L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — III. LES PARURES

CHAPITRE XVIII. — LES BOUCLES D'OREILLES.

 

 

Le sens des épithètes des boucles d'oreilles (έρματα τρίληνα μορόεντα)[1] a déjà beaucoup préoccupé les grammairiens anciens. Les uns écrivaient τρίγλην' άμορόεντα ou τρίγληνα' μορόεντα et attribuaient à ce dernier adjectif la signification d'indestructible[2], ce qui correspondait à άφθιτος, autre épithète homérique. Aristarque lisait, au contraire, τρίγληνα μορόεντα et traduisait le second adjectif par péniblement ouvragé[3]. Mais les deux versions sont inadmissibles ; la première, parce qu'on ne tonnait point d'exemple de la terminaison όεις dans un adjectif formé de μόρος et de α privatif ; la seconde, parce que μόρος signifie destin, mauvais destin, mort, mais jamais peine ni souci[4]. Parmi les commentaires modernes, celui d'Ernesti[5] mérite d'attirer l'attention. Ce savant fait venir μορόεντα du substantif μόρον (baie de ronce, mûre), et en conclut que ces boucles d'oreilles étaient rehaussées d'ornements ayant la forme de ces baies, probablement de pierres taillées de couleur sombre. Il n'y a rien à dire contre cette interprétation au point de vue linguistique, et un ornement semblable sur une boucle d'oreilles en or est parfaitement admissible. Seulement il ne faut point supposer ici de pierres précieuses, car l'Épopée ne mentionne nulle part de parures de cette espèce. Quant à l'épithète τρίγληνα, Apion[6] pensait qu'elle signifiait digne d'occuper la prunelle des yeux ; le nombre trois ne servirait, comme dans beaucoup d'autres cas semblables, qu'à accentuer le sens. Mais ce qui contredit cette hypothèse, c'est que le mot n'a point de partie verbale qui exprime l'action. Héliodore[7] suppose des boucles d'oreilles garnies d'ornements qui rappellent la prunelle des yeux et c'est là, selon nous, l'hypothèse la plus vraisemblable ; τρίγληνα correspondrait alors au substantif τριόττιον ou τριοττίς dont on se servait dans l'Attique pour désigner une certaine espèce de boucles d'oreilles et qu'Eustathios[8], sans doute à l'exemple d'Héliodore, cite comme synonyme du précédent. Citons enfin, à titre de curiosité, cette opinion d'un ancien commentateur, que la décoration des boucles d'oreilles consistait dans les figures des trois Grâces[9]. Ce qui a motivé cette interprétation, c'est évidemment un vers de l'Iliade[10]γλήνη est employé dans le sens de jeune fille. Le grammairien en a conclu que τρίγληνα pouvait signifier orné de trois figures de jeunes filles. Le nombre trois et le fait que τρίγληνα μορόεντα est suivi χάρις δ'άπελάμπετο πολλή l'ont amené à conclure que les trois figures de jeunes filles n'étaient autres que les trois Grâces. Il serait superflu de réfuter cette singulière déduction. Qu'il nous suffise de faire remarquer que la mythologie figurée ne commençait qu'à se développer à l'époque homérique et que, par suite, les figures de dieux ou de déesses ne pouvaient guère servir alors de motifs d'ornementation.

Parmi les boucles d'oreilles antiques conservées à ce jour, nous n'en connaissons que deux sortes qui puissent servir d'illustration aux deux épithètes dont il s'agit. Ce sont d'abord celles que les antiquaires italiens appellent orecchino a baule, à cause de leur forme qui les fait ressembler à un coffre bombé[11]. On y voit souvent, sur le bord antérieur et placées à égale distance, trois boules d'or ; c'est un ornement qui rappelle l'épithète τρίγληνα, c'est-à-dire garni de trois prunelles. La lame d'or bombée est, en outre, couverte d'ornements en forme de petites boules ou de lentilles, qui parfois sont parsemées de grains d'or (lavoro a granaglia), ce qui les fait ressembler à des baies de ronce ou à des mires ; de là l'épithète μορόεντα. De toute façon, ce type est très ancien ; on a, en effet, trouvé une paire de boucles d'oreilles semblables dans un tombeau de Cæré dont les vases peints datent au plus tôt de la fin du sixième siècle[12].

