VILLEDIEU-LES-POËLES, SA COMMANDERIE, SA BOURGEOISIE, SES MÉTIERS

PREMIÈRE PARTIE. — L'ANCIEN RÉGIME

 

CHAPITRE II. — ORGANISATION DE LA COMMANDERIE.

 

 

DIVISION DE L'ORDRE DES HOSPITALIERS EN LANGUES, PRIEURÉS, COMMANDERIES ET MEMBRES.

PRIVILÈGES ECCLÉSIASTIQUES. - OFFICIALITÉ. - Cures et bénéfices. — Juridiction quasi-ordinaire. — Droits de patronage.

PRIVILÈGES TEMPORELS. — Charte de Richard Cœur-de-Lion confirmée par Philippe-Auguste et ses successeurs. - Le Baillage-Vicomtal de Villedieu.

DROITS ET DEVOIRS DU COMMANDEUR ET DES VASSAUX.

 

La multiplication des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem et le grand nombre de maisons que les libéralités des Princes chrétiens les avaient appelés à fonder en Occident, nécessitaient une organisation hiérarchique. L'Ordre fut partagé en sept Langues, suivant la nationalité des chevaliers : ce furent les Langues de Provence, d'Auvergne, de France, d'Italie, d'Aragon, d'Allemagne et d'Angleterre ; on y ajouta plus tard celles de Castille et de Portugal.

La Langue de France était elle-même subdivisée en trois Prieurés : le Prieuré d'Aquitaine avec Poitiers comme chef-lieu ; le Prieuré de Champagne, chef-lieu Dijon, et le Grand-Prieuré de France, chef-lieu Paris. Ce dernier s'étendait à peu près de la Loire, au Rhin.

Le Grand-Prieuré, avec le Grand-Prieur de France à sa tète, avait sous ses ordres un certain nombre de Commanderies, gouvernées chacune par un Commandeur. Outre la maison principale, chaque Commanderie pouvait comprendre plusieurs autres Maisons ou Membres.

Les Commanderies furent généralement données à des chevaliers qui avaient résidé au moins cinq ans à la Maison-Mère de l'Hôpital — successivement Jérusalem, Chypre, Rhodes et Malte —, et qui avaient fait trois caravanes ou campagnes contre les infidèles. Ils devaient gérer leurs Maisons au nom de l'Ordre ; et tous les ans ils étaient tenus d'envoyer au Grand-Maître, pour les besoins généraux, une responsion, ou contribution fixée, suivant la gravité des circonstances, au cinquième, au quart, ou même au tiers des revenus de la Commanderie.

Nous ne parlons pas ici des réunions auxquelles ces chevaliers étaient obligés d'assister, soit à la Maison-Mère, soit au chef-lieu du Prieuré ; non plus que des Améliorissements et des Visites prieurales, dont nous aurons à entretenir dans la suite.

En vertu des privilèges octroyés par les Souverains Pontifes et par les Princes chrétiens[1], chaque Commandeur était, dans les terres qui lui étaient soumises, seigneur tout-puissant ; il ne connaissait de dépendance que des plus hauts représentants du Roi pour le temporel, ou de ses Supérieurs directs, après le Pape, pour le spirituel.

Sans citer les Bulles nombreuses accordées à l'Ordre, nous résumerons, d'après les Registres terriers de Villedieu, les Privilèges spirituels, ou plutôt ecclésiastiques, de la Commanderie. Ces Terriers, rédigés en principe tous les vingt-cinq ans, ne sont pour Villedieu qu'au nombre de cinq, composés sous les commandeurs de Montigny (1587), d'Elbène (1650), de Bricquebosc (1680), de Commenge (1710), et de Sourches (1741). Pour la partie qui nous occupe, les derniers reproduisent textuellement le premier, en y ajoutant simplement les modifications qui avaient pu intervenir depuis La dernière rédaction. Le Manuscrit traditionnel les a d'ailleurs copiés presque à la lettre.

La Juridiction spirituelle de Villedieu, est exercée par un Official ou son vice-gérant, un Promoteur et un Greffier, nommés par le Commandeur, deux Gardes des Sceaux et Appariteurs. Cette cour ecclésiastique tenait ses séances dans la Chapelle du Rosaire, avant qu'elle eût été transférée dans l'audience de ce Bourg. La prison de cette juridiction est un cabinet ou plutôt un cachot du Manoir seigneurial.

L'Official ne connaît pas moins des différends qui naissent au sujet des églises ou des fidèles de son territoire que les Archevêques, les Évêques ou leurs officiaux. L'appel de ses sentences relève devant le Métropolitain, qui a reconnu cette Officialité.

