LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE III. — IXe SIÈCLE. - Lutte des Evêques contre les Normands.

 

 

I. Postérité indigne de Charlemagne. - Supériorité des Evêques, chefs militaires, sur les grands Vassaux. - Leur loyalisme. - Témoignage de Shakespeare. — II. La discipline des milices épiscopales enracine la Royauté dans le sol national. — III. Lutte contre les Normands. - Hugues l'Abbé, abbé de Saint-Germain, vice-roi de la Gaule. — IV. Siège de Paris. - Gozlin, évêque de Paris, et Ebbles, abbé de Saint-Denis, défendent la cité contre les Normands. — V. Evêques guerriers du Xe siècle. - Saint Géran, évêque d'Auxerre. - Goutaume, évêque de Chartres. - Hincmar, Hérivé, Artaud, archevêques de Reims. - Guerre aux châteaux forts et aux bastilles.

 

I

 

Après Charlemagne, le glaive tremble dans la main de ses successeurs, moins convaincus de leurs obligations, et plus accessibles aux conseils de l'orgueil ou de la peur qu'à l'ascendant du devoir. Paix publique, règle des mœurs, ordre social, enseignement, hiérarchie, tout oscille aux quatre vents d'une volonté indécise ou faussée tantôt par la passion et tantôt par la faiblesse. La hantise des Césars byzantins pousse nos monarques barbares, aujourd'hui à des chicanes, et, demain, à des résistances où vacille notre unité morale. Les yeux fixés sur Rome païenne, Paléologue et Copronyme avaient voulu, pour sanctifier leur despotisme, arborer, comme Marc-Aurèle et Tibère, tout à la fois Empereurs et Pontifes, le double spectre du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Les derniers Carlovingiens entreprennent, à leur tour, de donner des ordres à une Eglise qui ne s'est jamais résignée à la servitude. Dans cette lutte pour l'indépendance des âmes, les Princes, non seulement ne conquièrent pas la suprématie spirituelle, mais compromettent leur autorité politique. En tentant de se soustraire à la tutelle de la plus haute puissance de ce monde, les souverains n'enseignent-ils point le mépris de l'autorité temporelle qui ne tient sa force que du caractère sacré dont l'Eglise l'investit à Reims ? Un roi de France brouillé avec le Saint-Siège et traître à sa vocation, ne serait même plus l'égal du comte de Provence ou du duc d'Aquitaine. Le pacte qui l'a fait le lieutenant du Souverain Pontife élève au-dessus de tous les Rois celui qui le respecte, mais provoque la déchéance de celui qui le déchire.

Ce n'est point la faute des Papes si la descendance de Charlemagne ne laissa du superbe édifice construit par l'Empereur qu'un tas de pierres. A la postérité de Charlemagne manquera l'indomptable énergie du caractère qui ne s'écarte jamais de l'entreprise résolue. Les principes de la Monarchie chrétienne montent la garde à la porte du palais impérial, mais, l'impéritie, la médiocrité, la faiblesse mettent bientôt en fuite ces sentinelles invisibles et laissent se dissiper en fumée les graves desseins qu'animait le souffle de l'Empereur.

Même sous Louis le Débonnaire, qu'est-ce que le Royaume de France ? C'est une mouvance féodale qui groupe sur les bords de la Seine et de la Loire quelques comtés dont le territoire n'atteint même pas la superficie du duché de Bretagne. Le domaine royal n'est ni la plus vaste, ni la plus riche des seigneuries françaises. Seul, le privilège du Sacre dresse le Roi de France sur une cime où ne peuvent se guinder les plus arrogants eupatrides. Mais si les moines et les clercs regardent comme un des leurs ce Roi dont l'onction a fait un être saint, les barons, aux aguets de toutes les défaillances, s'empressent d'invoquer les résistances, même les moins graves des princes à l'autorité pontificale, pour rompre leurs liens déjà si lâches, avec une Royauté infidèle.

Gonflés de leurs richesses et de leur puissance, les hauts barons se considèrent moins comme les vassaux de la couronne que comme des souverains étrangers et autonomes. S'ils s'acquittent de leurs obligations féodales, c'est dans la mesure où ces hommages rituels ne lèsent ni leur orgueil, ni leur indépendance. Le roi réclame-t-il le service d'ost ? Il est difficile aux grands feudataires de décliner cet appel, mais, moyennant l'envoi de quelques hommes d'armes, nos barons accordent à la demande de leur suzerain une satisfaction aussi chimérique qu'ostentatoire.

