L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE EXPLIQUÉE PAR LES MONUMENTS

LES SOURCES

CHAPITRE III. — L'ART ARCHAÏQUE DE LA GRÈCE ET DE L'ITALIE.

 

 

Nous pouvons donc admettre que l'art grec a commencé par l'imitation des produits industriels de l'Orient et que, dans la première phase de son développement, il a subi les influences orientales les plus variées. Le moment précis où l'esprit national s'est manifesté énergiquement, imprimant un cachet original aux productions artistiques, est difficile à déterminer. Il y eut, tout porte à le croire, dans ce procès de transformation, bien des transitions imperceptibles, et l'art grec ne s'est dépouillé que lentement de ses modèles orientaux[1]. On sait, il est vrai, que dès le septième siècle, les Grecs transformaient d'une manière originale certains types étrangers[2] ; il n'en est pas moins vrai que le fond asiatique est parfaitement reconnaissable pendant les septième, sixième et même une partie du cinquième siècle ; c'est ainsi, par exemple, que le toupet de cheveux oriental, le krobylos, s'est conservé dans l'Attique presque jusqu'à Périclès[3]. Les éléments barbares ne se désagrègent complètement que vers le milieu du cinquième siècle et c'est alors que le génie hellénique trouve enfin son expression particulière et indépendante. Par conséquent, si le principe fondamental des objets d'art importés ou fabriqués par les Grecs eux-mêmes de l'époque homérique se transmet jusqu'à la période florissante de l'art grec, tous les produits de l'art grec archaïque se rattachent à notre étude, et plus un monument touche aux origines de l'Épopée, plus il devient intéressant pour nous.

Il ne faut pas oublier ici l'art italique et notamment l'art étrusque. L'art plastique des Étrusques a subi tour à tour, dans ses phases les plus anciennes, l'influence phénicienne ou carthaginoise[4] et hellénique, et depuis la fin du sixième siècle cette dernière presque exclusivement. Mais les Étrusques étaient très conservateurs et ne s'appropriaient qu'après un long espace de temps les innovations successives de l'art grec. Comme preuve à l'appui, il suffira de citer quelques faits caractéristiques. Il est généralement reconnu que les vases noirs à ornements en relief, dits vasi di bucchero, très fréquents dans les tombes étrusques, sont des produits de la céramique locale. Les plus anciens d'entre eux ont une décoration ornementale ou figurée très archaïque, où domine le caractère asiatique avec quelques motifs égyptisants[5]. Cependant on a fabriqué de ces vases jusqu'au cinquième siècle, car on en trouve dans les tombeaux étrusques à côté de vases attiques à figures noires et rouges[6]. Il en est de même des ouvrages en ivoire et en os qu'on attribue avec raison aux tourneurs étrusques et dont la décoration figurée dénote un style très ancien[7]. Enfin les figures d'animaux sculptées sur les pierres tombales avec lesquelles les habitants de Tarquinies de la première moitié du cinquième siècle fermaient les issues des tombes importantes[8], révèlent un style asiatique fort ancien.

Ces tendances conservatrices étrusques se retrouvent aussi dans le costume. Dans les plus anciens tombeaux peints de Corneto qui remontent à peu près au milieu du cinquième siècle[9], les femmes portent un costume très ancien où l'on remarque notamment un haut bonnet raide. Comme nous allons le démontrer plus loin, cette coiffure venue de l'Asie, s'est répandue peu à peu dans l'ouest. Peut-être a-t-elle été introduite en Italie par les Phéniciens, les Chalcidiens ou les Phocéens[10] ; quoi qu'il en soit, le costume de ces tombeaux, s'il concorde avec les données de l'Épopée, est à noter pour l'étude du costume homérique.