Son pouvoir consiste encore à donner des dispenses de bans pour se marier, des permissions de manger de la chair dans les jours d'abstinence, et à délivrer des Monitoires pour les Églises de son ressort, où on ne peut rien publier si ce n'est par ordre du Pape ou du Roi. — Il est exempt de toute juridiction et correction des Évêques et Archevêques, mais sujet de Notre Saint Père le Pape, de son Altesse Serénissime le Grand-Maître et du Commandeur.

Quant à la Visite épiscopale ou archiépiscopale, les usages ont varié. Les Procès-Verbaux des Visites prieurales[2] des XIVe et XVe siècles, signalent, parmi les charges incombant à la Commanderie, la somme qui chaque année était due à l'Évêque de Coutances pour la Visite que lui ou ses vicaires avaient l'habitude de faire à l'Église paroissiale.

De même, l'Archevêque de Rouen, Odon Rigaud[3] s'arrêta à Villedieu en se rendant de l'abbaye de Saint-Sever à celle de Hambye le 6 du mois d'août 1250 : Pernoctavimus apud Villam Dei de Saltu Câpre, et procurati fuimus ab Hospitalariis.

Le LIVRE NOIR du diocèse de Coutances de 1270, imprimé dans la Collection des Historiens de France, s'exprime ainsi[4] au sujet des rapports de l'église paroissiale de Villedieu, avec l'évêque du diocèse : L'Église de Villedieu, de notre diocèse, doyenné de Percy est desservie par les Frères Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. L'évêque de Coutances fait la visite dans la dite église, et reçoit la procuration[5] des Frères Hospitaliers. — Le même ouvrage porte, à la page 534 du même volume, l'indication suivante : Debita... decanatus de Perceyo (Archidiaconatus Vallis Viriæ). — Villa Dei : XXVII sol. Mais aucun chiffre ne se trouve pour la paroisse à la colonne des décimes : ce qui nous permet d'affirmer que dès cette époque les églises de l'Ordre de Malte étaient exemptées des décimes payées par le Clergé de France.

Depuis le Terrier de 1587, nous voyons, au contraire, l'affirmation constante que la cure est exempte de la Visite épiscopale, bien qu'on y administre tous les Sacrements. Seuls ont droit de la visiter l'Official de Villedieu, en l'absence du Commandeur, et ce dernier qui peut, s'il le veut, assister à la reddition des comptes des Trésoriers de l'Église. — Cette affirmation est appuyée sur l'autorité des Arrêts du Parlement de Paris, du 14 août 1531 et de l'Officialité de Rouen du 10 février 1559, ainsi que sur les Bulles d'Innocent IV, Clément V, Calixte VIII, Sixte IV, Innocent VIII Jules II, Léon X et Clément VII[6].

L'historien du diocèse de Coutances, Tousfain de Billy[7] cite avec raison le passage des évêques de Coutances à Villedieu pour y administrer les sacrements de l'Ordre et de la Confirmation : c'étaient ces prélats, comme les évêques les plus rapprochés de la Commanderie, qui semblaient naturellement désignés au choix du Commandeur ou du curé pour ces cérémonies ; mais cela n'était la preuve d'aucune juridiction[8]. Quant au fait rapporté par le même auteur[9] sur la présentation à la Cure de Villedieu de frère Nicolas Bouge, prêtre de l'Ordre de Malte, par frère Denis de Vieux-Châtel en 1534, et la collation qui en aurait été faite aussitôt par le grand vicaire Quetil, nous ne voyons pas plus de raison de croire à la science de Toustain, en ce qui concerne les privilèges et l'histoire de l'Ordre de Malte, que lorsqu'il enseigne (au Tome II, p. 111) que les Hospitaliers héritèrent d'une partie des biens des Templiers, entre autres des deux Commanderies de ce diocèse, celle de Villedieu et celle de Réville, lesquelles avaient été fondées et données aux Templiers par Henri roi d'Angleterre. — Les pièces rapportées au Chapitre Ier sur les origines de notre Commanderie nous ont suffisamment renseignés à ce sujet. Nous allons bientôt voir à qui appartenait la collation des Cures et Bénéfices de la Commanderie.

Nous remarquons, par une sentence de l'Officialité de Rouen du 19 février 1599, que, du temps des illustres Cardinaux d'Amboise et de Bourbon, Archevêques successifs de cette ville, les prêtres, les chapelains et curés des Églises de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem ont été déclarés exempts de comparution aux Synodes, Calendes et Conférences des Évêques, de la résidence dans leurs bénéfices, en les faisant desservir par qui bon leur semble, et même des Visites des Évêques. Ils sont pareillement exempts des décimes et capitations que les autres Ecclésiastiques doivent payer aux Évêques, en ayant été affranchis par les Papes Alexandre IV, Clément VII et Eugène IV ; et lorsqu'il est arrivé des taxes générales sur tout le clergé, les Messieurs de l'Ordre, les Curés, les Chapelains et Prêtres qui en dépendent, n'y ont été compris que dans un présent besoin de l'État, et le recouvrement des deniers s'en est fait par des Receveurs particuliers nommés par l'Ordre.