Du VIIe au XIIIe siècle la notion du devoir militaire, comme du devoir civil, bref, le culte de l'Etat, n'enflamme vraiment que le Roi et l'Evêque. C'est l'Eglise qui procure aux trois dynasties ces conseillers, ces ministres, ces gouverneurs, ces chanceliers, ces chefs militaires, si dépourvus de toute sollicitude égoïste, si dévoués à l'intérêt général, si passionnés pour la cause royale, ces seuls champions enfin, de la France nouvelle au milieu du chaos où se convulse la société naissante. Tandis que dans l'entourage du prince, petits et grands feudataires de la Couronne marchandent à la Royauté leur concours, éludent ou violent le pacte féodal, accaparés qu'ils sont par les guerres privées où se fondent les troupes en train d'envahir le territoire d'un voisin, ou d'exercer des représailles, les Evêques, inséparables compagnons du Roi, l'assistent dans toutes ses entreprises et le suivent sur tous les champs de bataille où se décide le destin de la patrie qui s'ébauche. Point de factieux, point de rebelles, point de traîtres, surtout, parmi cette élite inaccessible il la cupidité comme à la jalousie.

Dans le drame de Richard II, Shakespeare, avec son admirable connaissance de l'histoire, oppose aux cabales, aux égoïsmes des grands feudataires la fidélité, le désintéressement des princes spirituels. Au milieu des fureurs de la guerre civile, quand les vainqueurs broient sous leurs pieds les vaincus, Shakespeare charge un prélat de défendre les droits du souverain légitime et de rappeler les factieux au devoir. Révolté contre son maître Richard II, Bolingbroke somme le roi d'abdiquer le pouvoir convoité par les conspirateurs. Tous les grands applaudissent à cette lâche mise en demeure et dépouillent aussitôt le Roi de la puissance que lui ont transmise ses ancêtres. Seul, l'évêque de Carlisle élève la voix en faveur du monarque opprimé : Quel sujet, s'écrie-t-il, peut prononcer un verdict contre son Roi ? Ô Dieu ! défendez que, dans un pays chrétien, des âmes baptisées commettent un acte aussi noir ! Milord de Hereford, que vous appelez votre Roi, est un traître ![1] Cri inutile, mais protestation nécessaire qui, dans le désastre général, exclut du moins du décalogue nouveau le mépris du droit et le culte du parjure.

 

II

 

A la différence des bandes embauchées par les vassaux laïques bandes de flibustiers, toujours à la veille de se mutiner ou de se dissoudre, les milices de l'Eglise, contingents intègres et disciplinés par les prélats et les archidiacres, ne s'écartent jamais du prince, et, résolument fidèles au Chef dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, ne réintègrent leurs foyers que l'expédition finie, l'ennemi dompté, la paix conclue et l'honneur sauf. Sans les légions épiscopales, comme sans le personnel gouvernemental de l'Eglise, la monarchie franque, de même que la horde tartare, se serait éteinte d'elle-même au bout de quelques années de discorde, non moins faute de soldats que de fonctionnaires, et la France, captive de l'anarchie, eût vainement essayé d'exorciser les forces mauvaises conjurées contre sa fortune.

Elite éducatrice de la foule, le clergé veut être partout le premier au devoir comme au sacrifice. Contraint d'arborer l'épée, le prêtre ne servira pas le prince avec l'aigreur du mercenaire ou le farniente du marchand, soudain arraché à son comptoir, mais avec l'ardeur du soldat qui veut la victoire et qui la violente. Aussi, un chroniqueur du XIe siècle croit-il devoir écrire que dans la milice ecclésiastique réside alors la principale force militaire de la monarchie[2]. Sans l'Eglise, l'armée royale ne serait qu'un cadre vide de chefs et de soldats, qu'une citadelle sans armes et sans défenseurs[3].

Ce fut l'Eglise qui, la Croix d'une main et l'épée de l'autre, enracina la Royauté dans le sol raviné par les guerres privées. La Féodalité démembrait la France. L'Eglise fit de la poussière féodale un bloc et d'une cohue de fiefs en guerre les uns contre les autres, sans cadres administratifs ni militaires, un Corps de Nation, une patrie.

