LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE IX. — XIVe SIÈCLE. - Les Papes d'Avignon contre l'Islam et contre l'anarchie.

 

 

I. Les Rois cessant ou refusant de lutter contre l'Islam, les Souverains Pontifes se mettant à la tête de la Croisade. - Pour s'exonérer du joug de l'Empire et conserver la liberté de son magistère, Jean XXII quitte Rome et s'installe à Avignon. — II. En 1334, la Ligue chrétienne envoie dans les Dardanelles une flotte qui, sous les ordres du cardinal Colonna, coule les vaisseaux du sultan Orkan. - Une autre flotte, commandée par le Légat Arro d'Ostie, s'empare de Smyrne. — III. Le cardinal Albornoz, archevêque de Tolède, chargé par Innocent VI de rétablir l'ordre dans les Etats pontificaux, s'acquitte, les armes à la main, de cette tâche et rend à la Papauté un territoire enfin libéré de ses tyrans.

 

I

 

En devenant les antagonistes de la Barbarie et les champions de l'Eglise, peu à peu, les Princes chrétiens et leurs armées se subrogent aux Milices ecclésiastiques et aux Ordres militaires, les annulent et les supplantent. Pourquoi les Communes, avec leurs curés en tête, se mettraient-elles en campagne contre les perturbateurs de la paix, contre les Normands, contre les grands vassaux, etc., puisque l'Etat fait rentrer dans le devoir les sujets rebelles et que les troupes royales sont, maintenant, assez puissantes pour réprimer le désordre et contenir les factions ? Les derniers Chevaliers avaient mené contre l'Islam une lutte ardente et presque toujours heureuse. Les Monarchies catholiques substituent leurs troupes aux Milices épiscopales sur les champs de bataille où les Turcs remplacent les Sarrasins et tentent de leur survivre. Mais, dès que les Rois, distraits par leurs ambitions et leurs plaisirs, négligent de combattre le Turc, les Papes reprennent aussitôt contre le Croissant la direction de l'offensive. De même que le soleil gouverne le système stellaire, ainsi l'intérêt général demeure l'axe immuable de la politique romaine.

 

Pourquoi les Souverains Pontifes rompirent-ils avec l'Empire et, faisant de nos princes leurs Vicaires temporels, pourquoi transférèrent-ils aux Rois de France l'hégémonie politique et morale de l'Europe ? C'est que les Francs apparurent au Saint-Siège comme la nation la plus capable de se mesurer avec le Mahométisme et de le vaincre. La victoire de Poitiers justifia cette confiance. Où la Papauté prêche-t-elle la première Croisade ? Dans notre pays. Tandis que les Empereurs d'Allemagne n'ambitionnent que l'extension de leur suprématie et de leurs fiefs, nos Princes, soldats de l'Immortel, veulent, pardessus tout, rédimer de la servitude les peuples captifs du Coran, des ténèbres et de la Mort. Si saint Louis prend la Croix, c'est pour délivrer les chrétiens devenus le butin de l'Islam. En défendant, même les armes à la main, l'intérêt universel contre les intérêts privés, les Souverains Pontifes défendent la cause de l'Idéal contre les sollicitations de la chair, assurent la concorde des croyances et l'union des cœurs contre la rivalité des convoitises et les cris des sens.

 

Du centre de l'Asie, les Turcs débordaient vers l'Europe. Parvenus sur le littoral de la Méditerranée, ils préludaient à leurs conquêtes par le pillage de l'Archipel. La persévérante énergie dont l'Eglise avait fait preuve dans ses luttes contre les Sarrasins, les Papes la déploient contre l'invasion turque. Si le schisme grec n'avait pas morcelé la Chrétienté, les armées de l'Islam se seraient heurtées à une Europe fraternelle et invincible. La rupture avec Rome fut le principal coefficient des victoires musulmanes et de nos désastres. L'honneur de la Papauté fut, non seulement de ne jamais désespérer de notre délivrance, mais de prendre elle-même l'épée contre la puissance nouvelle.

 

Au XIVe siècle, le Pontificat Suprême se voit malheureusement entravé dans son œuvre de civilisation et de justice par l'anarchie qu'entretient, parmi les peuples de la Péninsule, l'insatiable ambition des Empereurs. A force d'intrigues, l'Empire d'Allemagne a fini par s'assurer en Italie, des vassaux, des municipes, des marquisats, des comtés, des flibustiers, des condottieri, etc., bref, tout un ensemble à influences et de territoires qui tendent peu à peu à faire de la Péninsule, étreinte et laminée par l'invasion, une mosaïque de colonies tudesques. A Rome, les maîtres de l'Allemagne parlent, commandent ainsi que des suzerains et traitent les Papes comme des vassaux mitrés, chapelains de l'Empire, que l'Empire a le droit d'investir et de révoquer ad nutum.

