LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE XVII. — XVIIe SIÈCLE. - Protestants et Révoltés.

 

 

I. Discussion qui s'élève en 1614 devant les Etats Généraux sur le droit conféré par l'Eglise de prendre les armes. - Opposition des Gallicans et des Huguenots. - Discours du Cardinal du Perron. — II. Les Princes mécontents. - Condé veut imposer un maire suspect à Poitiers. - Résistance armée de l'Evêque, Mgr de la Roche-Posay. - Sur son ordre, l'un des grands vicaires écrit l'apologie des prélats guerriers. - Eloges décernés à son prédécesseur par le cardinal Pie. — III. Une bande armée de Hollandais, voulant s'emparer de Macao, les Jésuites organisent la défense de cette ville, appellent les habitants aux armes, engagent un combat contre les envahisseurs dont les uns sont tués et les autres mis en fuite. — IV. Emeute de 7 à 8.000 paysans du Rouergue contre le gouverneur de la province, assiégé dans Villefranche. - Mgr de Noailles, Evêque de Saint-Flour, se porte à son secours, avec 400 cavaliers, le délivre et disperse l'émeute.

 

I

 

La Ligue avait mis en face l'une de l'autre deux puissances, l'Eglise et l'Etat : l'Eglise, tutrice des peuples contre l'arbitraire politique et l'infidélité religieuse des Rois ; l'Etat champion de l'omnipotence laïque et contempteur du magistère moral de Rome. Dans cette lutte, grâce à la générosité des catholiques français qui donnèrent à la vérité le témoignage de leur sang, l'Eglise remporta la victoire. Avant de s'asseoir sur le trône de Clovis, le roi de Navarre dut, devant le corps épiscopal, abjurer, dans la basilique de Saint-Denys, l'erreur qu'il avait défendue, les armes à la main, sur les champs de bataille de Coutras, d'Arqués et d'Ivry.

Si Henri IV accepta sans réserve toutes les conséquences de sa rétractation, l'habileté juridique et chicanière des légistes essaya bientôt d'annuler le loyal assentiment du monarque aux principes qu'avait fait triompher la Ligue. Deux ans après la mort d'Henri IV, lors de la convocation des Etats Généraux, au mois de décembre 1614, les jurisconsultes du Tiers, voulant prendre une revanche de leur défaite, essaient de faire adopter, comme loi fondamentale du Royaume, la souveraineté absolue des Princes.

Le roi de France ne relève que de Dieu seul, et tout Français qui n'adhère pas à cette maxime doit être tenu pour ennemi juré de la Couronne et considéré comme criminel de lèse-majesté. Ainsi ratiocinent nos Gallicans, magistrats frondeurs, qui, sous le masque d'un culte passionné pour la personne sacrée du Prince, veulent ruiner la conception même de l'Etat chrétien, interdire désormais aux catholiques toute prise d'armes contre un roi parjure, enfin autoriser, demain peut-être, un Henri VIII français à changer le culte de la nation pour changer de femme. Six mois auparavant, le Parlement de Paris avait fait brûler, par la main du bourreau, les écrits de Suarez et de Bellarmin contre la déification du Prince et l'infaillibilité de la Raison d'Etat. A cette cérémonie nos Gallicans veulent maintenant donner la sanction d'une Loi fondamentale. Les conspirateurs s'imaginent que la minorité d'un Roi de quatorze ans secondera leur complot et qu'ils pourront, à la faveur d'une Régence, bouleverser la constitution du Royaume. Devant ce péril, un Prince de l'Eglise, le cardinal Du Perron, l'ami personnel d'Henri IV, se rend à la Chambre du Tiers, demande la parole et prononce un discours qu'irradient toutes les clartés de la philosophie et de l'histoire. Appelant à sa barre les Pères de l'Eglise, les canonistes, les historiens, l'orateur proclame que les chrétiens, opprimés par des Chefs infidèles, ont le droit de défendre, les armes à la main, leurs traditions et leur foi. La foi n'est-elle pas un bien supérieur à tous les biens temporels ?

