LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE XXI. — XVIIIe ET XIXe SIÈCLES. - Guerres de la Révolution et de l'Empire.

 

 

I. Anciens Officiers devenus Evêques. - Prêtres armés. - Dans les rangs de l'Armée vendéenne. - Au milieu de la mêlée. - Un Prêtre-Combattant. — II. Trois Prêtres dans le Conseil supérieur de l'Armée. - Parmi les Chouans, l'abbé Briosne, capitaine d'une compagnie. — III. L'abbé Blancvillain, curé de Chanzeaux. — IV. Les Prêtres, réfugiés à Jersey, refusent de se laisser enrôler dans l'armée anglaise. — V. Sommé de s'associer aux entreprises guerrières du Directoire, Pie VI oppose au Directoire une défensive armée. — VI. Napoléon veut entraîner Pie VII dans la guerre contre l'Angleterre. - Pie VII, récalcitrant, est exilé. — VII. Pour défendre Naples, le cardinal Ruffo soulève les paysans des provinces et, avec leur concours, chasse les révolutionnaires. — VIII. Le cardinal Ruffo entre vainqueur à Naples, conclut avec les Chefs militaires français une convention que viole une camarilla anglaise. — IX. Guerre d'Espagne (1808). - Le Clergé et l'Armée de la défensive. — X. Rôle des Prêtres-Soldats. - Les Evêques soulèvent l'Espagne. — XI. Le Clergé portugais prend part à la guerre. - L'Evêque de Porto, généralissime de l'armée nationale.

 

I

 

Si le triomphe grandissant des institutions monarchiques sur l'ordre féodal finit par éliminer des troupes françaises le clergé, — l'Eglise et l'Armée, tout en se séparant, conservèrent d'étroites affinités, — souvenirs de l'ancien compagnonnage, promesses d'une fraternité militaire nouvelle. Quelques prélats, comme M. de Bourdeilles, évêque de Soissons, M. de la Luzerne, évêque de Langres, M. de Condorcet, évêque de Lisieux, M. de la Tour-Landry, évêque de Saint-Papoul, M. de la Marche, évêque de Saint-Pol-de-Léon, avaient endossé le harnais de guerre avant de coiffer la mitre, mais la dignité épiscopale, au lieu d'ouvrir, comme jadis, aux nouveaux élus la carrière des hauts emplois militaires, la leur avait fermée. Mais, si contre les ennemis de la Monarchie, les prélats ont abdiqué le droit de conduire à l'ost royale les vassaux, d'ailleurs imaginaires, de leurs fiefs, les populations de l'Ouest, en opposant, sous la République, à la dictature des régicides une résistance en armes, obéissent aux sollicitations d'une conscience qu'a vigoureusement trempée l'enseignement de l'Eglise.

 

Dans le pays vendéen, surtout, soumis, depuis plus d'un siècle, à l'apostolat et aux missions des disciples que le B. Grignon de Montfort a suscités, les prêtres jouissent d'un ascendant qui fait de chaque pasteur l'arbitre spirituel et temporel de sa paroisse. Ce n'est point parmi ce clergé anti-gallican que se rencontrent les apologistes de l'Etat souverain des corps et des âmes. Educateurs des classes rurales, les missionnaires de Saint-Laurent-sur-Sèvre leur ont appris à dire non à la force usurpatrice et au pouvoir persécuteur. La raison d'Etat n'anémie pas ces âmes saines. Le prêtre a communiqué au Vendéen une foi invincible en un Droit indépendant de l'arbitraire royal et supérieur aux caprices populaires. Pendant que les châtelains, loin d'encourager l'insurrection, ne s'y rallient que sur la sommation de leurs fermiers, les curés, après avoir laissé aux paysans l'initiative de la révolte, en assument la direction morale, non moins attentifs à la discipline qu'incléments à ses écarts[1]. Ce n'est pas chez eux qu'oscillera jamais la croyance dans l'orthodoxie du mouvement belliqueux qui lance les paysans, le fusil à la main, contre le Gouvernement de la Terreur. En autorisant l'opposition armée des fidèles à la République et à ses décrets, le clergé sait qu'il défend le fief idéal de la France, l'œuvre même de Dieu et que, dans cette lutte, les protestations orales ne sont que les artifices d'une stratégie pusillanime et les expédients d'une foi inopérante. Mais, approbateur de la sédition légitime, le prêtre n'en est pas le soldat. Les nouvelles institutions sociales en vigueur depuis deux siècles l'ont définitivement dispensé de la fonction qu'accepta, loyal feudataire de nos rois, le clergé de l'Ancien Régime. Aussi les chroniqueurs contemporains ne désignent-ils que deux ou trois prêtres qui portèrent les armes, et encore ces outlaws obéirent-ils moins aux sollicitations des chefs qu'à l'intempérance de leur propre humeur guerrière. Un gentilhomme poitevin, neveu de l'ancien évêque de Poitiers, l'abbé du Soulier, après avoir reçu le diaconat au grand séminaire de Limoges, dut, pour éviter la mort, s'enrôler, à l'appel de la République, dans un régiment de hussards. Les halliers vendéens favorisent alors les désertions. Un jour, le combat de Martigné permet au jeune hussard de sortir des lignes républicaines et d'atteindre un poste vendéen, où soldats et chefs accueillent avec bienveillance le transfuge. Bon camarade et courageux soldat, l'abbé du Soulier ferraille dans les rangs royalistes jusqu'au jour où ses titres ecclésiastiques, subitement découverts, appellent sur ce transgresseur des lois canoniques les rigueurs des généraux royalistes. La prison d'abord et ensuite la privation du sabre exclurent de l'armée le prêtre-soldat et donnèrent satisfaction aux paysans, rudes chrétiens qui ne voulaient voir dans tout clerc qu'un ministre de Dieu, et non un compagnon d'armes.

Si les prêtres ne dégainèrent pas, ils portaient cependant, dit Bourniseaux, des pistolets pour leur défense. — Très souvent, ajoute le même historien, on a vu ces ministres intrépides, au milieu du champ de bataille, confesser les mourants et, sous le feu de l'ennemi, leur prodiguer les secours de la religion. Parfois également, ils rallièrent les fuyards, déployèrent devant leurs yeux les étendards sacrés et, le crucifix à la main, les ramenèrent au combat[2]. Les victoires ne les affolaient pas plus que les revers. Le Vendéen, vainqueur, apprenait du prêtre la modération dans la victoire et le Vendéen, vaincu, la fermeté dans le malheur. Combien de républicains ne durent-ils pas la vie aux prêtres courbant sous la loi de l'Evangile les Vendéens en proie à la chaleur de la lutte ! Si les ecclésiastiques ne craignent pas de pousser le Vendéen au combat, les inutiles effusions de sang, les massacres des vaincus, les incendies, les pillages, etc., encourent leur flétrissure et se heurtent à leur veto. Surveillé par le clergé, le Vendéen se préoccupe moins à 'exterminer son ennemi que de le mettre hors de combat. Sous l'influence du prêtre, cette consigne barbare tuer pour tuer, le code de la Chevalerie vendéenne la stigmatise et la bannit de ses luttes.

