VILLEDIEU-LES-POËLES, SA COMMANDERIE, SA BOURGEOISIE, SES MÉTIERS

PREMIÈRE PARTIE. — L'ANCIEN RÉGIME

 

CHAPITRE XI. — LA COMMANDERIE AU XVIIIe SIÈCLE.

 

 

Droits seigneuriaux. — Diminution des privilèges des vassaux de l'Ordre de Malte sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV : la taille et autres impôts. — Confirmation des privilèges de l'Ordre par Louis XV. — Installation du Commandeur de Villeneuve-Trans ; grève d'avocats. — Terriers de 1710 et 1741. — Visite prieurale de 1756. — Procès-verbal des améliorissements de 1771 : 16 procès pendants entre la Commanderie et ses vassaux : — portion congrue ; — droits de banalité des fours et moulins ; — droit de havage. — Refus des droits honorifiques aux Officiers de la Commanderie.

 

Nous avons assisté au développement progressif de la bourgeoisie de Villedieu. Les droits seigneuriaux du Commandeur n'ont pas été un obstacle à cette extension ; loin de là : les réparations des édifices publics, autres que l'église, et l'entretien des officiers des différentes juridictions, dont il était seul chargé, ont enlevé de tout temps à ses vassaux une des préoccupations les plus pénibles pour les paraisses peu fortunées, celle de trouver les ressources nécessaires pour équilibrer leur budget. A la fin même du XVIIe siècle, le Commandeur de Rochechouart[1] venait de reconstruire les élides du moulin ainsi que le Pont-de-Pierre (1696) : ses armes, placées sur une pierre de taille, au haut de la Porte du bourg, voisine de ce pont, rappelaient ce souvenir.

Cependant un certain malaise régnait dès lors dans les relations entre, les Commandeurs et leurs vassaux. Nous aurons à constater durant le XVIIIe siècle l'aggravation progressive de ce malaise, dont les causes apparaîtront d'elles-mêmes.

Une des raisons de la prospérité relative dont avait pu jouir Villedieu dans les temps de paix, c'étaient les privilèges dont bénéficiaient ses habitants comme vassaux de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Ces privilèges ont été exposés dans le Chapitre II : nous n'aurons à rappeler que ceux dont la perte successive amena le mécontentement parmi les bourgeois.

A la suite de la formule employée par les vassaux de la Commanderie dans leurs déclarations pour la confection des terriers, ils ont soin d'ajouter, en 1740 comme en 1710, ce qui suit : Nous devons jouir de tous les anciens privilèges accordés à l'Ordre et à leurs vassaux par les princes chrétiens, et entr'autres des exemptions de coutumes, péages, pontages, barrages, gabelles, étapes et logement des gens, de guerre, de guet et de fortifications, de prises de loups, emparements et envitaillements des villes, châteaux et places-fortes, et aussi de l'exemption des fouages qui se lèvent en Normandie de trois ans en trois ans sur chacun feu,et autres immunités portées par les anciens papiers terriers. Mais les rédacteurs des nouveaux terriers sont obligés de rapporter des faits qui contredisent la plupart ces différentes exemptions.

L'ensemble des Statuts de l'Ordre n'avait pas été attaqué par les rois ni par leurs officiers ; mais le besoin d'argent d'une part, de l'autre les empiétements jaloux des divers fonctionnaires dont s'étaient servis les ministres de Louis XIII et de Louis XIV, pour amener autant que possible la centralisation et l'uniformité d'administration dans tout le royaume, avaient porté plus d'une atteinte partielle aux privilèges des Hospitaliers de Malte. Le Grand-Maître, Raymond de Perellos Rocaful, jugea utile d'envoyer à la cour de France un exemplaire[2] des Statuts imprimés en 1676, avec les additions manuscrites apportées par le dernier Chapitre général, en les accompagnant d'une lettre signée et scellée de son sceau de plomb en date du 20 décembre 1717. Le roi Louis XV, ou plutôt son Conseil de Régence, approuva les Statuts et les privilèges contenus dans ce volume par Lettres de décembre 1718, voulant qu'ils servissent de règle dans le Royaume pour toutes les relations avec les sujets de l'Ordre de Malte.

Et en effet le Terrier de Villedieu de 1741 rapporte quelques faits qui montrent l'exécution de ces Lettres du Monarque (fol. 29 v°) : ... Dans les Lettres de confirmation du mois de Décembre 1716, Sa Majesté a si peu entendu exclure — les officiers de la Justice tant spirituelle que temporelle de la Commanderie — desdits privilèges et exemptions, que M. Pierre Armand Duval, curé et Official de Villedieu lez Sauchevreuil, et le Trésor et Fabrique du même lieu, par arrêt du Conseil privé du Roy tenu à Versailles le 28 août 1730, ont été déclarés francs et exempts des décimes, don gratuit, capitation[3] et autres taxes et impositions faites par le Clergé sur les bénéfices du diocèse de Coutances, restitution leur est adjugée des sommes exigées d'eux, et deffenses sont faites au Bureau dudit diocèse de les y imposer, et d'imposer à la subvention tenant lieu de capitation le vicaire promoteur, les prêtres habitués et autres ecclésiastiques de ladite églize de Villedieu pour les casuels qu'ils y perçoivent. — Et qu'enfin, en conformité des mêmes Lettres, Monsieur Guynet, cy devant Intendant et Commissaire départi pour l'exécution des ordres de S. M. en la Généralité de Caen, par deux ordonnances émanées de son autorité l'11 de Novembre 1717 et 15 janvier 1718, a déclaré feu Mc Charles François Le Maître, franc et exempt de taille, en qualité de Procureur fiscal en la Haute-Justice de Villedieu, et les biens dudit Ordre, entr'autres les moulins, bois, passages, péages et étaux de boucherie ont été déclarés exempts, et ce faisant déchargés des droits de confirmation ou Joyeux-Avènement par arrêt du Conseil d'État du Roy le 25 novembre 1727.

Toutefois ces privilèges ne paraissent avoir été maintenus qu'en faveur des membres de l'Ordre ou de leurs Officiers. Quant à leurs vassaux ou fermiers, depuis longtemps le gouvernement royal affectait de les traiter comme les fermiers du Clergé de France ; il les avait soumis en conséquence aux impôts dont ils avaient été autrefois exempts au même titre que leurs maîtres. L'article 33 de l'Édit de Janvier 1634 restreint même l'exemption des chevaliers de Malte spécialement désignés, comme celle des autres privilégiés, à une seule de leurs terres et maisons, et celles qui sont adjacentes et contiguës en dépendant. Pour les autres terres et métairies, qu'ils feront valoir par receveurs ou serviteurs, lesquels seront taxés tout ainsi que pourroient être taxés leurs fermiers des dites terres et métairies.

