LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE XI. — XVe SIÈCLE. - Résistance du Clergé à l'Angleterre. Offensive des Papes contre les Turcs.

 

 

I. Jean de Montaigu, archevêque de Sens, frappé à mort sur le champ de bataille d'Azincourt. - Résistance du clergé à l'Angleterre. - Les Bénédictins de Guiseville, de Saint-Faron, etc. — II. Le Cardinal de Beaufort, sur l'ordre du Pape, engage la guerre contre les Hussites, puis, à l'insu de Rome, conduit ses troupes contre Jeanne d'Arc. — III. Un traître. Robert Jollivet, Abbé du Mont Saint-Michel, lutte pour les Anglais. - L'Evêque de Saint-Malo lève une flotte pour secourir l'Abbaye. — IV. Eugène IV (1431-1447) envoie au secours de la Hongrie le Cardinal Cesarini qui aide Hunyade à battre les Turcs à Nish, en même temps qu'une flotte, commandée par le Cardinal Condulmaro, coupe les communications avec l'Asie. - Le Cardinal Vitelleschi et l'oligarchie italienne. — V. Nicolas V (1447-1455) veut défendre Constantinople contre Mahomet II. - La flotte pontificale, commandée par le Cardinal Veniero, arrive le lendemain de la catastrophe. — VI. Calixte III (1455-1458) fait le serment de délivrer Constantinople et crée une flotte. - Cruels mécomptes. — VII. Une nouvelle force navale est confiée au Cardinal Scarampo, qui poursuit les Turcs dans l'Archipel, pendant que le moine Jean Capistran et le Cardinal Carvajal, unis à Jean Hunyade, gagnent sur Mahomet II la bataille de Belgrade.

 

I

 

Aigle à deux têtes, — mais dont les têtes, Armagnac et Bourgogne, s'entredévorent, — la France étend vainement les ailes pour s'orienter vers ses destinées. Le roi anglais se suspend à ses serres et l'oblige à ramper sur un sol souillé par la guerre civile et l'invasion étrangère. Chef d'une puissante armée, Henri V, après avoir touché barre à Harfleur, se dirige vers l'Artois où ses paysans northumbriens et ses archers gallois rencontrent, le 25 octobre 1415, le dernier ban de la Chevalerie française dans les champs labourés d'Azincourt. La glèbe, détrempée par les averses automnales, embourbe les hommes d'acier et leurs chevaux bardés de fer. Le lendemain, le passant se demande si les chevaliers, couchés dans les sillons, sont enchantés, ou morts dans leurs armures, comme les preux de Roncevaux. L'un des héros de la bataille, Jean Ier de Montaigu, archevêque de Sens, féru de chevauchées guerrières, porte, dit Monstrelet, au lieu de mitre, un bacinet ;pour dalmatique, un haubergeon, pour chasuble, la pièce d'acier, et, au lieu de crosse, une hache d'armes[1]. Dans le terrible choc d'Azincourt, le prélat, — raconte de La Roque, — y fit monstre de grand courage. S'estant porté au plus fort du danger, il paya de sa vie l'estime qu'il s'estoit déjà acquise par d'autres exploits semblables[2]. Quelques années auparavant, l'Archevêque, les armes à la main, avait enlevé aux Bourguignons la ville de Saint-Denys pour la remettre au Roi capétien, suzerain reconnaissant d'un pontife qui n'hésita jamais à témoigner, par un sacrifice pécuniaire ou un exploit belliqueux, son dévouement à la cause et à la dynastie nationales.

 

De même que Crécy et Poitiers, Azincourt, loin de décourager la milice ecclésiastique, la pousse, dans toutes les provinces, à la résistance obscure, isolée, mais implacable. Dans les régions qu'affectionne l'envahisseur, des combattants spontanés attendent les masses ennemies, et, guettant les forces les plus faibles, fondent, à l'improviste, sur les arrière-gardes et les détruisent. Etendre autour de l'invasion un cercle d'inquiétude et d'angoisse, contrecarrer les plans militaires des chefs, enlever leurs convois, exterminer leurs patrouilles, interrompre leurs communications, voilà les humbles, mais efficaces industries auxquelles recourent des guérillas sans histoire, mais non sans bravoure. C'est à peine si quelques noms flottent sur l'abîme des chroniques et brillent dans le chaos des archives. Ainsi, parmi les capitaines de bandes qui, jour et nuit, harcèlent l'Anglais, Thomas Basin nomme le Bénédictin Jean de Guiseville et sept de ses confrères, moines, comme lui, de l'abbaye de Préaux, ingénieux artisans d'embuscades. Un autre fils de saint Benoît, Dom Philippe de Gamaches, abbé de Saint-Faron, fait front, avec le bâtard de Wauru, le grand bailli Louis Gast, le gouverneur Luppel, Guichard de Chissé, et maints autres volontaires, à la troupe anglaise qui veut prendre Meaux (1420) — et ce n'est point la faute du vaillant moine si le blocus vient à bout de sa défensive. La ville conquise, Philippe de Gamaches réussit à fuir la colère du roi d'Angleterre, mais les moines trouvent un asile sûr dans les caves et dans les celliers conventuels, grâce à la diplomatie de l'abbé de Saint-Fiacre, fidèle vassal du Roi de France, mais, en même temps, adroit séducteur du monarque étranger, qu'il oblige à protéger les troupes françaises contre la fureur de la soldatesque britannique[3].