L'Official avait ci-devant le pouvoir de marier dans les églises et chapelles de cette Commanderie toutes personnes indifféremment : ces mariages se célébraient à Messe basse et portes fermées, sans témoins, et même sans le consentement des pères et mères des contractants. Il suffisait que deux parents attestassent qu'il n'y avait entre eux aucune proximité pour empêcher la consommation du mariage. Quoique ces cérémonies fussent approuvées bien faites, et les mariages déclarés légitimes, l'Ordre a jugé à propos de ne plus se servir de ce privilège, à cause des abus qui en pouvaient arriver, s'étant en cela sagement conformé aux autres Églises du Royaume.

Tous les fiefs de la Commanderie sont exempts de toutes dîmes, grosses et menues, et même des novales. — Le Commandeur a pour lui le droit de percevoir les dîmes de ces mêmes fiefs.

Le Commandeur a le droit d'études ; c'est à lui ou à son Procureur, ou, à leur défaut, à l'Official, qu'il appartient de nommer les régents et maîtres d'école. Les contestations sur les salaires de ces professeurs sont jugées par le Bailly du lieu.

Ajoutons encore pour le Commandeur, ou à son défaut, pour l'Official, le droit de recevoir les testaments des bourgeois, moyennant une redevance de 7 sols 6 deniers, ainsi que le droit du Tiers-denier des Cartinaux, appelé le petit-denier de Saint-Jean de Jérusalem, qui doit être payé par toutes les personnes qui font leurs Pâques.

Le Commandeur confère de plein droit les bénéfices de sa Commanderie, sans que les Curés soient obligés de prendre le visa de l'Évêque diocésain, et sans y être installés par d'autres que par un des Officiers de ce lieu, soit spirituel, soit temporel, ou par un Prêtre député. Ces bénéfices sont Villedieu-les-Poëles et Pont-Brocard.

Quoique les Cures et Vicariats perpétuels dépendants de l'Ordre de Malte ne soient proprement destinés que pour les religieux de cet Ordre, cependant il se trouve beaucoup de prêtres séculiers qui, sans être croisés, en étaient les desservants, à cause de leur peu de valeur. Les Commandeurs sont toujours en droit de les déposer, suivant qu'il a été jugé par plusieurs Arrêts. D'autre part, aucune résignation ne peut être faite par eux que de son consentement.

La paroisse de Villedieu comprenait, outre l'église paroissiale, la Chapelle Saint-Etienne, située sur la route de Caen, auprès d'un cimetière longtemps réservé aux lépreux. — Le Trésorier de la fabrique était chargé de pourvoir à son entretien avec la moitié des offrandes qu'on y recevait, l'autre moitié revenant au Commandeur, et avec le revenu des 13 vergées de terre contiguës. Nous verrons au Chapitre VII les Règlements donnés par les Commandeurs de Villedieu pour l'administration spirituelle et temporelle de leurs Cures.

La Cure de Pont-Brocard, à cinq lieues au nord de Villedieu — actuellement Commune de Dangy —, possédait, outre le Presbytère et le Jardin, le casuel de l'Église, les dîmes de la paroisse, un arpent de bois failli et 8 boisseaux de blé par an. Le Commandeur n'y avait comme revenu que 6 pigeons ou 5 sols de rente.

Le Commandeur avait autrefois le droit de patronage, c'est à dire de présentation aux deux cures de Chérencé-le-Héron, près Villedieu, et de Landelles (Calvados). Ce droit fut contesté pour la première au Frère Geoffroy de Paris, par noble homme Messire Fraslin de Huçon, chevalier, seigneur de Ducey et de Chérencé. En vertu d'un accord passé en 1328, le droit fut abandonné au seigneur de Ducey, en échange de 15 livres de rente assignées sur le fief de Chérencé, ou sous les vicomtés d'Avranches et de Coutances, ou même sous la Vicomté de Villedieu. Par un nouvel accord du 6 avril 1385 avec les seigneurs de Ducey et de Beauchamp, héritiers par les femmes des sires de Chérencé, 7 livres de rente furent affectées sur plusieurs maisons sises à Villedieu, le reste continuant à être payé par les héritiers.

Le patronage de Landelles, concédé aux Hospitaliers à cause de la Chapelle de cette église, où reposait le corps de saint Ortaire, donna lieu à un accord semblable avec les barons de la paroisse : le patronage et les dîmes leur furent abandonnés moyennant 10 livres de rente affectées sur le fief de Châteaubriant, et 100 sols sur le fief de Combourg. Le seigneur de Renty, représentant les seigneurs de Landelles, les payait au XVIIe siècle ; les titres primitifs ayant disparu, le Commandeur de Briquebosc transigea avec Madame de Renty : ces rentes furent amorties, moyennant un dépôt de 300 livres au Trésor général de l'Ordre. 200 livres furent depuis employées à la réparation du four banal situé rue du Pont-Chignon.