Au surplus, le salut de la civilisation chrétienne n'exigeait-il point que l'Eglise sauvegardât le Peuple-Elu, la Race royale, chargée d'assurer jusqu'à la fin des temps la liberté du Souverain Pontife ? Le Vicaire du Christ est le gardien du Tabernacle où sont conservés les textes divins qui fixent les vérités éternelles. Or, pour transmettre au peuple ces commandements et ces clartés, que faut-il au Saint-Siège ? L'indépendance ! Au Ve siècle, la France reçut de l'évêque de Reims, saint Rémy, le mandat spécial de protéger le monde contre les ferments de dissolution qui le travaillent, en protégeant dans la Papauté romaine, l'interprète infaillible des enseignements nécessaires. Auxiliaires inlassables du Roi, si les Evêques lui offrent le tribut d'un dévouement capable de toutes les abnégations, c'est qu'ils voient dans le Lieutenant temporel du Pape, le tuteur indispensable de la Vérité dans l'univers.

Ainsi s'explique l'acquiescement du clergé français, pendant plus de cinq siècles, aux rigueurs du service militaire et son renoncement temporaire aux immunités décrétées par les Conciles et par les Papes. Seul, un intérêt supérieur pouvait affranchir l'Eglise de ses obligations disciplinaires et la désarmer de ses anathèmes contre les transgresseurs des lois canoniques.

 

III

 

Les petits princes s'élèvent, les Carlovingiens descendent, les Normands se précipitent. A peine l'Islam est-il vaincu dans le Midi que, du Nord, s'avance contre la Gaule une autre horde barbare, non moins hostile à la civilisation chrétienne et non moins dévastatrice de nos monastères et de nos églises.

Sur les drakkars, peints de cinabre et blancs de neige, les Scandinaves font rame vers nos ports et, remontant les fleuves, pillent et anéantissent basiliques et monastères, après avoir tué prêtres, moines et fidèles. Cette invasion ne trouve point l'Eglise passive. Les ennemis de l'Etat sont ses ennemis. Pendant que les grands feudataires, spéculant sur la faiblesse et les malheurs des Carlovingiens, s'efforcent à démembrer l'Empire pour s'en partager les morceaux, l'Episcopat, rangé tout entier derrière les fils de Charlemagne, ne songe qu'à fortifier la puissance déclinante contre les adversaires du dehors et du dedans qui tentent de la détruire et de la supplanter. Aussi, lorsque Robert le Fort, le principal missus de l'Empire, succombe, en 866, à Brissarthe, l'empereur Charles le Chauve transfère-t-il à un haut dignitaire ecclésiastique, à l'abbé de Saint-Germain d'Auxerre, à Hugues l'Abbé, la charge devenue disponible, mais non sans l'enrichir d'attributions plus importantes encore, Les pouvoirs de Robert le Fort se limitaient à la répression de la révolte bretonne. Créé premier ministre, promu vice-roi de la Gaule, l'abbé de Saint-Germain d'Auxerre assume, en quelque sorte, le gouvernement de l'Empire, puisque le prince réside hors de notre territoire et n'y jouit que d'une autorité nominale. C'est donc sur Hugues l'Abbé que reposent l'espoir des Francs et le sort de notre défensive. Il ne s'agit plus seulement, en effet, de mettre l'Armorique à l'abri des pirates Scandinaves. Les Normands menacent toutes les frontières. La grandeur même du mal qu'il doit combattre assure à l'abbé de Saint-Germain une suprématie politique et militaire que rehaussent encore l'impéritie et la pusillanimité d'un empereur, presque toujours absent de la France[4].

Arbitre de nos destinées, Hugues l'Abbé ne connaît pas de plus urgente tâche que l'expulsion de l'envahisseur. En 884, le roi Carloman avait libéré la France des pirates campés près d'Amiens, en les comblant d'or et d'égards. Satisfaits du marché, les Normands consentirent à l'exode qu'on exigeait d'eux et se partagèrent en deux bandes. Pendant que la première va prendre ses quartiers d'hiver à Louvain, l'autre franchit le détroit et gagne l'Angleterre. Infidèle au pacte signé par son prédécesseur, l'Empereur Charles III rassemble une armée de Francs et l'expédie en Belgique pour y détruire les Normands campés sur les rives de la Meuse. Fourberie néfaste : les Normands vainqueurs reprennent le chemin de la Gaule et, le 25 juillet 885, après avoir touché barre à Rouen, s'établissent sur les bords de la Seine, à Pont-de-l'Arche. Mais ce n'est qu'une halte. Au bout de quelques jours, Meulan, Pontoise, tombent aux mains des flibustiers qui, voyant succomber devant eux tous les obstacles, décident de marcher sur Paris, déjà l'acropole de la France.