 

II

 

Le Conseil supérieur de l'Armée vendéenne compte trois ecclésiastiques : un Bénédictin, dom Jagault, moine de l'abbaye de Marmoutiers ; l'abbé Bernier, curé de Saint-Laud, d'Angers, et l'abbé Brin, vicaire général de La Rochelle, appelés tous les trois à délibérer, chaque jour, sur les opérations militaires et s'appliquant à concilier les exigences de la lutte avec les lois de Dieu. Trois ans après la grande guerre, au mois de mars 1796, l'abbé Bernier, nommé par le comte d'Artois, Commissaire et Agent général des Armées catholiques et royales, fait, il est vrai, à Louis XVIII, le serment de mourir, s'il le faut, en soutenant les droits imprescriptibles d'un monarque chéri, au service duquel il a voué son bras et son existence[3]. Mais, cette formule belliqueuse ne trompe personne et ne transforme pas en ferrailleur le plus pacifique des diplomates.

 

Parmi les paladins de la Chouannerie normande, aussi rare est le prêtre-soldat que chez les preux de la Vendée. Sans doute, le Bocage virois et l'Avranchin fournirent un bon nombre de prêtres à l'état-major du général de Frotté. Secrétaires, scribes, commissionnaires, guides à l'occasion, les ecclésiastiques préparent les expéditions, mais se tiennent à l'écart des mêlées. Leur caractère sacré, de même que leurs mœurs privées, répugnent aux coups de feu. Les chouans, écrit Léon de La Sicotière[4], auraient vu de mauvais œil un pareil oubli des anciennes démarcations sociales. Le biographe du général de Frotté ne cite que l'abbé Briosne, de Lonlay-l'Abbaye — diocèse de Séez —, surnommé le Cardinal Ruffo, mais sans se porter caution des prouesses que prête à cet ecclésiastique une complaisante légende. Faut-il remarquer, toutefois, qu'en donnant à l'abbé Briosne un sobriquet militaire si caractéristique, les compagnons du prêtre normand justifièrent eux-mêmes la rumeur populaire ?

 

III

 

A ce prêtre normand il faut ajouter un ecclésiastique vendéen, l'abbé Blancvillain, curé de Chanzeaux, qui lit également le coup de feu contre l'armée révolutionnaire. Mais dans quelles circonstances ? L'exposé suivant justifiera la légitimité d'une intervention que les idées régnantes firent si rare.

Si mes intentions sont bien secondées, — écrivait le 24 janvier 1794, le général Turreau au Comité de Salut Public — il n'existera plus dans la Vendée, avant quinze jours, ni maisons, ni subsistances, ni armes, ni habitants[5]. Sous les auspices du sanguinaire Comité, le général installe sur la rive gauche de la Loire douze camps retranchés, et, de ces douze secteurs, partent douze colonnes commandées par autant de généraux et chargées de créer entre Nantes et Poitiers un nouveau Royaume, le Royaume de la Mort ! Ordre d'exterminer les bourgeois et les paysans, les Bleus et les Blancs, armés ou désarmés, sans excepter les enfants et les femmes. Il faut détruire la Vendée, dans son avenir, comme dans son passé, et, non seulement niveler le sol, mais le racler, le sabre d'une main, la torche de l'autre.

La première colonne, sur les ordres du général Grignon, arrive, le 25 janvier 1794, à Chanzeaux, la paroisse du pays des Mauges, où l'année précédente, le Saint de l'Anjou, Cathelineau, enrôla le plus de combattants. Dans l'église, que visite Grignon pour la livrer aux flammes, une gerbe de fleurs décore et parfume l'autel.

Quel est le coupable ? demande l'épaulettier jacobin. Chanzeaux n'abrite plus un seul homme. Pour tirer vengeance du crime qu'il vient de constater, Grignon fusille quinze femmes, et, pour couronner la fête, met le feu au château, à l'église et au bourg. Trois mois plus tard, une nouvelle visite de Grignon ajoute au martyrologe 170 nouvelles victimes. L'année suivante, deux autres généraux, Caffin et Friedrichs, à la tête de deux colonnes d'infanterie, se dirigent vers les ruines où se blottissent les survivants des deux tueries. Rassemblés autour de leurs foyers saccagés, quelques pauvres laboureurs essaient de faire reverdir le lambeau de terre française contre lequel s'acharnèrent les Vandales. Deux mille ennemis menacent ce qui fut Chanzeaux ; les Vendéens ne sont pas vingt. Mais il ne sera pas dit que cette poignée de chrétiens laissera les femmes à la merci des égorgeurs. Pour permettre aux Vendéennes et à leurs enfants de se réfugier dans les bois voisins, on commence par dresser, à l'entrée du bourg, une barricade qui, pendant quelques minutes, arrête l'envahisseur. Ce premier service rendu, l'ancien sacristain de Chanzeaux, Maurice Ragueneau, se souvenant sans doute des sièges que les Ligueurs, retranchés dans les églises, soutinrent, le siècle précédent, contre les Huguenots, fait monter dans le clocher des armes, des munitions et des vivres. Lors de l'incendie qu'alluma lé général Grignon, la flèche s'étant écroulée sur la charpente en feu, seule, la tour, victorieuse du brasier, s élève aujourd'hui intacte, au-dessus des piliers brisés et des autels fendus. Cette tour va devenir la citadelle de la résistance. Les hommes de Chanzeaux ne sont pas de ceux qui, devant le sacrifice, s'isolent et fuient par toutes les issues où la peur cherche le salut. L'intérêt de la communauté enflamme ces braves gens, et, pour dérober au supplice leurs frères, les oblige à braver le péril et à souffrir la mort.

Le curé de Chanzeaux, l'abbé Blancvillain, monte le premier, après Ragueneau, dans la forteresse : dix-sept hommes et dix femmes, qui n'ont voulu se séparer ni de leurs maris, ni de leurs frères, — soit vingt-huit combattants — gravissent, derrière l'abbé Blancvillain, les marches calcinées de la tour, et, parvenus au dernier étage, engagent avec les Bleus un duel de mousqueterie qui dure au moins cinq heures. Pendant une demi-journée, le curé de Chanzeaux et ses vingt-huit paroissiens tiennent tête aux deux généraux et mettent hors de combat une centaine d'hommes.

Mais l'heure de la décision a sonné. Sur l'ordre de Caffin, une cinquantaine de fagots, convertis en bûcher, développent sous la tour une telle chaleur que les assiégés gagnent le faite. Entouré de mourants qui lui demandent sa bénédiction, blessé lui-même à la tête, inondé de sang, l'abbé Blancvillain demande, à voix basse, si l'heure ne serait pas venue de se rendre :

Ah ! monsieur le curé, répond aussitôt Ragueneau, Dieu vous offre le bonheur du martyre ; remerciez-le et priez pour nous !