Quand un souverain, rebelle aux serments de son sacre, renie le Credo de ses Pères, l'Eglise dépouille l'Etat infidèle d'une puissance dont le Prince se sert contre le salut des âmes et la foi du Royaume. L'arrêt pontifical délie, par là même, les sujets d'une obéissance devenue un péril pour l'Eglise, une menace pour la foi et une source de trouble pour l'Etat. Si les chrétiens sont contraints, conclut Du Perron, à défendre leur religion et leur vie contre les princes hérétiques ou apostats, les lois politiques chrétiennes leur permettent tout ce qui est permis par les lois militaires et par le droit des gens : à savoir, la guerre ouverte[1]. Ce discours suscite contre l'orateur une explosion de pamphlets qui, grâce à Dieu, n'impressionnent pas l'arbitre souverain de la nation française. La motion révolutionnaire des légistes ne peut s'inscrire parmi les lois de la Monarchie sans la signature royale. Gardienne des traditions capétiennes, la Reine Marie de Médicis oppose son veto à l'erreur, sans se préoccuper des cris que poussent les précurseurs de la Constituante. Cette victoire préserve momentanément d'une injurieuse atteinte la Charte du Royaume, le magistère suprême du Pape, le droit des catholiques, et enfin la mémoire des Ligueurs, prêtres et fidèles, qui, forts de l'autorisation pontificale, affrontèrent les hasards de la guerre civile pour sauver la foi de leurs pères[2].

 

II

 

Mais, ni les parlementaires, ni les huguenots, secrets et véritables instigateurs du projet de loi combattu par le clergé, ne sont de ces contradicteurs que désarme une sentence souveraine. Bien avant la convocation des Etats Généraux, tout ce qui peut assurer, dans la Monarchie française, la prédominance des principes catholiques et le maintien des traditions de Reims excite les défiances des parlementaires et l'animosité des protestants. C'est ainsi que le projet de mariage entre Louis XIII et Anne d'Autriche, fille de Philippe III, roi d'Espagne, jette le prince de Condé hors d'une Cour où, dit-il, le rapprochement avec l'Espagne comporte l'adoption de ses maximes, à savoir la domination d'un seul culte et l'ostracisme de la Réforme. Puérile accusation qui sert de prétexte aux nouvelles cabales des huguenots, plus que jamais avides de démembrer la France pour s'y tailler des fiefs où, comme dans le Béarn de Jeanne d'Albret, Calvin seul régente les consciences. Heureusement, l'Eglise veille sur la patrie et déjoue les intrigues républicaines d'une aristocratie intoxiquée par les légistes.

Dans l'Ouest, si Condé compte parmi ses partisans les plus résolus le gouverneur du Poitou, le duc de Rouannais — Jules Gouffier — la ville de Poitiers échappe à l'influence du prince. Au mois de juillet 1614, les élections municipales approchent, et Mgr de Chasteignier de La Roche-Posay, tout dévoué à la Reine, s'efforce d'épargner à la ville la suprématie d'un maire favorable à Condé et au schisme. Avant le scrutin, une rixe entre les partis a tourné contre les protestants et mis à mal le principal agent de la cabale. A cette nouvelle, Condé, alors au château des Aubiers, près Bressuire, chez Henri de Rohan, accourt avec le dessein d'imposer aux Poitevins son autorité et son candidat. Mais, voici que, contre toute attente, une population, non moins hostile aux sournois amis de la Réforme qu'à l'hérésie elle-même, se range avec enthousiasme derrière un Chef spirituel qui ne veut pas davantage trahir le devoir national. Se souvenant du rôle exercé jadis par les Pontifes de l'ère carlovingienne, Mgr de la Roche-Posay revêt l'habit militaire, ceint l'épée, invite la bourgeoisie à fermer les portes, à barricader les rues, enfin à monter la garde sur les remparts garnis d'artillerie. Quand Condé arrive, accompagné d'une escorte de gentilshommes, et demande qu'on le laisse entrer avec ses amis, une bordée d'invectives et de railleries accueille le prince et persifle son cortège. Le gouverneur veut intervenir. On le hue et on le chasse. Stupéfait d'une telle effronterie, notre frondeur écrit à la Reine pour exiger une réparation immédiate, puis, impatient de représailles, enjoint à la noblesse locale de sortir de ses manoirs pour rançonner, sous ses ordres, la campagne. Avec les deux cents gentilshommes qui se présentent, le prince ne peut songer à prendre Poitiers, mais c'est assez pour ravager les villages d'alentour, besogne tout à fait à la portée de la cavalerie huguenote.