 

IV

 

A cette époque, Paris se confond avec l'île de la Cité. Même aire et mêmes limites. Un rempart gallo-romain crénelé, flanqué de tours et séparé du fleuve par une grève qui sert de chemin de ronde, circonscrit la future capitale et renferme dans son périple, outre les églises de Saint-Germain-le-Vieux et de saint Eloi, un palais et Notre-Dame. Vers le midi, le palais de l'Évêque confine à l'enceinte. Au nord et au sud, sur les deux rives de la Seine se déploient les faubourgs : le faubourg de la rive droite, sillonné de boutiques ; celui de la-rive gauche, tout verdoyant de prairies, de vignes et de cultures, au milieu desquelles se dressent les clochers de Saint Marcel, de Sainte-Geneviève, de Saint-Séverin, humbles églises que domine, à l'occident, la grande abbaye de Saint-Germain-des-Prés, vaste pourpris, gouverné par l'un des plus hauts dignitaires ecclésiastiques du royaume.

Pourquoi les Normands veulent-ils s'emparer de Paris ? Forteresse stratégique de premier ordre, Paris, situé au confluent de la Seine et de la Marne, ferme aux pillards la Neustrie, la Bourgogne, la Bretagne. Si cette citadelle résiste à l'offensive des hommes du Nord, le royaume échappe au cyclone. Succombe-t-elle, la France devient la proie des Wickings.

Il faut donc que, contre les murs de la cité, se brise le flot de l'invasion païenne. L'indépendance de la patrie n'est pas seulement en jeu, mais sa foi, ses mœurs, son âme. Dans ces jours tragiques, toute la France élève les regards vers trois hommes, Hugues l'Abbé, vice-roi de la Gaule trans-séquanienne, Gozlin, l'évêque de Paris, Ebbles, l'abbé de Saint-Germain-des-Prés et le neveu de Gozlin[5]. Fils de Roricon, comte du Maine, apparenté aux plus puissantes familles, Gozlin, d'abord moine de Glanfeuil, quitta ce monastère pour Reims où il fit son éducation ecclésiastique à l'école de l'illustre Hincmar. Rentré à Glanfeuil comme abbé, Gozlin gagne la faveur de Charles le Chauve qui le nomme son chancelier. Charles le Chauve mort (879), son successeur, Louis le Bègue, installe Gozlin sur le siège de Paris (884), et lui confère la défense de la cité contre les Normands qui, l'année suivante, le 26 novembre 885, au nombre de 40.000 pirates, montés sur 700 vaisseaux, couvrent, d'après le poème du moine Abbon, la Seine de leurs flottes jusqu'à deux lieues et demie au-dessous de Lutèce. Si, sous les auspices de son chef spirituel, la cité brave, pendant deux années, l'envahisseur et finit par triompher du blocus et des assauts, quelles cruelles vicissitudes signalent ce siège, encore moins fécond en prouesses qu'en horreurs ! Dès le 26 novembre, commence l'attaque. Les Normands s'élancent de leurs drakkars à l'assaut delà tour qui clôt, sur la rive droite du fleuve, l'entrée du Grand Pont. Une pluie de flèches et de projectiles crible les Parisiens, sans les effarer. Au premier rang, l'abbé Ebbles et l'évêque Gozlin commandent l'offensive. Le lendemain, nouvelle entreprise, que font échouer les deux prélats, égaux d'audace. Non contents de verser de l'huile bouillante, de la poix, de la cire fondue sur les agresseurs, Ebbles, d'une main robuste, manie l'arc, et, s'il faut en croire Abbon, d'un seul trait transperce sept hommes. Exploit fabuleux qui fait peut-être plus honneur à l'imagination du poète qu'à la vigueur de l'archer.

Les Normands s'acharnaient encore à la forteresse du Grand Pont lorsque le vaillant évêque, après avoir soutenu les assiégés de ses paroles, de ses prières et de son exemple, meurt le 16 avril 886, laissant aux Parisiens le souvenir d'un héros et à l'Empereur, sourd à toutes ses instances, le remords à une inaction mortelle au royaume. Un mois à peine après Gozlin, une maladie soudaine emporte, à Orléans, Hugues l'Abbé, le régent de la Gaule, inconsolé de n'avoir pu délivrer sa patrie des pirates, et l'Etat de l'anarchie. Il faut aboutir. Pendant que le comte de Paris, Eudes, se rend auprès des grands du Royaume, pour les supplier de faire savoir à Charles III que, sans l'aide de l'armée impériale, Paris capitulera, l'abbé de Saint-Denis prend la direction de la défense, veille au ravitaillement et lutte de ruse et de courage avec l'agresseur. Un jour, les Normands allument un grand feu devant la porte de la tour. Après avoir arrosé d'eau le bûcher, les soldats d'Ebbles tentent une sortie. Cependant, du haut de la tour, seul impassible, un prêtre suspend au-dessus des flammes un fragment de la vraie Croix. Aussitôt, les Normands prennent la fuite.

