L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. — I. L'ARCHITECTURE ET LE MOBILIER

CHAPITRE X. — LES VAISSEAUX.

 

 

Le sens de l'adjectif όρθόκραιρος (qui dresse les cornes), appliqué indifféremment aux taureaux[1] et aux navires[2], est très clair ; dans ce dernier cas, il ne peut désigner que la proue ou la poupe qui se dresse en forme de cornes. De même il est évident que cette épithète, employée pour les navires, n'était juste que lorsque les deux extrémités du navire avaient, comme les cornes du taureau, la même hauteur. Ainsi étaient construites les barques des populations du Nord[3] qui essayèrent, au treizième siècle avant J.-C. d'envahir l'Égypte, mais furent repoussées sur terre comme sur mer par Ramsès HI, populations qui semblent avoir eu pour patrie l'Asie Mineure. La proue et la poupe de leurs navires sont également hautes. Elles consistent en une grosse poutre insensiblement penchée au dehors et terminée par un bout recourbé qui a la forme d'un bec d'oiseau[4]. De même les deux extrémités sont égales dans les navires phéniciens sans éperon figurés sur un bas-relief déjà mentionné du palais de Sanherib ; seulement ici elles ne se dressent pas perpendiculairement à la surface de l'eau, mais forment une courbe élégante qui s'épanouit en haut.

Le vaisseau de l'époque homérique ressemblait-il davantage au premier ou au second de ces deux types ? Les adjectifs κορωνίς et άμφιέλισσα répondent à cette question d'une manière très satisfaisante. Le premier[5] est employé chez les auteurs grecs[6] plus récents comme épithète des taureaux et se rapporte évidemment dans ce cas aux cornes recourbées. Employé substantivement, il désigne, en outre, la ligne courbe par laquelle on indiquait dans les éditions antiques des tragédies grecques la sortie du chœur ou d'un acteur, ainsi que le paragraphe que les écrivains mettaient à la fin d'un livre ou d'un chapitre[7]. L'expression νήες κορωνίδες doit donc se traduire par navires recourbés. En tout cas, elle est applicable à certaines parties ainsi qu'aux membrures et à la carène du navire. Mais l'allusion à certaines parties seulement du navire serait contraire aux principes adoptés par les poètes de l'Épopée pour le choix des épithètes. Les épithètes homériques traduisent la qualité essentielle de l'objet qu'elles doivent caractériser ; elles ne font jamais ressortir les qualités secondaires, mais seulement celles qui frappent vivement les yeux et impriment à l'objet un caractère particulier. Par conséquent il est bien difficile de se ranger à l'opinion de ceux qui voudraient faire rapporter l'adjectif κορωνίς à la courbe des membrures ou de la carène[8]. La forme des membrures n'était visible que pour les personnes se trouvant dans l'intérieur du navire. Quant à la courbure de la carène, soit que le vaisseau fût en pleine mer ou sur le rivage, elle était certainement loin de produire l'impression que produisait tout le corps du navire avec ses extrémités dressées vers le ciel. Cette épithète ne peut donc représenter que la ligne courbe formée par les contours de toute la masse du navire. Et si cette interprétation est juste, la forme du navire homérique doit se rapprocher beaucoup plus des vaisseaux phéniciens également épanouis à la proue et à la poupe que des navires du Nord où les deux extrémités forment une ligne perpendiculaire à la surface des eaux.