Le jour de l'Ascension, 12 mai 1328, à midi, devant Saint-Pierre, la populace romaine se groupe autour du trône où l'empereur Louis de Bavière, constellé des ornements impériaux, dans un décor théâtral, ouvre, sub Jove, le conclave plébéien d'où doit sortir le successeur du pape Jean XXII, rebelle à la volonté impériale. Sur l'appel de Louis de Bavière, un obscur frère mineur, Pietro Rainallucci, originaire de Corvara, — village voisin d'Aquilée, la patrie du chef supposé des Spirituels, Pierre de Morone, — prend place sous le somptueux dais qui prête l abri de ses lambrequins et de ses panaches à l'Empereur. Invité à prendre la parole, un autre prêtre choisit pour texte de son discours la célèbre réflexion de saint Pierre sorti de sa geôle : Maintenant je vois que le Seigneur a envoyé son ange me délivrer de la main d'Hérode. Quel est l'ange ? Louis de Bavière ! En revanche, Jean XXII, c'est Hérode. Le sermon fini, l'heure du vote sonne. Toisant le Sacré-Collège de facchini répandus sur la place, l'évêque excommunié de Venise lui crie :

Voulez-vous pour Pape le frère Pietro de Corvara ?

En proie à la peur, les pauvres gens n'osent ni refuser le frère, ni contrarier César. Par trois fois un oui populaire ratifie le choix impérial. Aussitôt, Louis de Bavière, debout, impose à l'élu le nom de Nicolas V, lui passe au doigt l'anneau du pêcheur, le revêt de la chape d'or, le fait asseoir à sa droite, puis l'entraîne à Saint-Pierre, où la cérémonie liturgique de l'intronisation transfère à Corvara la puissance pontificale. En créant un Pape, Louis de Bavière veut moins braver Jean XXII que proclamer la souveraineté temporelle et spirituelle de l'Empereur allemand sur Rome et sur l'univers.

 

Ni l'antipape Nicolas V, pourtant, ni Louis de Bavière, ne réussissent à fonder la puissance dont ils ont voulu faire une baliste contre Rome. Ils ont semé des chênes dans la mer. Dix-huit évêques, à peine, dont deux seulement résident en terre d'Empire, se rallient au pseudo Nicolas V, et cette adhésion au schisme ne dure pas plus que la bienveillance impériale, c'est-à-dire une année à peine. Séparé de son maître, l'histrion coiffé de la tiare se volatilise. Le 25 juillet 1330 l'archevêque de Pise et l'évêque de Lucques reçoivent l'abjuration de l'antipape et, le mois suivant, Nicolas V, la corde au cou, vêtu de la bure franciscaine, renouvelle l'aveu de ses fautes devant le Pape Jean XXII qui lui octroie, avec son pardon, une sportule et un abri. Le schisme si tumultueux que patronnait Louis de Bavière, ce schisme qui devait donner à l'Empereur toutes les puissances, — la puissance spirituelle et la puissance temporelle, — s'écroule dans le silence de la geôle débonnaire où l'antipape, à l'insu même d'un monde qui ne sait plus son nom, — achève sa pénitence et ses jours.

 

II

 

Si de tels scandales laissent intact l'honneur du Saint-Siège et ne préjudicient qu'à l'autorité morale de l'Empereur, avili par tant d'extravagance, ces vilenies, ces cabales, ces complots ont pourtant-le tort de gaspiller les sollicitudes du Gouvernement pontifical et de soustraire le chef de l'Eglise à sa mission et à ses devoirs. Au milieu de la fangeuse mêlée des factions, comment le Saint-Père pourrait-il exercer son apostolat et sa tutelle ? Pour reconquérir l'indépendance d'un magistère si nécessaire à la République chrétienne, Jean XXII se voit contraint d'abandonner Rome aux bravi qui la gouvernent, — incapable de disputer la foule aux sportulaires impériaux qu'elle adule.