Dans certaines contrées situées sur le versant oriental des Apennins, l'industrie et la civilisation en général se sont développées très lentement : c'est un fait qui tient évidemment à ce que l'influence grecque a été bien moins active ici que sur le versant ouest de ces montagnes[11]. Rappelons à ce propos avec quelle opiniâtreté les Étrusques de la vallée du Pô, les Picentins et, plus au sud, les peuplades de l'Apulie conservèrent le goût barbare des parures d'ambre[12]. L'art cultivé dans la vallée du Pô employait encore au cinquième siècle de très anciens motifs dont l'origine remonte au delà de la migration dorienne et qui, plus ou moins barbarisés, semblent venus ici des Balkans par la voie de terre[13]. Parmi les nécropoles picentines, celle de Tolentinum[14] nous est le mieux connue. Les tombeaux découverts à ce jour datent, au moins en partie, du cinquième siècle, car dans quelques-uns on a trouvé des vases attiques à figures noires d'un dessin très lâché[15]. Bien que ce soit une époque assez avancée, nous sommes en présence d'une civilisation bien arriérée. Dans les tombeaux de guerriers, il n'y a, en fait d'armes d'attaque, que des lances ; aucune trace de casques de métal, de cuirasses ni de jambières. Les boucliers devaient être en bois ou en cuir. Un seul tombeau renfermait des garnitures de fer provenant peut-être de boucliers[16]. L'armement des Picentins, même au cinquième siècle, était donc bien primitif[17]. Avant l'époque caractérisée par ces tombeaux, la civilisation[18] du Picenum était semblable à celle qui a produit les nécropoles de Villanova près Bologne et d'autres vestiges analogues[19]. Par quelles influences elle a passé pour entrer dans la phase suivante que distingue l'emploi d'armes et d'ustensiles de fer, c'est ce qu'on ne saurait dire avec certitude. Il y a dans la statistique monumentale de la région est de la péninsule apennine, une lacune qui ne permet pas d'y suivre aisément la marche de la civilisation. C'est ainsi que l'industrie archaïque des Tarentais est pour ainsi dire inconnue ; cependant on rencontre souvent leurs monnaies dans le Picenum[20], preuve que leur commerce s'étendait jusque dans cette région. Lorsqu'on aura exploré la partie la plus ancienne de la nécropole de Tarente, peut-être verra-t-on que certaines armes et ustensiles des tombeaux de Tolentinum proviennent de Tarente ou bien ont été fabriqués par des ouvriers picentins d'après des modèles tarentais. Quoi qu'il en soit, il est possible que ces tombeaux nous fassent connaître des types grecs très anciens. Il sera donc utile d'examiner les objets qu'ils renferment chaque fois que ces objets auront quelques rapports avec les descriptions de l'Épopée.

Il en est de même des vestiges trouvés dans les régions hautes de l'Apennin, tels que les tombeaux d'Alfedena (Aufidena), sur le territoire des Pæligniens[21]. Comme ces tombeaux ne nous sont connus que par des relations sommaires, il est difficile de déterminer exactement leur chronologie. Une seule chose est certaine, c'est qu'ils appartiennent à une époque antérieure à l'établissement de la civilisation gréco-romaine dans ces contrées. Mais, lors même qu'ils dateraient d'une époque relativement récente, du quatrième, voire du troisième siècle avant J.-C., il est probable que ces peuplades, éloignées des grandes voies de communication, ont conservé pendant plusieurs générations certains modèles qu'elles avaient reçus de bonne heure, de Tarente ou d'autres colonies grecques.

 

 

 



[1] Löschcke, Arch. Zeit., 1881, p. 46-52.

[2] Comparez Furtwängler, Die Bronzefunde aus Olympia, p. 51 et suiv. et Milchhœfer, Arch. Zeit., 1881, p. 289.