Ce qui nous confirme surtout dans notre hypothèse, c'est l'adjectif άμφιέλισσα[9]. Cet adjectif, qu'on ne trouve d'ailleurs employé qu'au féminin[10], est dérivé du même radical que le verbe έλίσσω ; il faut donc le traduire par : contourné ou épanoui des deux côtés[11]. Nous n'insisterons pas sur l'explication déjà ancienne, d'après laquelle il signifierait muni d'avirons des deux côtés ; en dehors de Düntzer[12] cette version a été rejetée par tous les plus récents commentateurs[13]. De même il est inutile de nous arrêter sur cette hypothèse que l'épithète en question pourrait bien s'appliquer aux membrures ou à la carène du navire[14] : elle est, en effet, réfutée par les raisons qui ont été exposées à propos de l'adjectif κορωνές ; de plus, on sait que les mots dérivés du radical έλικ ne désignent jamais une courbe simple comme celle des membrures et de la carène, mais bien une ligne recourbée plusieurs fois ou élargie (épanouie) à son extrémité[15]. Il en résulte que l'épithète άμφιέλισσα ne peut se rapporter qu'aux extrémités très développées du navire : c'est ce qui a d'ailleurs été admis par presque tous les commentateurs de notre temps ; par conséquent, elle s'applique parfaitement à un navire comme le navire phénicien que nous venons de mentionner. Enfin l'hypothèse que le vaisseau homérique ressemblait aux vaisseaux phéniciens plutôt qu'à ceux sur lesquels les peuplades du Nord partaient en guerre contre l'Égypte concorde beaucoup mieux avec les données chronologiques ; car la floraison de l'Épopée coïncide plutôt avec l'époque de Sanherib, à laquelle appartiennent les représentations figurées d'exécution phénicienne, qu'avec le treizième siècle av. J.-C. où les peuplades du nord menaçaient l'Égypte.

Ce fait confirme l'hypothèse que nous avons émise dans notre chapitre V et d'après laquelle le vaisseau homérique n'aurait pas eu d'éperon. Il est évident, en effet, qu'il était inutile de placer une pointe sous une pièce courbe pour attaquer un navire ennemi ; en cas d'abordage les parties saillantes auraient été forcément endommagées. Les populations maritimes du bassin de la Méditerranée ont compris cette difficulté et ont cherché à la vaincre de différentes manières en construisant leurs vaisseaux à éperon. Les constructeurs phéniciens qui travaillaient sous le règne de Sanherib fermaient le devant des navires par une paroi lisse et perpendiculaire. On remarque un genre de construction non moins pratique dans les vaisseaux à éperon représentés sur les vases du Dipylon et autres semblables[16] ; ici la proue descend en ligne légèrement concave jusqu'à la surface des eaux. Dans l'une et l'autre construction l'éperon avait un jeu absolument libre ; la proue, en cas d'attaque, ne pouvait être endommagée.

La forme du vaisseau homérique ajoute un trait caractéristique au fond du tableau de l'Iliade. Supposons le lecteur au sommet du mont Ida et contemplant de là le rivage troyen tel qu'il se présentait à l'imagination des poètes : son regard serait d'abord frappé par le panorama du camp achéen où se meuvent tant de formes variées, où brillent tant de couleurs. La campagne tout au loin est couverte de cabanes en bois[17], dont les toits jaunes couverts de paille ou de joncs font un contraste singulier avec les poutres des murs grises et desséchées par la chaleur. Çà et là la garniture métallique d'un char de combat[18] appuyé avec le timon contre un mur brille sous les rayons ardents du soleil. Sur les routes qui coupent le camp vont et viennent, vêtus de mille couleurs, les Achéens vaquant à leurs occupations guerrières ou pacifiques. Plus près du rivage la scène devient plus calme. Les dunes s'étendent au loin et sur leur sable blanc sont rangés les vaisseaux en longues files innombrables. Les proues et les poupes se dressent hardiment ; leurs tons sombres se détachent sur la ceinture bleu sombre de la mer[19] et sur l'azur lumineux et transparent du ciel de l'Asie Mineure.

Nous voudrions maintenant montrer l'homme qui animait ce paysage.

 

 

 



[1] Iliade, VIII, 231 ; XVIII, 573. Odyssée, XII, 948. Hymne III (à Mercure), 220. Comparez Hymne III (à Mercure) 209. Eschyle, Suppl., 300.

[2] Iliade, XVIII, 3 ; XIX, 344. — Dœderlein, Homerisches Glossarium, II, p. 201202. — Ebeling, Lexicon Homericum, II, au mot όρθόκραιρος.