 

Le scandale de Saint-Pierre a, d'ailleurs, trop ému le monde chrétien pour que Jean XXII laisse impunie la ville impure qui s'est prosternée devant Louis de Bavière et le valet que l'Empereur a drapé de blanc. Le parti du pape est pris : dès le lendemain de l'esclandre, le Souverain Pontife quitte Rome et gagne la France où les papes sont toujours sûrs d'obtenir pour leur caractère sacré les hommages d'une nation loyale, et, pour leur indépendance, un inviolable asile. Combien de fois notre patrie n'a-t-elle pas ouvert ses bras au Vicaire du Christ, menacé dans sa liberté par l'intolérance ou la barbarie de César ? Philippe Ier accueille Pascal II ; — Louis le Gros envoie Suger jusqu'à Maguelone au devant de Gélase II ; — Louis VII reçoit Alexandre III ; — saint Louis, enfin, protège Grégoire IX et Innocent IX contre Frédéric III. Originaire de la France, né à Cahors, Jean XXII n'hésite pas à quitter les bords du Tibre pour les rives du Rhône, où s'offre à sa détresse un fief pontifical, le Comtat Venaissin, sur lequel veille le roi de France. Le fleuve sépare le Comtat du Royaume des Lys. Mais des fenêtres du Palais, construit sur les rochers des Doms, le pape voit se dérouler les plaines du Languedoc que sillonne une population croyante et tranquille. Harmonieuse et redoutable forteresse, la tour qui garde le pont sur la rive droite du fleuve s'érige comme un réconfortant symbole de la tutelle royale et de la puissance capétienne. Sous la main de son Lieutenant temporel, quelle tyrannie et quelle violence désormais le Vicaire du Christ pourrait-il craindre ?

Après avoir, pendant des mois, en son Palais d'Avignon, harcelé les princes chrétiens d'admonestations, qu'ils n'ont pas toujours écoutées ; après avoir vainement prêché la guerre sainte, Jean XXII se demande, avec larmes, si, sous son règne, le grand mouvement des Croisades ne va pas s'éteindre ! Le patriotisme européen du Souverain Pontife conjure ce malheur. Malgré la tiédeur des rois, une Ligue offensive et défensive unit et groupe, sous les auspices du Pape, Chypre, Rhodes, Venise, la Sicile, Constantinople, le Roi de France Philippe de Valois, malgré ses démêlés avec les Normands, et, enfin, l'Angleterre, si souvent récalcitrante. Dès que les Princes sont prêts, Jean XXII, non seulement fait armer sur le Rhône, près d'Avignon, toutes les galères de la Sainte-Eglise, mais lève des soldats dans les Romagnes et dans les Marches où la souveraineté temporelle du Pape se heurte, d'ordinaire, à de si vives résistances.

Au printemps de l'année 1334, la flotte de la Ligue chrétienne, réunie à Négrepont, comprend trente-huit galères, trente transports, huit cents hommes d'armes, et c'est un prélat romain, l'évêque Colonna, qui, sur la désignation du Pape, commande cette croisade navale. Les capitaines comptent beaucoup sur le nouvel engin dont sont munies les galères, — à savoir le syste ou bélier naval, destiné — disent les chroniqueurs — à lancer contre les navires ennemis une rafale de bombes, devancières de notre torpille. Le jeu des projectiles incendiaires a toujours frappé les imaginations éprises de fééries. Joinville, on se le rappelle, frissonnait devant la terrible pierrière de Damiette qui trayoit si grand' foison de feu que les estoiles du ciel sembloient cheoir. Et, pendant la nuit, chaque fois que l'arbalète dardoit un dragon de feu sur le camp français, le benoît roi saint Louis, se levant sur sa couche, tendant, les mains vers Notre-Dame, disait, le visage baigné de pleurs : Beau sire Dieu, gardez-moi mes gens !

 

Rendus à Négrepont, les capitaines de la Ligue pontificale constatent que dans l'Archipel domine le vent d'ouest, et décident aussitôt de l'utiliser pour faire franchir à leurs vaisseaux les cent cinquante lieues qui les séparent de la flotte ottomane. La manœuvre s'exécute. Embossés dans la Propontide, ou mer de Marmara, les navires du sultan Orkhan y défient l'ennemi qui, pour les atteindre, doit, comme aujourd'hui, forcer les Dardanelles. L'inviolable abri des Détroits n'intimide pas l'armée de Jean XXII. Grâce au vent favorable qui les pousse, les vaisseaux de la Ligue s'avancent en ordre de file, sur une seule ligne compacte, formée par les galères enchaînées deux par deux, poupe à poupe, et cette forteresse flottante, devant laquelle il aurait suffi à l'escadre turque de s'écarter pour l'étreindre et l'engloutir, fracasse, culbute et coule, en moins d'un quart d'heure, la force navale de l'Islam. Mémorable exemple de la supériorité qu'une habile tactique donne sur le nombre, cette bataille est le premier grand désastre maritime que subissent les Turcs, prélude des victoires de Lépante, de Navarin, de Sinope ! Le vainqueur de la journée, le cardinal Colonna, en robe écarlate, monte au Capitole et y reçoit les honneurs jadis décernés aux Scipions.