En résumé, au point de vue ecclésiastique, la Commanderie de Villedieu et toutes ses dépendances constituaient un territoire nullius diœcesis, suivant l'expression canonique que nous trouverons plus d'une fois employée dans des documents officiels, sans aucune dépendance de l'Évêque de Coutances. A part le pouvoir d'ordre épiscopal qu'il ne possédait pas, le Commandeur, prêtre ou laïque, avait le pouvoir de juridiction quasi-ordinaire semblable à celui que possèdent les Évêques dans leur diocèse.

Si les privilèges ecclésiastiques étaient considérables pour les Hospitaliers, les faveurs de l'Ordre temporel ne leur avaient pas été plus mesurées. La première grande Charte de ces faveurs que nous possédions pour la Normandie, fut octroyée à Spire en 1194, par Richard Cœur-de-Lion, pour tous ses Etats de l'Angleterre ou du continent. Le texte latin en a été souvent publié[10] ; nous en donnerons ici une traduction française conservée au XVIIe siècle à la mairie de Villedieu. La copie se trouve actuellement à la Bibliothèque Nationale (Ms. franc. 4902).

Cette copie porte en suscription : Donation de Richard, Roy d'Angleterre, du Bourg de Villedieu aux chevaliers de Malthe. C'est là une prétention que rien ne justifie : il s'agit de privilèges communs à toutes les Maisons de l'Ordre situées dans les possessions du Roi, et il n'est nullement question de notre Villedieu en particulier.

RICHARD, PAR LA GRACE DE DIEU, ROY D'ANGLETERRE, DE NORMANDIE ET ACQUITAINE, comte d'Anjou, à tous Archevêques, Évesques, Abbés, Comtes, Vicomtes, Barons Sénéchaux, Baillifs ayant charge et administration de justice, et à tous fidelles, tenants et habitans de sa terre, pareillement aussi à tous les enfants de notre Mère Sainte Eglize, qui ces présentes Lettres verront :

La grandeur et immensité tant du renom que de la chose même peut avoir amené à notre connoissance combien est magnifique et en combien grandes œuvres de piété abonde cette très sainte Maison et Hospital de Jérusalem ; de toutes lesquelles choses l'expérience et témoignage que ie veû de mes propres yeux m'en font et rendent foy très assurée. Car, outre le secours ordinaire que le Maistre et Frères dicelle Maison et Hospital de Jérusalem font et rendent aux pauvres indigents et par dessus la puissance et biens de leur maison, ils nous ont aussy, à nous autres, tant de deçà que de delà la mer, secourus, aidés et assistés avec une si grande dévotion et magnificence, que la grandeur du secours et les grands bienfaits semblent obliger notre conscience à ne passer sous silence et avoir gratitude de l'obligation diceux.

Cest pourquoy Nous, désirants et voulants correspondre à leurs pieuses œuvres, pour le salut et repos de notre deffunt pere (Henri) et notre mefe (Alienor) Reyne, de nos frères et sœurs, et pareillement de nos prédécesseurs, donnons, concédons (et aumonons) à Dieu, à la Bienheureuse Vierge Marie et au Bienheureux saint Jean Baptiste, à la susdite Maison et Hospital de Jérusalem, au Maistre et Frères d'icelle Maison, pareillement aussy a tous autres tenants et rellevants d'icelle, comme en aumônes qui leur ont esté faites et seront à l'advenir, et en toutes autres choses qu'ils auroient peu acquérir derechef ;

Nous leur donnons et concédons, à perpétuelle et pure aumône, tout le droit domaine qui nous appartient et pouroit appartenir, toute puissance, libertés et coustumes franches, lesquelles la (Majesté, Autorité et) pouvoir royal peut et a puissance de donner (et eslargir pour l'advenir) ; tenir et jouir des susdites choses, posessions et toutes appartenances desquels à présent en ont la jouissance et auroient à l'advenir, paisiblement, librement et entièrement, plainement et honêtement, en bois et plaines, prez et pasturages, marchés, mares à poisson, viviers (vignobles), estangs, eaues et moulins, fours, marchés, foires, terres, champs et vignes, revenus et ventes (et) administrations ; scavoir est aussy en larcins (latrociniis), rapts de femmes, embrasement (incendiis et in mullicidiis), péages, maisons, et mesures... cités, chasteaux (et) villes, voyes (et chemins) et aussy hors les chemins ; voulons que cela soit ainsy et expressément le commandons.