Confus de ce reproche, le jeune ecclésiastique vient à peine d'incliner la tête, en signe d'assentiment, qu'atteint d'une deuxième balle, il chancelle et tombe frappé à mort sur la voûte ardente. Bientôt la toiture entière s'effondre et, seul, debout au milieu de ses compagnons expirants, Ragueneau se fait charger les fusils, — encore indemnes, — et tire jusqu'à ce qu'un coup mortel l'abatte, à son tour, et le jette, pantelant, au milieu du brasier. Sans munitions, cinq femmes, deux enfants et treize hommes, tiennent encore, les yeux clos, la tête entre leurs mains, attendant que le feu les dévore. Saisis d'effroi, les Bleus supplient les Vendéens de se rendre :

On ne vous fera pas de mal !

 

Les assiégés refusent. Enfin, le long des échelles, appliquées au mur, les femmes se risquent à descendre les premières. Contrairement à la parole donnée, les sans-culottes fusillent deux Vendéens et emmènent le reste à Chemillé, sans soupçonner que le curé de Chanzeaux et ses frères d'armes, en perdant la vie, viennent de gagner notre délivrance[6].

 

IV

 

L'île de Jersey, nos lecteurs le savent, hospitalisa, pendant la Révolution, plusieurs centaines d'ecclésiastiques, séculiers ou réguliers, victimes des Jacobins qui ne les avaient proscrits que pour mieux asservir une France privée de ses tuteurs. Influencés par les vertus de nos prêtres, quarante à cinquante habitants de l'île, abjurant l'hérésie de Calvin, se figurèrent qu'ils avaient le droit d'entonner le credo ancestral et ne furent pas médiocrement surpris de voir s'ameuter contre eux les champions du libre examen qui, tout à la fois, pour punir les ecclésiastiques coupables et paralyser leur zèle, entreprirent de les soumettre aux rigueurs du service militaire. Le gouverneur de Jersey, lord Beleare, transmit aux intéressés ces exigences et reçut des évêques, alors en résidence dans l'île, MM. de Hercé, évêque de Dol, Le Mintier, évêque de Tréguier et de La Ferronnays, évêque de Bayeux, une lettre où les trois prélats, instruits des haineuses préoccupations auxquelles obéissaient les huguenots, leurs opposèrent un refus courtois, mais inflexible. Résistance fondée. L'intérêt de l'Etat n'avait rien à voir dans cette manœuvre. Aux termes de l'ancien droit féodal, nos évêques ne devaient le service militaire qu'à leur souverain, le roi de France, — et quand ils prenaient les armes, c'était pour rejoindre l'ost royale, et non pour s'incorporer à une armée étrangère. Mais comme cette thèse politique aurait pu choquer les autorités britanniques, les signataires se contentèrent d'invoquer des considérations religieuses qui satisfirent lord Beleare et fermèrent la bouche aux sectaires[7].

 

V

 

Se substituant aux Papes, la Révolution voulut poser sur sa tête la double couronne de la souveraineté temporelle et du pouvoir spirituel. Elle était un Etat ; elle résolut d'être une Eglise. Les décrets et les lois de nos Jacobins avaient promulgué les principes d'un nouvel Evangile. Cette affirmation platonique ne suffit pas aux nouveaux arbitres de notre patrie. Il arriva un jour où la Révolution somma le Pape d'abjurer la foi ancienne et de se rallier au Coran de la Constituante et de la Convention. Le Pape avait, dans ses Brefs et dans ses Bulles, condamné le formulaire révolutionnaire au nom duquel les maîtres de la France régénérée s'étaient arrogé le droit de proscrire le culte catholique et de bannir les prêtres. Considérant ces anathèmes comme des atteintes à son omnipotence spirituelle, le Directoire, au mois d'août 1796, rédige un syllabus de trente-cinq propositions où se condensent ses dogmes, et met Pie VI en demeure d'homologuer de sa signature les Tables de la Loi nouvelle. Crois ou meurs ! s'écrie la Révolution comme l'Islam Ce n'est pas tout. Perdue de dettes et menacée de la banqueroute, la Révolution a déclaré la guerre à tous les gouvernements européens, moins pour les vaincre que pour les dévaliser. On veut que Pie VI, non seulement applaudisse à ces entreprises de rapine, mais s'y associe. Certes, la Papauté n'est pas l'ennemie de la guerre, et ses Ligues contre l'Islam le prouvent. Mais autant Rome acquiesce volontiers aux guerres dirigées contre la violence couronnée et le désordre érigé en loi de l'Etat, autant elle désavoue les querelles où se déchaînent les convoitises et les haines des gouvernements de proie. Roi de justice, le Pontife Suprême ne descendra jamais dans les champs clos où les souverains se disputent la maîtrise d'une province ou la dictature de l'Europe. Le Directoire exige que le Saint-Siège prenne l'engagement de prendre part, non seulement à toutes les guerres d'aujourd'hui, mais à celles qui, demain, pourraient cajoler la haine ou tenter la cupidité révolutionnaire. Refus de Pie VI. Ni la Religion ni la bonne foi, déclare le Pape, ne me permettent de souscrire aux trente-cinq articles proposés par le Directoire. Si l'on m'y contraignait, je serais obligé de m'y refuser, au péril même de ma vie[8]. Les violents ne se sentent jamais rassurés tant que les faibles leur résistent. Une bulle pontificale inspire plus de frayeur à la Révolution que le sabre des pandours. Mais, cette fois, l'honneur oblige le Saint-Père, non seulement à frapper d'anathème les envahisseurs de ses Etats, mais à tourner contre eux les armes temporelles dont dispose le Droit outragé. Il faut que les puissances les plus humbles apprennent de l'Eglise la légitimité d'une résistance armée à la rapine et à la violence.

Le 21 octobre 1796, le général Bonaparte, sur l'ordre du Directoire, envahit les Etats Pontificaux et envoie le billet suivant au Secrétaire d'Etat, au cardinal Mattei :

Sauvez le Pape des plus grands malheurs. Songez que, pour détruire sa puissance, je n'ai besoin que de la volonté de le faire.

A cette menace, le cardinal Mattei, après avoir pris les ordres de Pie VI, oppose la Lettre que voici :

Seigneur général, Sa Sainteté s'est recueillie dans le sein de Dieu pour demander au Seigneur qu'il lui plût de l'éclairer sur tout-ce qu'elle devait faire dans une si fâcheuse conjoncture. C'est sans doute l'Esprit-Saint qui l'a inspirée en la faisant souvenir de l'exemple des Martyrs. Après avoir sollicité vainement que le Directoire se prêtât à des conditions raisonnables, la Cour Romaine a dû se préparer à la guerre. C'est à l'Europe entière de décider qui l'a provoquée.