Déjà, nous avons constaté, à propos de l'incendie de Villedieu de 1632, que les bourgeois étaient soumis à la taille, impôt qui ne pesait que sur les roturiers ; toutes les contributions[4] inventées pendant le règne de Louis XIV sous le prétexte du malheur des guerres, seront également exigées d'eux ; et il en sera de même jusqu'à la Révolution, malgré l'espoir toujours exprimé dans les terriers de la Commanderie que la paix permettra aux monarques de rétablir enfin ces privilèges auxquels ils se sont trouvés obligés de surseoir.

Sans succès dans leurs réclamations auprès des officiers royaux, — et nous verrons dans les chapitres suivants qu'elles furent nombreuses, — les habitants de Villedieu croyaient trouver un allégement à leur misère en se plaignant de l'ennui que leur causait l'acquittement des droits seigneuriaux des Commandeurs. Quelques-uns même, nouveaux vassaux, essayèrent par ruse de s'exempter du paiement des droits : le Terrier de 1741 (f. 4°) ; s'exprime ainsi :

Comme dans la plupart des nouvelles déclarations, on a remarqué que les vassaux n'ont fait un dénombrement juste et véritable des maisons et héritages qu'ils possèdent de cette Commanderie, et qu'ils ont obmis les cens, placages, rentes et sujettions qu'ils doivent reconnaître, on a blâmé toutes les déclarations qu'on a trouvées vicieuses, et on les a obligés d'en fournir de nouvelles ou de les réformer conformément aux précédens papiers terriers.

Déjà, en 1721, des atteintes étaient portées par les habitants aux droits du Commandeur. C'est ainsi que, le mardi 8 juillet de cette année, Thomas Havard est assigné devant le Bailli de Villedieu[5] par Jacques Harivel, un des procureurs-receveurs de la Commanderie, pour avoir tué et massacré à coups de fusils le poisson des rivières du Sgr Commandeur, et avoir empoisonné ledit poisson par des drogues par lui jetées dans lesdites rivières. — Défaut est prononcé contre Havard, et le Commandeur appointé à justifier et prouver tant par témoins de certains que censures ecclésiastiques, que ledit Havard a la complicité de plusieurs particuliers peschent et furettent journellement, tant de nuit que de jour, les rivières.

Cette tendance d'opposition au pouvoir du Commandeur se manifeste également en plus d'un passage du Manuscrit traditionnel. Après avoir cité les Curés de Villedieu, originaires du pays — après Me Joubert, était venu Me Lecharpentier —, il s'exprime ainsi sur un de leurs successeurs :

A la place de ce dernier fut substitué M. Jean-Bte Jaumarque, natif de la ville de Marseille, Docteur de l'Université d'Avignon, en la Faculté de Théologie, et Aumônier d'une des galères du Roi. Son séjour fut court, son mérite peu connu, y étant venu dans l'espoir d'y trouver un bon bénéfice et un bon revenu, et celui-ci était plus honorable que profitable. Il l'abandonna bientôt. — Il était inconstant, intéressé, plus disposé à recevoir qu'à donner. On ne peut rendre compte de sa doctrine, puisqu'il n'a pas parlé en public. Il prit possession de cette Cure en 1722 ; sans dire adieu, il s'en alla au mois de janvier 1724.

Après plusieurs Curés étrangers, Villedieu eut M. Pierre Armand Duval, natif de ce lieu, fils de Guillaume Duval, lieutenant de la juridiction... Il entra dans ce bénéfice en octobre 1724.

Au chapitre suivant nous constaterons les efforts tentés pour soustraire le nouvel Hôpital à la juridiction spirituelle du Commandeur, et le soumettre à celle de l'évêque de Coutances.

Toutefois il est un point sur lequel le Clergé et les fidèles de Villedieu paraissent avoir tenu à leur indépendance religieuse : c'est pour la conservation du rit romain dans la liturgie paroissiale, alors que les diocèses voisins de Coutances et Avranches, comme la plupart des Églises de France, adoptaient une liturgie particulière. Le Compte de Fabrique de 1756 porte bien l'achat d'un Rituel de Coutances ; mais, postérieurement, celui de 1771 indique la dépense de 60 livres pour se procurer à Rennes un Graduel et un Psautier romains.

Cependant, les divers documents du XVIIIe siècle ne nous permettent pas d'accuser les dignitaires de l'Ordre de Malte d'avoir négligé les intérêts de leurs vassaux : le soin qu'ils prennent de réparer continuellement les édifices publics dont ils ont la charge, les réclamations même qu'ils reçoivent dès qu'une amélioration devient nécessaire, sont la preuve de cette sollicitude.

Le procès-verbal de prise de possession du Commandeur de Villeneuve-Trans (17 octobre 1721), conservé parmi les papiers de la Haute-Justice[6], est un exemple du respect qu'on savait alors garder pour la dignité du Seigneur, et de la liberté avec laquelle on recourait à sa bienveillance pour l'obtention des réformes souhaitées.

Le chevalier Thomas de Villeneuve-Trans, mestre de camp de dragons, délégué à cet effet par son frère, le Commandeur Henry Anthoine de VILLENEUVE-TRANS, capitaine des galères du Roy, présente au Bailly de Villedieu, René André, sieur de la Ligottière, assisté de tous ses assesseurs et officiers, l'acte de provision émanant de la vénérable Langue de France en date du 17 janvier précédent, qui le nommait au lieu et place du Commandeur de Courtebonne. On le conduit à l'église paroissiale, où l'eau bénite lui est présentée par le Vicaire Anthoine Regnault, la Cure étant vacante — entre MM. Lecharpentier et Jaumarque. Il entre dans le chœur, baise le grand-autel ; on lui fait l'ouverture du Tabernacle, et les Saints-Vases lui sont représentés ; après quoi il va prendre place au banc ordinaire du Seigneur Commandeur, pendant qu'on sonne les cloches.

Puis une messe solennelle du Saint-Esprit est célébrée en sa présence, pendant laquelle on lui donne l'encens et on lui porte le livre des Évangiles à baiser.

Le procès-verbal de cette installation est ensuite dressé et signé de tous les dignitaires de la ville et assistants notables.

De l'église, on se rend au Manoir Seigneurial, dont toutes les pièces sont attentivement visitées, ainsi que les Archives de la Commanderie. Les meubles, ornements, etc., furent bientôt après remis par l'ancien fermier Harivel aux mains de Me Raymond Lebreton de Vastemare, Lieutenant de la Milice bourgeoise, nouveau fermier, avec les étalons des poids et mesures, et les clefs du manoir et de la prison.

La visite de l'Auditoire de la Justice termine la journée.

