LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE XIX. — XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES. - L'Europe délivrée de la menace de l'Islam.

 

 

I. Innocent XI organise la Ligue européenne contre l'Islam en marche sur Vienne. - C'est lui qui fait appel au roi de Pologne Jean Sobieski et qui lui confie le Commandement de l'armée. - Victoire de la Croix contre le Croissant (12 sept. 1683). - Délivrance de Vienne. — II. L'Abbé de Savoie complète, à Zentha, sous les auspices d'Innocent XII, la victoire remportée par Sobieski. - Retentissement de ce triomphe. - Belgrade reconquise par l'Abbé de Savoie. - Intervention de la flotte pontificale.

 

I

 

Avant l'avènement du Protestantisme, l'Eglise, respectant l'individualité politique de chaque Etat, s'efforçait de rallier les Royautés et les Républiques à un accord contre l'ennemi commun, l'exterminateur de la culture chrétienne, contre l'Islam. L'ambition temporelle des princes, la mobilité des peuples, la fougue des passions, secouèrent peu à peu cette discipline paternelle, et, rompant avec l'idéal chevaleresque, obligèrent le fer libérateur, non plus à délivrer les chrétiens asservis au Croissant, mais à spolier de leurs biens les voisins et les frères. Au lieu d'être l'arsenal et le camp retranché de la civilisation contre la barbarie, l'Europe devint un immense champ de bataille où, le glaive et la torche à la main, elle se ravagea elle-même.

C'est un péché de combattre le Turc, — en vint à dire Luther, — c'est résister à Dieu qui s'en sert comme d'une verge pour visiter l'iniquité de son peuple. Que pouvait donc faire l'Eglise, il partir de ces tristes jours ? Répandre des pleurs sur le parvis des temples, au lieu de verser son sang sur les plages étrangères à l'Evangile ? Mais, gémir n'est pas combattre. Invinciblement attachés à leur mission, les Papes Clément IX et Innocent XI refusent de se désintéresser de l'Orient, et, quand six mille volontaires français, l'élite des armées de Turenne et de Condé, conduits-par Aubusson de la Feuillade et le duc de Beaufort, vont, à Candie, soutenir au prix de leur sang, la cause de la chrétienté, Rome n'oublie pas que l'île protège la liberté religieuse de nos frères de Syrie, d'Egypte et de l'Archipel, et, pour sauver ce boulevard, Clément IX n'épargne, ni les appels aux armes, ni les subsides.

La victoire des Turcs, l'échec des derniers chevaliers français, engagent le sultan à tenter une nouvelle invasion de l'Europe, qu'il voit livrée au démon de la discorde et qu'il croit désormais impuissante. Mais, si les souverains conspirent les uns contre les autres, le Pontificat suprême, malgré le congé que lui a signifié le traité de Westphalie, ne perd pas de vue les peuples et l'intérêt supérieur de la République chrétienne. Sans se laisser décourager par l'égoïsme des rois, que leurs traditions devraient pousser à la tête de la Croisade, le Pape va chercher le moins puissant d'entre eux et lui met dans la main l'épée de Tancrède. Le danger presse. A l'exemple de son aïeul Soliman, le sultan Mahomet IV, la tête de 300.000 hommes, marche sur Vienne. Les Hongrois, soulevés contre l'Empereur par un chef calviniste, le comte Teleki, patricien ambitieux d'une couronne et traître à son pays, se joignent aux infidèles et leur servent d'avant-garde. En même temps que le nonce Pallavicini, sur l'ordre d'Innocent XI, travaille a contrecarrer les menées d'une diplomatie sans entrailles qui, pour isoler l'Empereur, ose seconder la ruée de l'Islam, le Pape n'adresse pas une vaine instance au dévouement du roi de Pologne. Un prince français, le duc de Lorraine, a déjà promis le concours de ses troupes à la Ligue formée par le Pape. Cœur magnanime, Jean Sobieski, engage à son tour la parole de son peuple. Si la Pologne fournit sa Chevalerie, il sera, lui, l'âme et le bras de la Croisade. L'Italie, l'Espagne, le Portugal, la France, envoient des volontaires. A cette heure tragique, les calculs de l'intérêt privé n'étouffent pas dans toutes les consciences la voix du devoir.