La mort dont vous voudriez nous effrayer, seigneur général, commence le bonheur de la vie éternelle des gens de bien. Elle est aussi le terme des prospérités apparentes des méchants, et le commencement de leur supplice, si, déjà, les remords ne l'ont commencé.

Votre armée est formidable, seigneur, mais vous savez par vous même qu'elle n'est pas invincible. Nous lui opposerons nos moyens, notre constance, la confiance que donne la bonne Cause et, par-dessus tout, l'aide de Dieu, que nous espérons obtenir[9].

 

Cette fermeté, chez un Prince dépourvu de toutes les ressources et de toutes les forces dont est abondamment pourvue la République, déconcerte tellement le Directoire qu'au lieu de tomber comme la foudre sur ce souverain si chétif, le Gouvernement prescrit à ses agents d'ouvrir avec le Pape des pourparlers que ne sollicite même pas le Chef de l'Eglise. Mais, ni les fourberies des négociateurs, ni la perspective de l'inévitable défaite, ne font dévier le Pape de sa résolution. Appelé par le Saint-Siège, le général Colli reçoit, avec le commandement des troupes pontificales, l'ordre de franchir le Rubicon, c'est-à dire le Senio (4 février 1798), et livre contre les troupes de la Révolution le combat, sans espoir, mais non sans grandeur, qu'imposent à l'Eglise le respect de ses droits et l'aversion sacrée de l'injustice.

 

VI

 

Huit ans plus tard, au mois de juillet 1806, Napoléon, au faîte de la puissance, veut, à son tour, associer le Souverain Pontife à ses trames. Le blocus continental vient d'être ordonné par le Gouvernement impérial pour affamer et ruiner l'Angleterre, l'instigatrice et la trésorière de la coalition européenne contre l'Europe. La Belgique, l'Espagne, la Hollande, le Danemark, le Royaume de Naples, dociles aux injonctions de César, ferment leurs ports aux produits manufacturés qui viennent de l'Angleterre, comme aux matières premières destinées à ses fabriques. Au milieu de cet agenouillement général de l'Europe, un seul Prince se tient debout : le Pape ! Ecrivez, — dicte l'Empereur au cardinal Caprara, le nonce de Pie VI à Paris — Ecrivez à Sa Sainteté que, pendant cette guerre et toute autre guerre à venir, tous les ports pontificaux devront se fermer à tous les bâtiments anglais, soit de guerre, soit de commerce. Si le Pape refuse, je ferai occuper l'Etat pontifical et je partagerai la totalité des provinces possédées par le Pape en autant de duchés et de principautés que je conférerai à qui me plaira... Si le Pape persiste dans son refus, j'établirai un Sénat à Rome et, quand une fois Rome et l'Etat pontifical seront dans mes mains, ils n'en sortiront jamais plus !

 

Pendant que l'Empereur de Russie lui-même finit par s'incliner devant les sommations du dompteur des Rois et des Peuples, — seul, à l'excès de la puissance, l'excès de la faiblesse riposte par un inexorable non possumus. Après avoir déclaré que son devoir de Père commun des fidèles lui défend de faire acte d'hostilité contre le peuple anglais, Pie VII, répondant aux menaces de César, lui montre que la race des grands Papes n'a point péri :

Quoiqu'il puisse arriver, — écrit le Souverain Pontife à l'Empereur, — nous remettrons notre cœur aux mains de ce Dieu au-dessus de nous, au-dessus de tous les Rois les plus grands et les plus puissants, — et nous compterons sur son recours divin qui ne nous faillira pas, au temps fixé par sa sagesse. Sa Majesté vous a dit que, quand une fois Rome et la Principauté de l'Eglise seront entre ses mains, elles n'en sortiront plus. Sa Majesté peut bien le croire et se le persuader facilement ; mais nous répondrons franchement que, si Sa Majesté se flatte, avec raison, d'avoir la force en main, nous savons, nous, qu'au-dessus de tous les Monarques, règne un Dieu vengeur de la justice et de l'innocence, devant lequel doit fléchir toute puissance humaine[10].

Ainsi, de même que Pie VI, Pie VII, acceptant la guerre et ses conséquences, plutôt que de trahir là cause de l'honneur, même aux dépens d'un Etat hérétique, mais chrétien, — préfère voir braquer contre Rome les canons du plus redoutable autocrate de l'univers, non sans le convoquer toutefois, devant le Juge suprême qui, moins de huit ans plus tard, prononcera la déchéance de l'Empire et de l'Empereur.

 

La réponse de l'Empereur aux paroles si nettes du Souverain Pontife fut celle que prévoyait Rome. Le 2 février 1808, un corps de troupes, commandé par le général de Miollis, franchit le seuil de la Ville Eternelle, désarme les soldats pontificaux, substitue au gouvernement de Pie VII l'autorité impériale, et remplace les Etats du Saint-Siège par la Préfecture du Tibre. Dix-huit mois plus tard, le 6 juillet 1809, enlevé du Quirinal, sur un ordre impérial, par le général Radet, le Pape, en quittant Rome pour la terre d'exil, se montre aussi dépourvu de crainte sur son sort que d'incertitude sur l'arrêt de la Providence. L'Eglise vient de signifier une fois de plus au monde que le plus grand des malheurs, ce n'est point le fléau de la guerre, mais l'abdication du devoir !...

 

VII

 

En même temps que Pie VI, par l'intransigeante énergie de son attitude contre la Révolution, trouve dans cette lutte, même malheureuse, un agrandissement de son autorité morale, un Prince de l'Eglise, à Naples, tient tête aux mêmes agresseurs et lève contre eux une armée qui, sous ses ordres, les bat et les expulse.

 