Les susd. hoirs dudit St. Hospital de Jérusalem sont quittes, libres d'armes (et) chevalleries, receptes, bourgs, péages, pontages, passages, vendements de vins, fouages et de foutes choses vendables, (c'est-à-dire qui se peuvent vendre,) et de toutes aides, taillages et services de ville, chasteaux, bourgs et villages. Et est notre voulloir qu'ils vivent en paix en foutes ses choses.

Semblablement si quelqu'un des susd. hoirs ou tenants estoit appelle et fait venir devant nos baillifs pour quelques causes, delit ou arestement de marchandizes, ils soient sans déclaration ny retardement rendues ausdits freres.

Nous deffendons aussy quils soient appellés devant aucun sinon nos susdits Freres (oit leurs) Baillifs ou servants dudit hospital de Jérusalem.

Nous, donnons, en outre, toutes les susdites choses avec foules libertés, franchises, coutumes, avec toutes choses appartenantes a la susdite Maison, Freres et hoirs dudit St Hospital de Jérusalem par tout notre Royaume et par toute notre terre tant de deçà que de delà la mer, et en quelque lieu que ce soit, ne reservant et ne retenant rien pour nous ny pour nos héritiers et successeurs que les prières et oraisons et biens spirituels qui se font en ladite Maison du St Hospital de Jérusalem.

Témoins St (LE MOYNE) ROBERT DE HARCOUR, GODEFFROY St (AMERIC), vicomte de (THOUARS)... (plusieurs autres).

Fait et donné par la main du... Légat du Saint Siège apostolique, notre Chancellier, le cinquieme de Janvier, l'An cinquieme de notre Regne.

 

Lorsque la Normandie fut enlevée au Roi Jean-sans-Terre, Philippe-Auguste confirma la Charte de Richard Cœur-de-Lion, au mois de Novembre 1219, et non 1209, comme le porte par erreur la copie de Villedieu. Voici le texte de cette confirmation :

PHILIPPES, PAR LA GRACE DE DIEU ROY DE FRANCE, a tous Sénéchaux, Baillifs, et de qui ces présentes Lettres verront, Salut en Dieu !

Vous scaves que Nous voulons, concédons, approuvons et continuons par ce présent toutes les donations, aumones, libertés et coustumes libres, lesquelles Richard, jadis Roy d'Angleterre, durant qu'il vescut, a donné, concédé et aumoné au St Hospital de Jérusalem, aus Maistres, Freres, vassaux, tenants et rellevants dicelle Maison ; dont Nous voulions et Nous concédons que vous faciès fidellement observer tous les droits des susdits Frères et Hommes d'icelle tout ainsy comme il est porté du contenu en la Bulle donnée du Roy.

Fait a Paris, l'An de Grâce Mil Deux Cent (dix) Neuf au Mois de Novembre.

Collationné sur une coppie estant au greffe de la Mairie du Bourg de Villedieu par moy, Gilles Langlois, Conseiller du Roy, Lieutenant en la Vicomté de Gavray, et Procureur du Roy audit lieu de Villedieu, ce Vingt-Huit Juillet Mil Sept Cent Trois.

(Signé LANGLOIS).

 

Tous les successeurs de Philippe-Auguste se firent un devoir de conserver ces privilèges d'un Ordre qui rendait de si précieux services à la Chrétienté : si des besoins pressants d'argent les portèrent plusieurs fois à imposer des sacrifices pécuniaires aux Hospitaliers du Royaume, ce fut toujours en vertu d'un arrangement spécial et distinct des engagements contractés par le Clergé de France ; et dans ces cas, ainsi qu'il arriva sous François Ier, les monarques ne firent aucune difficulté de déclarer que ces faits ne portaient aucun préjudice aux exemptions et privilèges de l'Ordre (1523-1527).

Les citations suivantes, empruntées aux deux Terriers de 1587 et de 1710, nous montreront dans l'organisation temporelle de la Commanderie de Villedieu-de-Saultchevreuil, — organisation qu'elle conserva même lorsqu'elle fut réduite à n'être plus qu'un membre de celle de Villedieu-lès-Bailleul, l'application de ces différents privilèges, avec les usages particuliers du lieu.

L'Administration de la Justice était primitivement confiée à un Vicomte et à un Bailli, suivant la gravité des délits ou crimes. Le Bailli paraît bien en effet subordonné au Vicomte dans les Lettres envoyées à la cour pour obtenir la confirmation des Statuts des Poëliers[11]. Depuis, ces deux titres furent réunis et donnés au même personnage.

Le Bailliage-Vicomtal est distingué en haute moyenne et basse justice[12], dont relèvent les habitants de ce Bourg et de tous les fiefs de la Commanderie. Le Bailli-Vicomtal a la connaissance de toutes leurs causes civiles, criminelles, personnelles, mixtes et possessoires, et de tous les différends et procès qui naissent dans l'étendue de ces lieux, tant pour ce qui regarde la police que les eaux, bois, etc., sauf le crime de lèse-majesté.