La mort de l'antipape Benoît XIII, ne met pas fin au fâcheux dualisme qu'a suscité parmi la République chrétienne le Schisme d'Occident. L'invasion anglaise aggrave, pendant quelques années encore, le désarroi où l'a jetée l'adhésion de nos princes au pseudo-pape d'A vignon. Jusqu'à l'exode de l'étranger, nos pères auront la douleur de voir se ranger, derrière la dynastie de Lancastre, maints hauts dignitaires, un jour clémencistes, et, le lendemain — contradiction singulière — entraînés vers les ennemis du Roi capétien par la défection de l'Université de Paris et de la Sorbonne, brusquement ralliées à Urbain VI, sans autre motif que les préférences anglaises. Tandis que les membres les plus humbles de la milice monastique, les frères de Saint-François, surtout, dociles aux seules jussions de l'orthodoxie, ne marchandent pas plus leur obéissance au Roi de France qu'au Pape de Rome, les docteurs, les théologiens, les professeurs, les canonistes, harnachés de diplômes et d'hermines, bref, tout le Corps universitaire et, parmi le clergé séculier, presque toute l'élite savante, n'acclament, dans le Pontife de Rome, que le favori de la nation britannique. A quoi tient un tel choix ? Ces doctes personnages rêvent-ils l'union des deux Royaumes et veulent-ils substituer à la France et à l'Angleterre, isolées l'une de l'autre, un Empire d'Occident, assez fort pour s'assurer l'hégémonie de l'Europe et frustrer de ce privilège l'Empire d'Allemagne ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est-il qu'à cette heure tragique, Jeanne d'Arc, messagère de la politique sacrée, déjoue le complot de la Synagogue universitaire et que, grâce à la victoire de la Pucelle et au triomphe de Charles VII, la France, soustraite au joug des Lancastres, élude ainsi, le siècle suivant, l'hérésie d'Henri VIII.

 

II

 

A la mort du roi Henri V d'Angleterre (1422), l'autorité passe, d'un commun accord, entre les mains d'un Conseil où dominent les Evêques de Cantorbéry, d'York, de Londres, d'Ely, de Winchester, — vigoureuse et intelligente aristocratie d'Eglise que n'égale, alors, nul groupe laïque. Au-dessus de tous ses collègues, l'Evêque de Winchester, Henri de Beaufort, fils légitimé de Jean de Gaunt, et, par conséquent, frère d'Henri V, apparaît comme le Chef suprême du gouvernement britannique, comme le vrai Régent du Royaume, éclipsant Bedford et Gloucester, ses neveux, et, malgré les brocards assez grossiers dont le crible Shakespeare[4], homme d'Etat d'une robuste envergure.

La critique historique de ces dernières années a lavé Beaufort des accusations que dirigèrent contre la probité du dictateur les adversaires de sa politique. La part prépondérante qu'il prit au procès de Jeanne ne lui a même pas nui près des Anglais de nos jours, peu enclins à chicaner les ancêtres ambitieux sur leurs méthodes plus ou moins violentes. Il est incontestable que le type lancastrien s'incarne dans Winchester, guerrier intrépide, diplomate avisé, protecteur des lettres, champion de l'intérêt populaire et, par-dessus tout, patriote jusqu'au sang. Pour punir Jeanne d'Arc des victoires qu'elle ose remporter contre les généraux de la Grande-Bretagne, Beaufort ne dressera-t-il pas, de ses propres mains, le bûcher de la Pucelle, comme une sorte d'holocauste expiatoire à l'Angleterre vaincue ? Les auteurs de la National Biography refusent d'effleurer d'un seul mot de blâme ce nationalisme sanguinaire. Mais, en 1426, Winchester ne s'escrime alors que contre son neveu Gloucester, un freluquet assez fou pour gaspiller, dans de . sottes querelles avec le duc de Brabant, les forces et les ressources préparées contre la France. Le 24 mai 1426, un motu proprio de Martin V introduit dix nouveaux porporati dans le Sacré-Collège, parmi lesquels, Henri de Beaufort, à la fois homme de guerre et homme d'Eglise, reçoit, dès le lendemain, la mission de faire campagne contre les Hussites. Les esprits courts ne voient, à cette époque, dans les doctrines de Jean Huss qu'un litige rituel et qu'un schisme à peine digne de passionner des moines. Mais, aux regards de Rome, l'hérésiarque tchèque se révèle comme le fauteur d'un mouvement révolutionnaire dirigé tout à la fois contre l'Etat et contre l'Eglise. Tous les principes politiques sur lesquels reposent les Royaumes menacent ruine. Rome se porte au secours de la société temporelle chancelante. Enchanté de l'aide militaire promise contre des sujets rebelles par un cardinal aussi résolu, l'empereur Sigismond favorise de son mieux la mission que vient exercer dans ses Etats le légat du Saint-Siège. Au moment où Beaufort pénètre en Bohème, trois corps de croisés marchent contre les Hussites. L'attaque échoue, et voici qu'à Tachau, le cardinal rencontre l'armée allemande en pleine fuite. L'honneur exige qu'un commandement vigoureux enraye cette débandade. Après avoir enjoint aux Teutons de faire volte-face, le Cardinal plante la croix devant les fuyards et, pendant quelques instants, réussit à conjurer la panique grandissante. Court ressaut d'énergie ! La déroute recommence et Beaufort ordonne, vainement, cette fois, aux Croisés de retourner au combat et à la gloire. On ne l'écoute plus. Dans son indignation, le cardinal déchire la bannière de l'Empire et en jette les morceaux aux pieds des princes allemands. L'insuccès de ce geste et la ruée des Hussites obligent presque aussitôt le cardinal à partager le sort et l'opprobre de ses troupes. Malgré cet échec, Martin V engage le cardinal à poursuivre une entreprise que la sauvegarde de notre unité morale rend nécessaire[5]. Un envoyé spécial du Pape, Cunzo, vient même à Londres apporter à Beaufort, rentré en Angleterre avec ses troupes, une bulle qui le nomme Capitaine général de la Croisade contre les Hussites. Mais, dès le 16 juin, le Conseil épiscopal qui dirige le Royaume prépare, dans le comté de Kent, les quartiers, pour l'armée de Winchester et fait équiper des nefs en vue de son transport à l'étranger pour le service du Roi, in obsequium nostram. Le 18 juin, trois semaines après la prise d'Orléans (8 mai), les Communes autorisent le cardinal à mobiliser les troupes, et, le 1er juillet, un appointement, conclu entre le Conseil d'Angleterre et le cardinal, convertit l'Armée de la Foi en un Corps expéditionnaire contre la France[6]. Quelques jours plus tard, la flottille appareille. C'en est fait : la troupe cardinalice, acheminée vers notre pays, pénètre dans la capitale, le 25 juillet, le roi Henri VI en tête, juste neuf jours après le sacre de Charles VII à Reims. Terrible conséquence d'un parjure ! A la suite de la triomphale campagne de la Loire et de l'Oise, Jeanne d'Arc, rencontrant devant elle les 5.000 Anglais levés par Winchester contre les Hussites, perdra, le 8 septembre 1429, la bataille de Paris ; — l'année suivante, le 23 mai 1430, la liberté ; — et, enfin, le 30 mai 1431, la vie.