[3] Thucydide, I, 6, 2. Nous n'approuvons pas la proposition, faite dans le Rhein. Mus., de biffer, dans le texte de Thucydide, τούς πρεσβυτέρους et de lire : Ίώνων επί πολύ. — Voyez Comm. in honorem Mommseni, p. 616 et suiv. Voyez aussi Studniczka, Beiträge zur Geschichte der altgriechischen Trach (Abhandl. des archœol. epigr. Seminars der Universitat Wien, VI, 1), p. 18-20, 21-26.

[4] Voyez la coupe à figures de Patakes : Bull. dell' Inst., 1879, p. 6.

[5] Les masques de femmes très fréquents dans ces tombeaux se distinguent par une coiffure d'un style égyptien.

[6] Bull. dell' Inst., 1880 p. 248 ; 1881, p. 271. Comparez Ann., 1884, p. 143-145.

[7] Mon. dell' Inst., VI, t. XLVI, 1-4 (Comparez Annal., 1860, p. 472). Bull., 1882, p. 338 ; 1883, p. 41-42.

[8] Stackelberg et Kestner, Gräber von Corneto, t. XXVII. Micali, Storia, t. LXVII, 7. — Semper, Der Stil, I, p. 435. — Bull. dell' Inst., 1882, p. 47. Not. d. Scav. comm. alr acc. dei Lincei, 1881, p. 366.

[9] Comparez Helbig, Ueber den Pileus der alten Italiker (Sitzungsberichte der bayer. Akad. der Wissensch., Séance de la section philosophico-philologique du 6 nov. 1880), p. 497. Note 1, et Ghirardini dans les Not. d. scav., 1881, p. 366-67.

[10] Hérodote I, 163. On a trouvé à Volterra des monnaies phocéennes très anciennes : Periodico di numism., IV, p. 208, VI, p. 55 et suiv. Comparez Deecke dans O. Müller, Etrusker I, p. 382.

[11] Helbig, Die Italiker in der Poebene, p. 119-122.

[12] Helbig, Osservazioni sopra il commercio dell' ambra, p. 15-17 (Acc. de Lincei, a CCLXXIV, 1876-77).

[13] Ann. dell' Inst., 1884, p. 164-165.

[14] Bull. di paletnologia ital., V, p. 198. VI, p. 158-165. Not. d. scavi, 1880, p. 122, 262, 373-77. Ann. dell' Inst., 1881, p. 214-220.

[15] Bull. di paletn. ital., VI. p. 164. Ann. dell' Inst., 1880, p. 243.

[16] Ann. dell' Inst., 1881, p. 217. Ce sont peut-être des garnitures des roues de voitures.

[17] Studniczka explique cette simplicité par ce fait que les hommes n'étaient pas enterrés en costume de guerre mais en costume de ville qui comportait, même dans Homère, des lances (Zeitschr. für œsterr. Gymnas., 1886, p. 196). Cette opinion est infirmée par les objets trouvés dans une tombe extraordinairement riche découverte récemment prés San Ginesio (Picenum). Ce sont : un casque de bronze, un glaive de fer, une lance et un javelot à pointe de fer (Notizie degli scavi. 1886, t. I, p. 39-48). L'homme enterré là avait donc tout son équipement de guerre. La richesse inaccoutumée de la sépulture fait supposer que c'était là un personnage de distinction. Il est probable que, chez les Picentins, comme chez les Germains (Tacite, Germania, 6. Ann., II, 14) certains individus étaient mieux armés et équipés que la masse du peuple.

[18] Ann. dell' Inst., 1885, p. 62-63. De cette époque date la nécropole de Monteroberto, prés Jesi (Not. di. sc., 1880, t. IX, p. 343-348. Bull. di paletn. ital., VII, p. 90-96).

[19] Gozzadini, Di un sepulcreto etrusco scoperto presso Bologna, Bol. 1854. Voyez notre chap. VI.

[20] Bull. dell' Inst., 1882, p. 84, note 1.

[21] Not. di scavi, 1877, p. 115, 276-279 ; 1879, p. 320-325 ; 1882 p. 68-82 ; 1885, p. 344-392.