Le lendemain 18, le four et le moulin banal, le Poids du Roy, les halles, les prisons, la perrée, les écluses, les ponts, les places vagues sont à leur tour examinés avec la plus grande attention, et partout on a soin de faire remarquer au Chevalier les réparations urgentes et nécessaires qu'il convient d'y faire pour éviter à l'entière démolition qui en pourroit arriver, et pour le bien et l'utilité du public et l'intérêt de ladite Commanderie. Le four banal, le moulin, le parapet du Pont-Picard, la perrée, les Halles, la prison, le parapet du Pont de Pierre, en particulier, réclamaient ces urgentes réparations : vrai droit de joyeux avènement pour le Commandeur.

Enfin, pour terminer, on se transporte dans l'Auditoire, où estant, le Procureur fiscal a fait ses remontrances audit Seigneur, que du depuis plus de six mois, les Avocats, qui avoient de coutume de postuler en ce lieu, s'en sont retirés et n'ont assisté à aucune audience : ce qui est très préjudiciable au public, attendu que les simples significations qui doivent estre faites de procureur à procureur, ou d'avocat à avocat, n'étant point faites au controlle, elles y deviennent inutiles lorsqu'elles se font de partie à partie ;et que d'ailleurs les justiciables par leur peu d'expérience et de connoissance dans les affaires ne peuvent pas eux-mêmes s'expliquer en justice ny instruire leurs proceds. Pourquoy il est nécessaire d'y estre pourvu par ledit Seigneur, non seulement pour l'entretien de la juridiction qui dépend de luy, mais encor pour le bien publiq.

Nous verrons se reproduire plusieurs fois en ce siècle de semblables grèves.

Le Terrier de 1741, composé à la Requête du Commandeur LOUIS VINCENT DU BOUCHET DE SOURCHES DE MONTOREAU, à la diligence de Vénérable et discrète personne Pierre Armand DUVAL, prêtre, Curé et Official de Villedieu-lès-Poëles, et dicté par Pierre LE PESANT SIEUR DES VALLÉES, Bailli de ce lieu, — porte dans son titre même la garantie de l'entente qui devait régner alors entre le Commandeur et les officiers des juridictions spirituelle et civile. Aucun des anciens droits de l'Ordre de Malte ne s'y trouve attaqué : les passages que nous en avons rapportés plus haut attestent au contraire les efforts communs tentés pour obtenir le maintien, et même le rétablissement des privilèges successivement tombés en désuétude.

Depuis sa prise de possession, en 1736, le Commandeur avait fait d'importantes réparations aux Halles (pour plus de 500 livres), à l'Auditoire dont il avait refait l'escalier, au four banal (plus de 500 livres), au Pont Picard. De plus, il avait obtenu du Roi la confirmation du nouvel Hôpital[7]. Le Pont-Chignon, qui servait nécessairement de passage aux routes royales de Granville, Coutances, Avranches et Vire, avait été, par ses soins, remis à l'entretien du Trésor de Sa Majesté, qui l'avait fait entièrement reconstruire. Bâti en pierres de taille, à deux arches, de 33 pieds de long sur 24 de large, avec un pavé à ses deux extrémités, le nouveau pont facilitait les communications ; l'ancienne Porte qui l'avoisinait avait disparu dans cette réparation.

Les revenus de la Commanderie ne diminuaient pas, malgré les événements malheureux dont avaient à souffrir les vassaux[8]. Le 10 février 1696, le Commandeur de Rochechouart l'avait donnée à bail pour 2.100 liv. à Duval, médecin de Villedieu ; le 11 avril 1736, le Commandeur de Sourches renouvelait pour 6 ans un bail de 2470 livres, plus 40 chapons gras et 60 perdrix du Bocage, avec le fermier de son prédécesseur, le Commandeur de Villeneuve-Trans, qui était Me Jean Chapdelaine, prêtre, Curé de Saint-Ouen de Marchefroid, acceptant par son frère Claude, docteur, en médecine. Il se réservait, avec les droits de nomination aux bénéfices et charges de judicature tant ecclésiastiques que séculières, le revenu des confiscations, aubaines et amendes, ainsi que la jouissance du manoir seigneurial.

Il avait eu un. tort cependant, dont les conséquences devaient se faire plus tard sentir, celui de distraire du territoire de la Commanderie ou du bourg plusieurs portions de terrain pour les donner à bail à des particuliers.

La situation de la Commanderie sous le successeur de Sourches de Montsoreau, PAUL DE VION DE GAILLON (1746-63), nous est donnée d'une manière sommaire par le procès verbal[9] de la visite prieurale de 1755 (31 Mai-2 Juin). Deux indications seulement méritent notre attention. D'abord l'abolition de la chapelle Saint-Blaise — elle était encore conservée lors de la confection du Terrier de 1741 — : l'absence de toute fondation religieuse pour cette chapelle, d'une part ; de l'autre, l'humidité fréquente causée par les inondations qui la détérioraient, avaient été les causes de cette mesure. — La boîte servant pour le droit de havage y est estimée à la seizième partie du boisseau contenant 16 pots-chopine-demion-demiard : cette estimation pourra être rappelée dans le procès dont nous aurons bientôt à parler.

Le Commandeur Pierre DE SAINT-POL (1763-66) avait eu une visite des améliorissements de sa Commanderie dont le procès-verbal ne nous est pas parvenu.

L'époque de la confection d'un nouveau Terrier se présenta sous l'administration d'ALEXANDRE ÉLÉONOR LE MÉTAYER DE LA HAYE-LE-COMTE. Son régisseur, Pierre Chevalier, et le feudiste Laurent Descoins, tous deux bourgeois de Rouen, auxquels il confia cette mission, secondèrent énergiquement ses efforts pour faire respecter les droits de l'Ordre de Malte.

Nous en avons la preuve dans le Procès-verbal des Améliorissements dressé en 1771 par Jacques Armand de Rogres de Champignolles, Commandeur d'Auxerre, et Joseph de Hennot de Theville, Commandeur de Sours et Arville : Il demeure constant, disent-ils à la fin de leur rapport, que M. le Chevalier de la Haye-le-Comte en a usé comme le meilleur économe et un des plus attachés au bien et à l'avantage de notre Ordre et de ladite Commanderie, nous ayant paru avoir esté négligée de tous les temps, et qu'il falloit quelqu'un d'aussi zélé que luy pour soutenir et attaquer toutes les affaires qu'il y a et qu'il y aura pour la remettre comme elle doit estre.

Les divers édifices publics étaient en très bon état. A l'église paroissiale, une particularité nous est signalée, dont nous n'avons pas trouvé d'autre trace : la lanterne qui domine le dôme de la tour était revêtue de couleurs et dorures. A l'intérieur, l'attention des commissaires fut attirée par l'absence de bancs dans la nef, à l'exception de celui des gens de la Commanderie. — Il y avait huit ans que les choses étaient ainsi, leur fut-il répondu : le Curé et les trésoriers avaient enlevé les bancs pour les replacer dans un ordre plus avantageux pour le Trésor paroissial ; mais les habitants n'avaient encore pu se mettre d'accord pour adopter une nouvelle disposition. Nous retrouverons la suite de cette affaire en 1775 et 1784.