Après s'être emparé de Rome, un corps expéditionnaire, commandé par le général Championnet, avait marché sur Naples, et, le 23 janvier 1799, occupé la capitale d'où le Roi et la famille royale s'étaient précipitamment enfuis pour chercher à Palerme un refuge. Vainement défendue par les Lazzaroni, la ville de Naples tombe en notre pouvoir, à la suite d'un combat non moins glorieux pour les vaincus que pour les vainqueurs. Les Lazzaroni sont des héros, mande Championnet au Directoire. On dut faire le siège de chaque rue et canonner chaque maison. Proclamée au nom du Directoire, la République parthénopéenne, ne devait point s'enraciner dans cette terre volcanique où sombrent, en un clin d'œil, les édifices trop frêles pour braver les soubresauts du sol. La guerre vient de se rallumer entre la France et l'Autriche, — et la Russie, se joignant à la coalition, lui a donné, dans Souvarow, un chef redoutable qui commence par battre, à Magnano, les troupes placées sous les ordres du général Moreau. A Championnet, frappé d'une soudaine disgrâce, succède Macdonald, qui, bientôt, appelé au secours de Moreau, quitte lui-même Naples, laissée sous la protection d'un faible détachement français et de son chef, le colonel Méjean. Quelques mois auparavant, le 23 janvier 1799, le roi Ferdinand a permis au cardinal Ruffo de fomenter dans le Royaume une insurrection contre les envahisseurs. Cet acquiescement honore le Prince : intelligence déliée, caractère résolu, esprit loyal et probe, le cardinal Denis-Fabrice Ruffo, de la famille ducale Baronello, né le 10 septembre 1774, à San Lucido, cardinal depuis 1791, a, de bonne heure, gagné l'estime de Pie VI qui l'a fait venir à Rome pour lui confier la surveillance du Trésor pontifical et s'aider de ses conseils, A cette époque, le royaume de Naples garde encore l'échiquier des fiefs créés par les Rois normands. Famille féodale, les Ruffo possèdent, en Calabre, un de ces immenses domaines où l'hérédité des services assure aux maîtres la survivance des dévouements. C'est de cette province que le Cardinal fait le camp retranché de la révolte contre l'invasion étrangère. Les cinq partisans qui franchissent la mer, avec le cardinal[11], ne tardent pas à se transformer en une armée de vingt-cinq mille, puis bientôt de quarante mille volontaires, mêlés, il est vrai, de quelques éléments impurs ; mais, en 1793, dans notre Ouest, Charette et Stofflet purent-ils, eux-mêmes, toujours se défendre de cette lie ? L'Armée de la Sainte Foi, — comme l'appelle le cardinal, — rassemble, en général, de braves paysans, non moins dévoués que nos Vendéens à leur Prince et à l'Eglise, mais parfois poussés aux excès par l'intumescence d'un sang qu'échauffe, toute l''année, un soleil de flammes. Exaltées par la haine de l''étranger la Calabre, la Pouille, les Abruzzes, la Basilicate, se mettent en marche derrière le cardinal qui se révèle tout à coup, non seulement comme un stratégiste, mais comme un émule de notre La Rochejacquelein, — capitaine non moins intrépide dans la mêlée qu'adversaire chevaleresque après la bataille. Toutes les villes où se retranchent les Jacobins cèdent à l'élan du chef et de son armée — et si le massacre et le pillage font parfois chèrement expier aux clubistes les crimes de leur dictature, Ruffo intervient chaque fois pour rappeler les officiers à la clémence et les soldats à la discipline.

 

VIII

 

A l'aurore du 13 juin 1799, l'Armée de la Sainte-Foi n'est plus qu'à quelques lieues de Naples. Sur un autel, dressé dans le camp, un prêtre dit la messe, que les volontaires entendent à genoux. La cérémonie terminée, après avoir invoqué saint Antoine, Ruffo, drapé dans la pourpre cardinalice, à cheval, et l'épée à la main, fait avancer ses légions contre la ville soumise au colonel Méjean. Trop clairsemés pour soutenir avec succès le choc d'un ennemi numériquement supérieur, nos soldats se défendent avec leur bravoure accoutumée contre les sanfédistes. La bataille dure deux jours. Enfin, le 17 juin, le cardinal entre dans la capitale, vide de combattants, mais toujours frémissante. Les trois châteaux forts opposent, en effet, aux agresseurs, une résistance qui peut être fatale à Naples, mais que le cardinal conjure en offrant au colonel Méjean une capitulation honorable. Aux termes de la convention, signée le 19 juin, nos compatriotes obtiennent, en effet, du valeureux porporato la promesse que des bâtiments les transporteront, sains et saufs, à Toulon. Mais, contre un traité si chevaleresque et si chrétien se coalisent aussitôt des influences hostiles à notre patrie et inaccessibles à la pitié. Le couple royal de Naples, le roi Ferdinand et la reine Marie-Caroline, subissent alors l'ascendant de Nelson, le vainqueur d'Aboukir, de lord Hamilton, l'ambassadeur d'Angleterre et de lady Hamilton, la femme du diplomate et l'amie de l'amiral. Le 24 juin, Nelson, arrivé de Palerme à Naples, prend connaissance du pacte franco-napolitain et le déclare non avenu. Aux yeux de Nelson, les républicains français, papistes ou athées, pris les armes à la main, ne méritent ni considération, ni miséricorde ; leur indignité native les voue à la peine capitale. Le jour même, Hamilton notifie l'avis de l'amiral à Ruffo qui, sur-le-champ, saisit de l'incident les cosignataires du traité et se joint à eux pour qualifier d'attentat contre la foi publique toute mesure violatrice de cet engagement sacré. Si l'amiral persiste dans son attitude, ajoute l'intrépide cardinal, comme Chef de l'Armée de la Sainte-Foi, je remettrai l'ennemi dans l'état où il était ante bellum, et je laisserai les Anglais recommencer la lutte avec leurs seules forces. Cette réponse, où s'accuse la droiture du prince de l'Eglise, ne fait pas battre le cœur de Nelson, figé dans ses haines. Alors, le cardinal prend une initiative qui restera son éternel honneur devant la postérité. Voulant à tout prix sauver les soldats républicains qu'il a énergiquement combattus, mais qu'il ne veut pas livrer à la hache, Ruffo leur écrit de s'en aller s'ils le veulent, par terre, puisque Nelson leur ferme la mer. Malheureusement, cette noble proposition se heurte à une invincible défiance. Les Républicains subodorent un piège et refusent de sortir. Cependant, l'admirable énergie du cardinal finirait par prévaloir contre les subterfuges de l'amiral, si la mauvaise foi de ce dernier n'annulait pas toutes ses promesses. Usant d'un stratagème, Nelson informe, le 24 juin, Ruffo qu'il souscrit au pacte et charge les capitaines Troubridge et Bail de procéder à l'embarquement des rebelles. Odieuse comédie ! Pendant que le cardinal se flatte d'avoir triomphé, la camarilla britannique, infidèle à sa parole, garde les vaincus prisonniers à bord des vaisseaux anglais, et, quand Ruffo somme Nelson de ne pas souiller sa gloire, le futur héros de Trafalgar répond par un parjure. Les Français que protège la capitulation cardinalice meurent sous le couperet de l'échafaud dressé par l'amiral, au mépris d'un pacte sacré. Ce massacre déchaîne la fureur des pouvoirs publics et donne le goût du sang à la foule démuselée. Le cœur broyé par tant de crimes, le cardinal essaie de lutter contre la sauvagerie ambiante. Chef de l'armée, lorsqu'on lui présente un homme dénoncé comme rebelle, Ruffo vérifie si l'accusé figure sur un registre secret, et s'il s'y trouve inscrit, le cardinal le garde. Dans le cas contraire, le délateur reçoit cent coups de bâton. Observateur rigide de la loi, Ruffo n'a-t-il pas le droit de résister au roi comme au peuple ? Après avoir vainement réclamé le respect de sa parole, après avoir disputé aux exécuteurs les prisonniers français qu'il a couverts de son égide, le chef de la Vendée napolitaine, à la fois humilié et outré de tant de félonie, quitte Naples pour rejoindre à Venise le Conclave d'où sortira Pie VII, qui, dès le lendemain de son avènement, s'empressera de récompenser le Cardinal-Général en le réintégrant parmi les hauts dignitaires de la Cour romaine[12].