 

En 1344, nouvelle expédition maritime. Sous les ordres du Légat du Pape, Arro d'Ostie, la flotte chrétienne chasse de Smyrne la garnison turque, et montre aux Byzantins ce qu'ils pourraient faire s'ils voulaient opposer une défensive sérieuse à l'Islam, en train, alors, d'investir les îles qui font à Constantinople une ceinture de forteresses. Malheureusement, l'orgueil aveugle trop les Grecs pour que le péril d'une invasion trouble la quiétude de ces sophistes et les porte à créer une force que leur infatuation juge superflue.

 

III

 

Au début du XIVe siècle, lorsque les Papes s'exilent de l'Italie, déjà les factions la rendent inhabitable. Mais combien le morcellement de la Péninsule s'aggrave, à mesure que l'ascendant pontifical s'y fait moins sentir ! En proie à la foule scélérate des petits princes, tantôt Guelfes et tantôt Gibelins, comme les Malatesta, de Rimini ; les Polenta, de Ravenne ; les d'Esté, de Ferrare ; les Visconti, de Milan ; les Ordelaffi, de Cesène ; les Manfredi, de Faenza ; les Délia Scala, de Vérone ; les Pepoli, de Bologne ; les comtes Lando, des Marches, etc., — gangrenée par des hérésiarques comme Wiclef et Marsile de Padoue ; — en butte à des séditions théologiques, comme celle des Frères Mineurs, l'Italie se démembre en cinquante républiques ou principautés rivales qui n'ont de commun entre elles que leurs cupidités, leurs haines fratricides, leurs brigandages, leurs luxures,— fiefs passagers de tyranneaux pillards, insurgés contre toutes les lois, aujourd'hui tributaires de l'Empereur, demain clients du Pape, mais, sous tous les drapeaux, esclaves de leurs convoitises et de leurs vices. Si le Roi de France ou l'Empereur, conscients de leur devoir, faisaient luire, dans ce chaos, l'éclair de leur épée, la péninsule cesserait bien vite d'être un charnier et Rome une prison. Mais, les catholiques ne viennent-ils pas d'assister aux luttes de Philippe le Bel contre Boniface, et ce grand Pape, en même temps obligé de faire face à la faction gibeline des Colonna, n'a-t-il pas dû poursuivre, les armes à la main, les troupes commandées par les rebelles, prendre leur forteresse de Palestrina et la raser ? Si, devant cette meute de podestats, de despotes, de municipes, hérissés contre le Saint-Siège, hostile à leur égoïsme et à leurs rapacités, les Souverains Pontifes gagnent le Comtat Vénaissin et plantent leur tente sur les bords du Rhône, pas un jour, pas une heure, pourtant, les préoccupations du retour ne s'absentent de leur esprit. Mais, pour reconquérir Rome, faut-il enrôler des lansquenets et des reîtres ? Faut-il déchaîner la guerre ? Cette question livre les Souverains Pontifes aux angoisses du doute et les cloue, hésitants, sur leur trône.

 

Pendant près d'un demi-siècle, les Papes, dans l'espoir d'inculquer une salutaire terreur aux factieux, les frappent d'interdits et d'anathèmes. A la fin, voyant qu'en vain grondent les foudres canoniques, Innocent VI (1352-1362) se résigne à manier contre les rebelles impénitents le glaive temporel dont l'Eglise croit devoir se servir pour venger l'ordre, dès qu'il souffre.