 

III

 

Rallié, de bonne heure, à Henri V, puis à Henri VI, le puissant abbé du Mont Saint-Michel, Robert Jollivet, garde des sceaux du roi d'Angleterre, avait signalé le Mont au Régent de France, au duc de Bedford, comme l'acropole de la Basse Normandie et de la Haute-Bretagne, indispensable à l'occupation anglaise. Si Bedford veut frapper à mort les bandes qui, dans l'Avranchin et dans le pays de Fougères, ôtent toute quiétude aux envahisseurs, la prudence ordonne qu'il s'empare de l'abbaye où les moines entretiennent le feu sacré de l'indépendance nationale,— forteresse d'où part, en secret, le signal de toutes les révoltes. Docile aux conseils de l'abbé transfuge, Bedford le charge de pourvoir lui-même aux nécessités stratégiques qu'exige la conquête de la citadelle monastique. L'abbé se met à l'œuvre. La ville d'Avranches reçoit une garnison importante, — en même temps, qu'une ligne de bastilles et de forts dessine, sur le littoral, une circonvallation qui ravit à l'île toutes ses relations avec le continent. Embossée dans la baie, la flotte anglaise achève de bloquer le capitaine Louis d'Estouteville et les défenseurs de l'abbaye royale, réduits à la famine. Ces mesures prises, Robert Jollivet commande lui-même l'offensive. Un parti français, sous les ordres du baron de Coulonces, a rompu le blocus et détruit la bastille d'Ardevon ; l'abbé envoie des troupes fraîches à Pontorson et à Tombelaine, pour arrêter les bandes françaises qui s'avancent au secours de la forteresse. Cependant, l'escadre ne reste pas inactive ; de nouvelles nefs s'ajoutent aux barges et aux hourques, mouillées dans l'estuaire des trois rivières, et les capitaines reçoivent l'injonction de barrer la baie comme uns digue. Cet investissement terrestre et maritime bouche le chemin de Bretagne et ne laisse arriver aux assiégés ni armes, ni munitions, ni vivres. Pendant qu'une cruelle disette sévit dans l'enceinte des remparts, soudain, contre l'abbé félon se dresse le moine féal. Il faut des fonds pour compléter la défense de l'île et pour alimenter de projectiles et de victuailles les 120 chevaliers dont Louis d'Estouteville est le chef et l'exemple. Comme aux époques de détresse publique, l'Eglise Sacrifie au salut de la France les joyaux de ses tabernacles. En échange des provisions qu'ils fournissent aux émissaires occultes du prieur Dom Gonault, les boutiquiers de Dol et des villes voisines acceptent, en gage, les calices, les ornements, les icônes, les mitres, les encensoirs, etc., largesses faites jadis par de dévoués chrétiens à l'abbaye prospère et, maintenant, libéralité des Bénédictins à la patrie malheureuse.

Après avoir traversé les sables des grèves, un des courriers de l'abbaye gagne Saint-Malo, la ville des corsaires, et remet à l'évêque, le Cardinal Guillaume de Montfort, un message qui fait appel à sa fraternité d'armes contre l'oppresseur.

Coïncidence malencontreuse : le duc de Bretagne, Jean V, vient de conclure avec les Anglais un pacte d'amitié, — insolent défi au sentiment populaire. Justement irrités de ce contrat et n'écoutant que leurs instinctives sympathies, nos frères Malouins décident de ne pas laisser tomber l'Abbaye montoise entre les mains de l'usurpateur. A l'Abbé-amiral, soudoyé par l'Angleterre, au traître Jollivet, la France a la bonne fortune d'opposer, dans Montfort, un Evêque-amiral qui lève aussitôt une escadrille, la charge de marins et d'hommes d'armes, la munit de canons et de projectiles, et en confie le commandement à. Briand de Chateaubriand, sire de Beaufort, ancêtre du grand écrivain. Les lieutenants de Chateaubriand s'appellent Montauban, Combourg, Coëtquen, La Bellière, Tinténiac, Querhoënt, la Vieuville, tous seigneurs du diocèse, tous dévots à saint Michel, et fiers d'arborer, en guise de pavillon, à la corne de chaque navire, l'image de l'Archange, terreur des traîtres.