Enfin, l'Empereur, gourmandé par les grands vassaux, s'ébranle avec sa nombreuse armée, mais, s'il se met en mouvement, ce n'est point pour combattre les Wickings, mais pour les acheter. Sept cents livres d'argent, telle est la rançon de l'intangible cité et voilà le prix que les Normands fixent pour une retraite qui ne sera jamais qu'une trêve et qu'un simulacre. Au mois de mai 887, l'exécution du traité restant en souffrance, les pirates quittent la Bourgogne où ils se sont disséminés, descendent la Seine et reprennent leur ancien campement auprès de Saint-Germain-des-Prés. Le successeur de Gozlin, l'évêque Anskerick, va trouver l'empereur en Allemagne, pour rapporter la somme promise et débarrasser enfin Paris de ses transes. La rançon extorquée, les Wickings, au lieu de détaler, remontent le fleuve et tentent de franchir les ponts. Il est midi : les messagers vont avertir l'évêque Anskerick et l'abbé Ebbles, en train de prendre leur repas. Sur-le-champ, le prélat et l'abbé de Saint-Denis courent aux remparts, distribuent les troupes et coordonnent la défensive. Toujours sur le qui vive, Ebbles prend lui-même un arc, ajuste le chef de la première embarcation et le tue. Ce chef, c'est le pilote de la flotte. Déconcertés par cette perte, les pirates renoncent à la lutte et traitent, cette- fois sans morgue, avec l'évêque qui réclame et obtient des otages.

Ainsi se dénoue le siège de Paris. L'exode des Normands fait perdre aux flibustiers leur prestige et délivre les Français de leurs superstitieuses terreurs. Le courage revient aux vaincus de la veille, affranchis, enfin, de l'angoisse que propageait, depuis vingt ans, l'invulnérabilité de l'envahisseur. Grâce à la ferme attitude du triumvirat ecclésiastique qui tint tête à l'ennemi, grâce à la résistance d'Hugues l'Abbé, de l'évêque Gozlin et de l'abbé de Saint-Denis Ebbles, le royaume franc de l'Ouest échappe au joug des corsaires, désormais moins redoutés. Le traité de 887 prépare le pacte de 991 que conclura Rollon avec Charles le Simple et qui mettra fin à l'invasion des hommes du Nord, en fixant dans la Neustrie les Normands, lavés de leurs crimes par le baptême. Dès cette époque, peut-être, les évêques prévoient-ils que Rollon et ses compagnons, subjugués par notre loi morale, seront désormais les fidèles serviteurs de la France, après en avoir été l'épouvante.

 

V

 

Innombrables furent les Pontifes qui, dans la lutte contre les barbares et l'étranger, estimèrent que leur ministère pastoral les obligeait à défendre, les armes à la main, une Eglise exposée à périr sans ce sacrifice et cette hardiesse. Tel saint Géran, évêque d'Auxerre (909-914) qui, ne voulant point rester le témoin inerte des attentats commis par les Normands, rassemble quelques milliers de Bourguignons, les instruit, les discipline, les bénit et, se mettant à leur tête, en l'absence du comte récalcitrant Regnault de Vergy, attaque les Wickings et les taille en pièces. Trois étendards et plusieurs prisonniers, dont deux chefs, tombent au pouvoir du vainqueur, satisfait d'avoir sauvé Auxerre de l'invasion et de l'incendie. Une autre bataille, livrée, en 911, par l'empereur Charles aux Normands, compte le saint Evêque parmi les capitaines qui se distinguèrent le plus sous les ordres de Robert, duc de France. Grâce à l'énergie de l'évêque et au courage de ses compagnons, six mille ennemis jonchèrent le sol. Un autre jour, où Robert le Justicier poursuivait les pirates à travers les halliers du Nivernais, saint Géran prend les devants et dresse contre les païens une embuscade qui libère le pays de leurs incursions et de leurs crimes[6].