La constatation de l'état précaire de l'Hôpital fournit l'occasion aux directeurs de demander aux Commissaires de prier le Commandeur de s'interposer pour faire réunir à cette maison quelques biens ecclésiastiques des environs : idée qui fut poursuivie jusqu'à la Révolution[10].

Des réparations importantes avaient été faites aux Halles : 24 poteaux avaient été rentés à neuf, 5 entièrement remplacés, ainsi que diverses pièces de charpente ; la couverture et les étaux réparés. Le bâtiment entier mesurait alors 200 pieds de long sur 33 ½ de large ; il était soutenu par 4 rangs de poteaux de bois établis sur des piédestaux en pierre.

La Chambre du Conseil, près de l'Auditoire, était refaite à neuf pour servir au jugement des procès de rapport et renvoi, et recevoir le dépôt sous clefs des minutes de toutes les juridictions et tabellionages confiées à la garde des greffiers.

Les portes et la couverture de la prison avait aussi été réparées : son existence était menacée, ainsi que celle de la Porte du Pont de Pierre, par le projet d'élargissement du chemin d'Avranches. Le procureur général avait averti le régisseur, et lui demandait de ménager dans une nouvelle prison une cour pour les prisonniers.

Les piliers de la Haute-Justice avaient besoin depuis longtemps d'être réparés : mais Chevalier n'avait pas pu trouver un maçon pour en faire les fondements en maçonnerie : — Il faudrait, disait-il, pour y contraindre les ouvriers, des lettres de la Chancellerie de Rouen, et probablement un procès. — Il est à croire qu'on n'avait heureusement que des occasions très rares d'y exposer des criminels !

Le Manoir seigneurial et ses dépendances n'avaient pu être ramenés à un état satisfaisant malgré le zèle de Chevalier : c'était même à cette occasion qu'avait commencé la série de procès encore pendants pour la plupart entre les vassaux et la Commanderie.

Avant d'exposer les difficultés si pénibles dont ces procès furent la source entre les parties jusqu'à l'époque de la Révolution, nous donnerons le chiffre des revenus constatés de la Commanderie à cette époque. D'après les baux passés à partir du 1er Mai 1766 devant Lefranc, soi-disant notaire royal à Villedieu, étaient affermés :

1° à Jacques Lebreton : le droit de havage

620 l.

2° à Jacques Pichard : les moulins banaux

1.200 l.

2° à Jean-Baptiste Jamard : la sergenterie, les droits de jaugeage des mesures et de perçage des boissons

150 l.

4° au même : les droits de halles, étaux, coutumes et pesage

620 l.

5° à Jean-Baptiste Huard des Fontaines : le greffe civil de la Haute-Justice

40 l.

6° à Jean François Lefranc : le grand four banal, avec le droit de cuire

300 l.

7° à Michel Desrues : le nouveau four banal

200 l.

Les fiefs, rentes et cens de Villedieu et dépendances l'apportaient

150 l.

Les fiefs et rentes de la Vicomte de Valognes

30 l.

Les fiefs et rentes de Bazenville

100 l.

Total des revenus annuels

3.410 l.

Le chiffre des dépenses, depuis l'installation du Commandeur de la Haye-le-Comte, s'élevait à 5.062 livres pour les réparations, — 4.794 livres pour les différents procès, — 77 livres pour les pauvres de l'Hôpital, sans compter les responsions, et les pensions que s'étaient fait attribuer par provision les Curés et Vicaire de Villedieu et du Pont-Brocard, au sujet desquelles il y avait en ce moment contestation.

Ces Curés appuyaient leurs réclamations sur les édits royaux concernant la portion congrue. Le dernier édit de Mai 1768 avait élevé la portion congrue, — pension fixe que les bénéficiers étaient obligés de donner aux prêtres qui les suppléaient dans l'exercice de leurs fonctions, lorsque le casuel était manifestement insuffisant pour leur subsistance, — savoir à 500 livres pour les Curés et à 250 pour les Vicaires. — Le Commandeur avait bénévolement octroyé 300 livres de pension au Curé de Pont-Brocard, François Obelin, vieillard de quatre-vingts ans, dont la Cure était loin d'être suffisante ; mais ce prêtre prétendit exiger sa pension comme Une rente obligatoire, et en appela au Baillage de Coutances.

De son côté, le Curé de Villedieu, Richard Hébert, installé depuis 1762[11] à la mort de Me Gautier, longtemps Curé et Official, profitait du nouvel édit pour réclamer pour lui-même 500 livres, et 250 livres pour son vicaire : le bailli de Coutances avait obligé le Commandeur à payer 300 livres par an, en attendant la sentence du Parlement de Rouen[12].

A ces prétentions il était facile d'opposer les Lettres Patentes du 30 décembre 1768, enregistrées au Parlement le 30 Janvier suivant, par lesquelles le Roi déclarait déroger à son Édit de Mai en faveur de l'Ordre de Malte : c'était toujours à cet Ordre qu'était resté le droit de fixer les portions congrues de ses curés séculiers. Il était d'ailleurs à remarquer qu'il n'y avait aucune raison de les élever aux mêmes chiffres que pour lès curés des bénéfices du Clergé de France, puisque toutes les charges de ces cures étaient directement supportées par l'Ordre. Il fut réglé dans l'Assemblée provinciale du 28 Novembre 1769 que les Curés recevraient 400 livres, et leurs Vicaires au prorata, suivant l'article II de l'Edit royal.

Mais il ne pourrait être question dans tous ces actes que des Curés ayant opté pour la portion congrue. Or le Curé de Villedieu était resté gros décimateur. Sa cure lui rapportait au moins 800 livres de revenu. Si, par considération pour sa famille et sa patrie, il ne voulait pas se faire payer des droits de Curé, ce n'était pas au Commandeur à y suppléer : il devait s'en rapporter aux règlements établis dans la Commanderie sur les droits et revenus curiaux, comme l'avaient fait ses prédécesseurs.

A ces raisons, le Régisseur ajoutait que le Commandeur ne pouvait être considéré comme Curé primitif : d'après la charte de Richard Cœur-de-Lion, il avait les droits de seigneur patron laïc ; s'il était en même temps seigneur spirituel, c'était en vertu des privilèges accordés à l'Ordre par les Souverains Pontifes. Cette explication paraîtra moins solide après la décision de l'Assemblée provinciale que nous avons rapportée.