 

IX

 

Un des plus grands marins de l'Angleterre, le rénovateur de la tactique navale, au début du XIXe siècle, l'amiral Collingwood, écrivait, le 16 octobre 1808, à lord Darlymphe : Supprimez l'influence du clergé, la plus grande source de puissance de l''Espagne est tarie. Partout où cette puissance est moindre, la guerre languit. Créée par le clergé qui n'a cessé de l'animer de son souffle à travers les siècles, l''Espagne doit au clergé son unité morale et politique ; elle n est une patrie que grâce à lui. C'est le clergé qui, pendant huit cents ans, a dirigé contre les Maures et contre les hérétiques une indomptable offensive ; c'est le clergé qui l'a délivrée des invasions et des tyrannies ; c'est le clergé qui l'a soustraite au joug de l'étranger et de l'erreur ; c'est le clergé, enfin, qui a fondé son indépendance et façonné son âme. L'orgueil espagnol, dit un écrivain français, M. G. Desdevises du Désert, — est un orgueil de race et de religion ; c'est surtout comme vieux chrétien que l'Espagnol s'estime par dessus tous les autres. Orgueil légitime, dirons-nous, à notre tour. En luttant, pendant tout le Moyen Age, contre l'Islam, l'Espagne n'a-t elle pas empêché l'Afrique de submerger l'Europe, et le cimeterre turc d'éteindre dans le sang la lumière de l'Evangile ? Au lieu d'assujettir aux croyances et aux mœurs de la péninsule la royauté de saint Louis, les Bourbons d'Espagne, l'esprit obsédé par nos traditions gallicanes, voulurent enraciner cette plante vénéneuse dans le sol de leur nouvelle patrie. Nos légistes, si funestes à la France, franchirent les Pyrénées et saturèrent de leurs sophismes une Cour jusque-là indemne de ce fléau. Au magistère de la Papauté les Princes opposèrent la Raison d'Etat. L'Evêque du dehors voulut devenir le Pape du dedans. Expulsion des Jésuites, mainmise de l'Etat sur les biens monastiques, sécularisation de l'enseignement, etc., si la France se soumet sans révolte à ces violences, l'Espagne ne les subira jamais sans colère. Tandis que chez nous, les princes, en déclarant leur sagesse supérieure à celle de l'Eglise, apprenaient aux peuples à traiter avec irrespect la Religion nationale, en Espagne, la multitude, au lieu de se laisser gagner par cette politique, redouble de tendresse et d'égards pour l'Eglise méconnue et blessée.

 

En même temps que la foi religieuse des Espagnols les rattache de plus en plus à Rome, leur ombrageux patriotisme les brouille mortellement avec les influences françaises, et bientôt avec la France elle-même, foyer du gallicanisme, caverne des légistes.

Napoléon ne sut pas se préserver des fautes où les prescripteurs des jésuites étaient tombés. Les conseillers d'Etat veulent, à leur tour, dicter des lois à une Eglise dont les Castillans se proclament avec orgueil les fils. Cette erreur déchaîne la Guerre de l'Indépendance, guerre d'esprit religieux et démocratique, dit M. Menendez Pelayo. La résistance, — ajoute l'illustre historien, — s'organisa démocratiquement et à l'espagnole, avec le fédéralisme instinctif et traditionnel, qui surgit de ce sol dans les dangers et les revers, et qui fut, comme on pouvait l'espérer, avivé et enflammé de ferveur par l'esprit religieux, lequel survivait intact, au moins chez les humbles et les petits, et fut commandé et dirigé en grande partie par les frailes — les moines. Autant qu'Espagnole et d'indépendance, cette guerre fut une guerre de religion contre les idées du XVIIIe siècle[13]. Un éminent historien du soulèvement espagnol, M. Geoffroy de Grandmaison[14], nous montre à son tour la campagne menée par le clergé, par le moine, le fraile, vivant de l'existence commune des petites gens, leur appartenant par ses origines, ses habitudes, son apostolat, sa charité et, comme eux, inexpugnable à l'influence française. Dans le célèbre tableau du peintre Maurice Orange, les Défenseurs de Saragosse, défile, derrière le prêtre qui emporte le Saint-Sacrement, un moine harnaché d'un baudrier et armé d'un sabre. Le moine, le fraile, voilà bien en effet, l'instigateur de la guerre, voilà le chef qu'acclament et que suivent Aragonais, Murciens, Asturiens, Castillans, Navarrais, Basques, Catalans, etc., avec le même enthousiasme qui précipitait leurs aïeux derrière les exhortateurs de la croisade contre les Maures. Propagateur armé des principes et des idées qu'abhorrait l'Espagne, Napoléon vit se lever contre sa domination la plus faible des puissances, et ce fut cette faiblesse qui vainquit le colosse. Si l'entreprise, — avait dit l'Empereur au général de Ségur, — devait me coûter 80.000 hommes, je ne l'engagerais pas, mais elle ne m'en coûtera pas 12.000. Hélas ! 400.000 Français passèrent les monts pour soutenir une guerre qui dura huit ans, et succombèrent, inutiles héros, après avoir mis sur la tête de Joseph une couronne de paille, que le premier incendie devait réduire en cendres.

 

X

 

Imbu des maximes de Rousseau, Napoléon s'imagine que la Révolution peut, sur son enclume, forger les peuples, marteler les cerveaux, façonner les consciences, bref, plier les âmes à la servitude. Si le scepticisme, propagé par l'Encyclopédie, permet à nos jacobins bottés de détruire, chez certains peuples, des institutions d'ailleurs vermoulues, l'Espagne, que ce nouveau Coran n'a ni déracinée, ni émiettée, oppose à notre offensive une résistance implacable. Le sac des églises, le pillage des monastères, la spoliation du clergé n'apparaissent pas aux Espagnols comme une délivrance, mais comme un brigandage. La lexicologie libérale a vainement tenté d'enjamber la Bidassoa. Les libelles de nos pamphlétaires s'ouvrent pourtant un passage à travers les brèches des Pyrénées, mais dès que les vexillaires de nos faubourgs veulent déployer leur drapeau dans les pueblos de la Navarre, aussitôt s'allume l'étincelle d'une révolte qui, demain, embrasera toute la péninsule. De même que nos paysans de l'Ouest, en 1793, le peuple espagnol tout entier, debout, en 1809, au lieu d'obéir à l'impulsion d'une élite, va lui-même sommer les prêtres et les officiers de le conduire au combat et au devoir. Depuis le simple vicaire jusqu'au chanoine, partout les ecclésiastiques, interprètes sacrés du sentiment national, prêchent la révolte, puis, descendus de la tribune, se mêlent aux combattants. Cette croisade appelle le magistère de l'Episcopat. Sans les Evêques espagnols, point de discipline, point d'ordre, point d'unité d'efforts. A Séville, où s'installe la Junte suprême du Gouvernement de l'Espagne et des Indes, qui, devant la carence de la Royauté proscrite, assume tous les pouvoirs, l'Archevêque, investi de la présidence, dirige les délibérations, provoque lui-même les décisions et les mesures que comportent la défense du territoire et la protection des croyances, et, tant que l'étranger foule le sol de la patrie, exerce cette haute magistrature avec un prestige égal à son zèle.