[3] Rosellini, Monum. del l'Egitto, I (mon. reali) pl. CXXXI. — Champollion, Mon. de l'Égypte, III, pl. CCXXII. — Chabas, Étude sur l'antiquité préhistorique, 2e éd. pl. I, p. 309-313.

[4] Le motif en tête d'oiseau semble être la forme primitive du κηνίσκος.

[5] Iliade, I, 170 ; II, 392 ; IX, 609 ; XI, 228 ; XV, 597 ; XVIII, 58, 338, 439 ; XX, 1 ; XXII, 508 ; XXIV, 115, 136. Iliade, II, 771. Odyssée, XIX, 182, 193 ; XXII, 465.

[6] Dans l'Idyll. incert., IX (Théocr. XXV), 151. Archiloque dans l'Etym., 530, 27. Etym. gud, p. 339, 31 (fragm. 38 Bergk). L'épithète έλιξ appliquée aux bœufs dans l'Épopée parait signifier aussi aux cornes recourbées (Iliade, IX, 466 ; XV, 633 ; XXI, 448 ; XXIII, 166. Odyssée, I, 92, etc.). Comparez Hymne III (à Mercure), 192.

[7] Comparez Gardthausen, Griechische Palaeographie, p. 277.— Birt, Das Antike Buchwesen, p. 102, 444, 468.

[8] Dœderlein (Homerisches Glossarium, II, p. 47) fait rapporter cette épithète à la carène du navire.

[9] Odyssée, VII, 252 ; X, 156 ; XII, 368 ; XV, 283 ; XXI, 390. Odyssée, VI, 264 ; IX, 64. Iliade, XIII, 174 ; XV, 549. Odyssée, VII, 9. Iliade, II, 165, 181 ; IX, 683 ; XVIII, 260. Iliade, XVII, 612. Odyssée, III, 162 ; X, 91 ; XIV, 258 ; XVII, 427.

[10] Le masculin eût été άμφιέλιξ. Comparez Lobeck, Paralip. gramm. græcæ, p. 472-473.

[11] Comparez surtout l'ouvrage cité de Grashof, p. 17, ainsi que Murray dans ses notes sur l'ouvrage de Butcher et Lang : The Odyssey done into english prose, 2e éd. p. 413-414, qui cherche à expliquer cette épithète par la comparaison avec les vaisseaux des peuples du Nord.

[12] Neue Jahrbücher für Philologie, 69, p. 607.

[13] Comparez Grashof, loc. cit., p. 17.

[14] Tel est l'avis de Dœderlein, Hom. Glossarium, II, p. 41. Ahrens (Zeitschr. für Alterthumswissenschaft, 1836, p. 820, n° 7) pense que άμφιίλσσαι, comme έΐσαι et έοικε vient du même radical Ϝλικ et qu'il faut, par suite, le traduire par ajustables aux deux côtés ou pouvant convenir aux deux côtés.

[15] Comparez Curtius, Grundzüge der griech. Etymologie, 4e édit., p. 361, n° 527.

[16] Un vaisseau est gravé sur un diadème trouvé en Béotie près de Thèbes, diadème dont les figures et les ornements rappellent le style des vases du Dipylon : Ann. dell' Ind., 1880, Tav. d'agg. G. 1-3, p. 124 et suiv. Comparez notre chap. XXX.

[17] Iliade, XXIV, 448-456.

[18] Iliade, VIII, 435. Odyssée, IV, 42.

[19] Les vaisseaux avaient en général une teinte noire qui était faite probablement avec de la poix liquide. D'où les épithètes μελαίνη et κυανόπρωρος ou κυανοπρώρειος ; κύανος indique évidemment ici la même couleur que μέλας. (Comparez notamment Odyssée, XIV, 308 et 311, où le même vaisseau est appelé μελαίνη et aussitôt après κυανόπρωρος). Les côtés de la proue étaient au contraire peints en rouge (Iliade, II, 637. Odyssée, IX, 125, XI, 124, XXIII, 271). Les deux extrémités ayant la même forme, il pouvait être utile, dans certains cas, que l'une d'elles fût marquée d'une couleur différente.