Cette flotte chevaleresque s'élance d'un bond sur la force navale anglaise. Il y eut, — dit le vieil historien Le Baud, — dure et aspre bataille, car les nefs des Anglais estoient haultes et puissantes et ne pouoient les Bretons les surmonter. Mais, finalement, ils s'esvertuèrent tellement que, par bien combattre, ils furent victorieux et les Anglais desconfits et vaincus. Et furent plusieurs nefs prinses et morts ceux qui les deffendoient. Bertrand d'Argentré ajoute que le combat fut à pots et à lances de feu, à coup de haches et de toutes armes[7]. Nos Malouins mirent en fuite les bateaux qu'ils ne purent brûler et délivrèrent le Mont Saint-Michel du blocus qui menaçait d'enlever à la France la seule forteresse normande, indemne de la domination britannique. L'honneur de cette victoire appartient à un évêque guerrier, dévoué malgré son duc, à la patrie française.

Si la bataille de Formigny (15 août 1450) mit fin à l'occupation de la Normandie par l'Angleterre, la Guyenne ne se libéra que deux ans plus tard de l'envahisseur étranger. L'Archevêque de Bordeaux, Pey Berland, fut l'âme de la résistance ; mais avant lui, un autre prélat, Jean de Castelnau, évêque de Cahors, avait rassemblé à ses frais, en 1434, dans le château de sa famille, les Etats du Quercy, les avait animés de son-souffle et, à accord avec la représentation de la province, avait arrêté les mesures rigoureuses qui devaient aboutir à l'expulsion des Anglais et à la victoire de Castillon (17 juillet 1453).

 

IV

 

Au début du XVe siècle, après avoir infructueusement essayé de faire le siège de Constantinople, le sultan Amurat II, avait enlevé Salonique et consolidé les conquêtes opérées par ses prédécesseurs entre l'Adriatique et le Danube, en soumettant la Bosnie, l'Albanie et la Morée. Mais, à ces deux limites, deux héros lui barrent la route : Scanderberg dans les montagnes de l'Epire, et Jean Hunyade dans les plaines de la Hongrie. Pour soutenir les efforts des deux paladins, Eugène IV (1431-1437) implore l'assistance des princes de plus en plus récalcitrants à l'intérêt général et ne rallie à la bannière chrétienne que le roi de Hongrie, Ladislas, presque toujours en campagne contre les Turcs. Mais, si les monarques regimbent, la foule, moins égoïste, accourt, et, bientôt, dans la puzta magyare, campe une armée qu'entretient le trésor pontifical et que commandent Ladislas, Jean Hunyade, George Brancowitch, le Roi de Serbie, et le Cardinal Cesarini, Légat d'Eugène IV. Au mois de juin 1443, l'armée se met en marche, traverse la Serbie tout d'une traite, bat les Turcs à Nish (3 novembre 1443), gagne Sofia, ramène, de défaite en défaite, Amurat II, sur la route d'Andrinople et l'oblige à solliciter une paix que la générosité du roi Ladislas, sourd aux représentations du cardinal-Légat, lui accorde (12 juillet 1444).

 

Mais, à peine le pacte est-il signé, que la flotte réunie avec tant de peine par Eugène IV et commandée par le Cardinal-légat François Condulmaro, franchit les Dardanelles, coupant les communications de l'armée turque avec l'Asie, pendant que le roi Ladislas et le Cardinal Cesarini, entraînant à leur suite les Croisés, descendent, sans obstacle, la rive droite du Danube.

Quelle tentation pour les chefs de la milice chrétienne ! Pris à revers, les Turcs ne peuvent plus recevoir des régions asiatiques un seul homme, alors que Jean Hunyade, parvenu à Varna, sur le bord de la Mer Noire, peut se flatter de balayer de l'Europe, enfin délivrée, les Turcs déjà battus sur trois champs de bataille. Mais, la fortune des armes est perfide et même, hélas ! parfois vénale. En haine des Vénitiens enrôlés dans la Ligue pontificale, les marins génois, après avoir accumulé tout ce qu'ils peuvent réunir de barques dans la passe la plus étroite du Bosphore, transbordent, au prix d'un écu d'or par homme, trente à quarante mille Turcs qui rejoignent, en une nuit, l'armée musulmane et lui donnent la victoire. Avec ces troupes fraîches, Amurat II livre, en effet, aux Croisés une bataille (10 nov. 1444), où succombe l'Europe chrétienne, incapable désormais de contenir l'Islam vainqueur. Le roi Ladislas décapité, le Cardinal Cesarini massacré, la noblesse hongroise et polonaise anéantie, Hunyade mis en déroute, débloquent les Dardanelles et livrent Constantinople à Mahomet II qui trouvera demain, devant ses hordes, tous les chemins de l'invasion ouverts à la conquête de Byzance et à l'humiliation de l'Europe.

***

Sous le pontificat d'Eugène IV, une nuée de petits souverains, Jacob de Vico, seigneur de Viterbe, Conrad de Trinci, prince de Foligno, etc., acharnés contre les Etats du Saint-Siège, s'en disputaient les fiefs et perpétuaient entre les villes des dissensions funestes à la paix publique et aux mœurs générales. A Rome même, une émeute éclate, et le Souverain Pontife, pour échapper aux mutins, doit, en toute hâte, passer le Tibre et gagner la campagne. Le peuple veut qu'on en finisse avec cette anarchie. Le cardinal Vitelleschi, archevêque de Florence, reçoit la mission de réprimer le désordre et s'acquitte de sa tâche avec la rigueur qu'exigent les cruautés et les exactions d'une oligarchie qu'a malheureusement encouragée l'abusive mansuétude du pouvoir, et qu'il faut désormais rendre impuissante. Le succès de cette campagne engage le Pape à utiliser en faveur de René d'Anjou, les talents militaires du cardinal. Vitelleschi part pour Naples, bat et fait prisonnier Orsini, prince de Tarente, puis, acculé près de Salerne, par l'adversaire de René d'Anjou, le roi Alphonse, conclut avec ce prince un traité qu'il viole, avant l'expiration de l'armistice. Cette duplicité et d'autres démarches, plus ou moins obliques, provoquent contre le cardinal de si vives défiances qu'Eugène IV fait enfermer l'Archevêque au Château Saint-Ange, où Vitelleschi meurt peu de temps après (1440), pleuré par ses troupes et par ses compatriotes qui lui élèvent, à Corneto, un mausolée de marbre, sans que le Saint-Siège s'oppose à cet hommage posthume[8].