Le 24 mai 1809, à Oviedo, le tocsin sonne ; pendant que les montagnards s'emparent de l'arsenal, le chanoine Don Ramon de Lilano Ponte, chef du pouvoir exécutif, lève 18.000 hommes. A la même époque, la Junte de Galicie obéit aux ordres de l'évêque à Orense, que le peuple qualifie d'Altesse et proclame Régent de Cantabrie. A Valence, l'âme de la résistance est un religieux franciscain, le P. Juan Rico ; à Grenade, un religieux hyéronimite, le P. Puebla ; à Saragosse, le curé de San Pablo, Dom Santiago Saas. Quelle autorité confère à Palafox le commandement suprême de la cité ? Le padre Jorge, le Chef du Peuple.

 

La guerre change tout à coup le rôle du clergé comme la fortune de l'Espagne elle-même. Un prélat, Mgr Raphaël Mendez de Luarca, évêque de Santander, fait de sa ville épiscopale le camp et l'arsenal de l'insurrection contre l'ennemi. Nos pontifes guerriers de l'ère féodale auraient de la peine à reconnaître leur émule dans ce prélat sans faste, aux mœurs sévères, aux habitudes évangéliques, dans ce pasteur qui ne dépense pas plus de trois cents piastres par an pour son train de maison, et qui distribue aux pauvres tous ses revenus. L'invasion transforme l'ascète en soldat. Avec l'évêque d'Oviedo, l'évoque de Santander forme les milices, enrégimente les guérilleros, achète des munitions et des armes, achemine les convois, harcèle de ses appels tous ceux qui peuvent tenir un fusil et leur enjoint d'improviser la victoire. A sa voix, les pièces d'artillerie roulent sur le pavé des villes, pendant que le sol s'ébranle sous les pas des bataillons en marche. Dans tous les diocèses, chaque couvent, pavoisé de cette enseigne : Religion y Patria, se convertit en bureau d'enrôlement militaire. C'est là que le paysan et le citadin s'engagent, reçoivent leur équipement et signent leur feuille de route. Le Manifeste de la Junte de Valence, mentionne, parmi les volontaires, mille trois cent quatre-vingt-dix ecclésiastiques, affectés à l'artillerie. Un Bénédictin français de N.-S. de Coguellada, le savant Dom J. Rabory, a bien voulu nous communiquer de précieuses notes, puisées chez les historiens espagnols, sur les deux sièges de Saragosse, si funestes à nos troupes. Dans les rangs du clergé régulier et séculier se recrutent des officiers que la familiarité des champs de bataille élève au niveau des chefs les plus intrépides. L'odeur de la poudre, l'ardeur du combat, l'attrait du péril entraînent les aumôniers — capellans — eux-mêmes vers les mêlées sanglantes où se joue le sort de la liberté espagnole. Le combat fini, curés et moines batailleurs recueillent les blessés, consolent les mourants, obligent les vainqueurs à respecter, chez les vaincus désarmés, la faiblesse et le malheur. C'est ainsi que, pendant six ans, grâce au clergé, l'élan belliqueux de l'Espagne se déploie en escarmouches et en embuscades, où s'use peu à peu la plus redoutable armée du monde. A Sainte-Hélène, Napoléon, méditant sur ses revers, reconnaît que l'Empire ne s'effondra qu'abattu par la puissance dont l'Episcopat espagnol fut le moteur. Cette malheureuse guerre, dit-il, m'a perdu ; toutes les circonstances de mes désastres viennent se rattacher à ce nœud fatal[15].

 

XI

 

Non moins intrépide défenseur des autels et des foyers, le Clergé portugais n'a pas besoin d'enflammer d'une guerrière ardeur un pays instinctivement hostile à l'étranger. Sa seule tâche est de grouper les patriotes et les croyants, atteints dans leur indépendance et dans leur foi, et de défendre, à leur tête, les biens communs contre un envahisseur qui les menace. A Porto, — la ville la plus importante et la plus peuplée du Royaume, après Lisbonne, — à peine les premiers grondements de l'invasion se font-ils entendre que le peuple se dirige vers le palais épiscopal et demande à voir son Chef spirituel et son père, l'arbitre et le tuteur de la cité en péril. Aussitôt l'Evêque paraît au balcon : C'est dom Antonio de Saô José Castro, moine de l'Ordre des Chartreux, vénérable religieux, que ses vertus et son savoir ont appelé à la dignité épiscopale. Devant cette communion soudaine du clergé et du peuple, l'Evêque, profondément ému, s'écrie : Allons à la cathédrale remercier Dieu et chanter un Te Deum d'actions de grâces ! Les chants finis et les cierges éteints, la foule franchit le seuil du Palais épiscopal, nomme une Junte, chargée de poursuivre la défensive du royaume et défère tout à la fois au prélat la présidence du Conseil et le commandement des futures forces militaires. Vingt-quatre mille volontaires, paysans, moines, bourgeois, curés, se rallient à la bannière de la Sainte-Eglise et se mettent aux ordres de Mgr de San José Castro, généralissime de l'armée nationale. C'est le maréchal Soult qui tient dans ses mains le sort de la malheureuse expédition ordonnée par l'Empereur : il faut qu'il s'empare de Porto ou qu'il se rembarque. Un officier de son armée, Fantin des Odoards, alors capitaine et depuis promu général, nous a laissé un récit très vivant des opérations qui se déroulèrent autour de la ville défendue par l'évêque-guerrier. Depuis que le bruit de notre invasion s'était répandu, — narre Fantin des Odoards[16] —, les habitants de toute la contrée avaient travaillé avec une étonnante énergie aux redoutes qu'il nous fallait enlever. Cette ligne de fortifications, favorisée par des rochers et des mamelons mis à profit avec habileté, était réellement formidable. Le 28 mars, Fantin des Odoards, — alors seulement chef de compagnie — réveillé par des coups de fusil, se porte en avant et se trouve en face d'un bataillon de jeunes moines qui, bien armés, la giberne sur le dos et la robe retroussée, avaient effrontément attaqué, dit Fantin, le point confié à ma surveillance. Journée dramatique. La fusillade et la canonnade ne s'interrompent pas. Le soir, le maréchal Soult invite l'évêque à mettre bas les armes. Nanti de la lettre du maréchal, le général Foy subit, avec le refus de l'Evêque, les avanies de la milice. On maltraite l'officier français ; on le dépouille, on le met en prison. Sans l'intervention énergique du prélat, qui se porte au secours de notre compatriote, le parlementaire ne serait pas rentré sain et sauf au camp français, où le maréchal commençait à se demander s'il n'aurait pas à tirer vengeance d'un crime.