Partie de Belgrade pour frapper l'Autriche, l'armée turque traverse, dans toute son étendue, la puzta hongroise, tant de fois piétinée, — pauvre motte de terre qui rendrait du sang si on la pressait, dit Sobieski, mais, aujourd'hui, terre trahie par ses magnats. Le 14 juillet 1683, les premiers coureurs de la horde apparaissent sous les murs de Vienne. Pendant deux mois, les assauts succèdent aux assauts. La ville, réduite aux dernières ressources, voit les ouvrages intérieurs de son enceinte enlevés et ses remparts troués de brèches, quand, le 12 septembre, l'armée du roi de Pologne et les régiments du duc de Lorraine, opérant leur jonction, viennent opposer une force de 80.000 hommes aux 300.000 soldats de l'Islam. Une montagne sépare des Osmanlis les combattants de la Ligue pontificale. Polonais, Lorrains, Impériaux, mettent trois jours à la gravir et, parvenus au sommet, voient s'étendre devant eux les plaines où va se jouer une fois de plus le sort de l'Occident. Quand l'aurore du 12 septembre paraît, Jean Sobieski se lève et, de même que Philippe-Auguste, avant Bouvines, entend la messe, qu'il sert humblement à genoux. Pendant que le prêtre, la cérémonie terminée, le crucifix à la main, bénit l'armée, Sobieski, montant à cheval, fait signe à la cavalerie polonaise qui, derrière son roi, s'élance comme une trombe vers l'ennemi. C'en est fait de la cohue turque : son dernier jour a sonné. S'avançant sur cinq colonnes, l'armée chrétienne descend ou plutôt roule le long des pentes abruptes, emporte une à une, à travers les précipices, les bois et les ravins, les bastions et les batteries que les Turcs s'efforcent à défendre. En vain les meilleures troupes de l'Islam se cabrent contre le destin. Surprise, coupée, frappée au cœur, l'immense armée de Kara-Mustapha s'ébranle, s'agite, tente de serrer ses rangs et de reconquérir ses lignes. Les sabots des chevaux, les lances des cavaliers, le fracas de cet ouragan disloque et broie la horde, sourde aux cris de ses chefs. Les janissaires cèdent, les bataillons s'effondrent, la fuite accélère le désordre et le désordre déchaîne la déroute. D'abord impassible, le grand vizir, incapable de résister à la poussée, plie bagage avec l'émir qui ne sauve que l'étendard vert du Prophète. Le camp turc, abandonné, livre au vainqueur ses tentes remplies de butin. Les dépouilles des envahisseurs enrichissent encore aujourd'hui les musées de Vienne.

 

Le choc n'a duré qu'une heure. Plus décisive que meurtrière, la bataille détermine une panique que les Turcs les plus braves ne conjureront pas. Tout est fini. Dans cette catastrophe de l'Islam, l'Europe voit un prodige et les fidèles un miracle. Le lendemain, Sobieski fait son entrée dans la ville par une des brèches béantes, couverte de cadavres et sillonnée de débris fumants. La population sort de ses maisons en ruines, et, vêtue d'habits de fête, des gerbes de fleurs dans les mains, accourt au-devant du libérateur. Le clergé le reçoit avec les mots du dernier Evangile : Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Johannes. On demande à Jean Sobieski de se laisser acclamer roi d'Autriche et de Hongrie, à la place de l'Empereur absent ; il refuse. Il n'a pris les armes, avec son héroïque peuple, que pour faire triompher la Croix rédemptrice. Plein de reconnaissance pour le Pape qui lui a déféré le commandement de la Ligue chrétienne et confié la bannière de l'Eglise, le roi de Pologne envoie au Souverain Pontife, à l'artisan et au trésorier de la Croisade, l'oriflamme qui flottait sur la tente du grand vizir, trophée de la victoire définitive que la Croix victorieuse remporte sur le Croissant, pour toujours chassé du front occidental.

 

II

 

Le désastre subi devant les murs de Vienne par les armées de l'Islam complète la déchéance qu'avait amorcée la destruction de ses forces navales à Lépante.