Quinze ans plus tard, en 1786, le Curé Hébert revenait à la charge, en s'adressant au Bailly visiteur des Commanderies de l'Ordre de Malte. Il recevait 400 livres de pension du Commandeur : ce qui, avec le casuel, ne faisait pas plus de 700 livres pour une Cure de 3000 communiants : et encore fallait-il prélever 100 livres pour le loyer de sa maison. Il n'avait qu'un seul vicaire, et sans pension. Aucune aumône ne lui avait été remise de la part du Commandeur depuis 23 ans, malgré le grand nombre de pauvres de sa paroisse. Le Conseil de l'Ordre consulté répondit au Commandeur de Boniface[13] : Il faut connaître le montant du casuel, savoir si les Curés ont opté pour la portion congrue en 1686 ou en 1768. Le Vicaire serait à la charge du Commandeur s'il était gros décimateur de la paroisse et que le Curé fût à portion congrue. Un deuxième Vicaire serait nécessaire s'il y avait plus de 3000 habitants. Quant au logement, il doit être à la charge des habitants d'après les édits de 1695 et 1768.

L'exemple du Curé ne pouvait manquer d'encourager les habitants de Villedieu dans leurs revendications contre les régisseurs du Commandeur. La fermeté un peu dure de ceux-ci pour les droits de leur maître, et leurs propres prétentions peuvent être considérées comme des circonstances atténuantes, lorsqu'il s'agit d'apprécier l'espèce de révolte à laquelle nous allons assister.

Outre ces deux premiers procès, quatorze autres se trouvaient engagés en 1771 devant les différentes juridictions, entre la Commanderie et ses vassaux : nous en exposerons les motifs aussi brièvement que possible.

Depuis longtemps déjà le notaire royal, qui résidait en principe au Pont de Pierre, avait été chargé des affaires du tabellionage de la Commanderie : le régisseur voulut rétablir la charge distincte pour la Haute-Justice de Villedieu : de là des altercations entre le nouveau pourvu, Bouillon, et le fonctionnaire royal, Lefèvre. Nous les voyons se présenter tous les deux, par exemple, pour faire l'adjudication des coutumes de la Foire Saint Clément, le 17 novembre 1771[14]. L'appel au Conseil du Roi et à la cassation en Conseil des Finances devait décider de cette difficulté, pour laquelle le droit de l'Ordre de Malte était évident.

Jamais, peut-être, les dignitaires de cet Ordre ne s'étaient montrés plus jaloux de leurs privilèges, D'après les Bulles des Papes et les concessions des Souverains chrétiens, aucune prescription ne pouvait être invoquée contre eux. Obligés en certains cas de s'incliner temporairement devant les désirs, équivalant à des ordres, des Monarques absolus, ils saisissaient l'occasion de reprendre leur indépendance au plus tôt. Il serait intéressant de suivre dans les Registres des Chapitres provinciaux[15] l'opposition énergique, quoique respectueuse, qu'ils firent aux Rois de France quand on voulut leur imposer des princes du sang pour la charge de Grand Prieur. C'est ainsi qu'ils ne cédèrent qu'après des négociations difficiles entre la Cour de Rome, le Grand-Maître de Malte, et la Cour de France, lorsque, en 1777, Louis XVI prétendit faire attribuer cette fonction importante à l'enfant du Comte d'Artois, le jeune duc d'Angoulême, qui ne put jamais la remplir par lui-même : c'était encore le Bailli de la Tour Saint-Quentin, nommé son Lieutenant par Lettres Patentes du 13 Mars 1777, qui le suppléait dans les dernières années du mois de Juin 1792.

Des ordres venus de Malte dans la seconde partie du XVIIIe siècle prescrivaient d'ailleurs une observation plus stricte des Statuts, qui avaient souffert de plus d'une négligence. La recherche de tous les anciens titres des Commanderies, leur centralisation au Couvent du Temple à Paris en 1744, la confection des Terriers tous les 27 ans, la recherche à époques régulières des améliorissements : c'étaient autant de moyens de maintenir continuellement les Commandeurs dans la fidélité à leurs devoirs ; sans compter l'obligation personnelle, rappelée à chaque Chapitre annuel, d'être toujours munis d'armes et prêts à partir pour Malte au premier commandement.

Tous les baux passés par les Commandeurs ou leurs régisseurs n'avaient de valeur qu'autant qu'ils avaient reçu la sanction des supérieurs. Ce fut l'origine de plusieurs difficultés pour Villedieu. Le Commandeur de Sourches avait en effet loué certaines portions du territoire jusque-là non-fieffé à des particuliers en 1736 et 1737. Le régisseur Chevalier crut de son devoir d'attaquer ces baux en nullité : plusieurs des intéressés se soumirent sans difficulté ; d'autres résistèrent ; et l'affaire, intéressant directement les droits de l'Ordre, dut être portée au Parlement de Paris, en vertu du droit de committimus étendu sous Louis XV à toutes les Commanderies de l'Ordre, même situées dans le ressort des autres Parlements.

Les deux anciens fiefs de la Vicomte de Valognes et de Bazenville, dont nous avons rappelé l'origine à la fin du Chapitre Ier, devenaient, pour le même motif, sujets à reprise d'instance. Les conditions avantageuses proposées par MM. le Marquis du Quesnoy pour le premier, et de Grimouville pour le second, étaient impuissantes, tant qu'elles n'auraient pas été approuvées par l'Ordre, à arrêter les décisions du Grand Conseil.

Ces réformes avaient indisposé les habitants de Villedieu. Des taquineries, des injures même se multiplièrent, contre le régisseur et le feudiste. Parmi les papiers de la Haute-Justice se trouvent encore quelques pièces où les témoins racontent plusieurs de ces scènes d'une manière humoristique[16]. On y trouva notamment à l'adresse de Descoins les expressions de f... savetier, de f... gueux, bienheureux d'être venu à Villedieu pour y trouver du pain.

L'une de ces scènes eut des conséquences plus graves : le régisseur avait envoyé un ouvrier pour placer un tourniquet au milieu d'un petit pont de bois, nommé la Planche-Blondel, destiné à l'usage du four banal. Son but était d'empêcher les fréquentes détériorations de la passerelle par les voitures, qui avaient un chemin tout indiqué par le grand pont situé à 30 pas de là. L'ouvrier fut arrêté par plusieurs habitants pendant qu'il s'acquittait de sa tâche, et conduit en prison. Le Procureur du Roi du Bureau des Finances de Caen, voulut évoquer l'affaire à son tribunal, comme ayant le droit de connaître des matières de voirie, même dans le ressort de la Haute-Justice. Le Grand Conseil saisi allait donner raison au Commandeur, quand il fut supprimé par Louis XVI, en sorte que le Parlement de Paris eut encore à intervenir.

Une mesure plus pénible pour les régisseurs, ce fut leur inscription d'office sur le rôle des tailles de Villedieu en 1768. Tous les-vassaux et fermiers de la Commanderie y étaient soumis ; mais les officiers et domestiques du Commandeur en devaient être exempts, d'après les arrêts des rois les plus récents. En attendant la solution de cette difficulté pendante en l'Élection de Vire, le paiement par provision avait été exigé, et arrêt mis sur les deniers provenant des fours banaux et autres coutumes revenant à la Commanderie. 1014 livres avaient été ainsi déjà confisquées à l'époque du procès-verbal d'améliorissement.