L'autre type[13] est celui qui, dans l'état actuel de la science, semble remonter jusqu'au cinquième siècle[14]. La boucle d'oreille est garnie en dessous d'une grappe de trois lentilles dont deux juxtaposées et la troisième soudée dans l'intervalle laissé libre à leur partie inférieure[15]. Il était tout naturel de comparer à trois prunelles ces trois lentilles qui, vues de n'importe quel côté, sautaient aux yeux. D'autre part, l'extrémité inférieure de chacune de ces lentilles est garnie d'une pyramide formée de petites boules d'or, dont la structure rappelle les granulations des baies ; de là, l'épithète de μορόεντα.

 

 

 



[1] Iliade, XIV, 182. Odyssée, XVIII, 297. Les boucles d'oreilles d'Aphrodite, dites άνθεμα (Hymn. hom., VI, 8) sont probablement rehaussées de fleurs en rosettes, semblables à celles qui ornent deux têtes de marbre attiques (Έφημ. άρχαιολ., 1883, pl. 5, 6).

[2] Schol. Iliade, XIV, 183. Apollon. lex. hom., p. 113, 30, Bekker.

[3] Schol. Odyssée, XVIII, 298. Eustathe, Iliade, XIV, 183, p. 964, 40. — Lehrs, De Aristarchi stud. homer., 2e éd., p. 152.

[4] Comparez Gœbel, De epithetis hom. in εις desinentibus, p. 35-36.

[5] Comparez Heyne, Homeri Carmina, VI, p. 562.

[6] Apoll. lex. hom., p. 154, 26. Hesychius au mot τρίγληνα. Schol. Iliade, XIV, 183. Eustathe, Iliade, XIV, 183, p. 954-36.

[7] Apoll. lex. hom., p. 154, 24. Schol. Iliade, XIV, 183. Odyssée, XVIII, 298. Eustathe, Iliade, XIV, 183, p. 964, 38.

[8] Sur l'Iliade, XIV, 183, p. 964, 38. Comparez Pollux, Onomast., V, 98, où au lieu de τριοπίς il faut peut-être lire τριοττές.

[9] Schol. Iliade, XIV, 183. Eustathe, p. 984, 38 et suiv.

[10] VIII, 164.

[11] Voyez Museo gregor., I, pl. LXII (1er et 2e rang d'en haut) et LXIV (avant-dernier rang d'en bas).

[12] Bull. dell' Inst., 1881, p. 160, et une autre paire, peut-être plus ancienne, trouvée dans une tomba a fossa (Ibid., 1881, p. 245) de Vulci. Une paire analogue a été mise au jour dans un tombeau d'Orvieto où des corps nombreux ont été enterrés au Ve siècle av. J.-C. (Bull., 1881, p. 272), et trais autres exemplaires dans la couche supérieure de la nécropole de Visentium (Capodimonte sur le lac de Bolsena), couche qui remonte tout au plus au milieu du Ve siècle av. J.-C. (Bull., 1886, p. 23).

[13] Voyez Mus. Gregor., I, pl. LXXII (dans les quatre rangs d'en bas) et LXXIII (dans les trois rangs d'en bas).

[14] Mon. dell' Inst., VI, pl. XLVI d. Spécimen de la collection Augusto Castellani, trouvé près Cervetri. Les exemplaires des Mon. dell 'Inst., VI, pl. XLVI d, pl. XLVII g, g*, étaient placés dans un tombeau de Corneto avec des incrustations d'ivoire d'un style très archaïque et un cratère à figures rouges, sur lequel malheureusement nous ne savons rien de plus (Annal. dell' Inst., 1860, p. 473). Un autre spécimen analogue provient d'un tombeau d'Orvieto (Voyez Bull. 1881, p, 272).

[15] Tel est le type le plus simple. Mon. dell' Inst., VI, pl. XLVI d. Quelquefois le nombre de lentilles est porté à quatre ou à cinq (spécimen provenant d'un tombeau de Corneto : Mon. dell' Inst., VI, pl. XLVII, g*) et à sept au moins sur un exemplaire de l'île de Chypre (Cesnola-Stern, Cypern, pl. 54).

J'ai trouvé en 1885, dans un tombeau phénicien très ancien, près Tamassos, une grosse boucle d'oreille en or pâle avec trois petites boules semblables au spécimen cité par Helbig, Das homerische Epos., 1e éd. p. 187, fig. 58, 2e éd. p. 274, fig. 97. (Communication de M. Ohnefalsch-Richter).