A la même date, 911, Rollon, le chef des Normands, assiège Chartres avec 6.800 compagnons et, malgré la valeureuse résistance de Richard, duc de Bourgogne, et d'Ebbles II, comte de Poitiers, accourus au secours de la cité épiscopale, les assiégés commencent à plier, lorsque l'évêque Goutaume, mitre en tête, suivi du clergé, avec la croix, sortant tout à coup de la basilique, la tunique de la Sainte Vierge à la main, détermine aussitôt la déroute des pirates, qu'il poursuit, d'après le témoignage des historiens, à coups de traits et d'épieux dans le dos[7] et qui, le soir, parsèment, de leurs cadavres l'arène du combat.

Cette bataille de Chartres (20 juillet 911), premier fait d'armes authentique où figure Rollon, précède de deux mois le traité de Saint-Clair-sur-Epte, où les Normands, obtiennent le territoire conquis par leurs exploits. Ces succès et ces revers alternatifs des deux partis découragent les animosités et hâtent la conclusion de l'accord que scelle le baptême de Rollon, conduit dans la cathédrale de Rouen par le comte de Paris lui-même, parrain du glorieux wicking, et fondateur du duché de Normandie.

D'autres évêques prirent les armes contre les Normands. En 882, Wala, évêque de Metz, parti en guerre pour arrêter les envahisseurs, est tué, et ses compagnons mis en fuite. Vers la même époque, Médoin, évêque d'Autun, commande les légions qui vont, en Aquitaine, guerroyer contre ces barbares[8]. En 925, au commencement de l'année, — nous raconte Flodoard, — Rainold, avec ses Normands, ravageant la Bourgogne, Ansegise, évêque de Troyes, et Gozlin, évêque de Langres, l'attaquèrent près de Chaumont et lui tuèrent plus de 800 hommes. Instruit de ces événements, Raoul, duc de Bourgogne, part pour le théâtre de la lutte, avec les milices de l'Eglise de Reims. Suivi d'Abbon, évêque de Soissons, et de quelques autres évêques, accompagnés des troupes qu'ils ont levées, il s'achemine vers le camp ennemi, sur la Seine, et livre aux Normands une bataille qui les met en déroute[9].

 

Au milieu de ces luttes où le pouvoir ecclésiastique joue un si grand rôle, les archevêques de Reims ne pouvaient rester inactifs. Dans une de ses épîtres, le célèbre Hincmar ne dissimule pas lui-même que, le jour où se déchaina le cyclone Scandinave, il se rendit avec les autres évêques, à l'armée, citadelle de la France et du devoir : quando in excubiis contra Normannorum infestationem degebamus, dit l'archevêque[10]. S'il faut en croire la lettre que Charles le Chauve, vers la même époque, écrivit à Ganelon, archevêque de Sens, pour se plaindre de n'avoir reçu, comme chef de l'armée, ni le concours du Pontife, ni celui de ses troupes, l'aide militaire que fournissent les prélats s'appelle, tantôt solatium et tantôt servitium. Dans une épitre adressée au Pape Adrien II, Hincmar, pour justifier la conduite des prélats guerriers, se retranche derrière l'autorité de saint Augustin qui déclare que l'Eglise, détentrice de biens terrestres, doit s'assujettir aux obligations que comporte la possession de ses domaines. Ailleurs, Hincmar, après avoir fait un devoir aux évêques de fournir à l'Etat le concours militaire de leurs vassaux, ajoute : Il ne faut pas subtiliser ; nous devons au Prince l'aide que la coutume impose, que la nécessité sanctionne et que la doctrine autorise. Si la subsistance des pauvres et des clercs réclame une part importante de nos revenus, le reste appartient de droit à la milice[11]. Docile aux ordres du Prince, Hincmar, d'après le témoignage de Flodoard, convoque plusieurs fois les évêques et les envoie à l'armée. Sous les Carlovingiens, quand la patrie est menacée, tout homme libre doit participer à sa défense[12]. Ceux qui se dérobent à ce devoir sacré, la loi les condamne à mort comme traîtres[13]. En même temps que le métropolitain appelle aux armes ses suffragants, les évêques avertissent les ecclésiastiques et ceux-ci préviennent, à leur tour, le peuple. C'est ainsi que l'Eglise met au service de l'Etat les cadres d'une hiérarchie à laquelle, alors, nul chrétien n'échappe. Voici dans quels termes l'évêque de Trèves, légat de l'Empereur, invite Protaire, évêque de Toul, à mobiliser ses diocésains : De la part de l'Empereur, nous vous ordonnons de faire savoir, sans délai, à tous les abbés, abbesses, comtes et vassaux, ainsi qu'à tout le peuple chrétien de notre diocèse, de se tenir prêts à partir, de sorte que ceux qui en recevront l'ordre, le soir, partent le matin et que ceux qui le recevront le matin partent le soir[14]. Sans la permission du prince et sauf le cas de maladie, les évêques — proclame le Concile de Vernon (845)ne peuvent se dispenser de se rendre à l'armée[15]. Les fils de Charlemagne maintiennent cette obligation. Dans ses curieuses lettres, l'abbé Loup de Ferrières explique comment il prit part aux guerres sanglantes qui, sous Louis le Débonnaire, désolèrent l'Empire ; comment, au cours du combat où Pépin d'Aquitaine lutta contre l'Empereur Charles, il faillit partager le destin de deux autres évêques, laissés pour morts sur le champ de bataille, et ne dut qu'à la Providence la faveur de tomber, sain et sauf, avec les évêques de Poitiers et d'Amiens, entre les mains de l'ennemi[16]. Tenus d'assister aux prises d'armes, non comme des conseillers, mais comme des combattants, les Evêques doivent coiffer le casque et endosser la cotte de mailles[17]. Prescription qui n'a rien de chimérique. Dans un poème, consacré à l'expédition de Pépin contre les Bretons, Ermoldus Nigellus, abbé d'Aniane, contemporain de Louis le Débonnaire, s'offre à nous, l'épée au flanc et le bouclier sur l'épaule :