L'Élection de Vire donna raison aux habitants de Villedieu, et Chevalier en appela au Parlement de Rouen. L'appel n'était pas encore jugé en 1784. Mais ce qui augmentait l'ironie de la situation, c'était la mesure prise par les bourgeois contre le successeur de Chevalier dans la régie de la Commanderie, le Sieur Paton[17]. Ils avaient obtenu de l'Intendant de Caen l'autorisation de prélever 1.200 livres pour suivre le jugement ; dans la répartition de cette somme, ils imposaient le dit Paton pour 80 livres, l'obligeant ainsi à fournir de l'argent pour plaider contre lui-même. Une nouvelle demande de 1500 livres ayant été obtenue pour la poursuite des autres procès, Paton dut encore contribuer pour sa part. Le Conseil de l'Ordre, siégeant à Paris pour les affaires des sept prieurés de la Langue de France, à qui Paton s'adressa, ne put lui donner gain de cause : c'était comme habitant de Villedieu qu'il était frappé, lui fut-il répondu, pour une charge personnelle, et qui ne regardait en rien le Commandeur : il n'avait qu'à se soumettre.

Les deux procès les plus graves et les plus interminables engagés par les régisseurs agissant bien, cette fois, au nom du Commandeur, avaient rapport au droit de banalité des fours et moulin, et à la perception des droits de havage.

Le moulin et l'ancien four de Villedieu avaient été réparés à neuf, et un nouveau four établi pour suffire aux besoins de tous les vassaux. Mais les fraudes, déjà anciennes, continuaient[18]. Une communication ménagée contre tout droit avec le Moulin de Bourg l'Abbesse, grâce au déplacement des écluses, favorisait la contrebande. Le régisseur avait fait enlever les planches et terrassements indûment établis : on les avait remis en place aussitôt. Une demande de poursuite présentée au Conseil de l'Ordre contre les Dames de Lisieux, propriétaires du Moulin et de ses dépendances, faillit ramener les anciens démêlés avec cette Communauté.

Le système de blutage, adopté dans la réparation du moulin de la Commanderie, était, paraît-il, défectueux, et faisait éprouver une plus grande perte aux banniers sur leur mouture que l'ancien système à l'anche : tel était le prétexte qu'ils invoquaient pour ne pas se soumettre.

Quant aux fours, les bourgeois préféraient faire cuire leur pain chez les boulangers des environs, ou même chez ceux qui s'étaient installés dans la la ville. Au lieu du 20e qu'ils devaient pour le droit de cuisson, ils s'appuyaient sur un arrêt donné sans requête par le tribunal de la Haute-Justice en 1740, pour se contenter de son droit de 2 sols ou 2 sols ½ par boisseau. L'un des fourniers se plaignit que les dépenses se trouvaient pour lui inférieures aux recettes, et établit pour son compte un autre four. Le Bailli de la Haute-Justice veut régler l'affaire à l'avantage de ses compatriotes. Le Régisseur en appelle au Grand Conseil, qui rend un arrêt (1770) condamnant l'établissement de fours distincts des fours banaux, et fixant le droit de cuisson au même taux que pour les banalités du Baillage de Coutances. Au lieu de se soumettre, les habitants prétendent qu'on veut les affamer, qu'il n'y a plus de pain dans le bourg, et se pourvoient à Rouen ; des Lettres Patentes, sollicitées par l'ordre de Malte, évoquent l'affaire en règlement de juges au Conseil d'État privé, et un arrêt du Parlement de Paris défend de plaider ailleurs que devant lui.

Le refus de payer le droit de havage donna lieu à une véritable révolte. Lorsque le feudiste Descoins, chargé par procuration du Commandeur, en date du 20 janvier 1768, de la confection du nouveau Terrier, demanda aux vassaux de produire leurs déclarations habituelles, aucun d'eux ne bougea. Il se vit obligé de requérir un Gage-Pleige qui fut ouvert le 11 Mars 1771 : les vassaux déclarèrent se soumettre, pourvu qu'on leur représentât le terrier de 1587 et les autres, avec des copies faites à leurs frais. Une surcharge se trouvait dans le terrier de 1587 sur la valeur du godet : le terrier fut saisi et scellé avec un cachet du Bailli et trois du Syndic, le Procureur Fiscal et Descoins refusant d'y mettre le leur. Le godet fut également mis sous scellés. Le terrier fut ensuite ouvert et recacheté plusieurs fois pour l'examiner. Enfin le 25 mars, une sentence provisoire du juge intervint : le havage, interrompu aux deux derniers marchés, continuera, sauf les droits des parties, à être perçu avec un nouveau godet en cuivre à parois plus résistantes et de forme cylindrique.

Le 20 juin 1771, le juge ordonne que l'Ordre sera mis en cause. Les vassaux en appellent aussitôt au Baillage de Coutances ; mais le Commandeur se pourvoit au Parlement de Paris. Les vassaux, condamnés par défaut le 15 janvier 1772, surprennent au Conseil supérieur de Bayeux, le 5 février 1772, un arrêt qui les dispense de comparaître à Paris. Un nouvel arrêt du Parlement de Paris ordonne l'instruction du procès, pendant laquelle arrive le décès du Commandeur[19].

M. le Receveur reprend l'instance ; mais les habitants font signifier le 20 juillet 1774 un acte, par leur avocat aux Conseils et à celui de l'Ordre, par lequel il déclare que la question du conflit concernant le havage était connexe avec celle du conflit sur la banalité, sur laquelle les parties avaient été renvoyées au Parlement de Paris par arrêt du 18 janvier 1773 ; qu'en conséquence les habitants consentaient d'y plaider : au moyen de quoi il ne pouvait y avoir un conflit.

D'après cet acte, il fut rendu au Conseil d'État privé, le 3 février 1777, un arrêt par forclusion contre les habitants, qui renvoya les parties au Grand Conseil pour y procéder suivant les derniers errements, tant sur la question de la banalité des fours et moulin que sur la question du havage.

L'affaire sur les banalités est instruite ; le Conseil de l'Ordre consulté pour la seconde répond : Il faut arriver à constater l'état du Terrier de 1587 et du godet : la difficulté sera de les faire saisir et apporter aux Juges, sans qu'ils aient été auparavant altérés, et de constater s'il s'agit du droit du 5e ou seulement du 20e de godet dans le plus ancien Terrier[20].

Nous rappelons ici l'estimation donnée par le Terrier de 1710 que nous avons rapportée au Chapitre II, et celle du procès-verbal de visite prieurale donnée plus haut : il s'agit là d'une boîte représentant le 5e du godet, ce qui met le droit de havage à 1/16 de la quantité des grains. La surcharge est évidente dans les exemplaires des Terriers de 1587 et de 1650 conservés aux Archives nationales.