Comme la Commanderie pourvoit gratuitement ce juge, ainsi que le Lieutenant-Général, le Procureur et Avocat fiscal, il peut les destituer de leurs emplois à volonté : ce qui a été jugé par plusieurs arrêts, et est encore appuyé sur les Statuts et Ordonnances du Chapitre général tenu à Malte, en 1631. Il n'y a que le Garde des Sceaux, le Greffier et Sergent qui, étant engagés, ne peuvent être révoqués qu'après l'expiration de leur bail, si ce n'est pour cas griefs.

Les Armes du Commandeur sont gravées avec le Chef et le Collier de l'Ordre sur le cachet du Garde des Sceaux.

Le Commandeur a encore le droit des tabellionages[13] qui composent plusieurs branches, et s'étendent, savoir : outre Villedieu, aux fiefs de Lulagrie et rue Morin — paroisse des Chéris —, au Pont-Brocard, à Ouville, à Valcanville, à Barfleur près la mer, à Colomby, à Trouville et à Huberville. — Il a pareillement droit de sergenterie à Villedieu et dans les autres lieux.

Les appellations des sentences rendues par le Bailli-Vicomtal ressortissent, directement et sans moyen, à la Cour du Parlement de Rouen, pour les causes criminelles ; mais les causes civiles, quand la condamnation n'excède pas le pouvoir des Présidiaux, doivent être renvoyées au Présidial de Coutances, où le Bailli est obligé de comparaître aux assises mercuriales, deux fois l'an, l'une après la Quasimodo, l'autre après la moisson. Il ne peut tenir les siennes pendant que les juges dont il ressortit tiennent les leurs. Ce bourg, qui était enclavé dans l'Election de Coutances, fut démembré pour être incorporé dans celle de Vire, peut-être à cause de sa plus grande proximité avec ce lieu.

Le pouvoir des Officiers du Commandeur est de condamner à mort, bannir et confisquer. La confiscation et les amendes lui appartiennent, même lorsque les procès de ses vassaux ont été jugés devant les juges royaux ; mais alors il doit faire tous les frais des procès de crimes, excepté ceux de lèse-majesté dont il n'a point connaissance.

D'après le privilège accordé par Louis XI en 1474, les Commandeurs ont le droit de committimus et renvoi de leurs causes, tant en demandant qu'en défendant, aux requêtes du Palais à Rouen.

La Justice de ce Bailliage se rend dans une chambre, au haut des Halles.

Lorsqu'il y a quelques criminels condamnés à mort, l'exécution doit en être faite sur la place qui est à une des extrémités des halles, vers l'Église, et l'exposition des corps dans un lieu situé sur le grand chemin de Caen, à quelques pas au delà de la Chapelle Saint-Etienne, où l'on voyait primitivement quatre piliers de pierre, dont il ne reste aucun vestige.

Le Commandeur, ayant encore droit de nommer un Juge, un Procureur et un Greffier, admet dans ces fonctions les Officiers de son Bailliage pour connaître, à l'exclusion des Officiers royaux spécialement chargés de ces objets, de toute matière concernant les eaux et les forêts, de tous différends sur la chasse et la pêche, du fait des marais, landes, écluses, moulins, larcins de poisson et de bois, querelles, excès et assassinats commis à l'occasion de toutes ces classes, et pour juger de tous ces délits, avec pouvoir de condamner les contrevenants.

Tous les biens des Commanderies sont inaliénables, d'après une Bulle de Pie IV, sauf par l'autorité et le consentement du Grand-Maître de l'Ordre. Aucune prescription ne peut être invoquée pour les usurpateurs de ces biens. — Ils ne paient aucun droit de franc-fief ni de nouveaux acquêts[14] ; et les Officiers royaux ou autres n'ont aucun droit den saisir les places vaines ou vagues : leurs terres sont considérées comme amorties de donation et fondation royale, relevant directement du Grand Prieuré de France.

Le Commandeur de Villedieu a droit de trois foires publiques, qui se tiennent ordinairement le long des Halles et autour du cimetière de l'église : l'une arrive le 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte Croix ; l'autre le 9 septembre, le lendemain de la Nativité de la Sainte Vierge, et la dernière le 23 novembre, jour Saint-Clément. Il ne perçoit les droits de coutumes que des deux premières, parce que ceux de la troisième ont été cédés depuis à la Fabrique de l'Église paroissiale par les Commandeurs, à condition que ni eux, ni les Curés n'auraient plus désormais à entretenir comme par le passé le Chœur de cette église.