Huc egomet scutum humeris ensemque revinctum

Gessi[18].

Même à leur déclin, les Empereurs carolingiens n'ont pas de plus inlassables champions de leurs droits que les archevêques de Reims. A l'exemple d'Hincmar, Hérivé (900-922) et ses successeurs ne cesseront de combattre les souverainetés locales, rapaces oligarchies toujours en révolte, tantôt contre le pouvoir impérial qu'elles essaient de démembrer, tantôt contre les laboureurs et les artisans dont elles se disputent les dépouilles.

Au cours des invasions normandes, les besoins de la défense avaient fait partout surgir des châteaux forts qui, dès qu'approchait le barbare, servaient de refuge, non seulement aux seigneurs chassés de leurs manoirs, et aux moines congédiés de leurs abbayes, mais aux paysans rançonnés par les païens, aux familles sans abri, aux artisans sans pain, aux enfants sans père. Le danger évanoui, l'envahisseur subjugué, les religieux rentrés dans leurs monastères, les laboureurs dans leurs huttes, les artisans dans leurs boutiques, le pays se trouva crénelé de bastilles, hier sauvegardes de la contrée, mais aujourd'hui sa terreur. Donjons et forteresses sont, en effet, autant de repaires où les feudataires, embusqués, bravent le souverain en usurpant ses droits et affirment leur indépendance en détroussant les voyageurs[19]. Pour mettre un terme à ce brigandage, les rois défendent de construire de nouvelles forteresses et prescrivent de jeter par terre les châteaux néfastes aux peuples. Devant la résistance des détenteurs, les évêques reçoivent l'ordre de détruire les cavernes féodales et de mener eux-mêmes leurs vassaux en armes contre les feudataires voraces. Sur les bords du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut, de la Marne, du Chiers, de l'Oise, nombre de tours servent de camps retranchés à des comtes qui, grâce à ces positions stratégiques, dominent le pays et tiennent pour non avenus les décrets de l'autorité impériale. Rébellion non moins funeste à l'Eglise qu'à l'Etat. Trop souvent maîtres des terres épiscopales, les Féodaux considèrent les évêchés comme des fiefs de leur mouvance, et sans consulter Rome, les adjugent aux clercs de leur lignage.

A la faveur de ces violences, l'évêque, hier auxiliaire du grand feudataire, en devient parfois l'ennemi. Le dévouement héréditaire des archevêques de Reims à la dynastie carlovingienne les fait entrer en campagne contre les Féodaux qui, sous les prétextes les moins avouables, ne déclarent la guerre à l'Empereur que pour s'assurer une indépendance mortelle au bien général. Afin d'empêcher les grands seigneurs de se créer des fiefs aux dépens de l'Empire, l'archevêque Hérivé fortifie Toucy, Epernay, Mouzon, — et, stratège toujours sur la brèche — passe son temps à protéger les fidèles contre l'usurpation des feudataires, insatiables de territoires et de butin.