 

L'Évêque Général repousse deux attaques du maréchal Soult : la troisième, seule, réussit. La supériorité de notre artillerie nous donne naturellement la victoire et frappe à impuissance un adversaire à peu près complètement dépourvu de bouches à feu. Les légions épiscopales, sans munitions, se débandent en désordre vers la rive gauche du Douro, non sans couper le pont de bateaux qui donne accès à la ville ; 10.000 Portugais périssent dans ce désastre, et, le soir, Porto ouvre ses portes au maréchal, très fier de ce triomphe chimérique, remporté sur un Évêque qui, par l'ascendant de son caractère, a pu réunir, en quelques jours, 40.000 miliciens, — et sur un peuple que ne peut dompter nulle défaite.

Sans se rendre compte de la candide ironie de sa formule, Fantin des Odoards décerne un lyrique hommage à la conduite des insurgés. Insurgés, ces patriotes ? Fidèles et prêtres défendent avec courage leur sol natal contre des étrangers que le Portugal, il faut lui rendre cette justice, n'a ni acclamés, ni honnis : Nos adversaires, dit encore l'impartial mémorialiste, ont fait plus qu'on ne pouvait attendre de milices sans expérience. L'amour de la patrie les électrisait. Des femmes servaient l'artillerie, distribuaient du vin et portaient des munitions. Cette belle défensive ne sauva point la ville du pillage, salaire trop fréquent que les généraux, dépourvus de vigueur, se laissaient trop facilement arracher par la soldatesque, sans réfléchir que les peuples foulés par nos armes ne résisteraient pas à la tentation de se joindre, le jour de la catastrophe, à nos pires ennemis, pour assurer leur triomphe et notre ruine.

 

 

 



[1] Un docte bénédictin, don Chamard, découvrit, il y a vingt ans, dans un carton du British Muséum, la minute d'une lettre adressée le 18 août 1793, à M. Dundas, ministre d'Etat de S. M. Britannique, par le Conseil supérieur de l'Armée vendéenne, et qui débutait ainsi : Nous avons l'honneur de vous faire parvenir ci-joint un Mémoire, ainsi qu'une lettre adressée à S. A. H. Mgr le comte d'Artois. Vous y verrez, Monsieur, nos principes. Ce sont les généreux habitants de nos campagnes qui, les premiers, se sont armés contre le despotisme conventionnel et nous nous sommes fait un devoir de nous unir à eux... Nos intrépides soldats réclament la Religion de leurs pères !

[2] BOURNISEAUX, Hist. complète de la Vendée, I, 287, III, 246.

[3] DENIAU, Hist. de la Vendée, I, 709.

[4] L. DE LA SICOTIÈRE, Louis de Frotté et l'Insurrection normande, II, 599.

[5] SAVARY, Guerre des Vendéens, III, 75. Le Comité de Salut Public répondit à Turreau : Tu te plains de ne pas avoir reçu l'approbation formelle de tes mesures. Elles lui paraissent bonnes et tes intentions pures (!!!) Ibidem, 151.

[6] COMTE THÉODORE DE QUATREBARBES, Une paroisse vendéenne sous la Terreur.

[7] Voir Mémoires ou Journal d'Olivier d'Argens, dans la Collection des Mémoires de l'Emigration publiés par M. de Lescure, 71-73, et l'ouvrage de l'abbé CHARLES ROBERT, Urbain de Hercé, 361.

[8] SCIOUT, Hist. du Directoire, t. II, 45.

[9] CRÉTINEAU-JOLY, L'Eglise Romaine en face de la Révolution, I, 207-209.

[10] COMTE D'HAUSSONVILLE, L'Eglise Romaine et le Premier Empire. Lettre de Pie VI au cardinal Caprara, 31 juillet 1806, t. II, p. 22.

[11] Les Feuilles d'Histoire du 1er juin 1911 (p. 527-530), ont publié la traduction d'une lettre datée de Rome. 10 décembre 1802, où Guillaume de Humboldt raconte à Schiller ses impressions sur le cardinal Ruffo qu'il a rencontré à Rome et avec lequel il a eu une conversation des plus intéressantes : Le cardinal, dit Humboldt, était parti de Sicile avec cinq hommes...

[12] J. TURQUAN et J. D'AURIAC, Lady Hamilton, 186-226. Trois ans après la guerre, Guillaume de Humboldt nous parle, en ces termes, du cardinal Ruffo : Ruffo est maintenant silencieux, morose et il ne parle qu'à ses moments de bonne humeur. Il raconte comme quelqu'un qui s'occupe peu de raconter, à bâtons rompus, en supposant connus les détails des localités qui sont ignorées de l'étranger. Mais ce qu'il raconte, il le raconte magnifiquement. On voit les choses devant soi, et elles ont une netteté, une vie qu'on ne peut concevoir. C'est, du reste, un homme de beaucoup d'esprit et qui a encore plus de caractère. Il est petit et il marche un peu voûté, mais il a une figure allongée, spirituelle et fine. Il n'a rien de ravissant, ni de flatteur. Il est simple et plutôt froid que prévenant. Humboldt ajoute : Ruffo était toujours en avant là où le danger semblait le plus pressant. Feuilles d'histoire, ibid., 528. Voir aussi GAGNIÈRE, La Reine Marie-Caroline de Naples, 1856.

[13] MENENDEZ PELAYO, Hist. de los Heterod. Espag., III, 414-415. Nous empruntons cette citation à l'étude, si remarquable, qui a paru dans le Correspondant (10 et 25 oct. 1915) sous ce titre : L'Esprit public et la Situation en Espagne. Cette étude, non signée, œuvre à un jeune Bénédictin français, qui mourut en corrigeant les épreuves de son travail, a été publiée en volume chez Bloud et Gay, éditeurs.

[14] L'Espagne et Napoléon, 1804-1807, p. VIII.

[15] La plupart des faits que nous venons d'évoquer sont empruntés au célèbre et consciencieux ouvrage du général Foy, Histoire des Guerres de la Péninsule, 4 vol. in-8°, Paris 1829. Le général rend un sincère hommage au clergé espagnol et ne parle des évêques, des prêtres et des moines guerriers qu'avec le plus grand respect. C'est au clergé que le général Foy attribue l'initiative et les mérites de la résistance. Nous avons aussi consulté. (Hist. d'Espagne, de Mary Lafon, t. II, 312 et suivantes.)

[16] FANTIN DES ODOARDS, Journal, Etapes d'un Officier de la Grande Armée, 221, 224, 239.