Il a pareillement droit de deux marchés publics, savoir le mardi et vendredi de chaque semaine, jours auxquels il perçoit l'étalage et la coutume. Les Dames Religieuses de Lisieux, de qui dépend la paroisse de Saultchevreuil, avaient aussi marché tenant le jeudi, dans une place au-dessous de l'église de cette paroisse, sur le chemin de Villedieu à la Lande d'Airou. Le Commandeur recevait la moitié des droits de ce marché, en faisant une pension annuelle de 10 livres à ces Dames qui les ont perdues, parce que, de son consentement, elles ont fieffé cette place en pré, il y avait plus de cent ans déjà en 1587.

Le Commandeur a droit de havage sur tous les blés et grains qui se vendent dans le bourg, tant aux jours de marché que le reste de la semaine. Il consiste à prendre sur chaque boisseau ou demeau de froment, seigle, orge, sarrasin, pois et autres grains ronds, une mesure appelée la boîte faisant la cinquième partie du godet, qui est la huitième partie du boisseau en ce lieu contenant huit pots. Il n'y a que le sarrasin qui se prenne comble ; car les avoines et autres graines longues se doivent havager sur chaque boisseau avec les deux mains, autant qu'elles en peuvent contenir.

Les Halles servent aux boulangers, bouchers, poissonniers, tanneurs, merciers, cloutiers, potiers etc. pour étaler leurs marchandises et denrées. Le Seigneur prend pour l'étalage un denier de chaque bourgeois, aux jours de marché, et deux des marchands externes. Il n'est permis à aucun poissonnier d'exposer en vente son poisson, avant que le Seigneur en ait pris sa provision, lorsqu'il est sur les lieux, ou d'autres de l'Ordre pour lui. Il a l'avantage de prendre gratis, dans le temps des Rogations, le plus beau morceau de la poissonnerie.

Il a le droit de poids de toutes les marchandises exposées en vente dans ce lieu ; ce poids est placé au haut des Halles, sous le siège de Justice. Tous les bourgeois sont obligés d'y aller peser leurs Marchandises au-dessus de 25 livres ; car ils peuvent peser chez eux, jusqu'à ce nombre, ce qu'ils vendent ou achètent de bourgeois à bourgeois.

Il a droit d'aunage et de courtage des draps et toiles qu'on vend : l'aune doit être marquée proche la porte de l'Auditoire. Il a aussi droit de jaugeage des mesures ; à cet effet, il a des jaugeurs et des étalons déposés au Greffe de ce lieu. Les hôtes et cabaretiers sont obligés de donner à ses fermiers le Premier pot de perçage de chaque vaisseau de vin, de cidre et de poiré qu'ils mettent en vente. Il a encore le pouvoir de mettre le prix à leurs boissons ; les bas-justiciers, qui ont droit de foires et Marchés, l'ont aussi, suivant l'article 19 de nôtre-Coutume. Il était exempt, avec ses vassaux, de Payer le quatrième des boissons des fruits croissants dans ce lieu, quand elles y étaient vendues et distribuées.

Aux fief et Commanderie de Villedieu sont attachés les droits de banalité de moulin et de four, auxquels tous les habitans doivent aller moudre et cuire, pourvu qu'ils soient en bonne réparation. Le four banal ayant été ruiné par les incendies, les Commandeurs permirent à quelques-uns de leurs vassaux de construire des fours chez eux, en les chargeant de quelques rentes modiques ; mais depuis son rétablissement, ils ont révoqué leurs permissions, en déchargeant les particuliers des rentes qu'ils faisaient, de sorte que tous les vassaux sont obligés d'aller cuire au four banal.

Tous les hommes de la Commanderie, sont, comme les chevaliers, exempts de tout impôt, taille ou aide, levé par le roi de France. Avec les redevances dont nous venons de parler, ils ont simplement à payer au Commandeur, pour droit de cens, une somme de 18 deniers par an, et 9 seulement quand le chef de famille est décédé ; et pour droit de plaçage, chaque année 4 deniers obole par maison.

L'unique condition pour pouvoir jouir de tous les droits et privilèges de l'Ordre est pour les vassaux de porter une croix blanche sur leurs habits du côté gauche, et de placer une croix sur les cheminées de leurs maisons.