 

V

 

La disparition simultanée du Pape Eugène IV, de l'Empereur Paléologue et du sultan Amurat IV, fait apparaître, à peu près le même jour, sur la scène politique, trois hommes nouveaux, Nicolas V (1445-1447) à Rome ; Constantin XII à Byzance et Mahomet II à Andrinople. A peine revêtu du laticlave des Césars, Constantin XII envoie dans toutes les Cours des ambassadeurs chargés d'intercéder les monarques les plus puissants en faveur de sa détresse. Le moment n'est guère propice. Livrées aux fureurs de la guerre étrangère et de la guerre civile, pendant que l'Angleterre, la France, l'Allemagne refusent leur épée à 1 Empire, qu'unies, elles pourraient sauver, Constantin XII voit venir à lui un prêtre, le Pontife de Rome, le plus débile de tous les princes et celui-là seul sur lequel Byzance, — Byzance la schismatique et la révoltée ! — ne croyait pas pouvoir compter. Dès les premières ouvertures, Nicolas V, père oublieux des anciennes rebellions, et seulement préoccupé des imminents périls, répond que, troupes, navires, alliances, trésors, le Saint-Siège offrira toutes ses ressources et toutes ses influences aux fils égarés, mais toujours chers. Malgré l'échec des messages impériaux, Rome appelle les Etats chrétiens au secours de l'Empire qui si souvent la trahit et gagne à la cause de Constantin XII deux républiques et un roi, habitués à marcher dans le sillage de Rome. Une flotte, rassemblée à Ancône, associe les galères de Gênes, de Venise et d'Aragon aux vingt nefs qu'équipe, à lui seul, le Pape. Il faut donner un chef à la Croisade. Nicolas V choisit un prêtre. Le Cardinal légat Jacob Veniero, évêque de Raguse, arbore son pavillon et la bannière de la Sainte-Eglise sur cette flotte impatiente de forcer les détroits et qui, certes, y serait parvenue, si, contre sa mission, ne s'étaient acharnées d'exceptionnelles mésaventures.

Après avoir pris la mer, le 18 avril 1453, plus d'un mois s'écoule avant que l'escadre apostolique double Ténédos, et quand touche-t-elle à Négrepont ? Le 30 mai, le lendemain même de l'assaut et de la catastrophe où sombre Constantinople. Elle n'arrive au port que pour y être immobilisée, pendant de longs jours, par l'hostilité de la mer et des vents. Même en face de l'ennemi victorieux et du ciel courroucé, le Cardinal se croit apte à libérer Byzance, et, malgré la défaite de tous les défenseurs, l'armée navale de la Sainte-Eglise s'engage résolument dans le défilé des Dardanelles, trop heureuse de se dédommager de ses malheurs si elle peut recueillir les Grecs fugitifs, que le désastre aura jetés sur les rivages. Mais les mois s'écoulent sans que la blancheur de ses voiles fasse tressaillir les victimes ou trembler les vainqueurs. Personne ne l'aperçut. Fut-elle anéantie par les Turcs ou détruite par la tempête ? Nul survivant ne devait transmettre à la postérité l'histoire de ses vicissitudes ou de son naufrage. Sur les instances du Pape, consterné, mais non découragé par cette cruelle épreuve, huit nouvelles galères, achetées à Venise et à Gênes, appareillent pour la mer Egée, sans réussir davantage, hélas ! à conjurer les destins et les souffles contraires. Après trois mois d'inutile croisière, l'Amiral-Evêque et ses capitaines rentrent en Italie, moins humiliés qu'émus par une infortune qui ressemble à un décret de la Providence. L'inexorable inclémence des hommes et des choses n'a-t-elle pas, tout à la fois, conspiré contre l'Empire de Justinien et la miséricorde pontificale ?

La chute de Constantinople livrait l'Europe à tous les fléaux que déchaîne le triomphe de la barbarie. Installée sur le Bosphore, au nœud même des deux mondes, la Puissance ottomane, victorieuse, y installe avec elle la terreur. Civilisation, croyances, mœurs, Royaumes, Empires, tout se sent menacé par le Cheval pâle de l'Apocalypse, que monte un cavalier qui s'appelle la Mort. — Un seul Dieu dans le ciel, un seul Empereur sur la terre, déclare Mahomet II, à peine vainqueur, aux nations chrétiennes, ulcérées par cette insolence et se sentant incapables de la châtier. Comment une Europe divisée pourrait-elle vaincre le Khalife qui tient sous son cimeterre un demi-million de sectateurs, d'autant plus dociles à ses ordres qu'il est lui-même plus docile à leurs passions et à leurs vices ?