Ce dernier procès fut-il définitivement jugé ? Les plaintes dont nous retrouvons souvent les traces dans les Registres des Chapitres Provinciaux contre l'absence du Terrier de Villedieu les Poëles toujours inachevé ; les certificats que le Commandeur MARIE JEAN-BAPTISTE DE BONIFACE DU BOLHARD, deuxième successeur[21] du Chevalier de la Haye Le Comte, présenta au Chapitre, les 23 juin et 22 Novembre 1788, pour attester les diligences qu'il fait pour terminer les procès qui retardent la clôture de son Terrier de Villedieu lès Bailleul, d'une part ; — d'autre part la Lettre des habitants de Villedieu[22] au même Commandeur, en date du 20 septembre 1789, pour le prier de leur envoyer de nouveaux étalons de mesures, semblent bien indiquer que la disparition des droits féodaux put seule mettre fin à cette longue lutte.

Les frais de ces procès, durant les années 1784 et suivantes, s'élevaient encore pour la Commanderie à des sommes considérables : 370 livres en 1784 ; — 353 en 1785 ; — 128 en 1786 ; — 9 en 1787 ; — 168 en 1788 ; — ce qui, joint aux 2.678 livres de charges annuelles — 1.846 l. de responsion, 751 d'impositions royales, 81 pour le travail des Archivés du Temple et la Bourse Commune —, diminuait d'une façon notable le revenu du titulaire de Villedieu-lès-Bailleul[23].

La situation pénible créée par ces procès entre la Commanderie et ses vassaux s'accentuait de temps en temps par de nouvelles difficultés : les Registres des Délibérations du Conseil de l'Ordre nous en font connaître plusieurs.

L'officialité de Villedieu-les-Poëles, qui servait également, pour le chef-lieu et les autres Membres de Villedieu-lès-Bailleul[24], était sans titulaire depuis la mort du curé Gautier : le Curé de la Meurdraquière, Boudet, remplissait les fonctions de vice-gérant en 1771-72. Il ne continua sans doute pas ses fonctions. Le Procureur Fiscal, André de la Ligotière, se plaint de la vacance au Conseil du 22 août 1782, et dé l'obligation où l'on était de recourir à l'Évêché de Coutances afin d'obtenir les dispenses de bans pour les mariages[25]. Même plainte[26] le 13 janvier 1785, à propos d'une demande en séparation de corps et de biens : l'un des époux s'était adressé à l'Officialité de Coutances, l'autre prétendait que, en l'absence d'un Official à Villedieu, c'était à l'Official métropolitain de Rouen qu'il fallait recourir.

Le Conseil ne paraît pas très bien fixé dans ses réponses sur les anciens droits de la Commanderie. Le recours à l'évêque du diocèse lui semble nécessaire. Quant à la légitimité de l'existence d'une Officialité à Villedieu, il faudrait, pour en être assuré, voir, non pas seulement l'affirmation des anciens Terriers, mais des provisions d'anciens Officiaux ou des actes incontestables de leur judicature.

Plus énergique, quoique toujours modérée, fut sa décision dans la consultation du 2 septembre[27] 1784 au sujet des Droits honorifiques refusés aux Officiers de la Haute-Justice de Villedieu les Poëles par les Sieurs Curé, marguilliers et habitants dudit lieu... — Voici l'exposé de la plainte :

Cette Commanderie, ou plutôt cette Haute-Justice, est la plus ancienne et la plus distinguée du ressort de Rouen, tant par rapport à l'Ordre de Malte à qui elle appartient, que par le nombre des officiers de justice que le Seigneur y nomme, et son ressort immédiat au Parlement ; pourquoi les quatre premiers officiers sont toujours licenciés et avocats.

Le peuple de Villedieu était partagé entre deux partis : l'un pour, l'autre contre le Commandeur : les juges fidèles à leur devoir étaient avec leur chef, les infidèles, qui lui étaient opposés, étaient devenus ainsi les idoles de la bourgeoisie. Les juges[28] destitués en 1772, cause de tous ces maux, n'avaient cessé d'être regrettés par les habitants. Le lieutenant actuel était encore opposé aux nouveaux pourvus.

En 1775, vers le mois de novembre, le nouveau Procureur fiscal se crut obligé d'avertir le Conseil que les habitants avaient, sans l'agrément du Commandeur, ni ordre, fait tirer et déplacer les bancs du Seigneur étant au haut du chœur, un de chaque côté, pour ses Officiers, et mis des stalles dans toute la longueur du Chœur sans laisser de place pour les juges spirituels et temporels, et que les marguilliers avaient fait construire un banc à la première place à droite dans la nef du côté de l'épître, qui est la place la plus honorable dans la nef, où le Seigneur a droit de faire placer celui des Officiers de sa maison. Le Conseil de l'Ordre, avisé le 21 décembre 1775, avait décidé de résister : Chevalier, pour le Commandeur de Boniface, en écrivit au Procureur fiscal, qui préféra tout arranger à l'amiable : on promit de donner les premières stalles du Chœur aux Officiers, et de ne laisser mettre dans les autres que les gens honorables ; de même on était prêt à céder le premier banc de la nef, et à placer un fauteuil au Chœur pour le Commandeur quand il viendrait.

Cette promesse ne fut pas tenue. Bien plus, de nouveaux procédés injurieux pour les Officiers furent mis en usage. Jusqu'alors le second bedeau se présentait aux dignitaires de la Commanderie avec une corbeille pleine de pain bénit aussitôt que le premier bedeau en avait offert aux membres du Clergé : depuis quelque temps, on servait les marguilliers et les autres personnes placées dans le chœur avant les Officiers, à qui on n'apportait plus que les restes, à la grande risée des paroissiens.

Une telle situation était intolérable. On affectait également de ne plus convoquer, les gens de la Commanderie aux assemblées communales, alors qu'ils avaient le droit d'y présider : ce qui était bien important cependant dans un endroit où avaient lieu des assemblées trop fréquentes sans utilité pour le public, avec des délibérations contraires au bon ordre et à la tranquillité. Parfois, dix à douze séances y étaient à peine suffisantes pour délibérer qu'ils délibéreront !

Il y avait à distinguer au point de vue juridique entre les grands droits honorifiques réservés au Seigneur, et les petits qui convenaient aussi, à son défaut, à ses Officiers. Tel était, du moins, l'usage en dehors de la Normandie, et des arrêts nombreux l'avaient fortifié. A Villedieu, il en était de même par tradition.