 

Cette équipée émeut la Cour. Sur les conseils de son entourage, Marie de Médicis, en compagnie du jeune roi, et précédée de plusieurs corps de troupe, prend le chemin du Poitou, après avoir donné au duc de Mayenne la mission de notifier à la ville les ordres d'une Régente, sans indulgence contre l'erreur, mais sans énergie aussi, contre les sectaires. Les temps héroïques sont, en effet, clos. Marie de Médicis faiblit devant le prince factieux qui veut imposer à Poitiers un maire protestant pour y perpétuer les dissensions et blâme l'évêque guerrier, qui doit adresser des excuses publiques au prince contre lequel il a défendu les droits du Royaume et de l'Eglise. Le grand seigneur protestant n'a que l'ennui de licencier des bandes momentanément sans emploi, mais qui serviront plus tard la même cause[3].

Si l'attitude belliqueuse de l'évêque de Poitiers contre les ennemis de l'Etat lui concilie la sympathie de la multitude, elle inquiète, en revanche, les patriciens calvinistes, que hante le souvenir du riche butin prélevé, à la même époque, par les princes teutons sur les richesses épiscopales et qui, friands des mêmes victoires, se sont tout à coup trouvés en face d'un pontife peu enclin à se laisser dévaliser. Le lendemain, un des grands vicaires de Mgr de la Roche-Posay écrit, sous la dictée de l'évêque, un livre, où les autorités les plus hautes, la Bible, les Pères, les docteurs, les historiens, viennent tour à tour légitimer l'intervention militaire des prélats. Un vocabulaire peu lisible dessert la thèse irréprochable[4].

De nos jours, le cardinal Pie, passant en revue, dans un Mandement, ses principaux prédécesseurs, n'hésite pas à féliciter La Roche-Posay d'avoir repris, avec honneur, durant les agitations de la Fronde, l'ancien rôle des Pontifes défenseurs de la cité[5]. Hommage très remarquable, décerné par l'Evêque le plus romain du XIXe siècle, à un Evêque que les frondeurs du XVIIe siècle avaient contraint à prendre les armes pour se défendre contre leurs convoitises.

 

III

 

Au XVIIe siècle, l'Eglise ayant achevé de former l'Europe, son apostolat, ambitieux de nouvelles conquêtes, franchit la mer et attaque la Chine. La méfiance chinoise n'ouvre alors aux étrangers que le port de Macao ; la folie de la Croix y amène quelques missionnaires, désireux d'enseigner à quatre cents millions d'Asiatiques les préceptes de l'Evangile. Avant d'envahir les provinces et de gagner la capitale, les Jésuites ont décidé d'étudier les mœurs, la littérature, la philosophie de la race qu'ils veulent évangéliser, et c'est sous les auspices de la Monarchie portugaise que leur collège prépare l'œuvre qui doit, trois siècles plus tard, soumettre 1.200.000 mille Chinois à la loi du Christ.