 

VI

 

C'est au milieu de ces angoisses qu'au grand étonnement de l'Europe, monte sur la cathèdre pontificale un vieillard de quatre-vingts ans, un cardinal espagnol, Alphonse Borgia, évêque de Valence. A peine élu, le nouveau pontife, du haut de l'autel, où il vient de recevoir le serment des cardinaux prosternés à ses pieds, prête, lui aussi, un serment, — mais un serment que porte un parchemin depuis longtemps blotti sur son cœur. Le voici :

Moi, Caliste III, pape, au nom de la Très Sainte Trinité, au nom de la Vierge Marie, des Saints Apôtres et de la Cour céleste, je fais le vœu, — dussé-je le sceller de mon sang ! — je fais le vœu de consacrer tout ce que j'ai de puissance et de force à arracher Constantinople des mains de Mahomet !

Je fais le vœu de secourir les chrétiens captifs ; de défendre la foi et de combattre sans merci l'impitoyable secte des ennemis du Christ.

Que je perde ma main droite, si je t'oublie, Jérusalem ! Que ma langue se dessèche dans ma bouche ! Je le jure devant Dieu et sur l'Evangile :

Ainsi soit-il ![9]

 

La délivrance de Constantinople ! Jusqu'à la dernière heure de Calixte III (1455-1458), la hantise de cette croisade obsèdera son grand cœur.

La lutte soutenue, sans interruption, pendant plus de sept siècles, contre les Maures reflète toutes ses énergies et toutes ses fiertés dans l'âme des Chevaliers qui ne pactisèrent jamais avec l'Islam et qui finirent par les chasser de la Péninsule. Castillans, Aragonais, Galiciens, Navarrais, etc., se considèrent comme les champions de la République chrétienne, élus par Dieu même pour soustraire, le fer à la main, les autels et les trônes au Coran et à ses souillures. Le regard fixé sur les hidalgos qui moururent pour l'indépendance de l'Europe, Calixte III croit de son devoir de lever la bannière de ses aïeux au-dessus des banquets et des fêtes, où trop de barons, oublieux du Christ, mêlent le choc des verres au son des fanfares. Ce n'est ni avec des discours, ni avec des cantilènes, que la Chrétienté refoulera dans le désert Mahomet vaincu ; Mahomet ne reculera que devant une armée qui, contre les légions de l'Islam, lancera des phalanges mieux fournies de canons et plus débordantes d'ardeur.

Pape-guerrier, Calixte III, en face de l'Europe livide, ayant au flanc le chancre turc, estime, comme ses prédécesseurs, Jean X, Léon IV, Jean XXII, Nicolas V, etc., que, seule, l'épée chrétienne peut ébrécher le cimeterre musulman. Mais, pour créer l'armée de la Croisade, il faut d'abord lui assurer un budget. Où le Pape prendra-t-il les subsides qu'exige cette aventure ? Cruel problème ! Pour arracher à la parcimonie des riches les sterlins, les rixdales, les florins, les douros, les livres tournois, nécessaires à l'entretien des troupes, des Légats vont en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en France, raconter les attentats des mécréants, dire les villes brûlées, les champs ravagés, les fleuves de sang, les charniers, les enfants égorgés, les vieillards pendants aux pals, les femmes clouées aux croix, les jeunes gens nus sur les claies, criant, montrant leurs fers, leurs plaies, les têtes s'envolant des sabres ! Bouleversés par ces récits, les pauvres eux-mêmes vendent leurs nippes pour combler de menue monnaie l'escarcelle des Frères quêteurs. Calixte III donne, le premier, l'exemple des privations et des sacrifices qu'imagine l'industrieux élan des grandes âmes. La dîme du clergé, les trésors de l'Eglise, la fortune privée du Souverain Pontife, se transforment en munitions, en équipements et en armes. Le Pape envoie fondre à la Monnaie l'argenterie de sa table, et l'or des vases sacrés. Point de grâce, même pour les fermoirs de ses missels et les agrafes de ses chapes. Tout doit concourir à la solde des troupes, à l'instruction des marins, à la structure des machines, à l'armement des galères.

Si le vaillant octogénaire presse l'entreprise, c'est que la chute de Constantinople lèse de plus en plus l'Europe. Dans la Méditerranée, les ports, menacés par les pirates, se ferment. Hongrie, Royaumes des Balkans, Rhodes, empire de Trébizonde, colonies du Pont, sont déjà autant de champs de bataille où Mahomet II, toujours vainqueur, taille, à coups de canon, des pachaliks pour ses émirs. Chaque jour, l'Europe apprend que l'étendard vert du Prophète flotte sur le clocher d'une cathédrale où s entassent les cadavres des populations vaincues. Les Rois s'inquiètent-ils de ces carnages et de ces conquêtes ? Sans doute. Mais de misérables querelles les rivent à leur motte de terre. En même temps que Godefroy de Bouillon, Tancrède, Richard Cœur de Lion, bref, tous les preux qui, jadis, se dévouèrent à l'intérêt général, s'évaporent dans la brume de la légende, l'étendard de la Croix s'effiloche, poussiéreux chiffon, dans les greniers des châteaux.

Seule, Rome, d'un regard circulaire, embrasse alors le genre humain, scrute les profondeurs de l'avenir et veille sur nos destinées. Au temps de la République romaine, en l'an 494 de la fondation de Rome, les arbres, abattus dans les forêts prochaines, se convertirent, au bout de deux mois, en une flotte de cent soixante galères qui, sur-le-champ, mises à flot dans les eaux du Tibre, s'acheminèrent vers la mer et y livrèrent bataille.