Tous ces privilèges du Commandeur et de ses vassaux se trouvent affirmés dans chaque Registre Terrier ; bien plus, dans chacun des aveux réclamés des tenants fiefs de la Commanderie pour la rédaction de ces Terriers, nous trouvons la formule suivante signée par chacun d'eux : elle est le résumé de tous les droits dont nous venons de parler :

Outre je reconnais que mon dit Seigneur est seigneur spirituel et temporel en ladite Commanderie, où il présenté à la Cure et bénéfice dudit lieu ; qu'il a droit d'Officialité, de Haute, Moyenne et Basse Justice, où il présente les Officiers desdites juridictions pleno jure ; qu'il a droit de moulin et four banal, où je suis obligé d'aller moudre mes blés et cuire mon pain ; qu'il a droit de foires et marchés, de coutume, étalage, havage, de poids à peser les marchandises qui se vendent dans le Bourg au-dessus de vingt-cinq livres, mesurage des blés, de jauge des poids et mesures, avec le pot de pesage des vins et cidres qui sont vendus et débités par les taverniers dans ledit lieu, selon qu'il est plus amplement porté dans les anciens papiers terriers de ladite Commanderie. — Pour raison de quoi je dois jouir de l'exemption des coutumes des marchandises que j'adresserai et transporterai de ce lieu en autres, ainsi que des autres franchises, privilèges et immunités accordées aux autres bourgeois et tenants de ladite Commanderie, suivant les papiers terriers et droits d'icelle. — En foy de quoi j'ai signé...

 

Avouons qu'il y aurait quelque avantage à échanger contre de semblables droits et de semblables obligations les charges qui pèsent de nos jours sur les habitants des villes. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de voir les malheurs de la France, trop souvent lancée dans de funestes guerres, amener les souverains à restreindre peu à peu certains privilèges de l'Ordre de Malte, jusqu'au jour où ils disparaîtront totalement dans la tourmente révolutionnaire.

 

 

 



[1] Les principaux privilèges de l'Ordre de Saint-Jean ont été rapportés par d'Escluzeaulx dans son recueil de 1700. — M. Delaville-Le-Roulx vient d'achever le 2e volume de son Cartulaire complet de l'Ordre de Malle.

[2] C'est à dire faite par plusieurs chevaliers au nom du Grand Prieur dans les différentes Commanderies.

[3] Journal de ses Visites, à la date indiquée.

[4] Op. cit., T. XXIII, p. 505.

[5] Honoraires dus pour la visite épiscopale.

[6] Le Concile de Trente paraissait avoir abrogé ces privilèges en accordant aux Évêques le droit de visite dans les églises publiques annexées aux maisons religieuses. Pie V, dans ses Lettres du 22 septembre 1571, donna aux Évêques et autres supérieurs des lieux la forme suivant laquelle ils pourraient visiter, seulement comme Délégués du Siège Apostolique, les Églises paroissiales de l'Ordre de Malte, et seulement pour les objets concernant le soin des âmes et l'administration des sacrements ; et cela gratis, sans aucune dépense ou charge pour les Hospitaliers. — La même règle était étendue à tous les actes d'ordre spirituel épiscopal. — Rien d'ailleurs ne dérogeait à l'ancien droit de visite des Hospitaliers dans ces églises et bénéfices à charge d'âmes, non plus qu'à l'ancien exercice de juridiction dont les prélats auraient été en quasi-possession pour certaines maisons.

Toutes ces dispositions furent confirmées dans la Bulle de Paul V du 1er septembre 1605.

En France, l'Ordonnance de décembre 1606 (art. III) permettait aux Évêques de faire personnellement et sans frais la visite des Cures qui se trouvaient dans les monastères, Commanderies et autres maisons exemptes. Les Chevaliers de Malte ne cessèrent d'affirmer que cette mesure ne pouvait concerner leurs bénéfices. — DESCLUZEAULX (Op. cit.) donne cependant un arrêt de Parlement du 25 janvier 1629 reconnaissant le droit personnel de l'évêque à cette visite. — L'article V de l'Ordonnance du même mois de janvier 1629 régla ce différend : Les Cures, Églises et Chapelles dépendantes de Saint-Jean de Jérusalem, seront sujettes à la Visitation et juridiction des Ordinaires en ce qui concerne la correction des abus qui se commettent en l'administration des Sacrements, tant de Mariage que d'autres, célébration de l'Office divin et résidence, sans préjudice des privilèges dudit Ordre en autre chose. — Cf. l'Édit d'avril 1695, art. XV.

[7] Édition de la Société d'Histoire de Normandie par F. Dolbet, passim : voir la Table alphabétique, au mot Villedieu.

[8] La Bulle de Paul IV (1er juin 1560) reconnaissait à tous les membres de l'Ordre la faculté de recevoir tous les Sacrements, même les Saints-Ordres, gratuitement, de tout évêque catholique à leur choix.

[9] Ibidem, Tome III, p. 62.

[10] Voir les ouvrages cités plus haut, et le Terrier de Villedieu de 1710.

[11] V. chap. III et V.

[12] On distinguait ainsi le pouvoir des différents tribunaux suivant le degré de gravité des crimes ou délits dont ils avaient droit de connaître.

[13] Notariats.

[14] Nous aurons l'occasion de parler plus loin de ces différents droits. Nous réservons de même l'explication de certaines coutumes qui donnèrent lieu à des difficultés que nous aurons à raconter.