Or, voici que, au mois de juin 1623, un puissant groupe de marchands hollandais, délégués par leur gouvernement, tente de contrecarrer cet apostolat, en ravissant aux Portugais leur port, et en remplaçant une pacifique colonie de fonctionnaires par un repaire de mercantis, plus soucieux de rançonner les indigènes que de les convertir. Comment Macao échappa-t-il à cette mainmise ? Un récit contemporain nous fait connaître le courageux parti que prirent les Pères en présence d'une attaque qui menaçait les Chinois du pillage, le collège de la destruction et les Jésuites de l'exil.

Au mois de juin 1623, dit le narrateur, les Hollandais vinrent à Macao avec quatre navires et s'arrestèrent là quinze jours avec leurs compagnons au nombre de plusieurs centaines. Le supérieur du collège, le Père Bruno, flaira-t-il les décisions belliqueuses des nouveaux venus ? Leur allure et leurs propos inquiétèrent sans doute son patriotisme. Pendant que le gouverneur, plein de confiance, oppose de spirituelles railleries aux soupçons du religieux, celui-ci se met en garde contre une surprise. Situé sur la montagne qui domine la ville, le collège a l'air d'une forteresse inexpugnable. Mais, que vaut une bastille sans artillerie et sans soldats ? Quatre canons démontés gisent sur les remparts en ruines. Le père Bruno obtient du gouverneur la permission de transporter ces pièces inutiles au collège, d'avance perdu sans elles.

Le 24 juin, coup de théâtre ! Nos trafiquants hollandais quittent leurs vaisseaux et s'avancent, en armes, vers la ville, avec d'autant plus d'assurance que, d'après les rapports des Portugais prisonniers, la cité, dépourvue d'artillerie, ne peut se défendre contre une attaque soudaine.

Le gouverneur envoie soixante hommes à la rencontre des Hollandais qui les dispersent dès le premier choc. Cette facile victoire enhardit les agresseurs et leur fait fermer les yeux sur l'embuscade qui les guette. En même temps que les bouches à feu, installées sur les navires, font rage, les Hollandais, enseignes déployées, fifres et tambours sonnants, défilent à travers les rues comme à la parade, quand, tout à coup, un boulet déchire l'air et tombe au milieu de la troupe déjà triomphante. Le projectile ne fait qu'esbouler la terre. Mais bientôt, à ce premier obus en succède un deuxième qui couche sur le sol trois Hollandais, puis un troisième, plus meurtrier encore. Déconcertés par ces décharges, absolument inattendues, les envahisseurs lèvent les yeux et découvrent, sur la montagne, devant le collège, les Jésuites et leurs auxiliaires, soit une centaine d'hommes, pourvus de canons, maîtres des hauteurs et paraissant résolus à profiter de ce double avantage pour anéantir les étrangers qui trament leur perte.

L'expédition est, dès lors, condamnée et Macao sauvé. La fuite s'offre à nos aventuriers comme leur seule ressource. Mais, pendant que les plus hardis délibèrent, l'intrépide P. Bruno, laissant les artilleurs du collège continuer le feu, descend dans la ville, bat le tambour, appelle les habitants aux armes, puis, après avoir rassemblé un certain nombre de volontaires, les conduit, la rondache au bras et l'épée à la main, vers l'ennemi, de plus en plus confondu par tant de vigueur, et sans résistance contre cette double offensive. Cinq cents Hollandais réussissent à se sauver, mais quatre cents succombent et le reste est pris. Gagnée par les Jésuites, cette victoire du 24 juin 1623 préserve la colonie portugaise d'un nouveau coup de main et permet aux missionnaires de se former en paix à la stratégie qui fera pénétrer dans un empire de quatre cents millions d'hommes la lumière sans laquelle le monde n'est que ténèbres[6].