La Rome pontificale du XVe siècle renouvelle, pour l'affranchissement de l'Europe, les mêmes prodiges. Le nom de la cité moderne, l'Emporium, perpétue le souvenir des chantiers d'où les aigles romaines prirent leur vol pour conquérir le monde — et du bassin d'où s'élancèrent, contre les Sarrasins, les flottes de Léon IV, de Jean VIII et de Victor III. Au xv' siècle, c'est là aussi que s'érigent les nefs destinées par Calixte III à lutter pour la délivrance de la République chrétienne contre l'hégémonie musulmane. Au bout de peu de mois, descend vers Ostie et vers Civita une première division navale de quarante-cinq vaisseaux que montent dix mille hommes, marins et soldats. Autant de galères, construites à Marseille et à Barcelone, forment, devant Avignon, sur le Rhône, une autre escadre, importante force de réserve. C'est encore un prélat qui reçoit le commandement de la Flotte apostolique. Archevêque de Tarragone, Pierre d'Urréa, dissimule malheureusement, sous un masque de zèle, les convoitises qui l'agitent et que partage un prince, fervent émule de ces Césars germains, si réfractaires aux intérêts universels de l'Europe. Convié à la Croisade, le roi de Naples, Alphonse d'Aragon, réunit ses unités navales à la flotte romaine, et semble avoir hâte de prêter main forte à la Ligue pontificale. Mais, traître à l'Eglise, le prince, d'accord avec Pierre d'Urréa, digne de le comprendre, au lieu de cingler vers Constantinople, trouve plus commode de se ruer sur Gênes où, de même que les Sarrasins et les Turcs, il incendie le port, pille les palais, ravage la campagne.

En même temps, la flotte romaine, assaillie, pendant la nuit, par les brûlots d'Alphonse d'Aragon, dit le Magnanime (!) coule, au moment précis où Mahomet II part de Constantinople pour fondre sur la Hongrie et, de là, menacer l'Autriche et l'Allemagne.

 

VII

 

Au lieu de se laisser abattre par cette perfidie, Calixte III, resté seul, n'abandonne ni ses projets, ni ses enfants. Une nouvelle escadre de la Sainte-Eglise sort des chantiers d'Ostie et une bulle donne le commandement de cette force navale au cardinal Légat Louis Scarampo, l'homme le plus capable de mener à bien une difficile campagne. Sa flotte, composée de vingt-cinq navires et manœuvrée par mille marins, transporte cinq cents soldats et trois cents canons, force navale alors considérable, si l'on ajoute à la vigueur des troupes les qualités de leurs capitaines. Le 6 août 1456, le cardinal Scarampo quitte le port de Naples, où le roi Alphonse d'Aragon a bien voulu lui abandonner quelques galères, et se dirige vers les îles de l'Archipel, non sans prévenir de son départ Jean Hunyade, le héros malheureux de Varna, — avertissement commandé par l'intérêt stratégique de l'expédition. Pendant que le cardinal Scarampo prépare une surprise contre Constantinople, il faut que le vieux paladin hongrois, non content de retenir les Turcs sur le Danube, donne à Calixte III la satisfaction de les battre.

 

Après avoir consolidé sa puissance à Constantinople, Mahomet II, impatient de conquérir la Hongrie pour marcher ensuite sur Vienne et prendre l'Europe à revers, veut s assurer un point d'appui contre la patrie des Magyars, en s emparant de Belgrade. Dès le mois de juillet 1456, une armée de 15.000 Turcs et un parc d'artillerie de trois cents canons bloquent la capitale de la Serbie qui, sans se laisser déconcerter par cette attaque, oppose au bombardement une résistance dont s'étonne Mahomet II lui-même, habitué à de promptes capitulations. Dans quinze jours, j'aurai Belgrade, avait dit le vainqueur de Byzance, — et, avant deux mois, je souperai à Ofen ! Tout en démentant ces pronostics, le courage des assiégés commence à faiblir quand la Providence leur envoie les trois hommes auxquels elle réserve l'honneur de la victoire : Jean Hunyade, Jean Capistran et Jean Carvajal, — un soldat, un moine et un cardinal. De la même race que Calixte III, le Cardinal Légat, Jean de Carvajal, est l''un des princes de l'Eglise les plus considérés dans un temps qui compte, parmi ses gloires, les Cardinaux Cesarini et Capranica. Prélat guerrier, tous les contemporains honorent dans le porporato espagnol un grand caractère, à la hauteur de toutes les missions que le Saint-Siège lui confie, un serviteur passionné de l'Eglise romaine, un chef militaire poussant le courage jusqu'à la témérité ; un ami fidèle à son devoir, même quand, au milieu de la mêlée, les alliés le trahissent et battent en retraite.

Jean Hunyade avait levé sept mille hommes à ses frais : on s imaginait que Ladislas, roi de Hongrie, en enrôlerait cinquante mille. Mais, sous prétexte d'une chasse, le prince, sortant de Belgrade, prend au galop le chemin de Vienne, et, par sa fuite, entraîne l'évasion presque générale. Insensibles aux suggestions de l'honneur, les barons suivent leurs vassaux, se dérobent à la lutte et manquent au devoir. Témoins de cette détresse, le cardinal de Carvajal et le frère Jean de Capistran, se raidissant contre la trahison, arborent la bannière de la Sainte Eglise et font sonner dans les campagnes et dans les ailles, parmi les laboureurs et les artisans, les buccins de la Croisade. Appels vite entendus ! Plus de quarante mille volontaires accourent : paysans, bourgeois, étudiants, moines, ermites, la plupart armés de fléaux, de fourches et de bâtons, sans autres instructeurs et sans autres chefs que trois cents chevaliers polonais et une centaine de lansquenets allemands, tous portant la croix rouge sur la poitrine et n'ayant au cœur que la joie de se battre, contre I Islam et le désir de le vaincre.