Sur l'injonction d'Innocent VI, les Romains voient apparaître au milieu d'eux un de ces Légats, toujours prêts, quand l'Eglise le demande, à braver la prison ou la mort, si la cause de Dieu l'exige. Homme d'Etat et homme de guerre, ancien chevalier de Calatrava, le cardinal Gil Alvarez Carello Albornoz (1300-1364), archevêque de Tolède, a pris une part importante à la victoire de Tarifa contre les Maures ; mais, au lieu d'obtenir pour ce service la reconnaissance du roi Pierre le Cruel, le Prélat s'est attiré la disgrâce du Souverain, moins ému qu'irrité des remontrances qui flétrissent sa barbarie et ses mœurs. Innocent VI ouvre les bras au proscrit et le charge (1353) d'aller, dans la Péninsule, comprimer la licence de la multitude, restaurer l'honneur du Saint-Siège, imposer silence à la discorde, annihiler les Confédérations et les Ligues ourdies contre l'Eglise, déposséder les spoliateurs de leur butin, faire la guerre aux perturbateurs de l'ordre, assurer la paix aux ennemis de la guerre.

 

Cette tâche si vaste n'effraie pas Albornoz, résolu d'avance à délivrer l'Italie des tyrannies féodales et des conjurations populaires. Pour isoler les Princes de leurs partisans, et les faire rentrer en eux-mêmes, le cardinal emploie l'excommunication ; — pour leur enlever les mercenaires qu'ils soudoient avec la rapine, il prodigue l'or ; — enfin, pour rétablir la sécurité des routes et renverser les donjons où s'embusquent les condottieri, il lance contre l'ennemi les troupes pontificales et dirige lui-même les assauts qui le réduisent à merci[1].

 

C'est vers le patrimoine du Saint-Siège que le cardinal Albornoz dirige d'abord ses opérations et son activité. Les territoires usurpés par Giovannidi Vico, à peine reconquis, Galcetto di Malatesta doit compter avec le cardinal qui le bat si bien devant Rimini que le tyran s'empresse de solliciter et de conclure une trêve (1355). D'analogues victoires, remportées contre Ordelaffi, seigneur de Cesène et de Forli ; contre les Manfredi, le comte Lando, Giovanni da Oleggio, provoquent les ombrages des Visconti, inquiets d'une expédition qui menace leurs prétentions sur Bologne. On veut arrêter Albornoz dans sa campagne contre une anarchie favorable à leurs intérêts et aux pires intrigues. Trompé par les Visconti, Innocent VI rappelle Albornoz et transfère les pouvoirs du cardinal espagnol à l'abbé de Cluny, Ambroise de la Roche, esprit crédule, diplomate inhabile et tacticien malheureux qui pousse à la révolte les seigneurs soumis par Albornoz. Les fautes et les revers d'Ambroise éclairent Innocent VI et justifient Albornoz. Le cardinal, remis en possession de sa charge, la guerre et la diplomatie reprennent leurs tours heureux et débarrassent le territoire pontifical des malfaiteurs qui le dévastent et des exacteurs qui le rançonnent[2].

Au cours de cette campagne où, — pendant quinze ans, il faut combattre tous les jours, le cardinal n'abuse jamais de l'adversaire, qui préfère les négociations à la lutte ; — ne livre jamais bataille lorsqu'il peut l'acheter ; — ne s'exalte point dans les triomphes et ne s'abat point dans les revers. Quand Albornoz vient chercher, sur les bords du Rhône, le successeur d'Innocent VI, pour le conduire lui-même à Rome, enfin affranchie, Urbain V (1302-1370) ne trouve pas seulement le domaine temporel des Papes rentré dans les limites que lui avait fixées Charlemagne. A chaque étape de ce retour triomphal se dressent, devant Urbain V, des écoles, des universités, des monastères, des hôpitaux, reconstruits sur les ruines des édifices saccagés par la guerre civile, — et tout le long de la route font la haie les populations joyeuses, acclamant, dans le Cardinal, autant le pacificateur que le vainqueur[3].

 

 

 



[1] G. MOLLAT, Les Papes d'Avignon, 147-160, 167-169. Ce livre est un vrai chef-d'œuvre.

[2] LOUIS VEUILLOT, Mélanges, III.

[3] Sous Louis XIII, un vieux gentilhomme, le chevalier de Lescale, évoquera la figure d'Albornoz dans un livre qu'il dédiera à un autre grand cardinal, au vainqueur de La Rochelle, à Richelieu. Voir LE CHEVALIER DE LESCALE, La Vertu ressuscitée en la Vie du Cardinal Albornoz, surnommé le Père de l'Eglise et dédié à Mgr le Cardinal de Richelieu, dit le Père de la France, avec le portrait des deux Cardinaux couronnés par les Anges, Paris, 1629.