Le Procureur Fiscal proposait au Conseil de l'Ordre de s'en tenir aux moyens de douceur : demander simplement aux Curé et marguilliers de rétablir les anciennes coutumes, avec menace d'en appeler au Conseil du Roi s'ils n'acceptaient pas. Le Conseil fut d'avis d'agir de suite. Le Commandeur devait se pourvoir au Grand Conseil afin d'y obtenir un arrêt sur requête pour le maintien des anciens droits, et en demander l'application immédiate par provision. Nous n'avons retrouvé aucune autre trace de cette affaire.

Une réflexion se dégage des événements que nous venons d'exposer ; — et il en serait de même pour des faits semblables qui se passaient dans bon nombre d'autres villes ou bourgs de France à cette époque : — la Révolution était commencée longtemps avant 1789. L'indifférence et le délaissement plus ou moins volontaire de beaucoup de seigneurs ecclésiastiques ou séculiers, à l'égard de leurs vassaux, tandis que le soin de leurs propriétés était abandonné à des régisseurs avides, leur avaient enlevé la confiance de leurs sujets. En même temps les attaques des fonctionnaires du Roi contre les anciens privilèges, les impôts continuels qu'ils exigeaient avec une rigueur souvent impitoyable, portaient les populations, grevées de deux côtés à la fois, à désirer une transformation complète de leur condition. L'enthousiasme avec lequel furent accueillies les premières réformes fut-il récompensé dans la suite par l'amélioration si vivement souhaitée ? Ce sera aux événements postérieurs à nous le faire connaître. Il nous reste auparavant à rappeler d'autres faits malheureux et d'autres récriminations, qui achevèrent d'aigrir la bourgeoisie de Villedieu.

 

 

 



[1] Les histoires facétieuses colportées contre les habitants de Villedieu ne sont pas d'invention récente. Constantin de Renneville, dans son Histoire de la Bastille, imprimée à Amsterdam en 1724, rapporte (T. I, p. 417-420) aux préparations de la réception du Commandeur de Rochechouart, réception à laquelle il dit avoir lui-même assisté, la pêche fantastique d'un poisson royal, baleine ou dauphin, qui se trouva n'être qu'un malheureux âne tombé dans la rivière. Le même auteur attribue également à cette époque de ferveur religieuse la décision lumineuse d'un des compères chargés par le Curé de l'achat d'un Christ à Coutances : Le veut-il mort ou vif ?Achetons-le vivant ; si M. le Curé le veut mort, il n'aura qu'à le tuer !

[2] Cet exemplaire se trouve aux Archives Nationales avec la lettre du Grand Maître et les Lettres confirmatives de Louis XV. (MM. 17).

[3] Les comptes de la Fabrique de la fin du XVIIe siècle mentionnent en effet le paiement d'un droit de 6 livres 16 s. pour la capitation, impôt qui fut levé, durant les dernières guerres de Louis XIV, sur tous les habitants du royaume, privilégiés ou non, par feux ou par familles. On les avait partagés en 22 classes suivant leur état ou leur qualité : la plus élevée payait 2000 livres, et la dernière 1 livre seulement. Le Clergé de France demanda à le remplacer par un subside dont il fit lui-même la répartition entre ses différents bénéfices.

[4] Cependant l'exemption du droit de fouage fut reconnu pour tous les vassaux de la Commanderie par sentence de l'élection de Vire en date du 23 août 1668, et demeura en vigueur au XVIIIe siècle.

[5] Archives de la Manche, B. 1679.

[6] Archives de la Manche, B. 1679.

[7] V. Chapitre suivant.

[8] V. Chapitre XIII.

[9] Nous en avons trouvé le texte dans le Ms. latin 10.070, fol. 136 de la Bibl. Nat. (Collection LÉCHAUDÉ).

[10] V. Chapitre suivant.

[11] Nous avons l'inventaire des registres paroissiaux depuis 1668 dressé à ce moment par le Bailly Jean André de la Ligotière, en exécution de la Déclaration royale du 9 avril 1736. (Archives de la Manche, B. 1681).

[12] Voir sur ce procès Arch. Manche. B. 1683 : 12 Décembre 1769 : le Curé Hébert, qui s'intitule Vicaire perpétuel, demande, pour être payé des 250 livres de provision à lui adjugée sur la portion congrue par sentence du Baillage de Coutances du 5 Octobre précédent, qu'on mette arrêt sur tous les deniers dus et à devoir au Sgr Commandeur par ses différents fermiers.

[13] Arch. Nat.n MM. 89, 26 janvier 1786.

[14] Compte paroissial de cette année,

[15] Arch. Nat., MM. 50 à 53.

[16] Arch. de la Manche B. 1683 (6-20 Mars).

[17] Arch. Nat., MM. 88. — 26 février 1784.

[18] Parmi les documents concernant la banalité du moulin, nous citerons les deux pièces suivantes des Archives de la Manche.

1° Assises mercuriales tenues devant Me Bosquet de la Forge, Bailli de ce lieu, en présence de Me Danjou, Procureur Fiscal, le mardy 14 octobre 1749 : ... Et suivant les plus amples conclusions du Pr. fiscal faisant droit sur la complainte judiciaire des habitants de ce lieu, ordonné que les bourgeois seront préférés à faire moudre leurs grains au moulin banal de ce lieu, aux boulengers vendants et débitants du pain, à l'exception toutefois de lundy et jeudy de chaque semaine spécialement destinés pour lesdits boulengers. (B. 1677).

2° Un procès-verbal du mardi 5 avril 1769 (B. 1683) dressé contre un jeune homme surpris au moment où il chargeait une somme de blé pour le porter à un autre moulin que le moulin banal. La femme Besnou, à qui appartenait ce froment, veut s'opposer violemment à la saisie du sac et du cheval qui allait l'emporter : Elle était libre, criait-elle, de faire bluter son bled où elle jugerait à propos ; et quand M. le Commandeur de Villedieu auroit un moulin bultoir, elle iroit moudre et bulter son bled.

[19] Il mourut le 5 juillet 1772 à Malte, où il avait été appelé avant même la visite de ses améliorissements.

[20] Arch. Nat., MM. 89. — 10 Mars 1785.

[21] Au Commandeur de la Haye le Comte avait succédé en 1772 MARIE GABRIEL LOUIS LE TEXIER D'HAUTEFEUILLE, qui, dès le mois de juin 1774, quittait le Commanderie de Villedieu-lès-Bailleul pour celle de Beauvais en Gâtinois.

[22] Arch. Municipales de Villedieu.

[23] Arch. Nat., S. 5258.

[24] Arch. Nat., S. 5525.

[25] Arch. Nat., MM. 86.

[26] Arch. Nat., MM. 89.

[27] Arch. Nat., MM. 88.

[28] Voici, d'après le procès-verbal des améliorissements, la liste des officiers en fonction en 1771 : Bailli, André de la Ligotière ; — Lieutenant, Boudet ; — Procureur fiscal, Bonvoisin de Dézert ; — Sergent, Le Maître ; — Commissaire de police et tabellion, Bouillon.