 

IV

 

La guerre a l'avantage d'empêcher la stagnation des peuples. Victime de la paix, l'homme s'immobilise dans ses habitudes, se fige dans ses routines, obéit à la loi du moindre effort. Au milieu de cette torpeur, une agression injuste oblige-t-elle le peuple le plus calme à tirer l'épée ? Pour conjurer le péril, le voilà forcé de faire feu de toutes ses batteries, de déployer toutes les ressources de son esprit, de tendre tous les ressorts de sa volonté. La paix rétablie, les canons rentrés dans les arsenaux, les peuples réintégreraient volontiers les anciennes ornières si les gouvernements, pour acquitter leurs dettes et réparer leurs ruines, ne se trouvaient obligés de saigner à blanc non seulement l'arrière, appauvri par l'invasion, mais les soldats qui viennent d'échapper aux vicissitudes des batailles. Si ces salutaires contraintes fouettent l'énergie de la multitude, l'empêchent de se corrompre, accélèrent son action et fertilisent son travail, la foule, dépourvue de philosophie, au lieu de voir dans l'impôt une sauvegarde de son hygiène et un stimulant de sa vigueur, maudit le régime et flétrit la maltôte. A la suite de la guerre de Cent Ans et des guerres de Religion, la France, couverte de décombres, ne se serait jamais relevée de tant de catastrophes si des ministres intrépides, bravant l'impopularité, n'avaient résolu de prélever sur le travail national la dîme qu'exigeait la restauration de notre grandeur. Contre cette entreprise, si légitime, se soulevèrent, au XVIIe siècle, les campagnes et les villes, insensibles à l'intérêt général que défend, à peu près seul, le Clergé, champion non moins courageux que clairvoyant du bien public.

C'est ainsi qu'en 1635, à Bordeaux, les taxes dont le fisc frappe les cabarets provoquent de telles colères que la foule pille les boutiques, tue les officiers du roi, met le feu à l'hôtel de-ville. Non moins effervescentes, les villes de la Réole, Loudun, Agen, Périgueux, brandissent la torche et la hache. A Montferrand, où le curé, du haut de la chaire, recommande l'exact payement de l'impôt, les gens du bourg se jettent sur l'homme de Dieu et du Roi, le rouent de coups et le laissent pour mort. En Basse-Normandie, quatre ans plus tard, les Nu-Pieds de l'Avranchin, mutinés contre la gabelle, expient, les uns dans les faubourgs d'Avranches, sous les arquebuses des soldats de Gassion ; les autres, sur les gibets que dresse, à Rouen, le chancelier Séguier, le crime d'une révolte qui, victorieuse, risquait de démanteler nos finances et l'Etat[7].

La rigueur de ces châtiments aurait retenu dans leur devoir Les Croquants de Rouergue si les instigations de quelques meneurs n'avaient excité ces pauvres gens à une impuissante mutinerie contre les droits du Roi. Au nombre de sept à huit mille, les Croquants se rassemblent, prennent les armes, marchent sur la capitale de la province, Villefranche de Rouergue, où le gouverneur, le comte François de Noailles[8] s'est rendu pour apaiser les troubles, franchissent l'enceinte, s'installent dans les faubourgs, barricadent les portes des remparts, percent les maisons voisines, en pillent une centaine, envoient le butin au château de Najac, leur forteresse, et en rapportent un canon qu'ils braquent contre le gouverneur et sa troupe.