Un voile de crêpe tombe sur le bourbier turc. Mais ce pourrissoir en ruines garde encore ses maléfices et ne laisse de les exercer contre les peuples chrétiens, rivés à sa fortune, même chancelante. Aussi, tant que des êtres baptisés vivront sous la courbache musulmane, les Turcs ne pourront-ils compter, ni sur l'acquiescement de Rome à leur tyrannie, ni sur la fin des Croisades. Sous les auspices d'Innocent XII se forme une nouvelle Ligue où un prince de notre race entré dans les ordres renouvellera les prouesses de Jean Hunyade. Ce prince, c'est l'Abbé François-Eugène de Savoie-Carignan, Parisien de naissance, fils d'Eugène-Maurice, duc de Savoie-Carignan, comte de Soissons, et d'Olympe Mancini, nièce de Mazarin, voué par sa famille à la carrière ecclésiastique, mais entraîné, par une irrésistible vocation, vers la guerre, et dès ses premières armes, non seulement avec l'autorisation du Saint-Siège, mais sur sa demande, enrôlé au service de l'Autriche qu'il s'oblige à protéger contre l'infidèle. Mais pour qu'Eugène de Savoie obéisse aux adjurations pontificales, il faut qu'une autre Ligue, la Ligue du Rhin, cesse de retenir sur notre front les forces destinées à l'écrasement de la puissance ottomane. Libéré par la paix de Ryswick, l'Abbé Eugène de Savoie ne fait qu'une étape du Rhin au Danube, de la Hollande aux Carpathes, et, dès le mois de septembre 1697, parvenu à Szegedin, il établit en face de Mustapha Il le camp des Croisés, bien résolu à ne pas se laisser barrer la route par l'armée de cent cinquante mille hommes que commande le fils du Prophète.

Jeune et déjà consommé dans son art, avec une timidité apparente, le prince Eugène adosse ses troupes à la Theiss et, de cette position, les lance sur Mustapha qu'il culbute. Pas un bataillon ennemi n'échappe à ce cyclone. Enveloppé dans le tourbillon, le vaincu n'a que le temps de se déguiser en berger pour gagner Témesvar. La bataille de Zentha (1697) retentit dans toute l'Europe comme le tocsin des funérailles turques. Si, du Danube à la Save et de la Save au Tibre, d'unanimes exclamations saluent le vainqueur, un Te Deum plus vibrant encore, chante dans le cœur des raïas qui discernent, enfin, au-dessus de leurs têtes, un peu d'azur dans le ciel jusque-là si noir. Evoquant le souvenir des luttes antiques contre les Sarrazins, les poètes, dans leurs cantilènes, et les pâtres, dans leurs légendes, ouvrent au prince Eugène le même Eden où festoient Roland, Charlemagne, le comte Guillaume, Amadis de Gaule, tous les paladins et tous les preux qui, de la lance ou de l'épée, ferraillèrent contre Mahom.

 

Le traité de Carlowitz (29 janvier 1009), en donnant une sanction diplomatique à la victoire de Zentha, irrite l'orgueil des Osmanlis, encore mal résignés à la défaite et porte le successeur de Mustapha II, Achmet III, à reprendre les armes contre un adversaire qu'il croit amoindri par ses récentes luttes avec Louis XIV. Mauvais calcul. Ni le prince Eugène n'est mort, ni la Papauté, cette infatigable suscitatrice d'énergies, n'a déposé le ceste du combat. Peterwaradein, Temesvar, Belgrade, autant de batailles où le vainqueur de Zentha se montre plus hardi et plus heureux que jamais et d'où la puissance turque sort à l'état de cadavre, sordide sépulcre qui n'a plus de vivant que des vers. Dans cette nouvelle campagne, le Souverain Pontife ne se contente pas d'assister, tantôt de ses conseils et tantôt de ses largesses l'antagoniste de l'Islam. De même que son prédécesseur Calixte III aida Jean Hunyade à déposséder de Belgrade les Turcs, — de même Clément XI, veut qu'un contingent pontifical s'incorpore aux troupes qui, le 22 juillet 1717, sous le commandement d'Eugène de Savoie, enlèvent la même ville aux descendants des vaincus du XVe siècle. Mais, à cette intervention, ne se borne pas le concours guerrier de Rome. Pour immobiliser les Turcs en Morée, pendant qu'Eugène de Savoie lutte contre eux en Serbie, la République de Venise a vigoureusement attaqué Corfou. Sur l'ordre de Clément XI, la flottille pontificale prend une part importante à l'expédition et au blocus. Démonstration d'une médiocre envergure, peut-être, mais, tant que sévira l'Islam, le Saint-Siège ne cessera d'affirmer, même les armes à la main, la légitimité de la défensive contre la puissance du mal.