., I, 723. Archimelos dans Athénée, V. p. 209 c. Polybe, I, 38, 5. Suidas au mot δρύόχοι. Eustathe ad. Odyssée, XIX, 574, p. 1879, 8.

[19] Telles sont les haches d'Amazones sur les bas-reliefs en argile de l'époque romaine (voyez Campana, Opere in plastica, LXXIX) et sur les peintures murales de Pompéi (Pitt. d'Ercolano, V, 69, p. 311. — Mus. Borbon., VI, 3 : Helbig, Wandgemœlde, n° 1248). Le manche se termine plus souvent en une pointe qui atteint les bouts du croissant et parfois même les dépasse (p. ex. sur les sarcophages, dans Overbeck, Gal. her. Bildw., pl. XXI, 1, 3, 8). Avec cette dernière disposition il eût été évidemment très difficile. sinon impossible de lancer le trait à travers l'ouverture.

[20] Bull. de corresp. hellénique, III, 1879, pl. IV, p. 129.

[21] S. Muller, Den europaeiske Bronzealders Oprindelse dans Saertryk af Aarboger for nord. Oldk., Copenhague, 1882, p. 329, fig. 33.

[22] Serradifalco, Antichità della Sicilia, II, pl. XXXIV. — Benndorf, Metopen von Selinunt, pl. VII.

[23] Cette ouverture servait aussi à suspendre la hache.