Après être passée d'abord à peu près inaperçue, cette sédition préoccupe les autorités régionales, justement inquiètes de l'extension que prend une émeute, conduite par des gentilshommes, familiarisés de bonne heure avec les expéditions guerrières. L'intendant de la Guyenne, le sieur de la Ferrière, amène, le premier, 800 hommes de pied, recrutés dans le pays de Montauban, dans l'Albigeois et le Quercy. 240 Carabins et 400 hommes du Régiment de Tavannes arrivent le lendemain, avec le comte de Langeron à leur tête. Mais le contingent le plus redoutable, c'est l'évêque de Saint-Flour qui le fournit. Frère du gouverneur, Mgr Charles de Noailles[9] accourt, suivi de 500 cavaliers, levés dans les châteaux de la province, ban et arrière-ban des vassaux qui se mettent en marche dès qu'un ordre du roi les convoque. Cette intervention de Mgr de Noailles est peut-être l'ultime prestation militaire, le dernier accomplissement du devoir féodal auquel les lois de la Monarchie astreignaient les Evêques. L'histoire ne nous en signale pas de plus récent exemple. Avec l'année 1640 se clôt, par conséquent, le régime que Grégoire de Tours nous montre appliqué chez nous, dès le VIIe siècle, et que ratifia Charlemagne dans ses Capitulaires. L'année suivante, en 1641, l'Eglise de France, moyennant un tribut de quatre millions, s'exonèrera des obligations militaires imposées aux vassaux des fiefs ecclésiastiques ; et, désormais, forte de ce pacte, chaque fois que l'Assemblée du Clergé favorisera le budget royal de ses subsides, une clause spéciale rappellera qu'en échange l'Etat a libéré le Clergé du devoir féodal.

 

Pour revenir aux Croquants de Villefranche, si l'évêque de Saint-Flour prit une part importante à la répression armée de la révolte, il fut étranger aux rigueurs que l'Intendant exerça contre les chefs de l'émeute vaincus, les Petit et les La Paille[10]. Observons, en passant, qu'à cette époque, les distinctions de classe échappent aux yeux bandés d'une justice non moins inexorable aux Montmorency et aux Marillac, conspirant contre la Couronne, qu'aux factieux plébéiens, insurgés contre le fisc. Sans égard pour les rangs, la Royauté nivelle les supplices.

 

 

 



[1] Dans son Encyclique Libertas, du 20 juin 1888, Léon XIII ne parle pas autrement que le cardinal Du Perron : Quand un peuple, dit-il, est sous le coup de la menace d'une domination qui tient la société sous la pression d'une violence injuste, ou prive l'Eglise de la liberté légitime, il lui est permis de chercher une autre organisation politique, sous laquelle il lui soit possible d'agir avec liberté.

[2] Le Pape Paul V envoya un Bref de félicitations au cardinal Du Perron et un autre Bref au clergé et à la noblesse.

[3] Duc D'AUMALE, Histoire des Princes de Condé, III, 29, 31, 49.

[4] Apologie pour Messire Henry de Chasteigner de la Roche-Posay, évesque de Poitiers, contre ceux qui disent qu'ils n'est pas permis aux ecclésiastiques d'avoir recours aux armes en cas de nécessité M. DC. XV. Sur la feuille de garde sont écrits ces mots : Ce livre est de M l'abbé de Saint-Cyran ; on le nomme l'Alcoran de M. de Poitiers.

[5] CARDINAL PIE, Œuvres complètes, II, 558.

[6] Nous avons puisé les éléments de ce récit dans les Documents inédits du P. CARAYON : Relations d'un voyage de la Flesche à Lisbonne en 1627, par Dominique Lejeunehomme, Poitiers, 186.

[7] LAVISSE, Hist. de France, t. VI, 421.

[8] François de Noailles, comte d'Agen, baron de Chambres, lieutenant général d'Auvergne, ambassadeur à Rome en 1634, gouverneur d'Auvergne en 1642 et du Roussillon en 1645. Mort en 1645. (Communication de M. le vicomte de Noailles.)

[9] Charles Noailles, né en 1589, abbé d'Aurillac, prieur de La Valette, évêque de Saint-Flour, en 1610, puis de Rodez en 1646 : fonde les Récollets en 1629. Mort à Rodez en 1648, où il fut enterré. (Communication de M. le vicomte de Noailles.)

[10] Nous avons trouvé le récit de l'Emeute des Croquants du Rouergue dans le Mercure françois de 1640, t. XXV, p. 75 et suivantes.