 

Situé au confluent de la Saxe et du Danube, sur un rocher escarpé, Belgrade jalonne de ses maisons les pentes de la colline et descend jusqu'au bord du fleuve. En même temps que, du côté de la terre, une double ligne de remparts protège la cité, le Danube la livre aux surprises d'une attaque fluviale. Maître des hauteurs, Hunyade se laisse, par malheur, devancer sur le Danube par une flottille ottomane qui coupe les communications de la place, pendant que Mahomet II en prépare l'assaut. Il s'agit de rompre ce cercle de fer. Le 14 juillet 1456, aidé par le Cardinal Carvajal, Hunyade rassemble, sur le haut Danube, deux cents barques, les charge des volontaires recrutés par Capistran, se met à leur tête, puis, donnant l'ordre au moine franciscain d'attaquer la flotte musulmane, il se lance, à toute vitesse, favorisé par l'impétuosité du courant, sur la chaîne des bateaux turcs et la brise. Les câbles de fer rompus, les navires en flamme, les flots du Danube rouges du sang des blessés et des morts, les cris des agonisants révèlent à Mahomet II l'intervention d'une force qu'il ne soupçonnait pas, et qui le dompte. Le Croissant n'exerce plus son sortilège ; la puissance de l'Islam, frappée à mort, a perdu son prestige. Un cardinal, un moine et un preux, viennent d'apprendre à l'Europe que le Turc a cessé d'être invincible.

Pour venger sa honte, Mahomet II n'a plus d'espoir que dans un assaut suprême. Le lieutenant d'Hunyade, le moine franciscain, ne laisse au pacha ni le temps, ni les moyens d'enlever la citadelle. C'est le 21 juillet que le combat s'engage. Pendant que Capistran se précipite, avec l'élite de la garnison, sur les batteries ottomanes et frappe de terreur les janissaires qui se mettent en fuite, Hunyade, à la tête de quarante mille volontaires, s'empare des pièces de canon, les retourne contre les Turcs, et poursuit jusque dans les défilés de Sofia les débris de l'armée de Mahomet II, en complète débandade. Proclamés sauveurs de l'Europe, Jean Hunyade et le Franciscain Capistran tombent sur le champ de bataille, frappés de mortelles blessures, qui ne permettent point, hélas ! aux deux vainqueurs de notre gratitude et de leur gloire. Seul, Calixte III triomphe de cette victoire de la Croix, due aux navires et aux soldats de la Sainte-Eglise, commandés par deux cardinaux et un moine, — et, pour perpétuer le souvenir de la délivrance, fixe à la même date la fête de la Transfiguration du Christ sur le Thabor.

Dressé au dessus des eaux du Bosphore, le pavillon du cardinal Scarampo avait frappé d'épouvante Stamboul, et bouleversé Mahomet II, confondu par cette double agression qui mettait en péril ses conquêtes[10]. Si le Cardinal-amiral, au lieu du modique contingent pontifical, avait eu sur ses vaisseaux l'armée de la République chrétienne ; si les Rois avaient mis à la disposition du Cardinal Scarampo un Corps expéditionnaire de vingt-cinq à trente mille hommes, Constantinople, envahie par la milice chrétienne, aurait reconquis la Croix et l'indépendance. Contraint, par l'égoïsme et les dissensions des princes, à s abstenir d'une revanche qu'il tient au bout de son épée, le Légat du Pape abandonne, la mort dans le cœur, les chrétiens de Byzance à la servitude. Il ne sera pas dit, toutefois, qu'un Prince de l'Eglise aura capitulé avec sa tâche. Le Cardinal se dédommage de son impuissance en sillonnant la mer Egée, qu'il purge de ses pirates, et en visitant les Iles de l'Archipel, qu'il libère de leurs pachas. Dans une rencontre de la flotte apostolique avec la flotte turque, près de Metelin, vingt-cinq navires sur cent soixante tombent entre les mains du cardinal Scarampo. Mais, — prouesses sans lendemain ! — les soldats de l'Eglise partis, les Turcs reviennent avec le Croissant, le harem et la potence.

 

 

 



[1] MONSTRELET, t. II. LXXIX. — GALLIA CHRISTIANIA, XII, 81.

[2] Traité du Ban et de l'Arrière Ban, 54. — Voir aussi le Religieux de Saint-Denys.

[3] Chanoine ALFRED BONNO, Histoire des Abbés de Saint-Faron, 58-59.

[4] Oie de Winchester ! Je crie, moi une corde ! une corde ! Allons, chassez-les d'ici ; pourquoi les y laissez-vous ? Je vais te chasser d'ici, loup revêtu de la peau de l'agneau. Arrière, habits bruns ! arrière, hypocrite en robe écarlate ! (Le roi Henri VI, acte I, scène III).

[5] National Biography, IV, 41.

[6] V. Procès, IV, 81. — RYMER, Acta fœdera, X, 4 24, 191. — LINGARD, Hist. d'Angleterre (II, 505). Je soupçonne cette affaire d'avoir été une fraude depuis le commencement, dit le probe Lingard. Sur la plainte de Charles VII, le Pape Martin V protesta hautement, par la suite, de son ignorance de cette transaction frauduleuse. HANOTAUX, Jeanne d'Arc, 224.

[7] LE BAUD, Hist. de Bretagne, 464. — BERT. D'ARGENTRÉ, Hist. de Bretagne, 855.

[8] LOUIS PASTOR, Histoire des Papes, I, 85.

[9] B. SACCHI, Vie de Calixte III, citée par le lieutenant de vaisseau FÉLIX JULLIEN, Papes et Sultans, 95.

[10] GUGLIELMOTTI, Storia della Marina pontificii, II, 165.