En 909, le comte Erlecbad ravage les terres de l'évêché, puis, les déprédations accomplies, se claquemure dans le château de Mézières, inaccessible aux troupes de l'Empereur. Emu de cette impunité, l'Archevêque Hérivé convoque ses vassaux, les équipe, les arme, entreprend, à leur tête, un siège qui ne dure pas moins de trente jours, s'empare de la bastille et la rase.

 

Les Hongrois venaient d'envahir la Lorraine, quand l'empereur Charles-le-Simple appelle à son secours les grands vassaux. Seul, l'archevêque Hérivé se présente avec les quinze cents hommes de son contingent féodal (919), ne demandant qu'à refouler les barbares. L'année suivante, Charles-le-Simple, alors à Soissons, se voit enveloppé, menacé, par les feudataires qui veulent le contraindre à chasser de la cour un de ses conseillers, le puissant Huganon, qu'ils jalousent. L'attitude des séditieux fait craindre un incident tragique, mais l'archevêque de Reims, survenant en toute hâte, dégage, par un coup de main vigoureux, l'empereur abasourdi, l'emmène dans un de ses fiefs et l'y garde pendant sept mois, jusqu'à ce que la colère des mutins soit tombée et le prince hors de péril.

 

En 939, le roi Louis d'Outre-Mer nomme l'un des successeurs d'Hérivé, l'archevêque Artaud, comte de Reims, autant pour sanctionner le magistère temporel dont se sont nantis les prélats consécrateurs de nos Rois que pour récompenser une féauté jusque-là sans réticence[20]. Artaud, à l'exemple d'Hérivé, déclare la guerre aux feudataires hostiles au pouvoir royal et va les relancer dans les citadelles d'où ils narguent l'empereur et la loi morale. Ainsi s'écroulent les forteresses de Causoste, de Mouzon, etc., antres de malfaiteurs que maudissent les peuples et que condamne le prince[21]. Cet ombrageux dévouement à la Monarchie, cette religion de Reims, comme on appelle, la fidélité des archevêques au chef de l'Etat, n'est pas un fétichisme aveugle, mais un culte éclairé qui n'obéit qu'aux suggestions de la conscience et ne s'inspire que de l'intérêt national.

Aussi, le jour où les Carlovingiens, corrompus et dégradés, ne se conformeront plus au testament de l'évêque qui baptisa Clovis, l'un de ses successeurs, l'illustre Adalbéron, osera-t-il répudier la dynastie indigne, pour donner à la nation française, dans Hugues Capet, le seul chef capable de la maintenir dans le devoir et de l'acheminer vers ses destinées.

 

 

 



[1] Voir ALFRED MÉZIÈRES, Shakespeare et ses œuvres, p. 332. — MONTÉGUT, Œuvres complètes de Shakespeare, II, 86.

[2] Principes suos et totius exercitus sui potentiam commovere in rebelles, ipsos etiam episcopos et abbates penes quos maxima pars faculta tum regni est, censent immunes hujus expeditionis esse non deberi (ANSELME, Dédicace de Saint-Remy) ; MABILLON, Acta Ord. S. Benedict., VI, I, p. 716.

[3] Voici ce qu'écrit, à ce sujet, LUCHAIRE, dans son Manuel des Institutions politiques, p. 606. Les ressources militaires que la haute féodalité laïque refuse au roi ou ne lui accorde qu'avec parcimonie et à regret il le trouve, en grande partie, dans l'appui de la féodalité ecclésiastique. Non seulement, en effet, les prélats sont astreint, comme les autres barons, au service de la chevauchée et de l'ost et tenus d'amener au roi la milice des évêques et des abbayes, mais les contingents qu'ils conduisent ont été longtemps les plus nombreux dont le gouvernement royal pût disposer. Au temps de Henri Ier, l'opinion considérait déjà les évêques et les abbés comme étant la force militaire sur laquelle s'appuyait surtout la Royauté.

[4] Hugo nobilissimus abbas strenue rempublicam gubernans cum, armis tum consilius suis (Miracula S. Benedict. Auct. ADELERIO. Edit. de Certain, 87). Nous empruntons ce texte au livre de M. Edouard Favre, Eudes, comte de Paris et Roi de France (882-898), œuvre de premier ordre.

[5] Voici ce qu'un annaliste étranger dit de Hugues l'Abbé et de Gozlin : Hugo et Gozlin, abbates et duces prœcipui Galliæ regionis in quibus omnis spes erat (Annales FULD, p. IV, anno 886).

[6] Mémoires concernant l'Histoire d'Auxerre, par l'abbé LEBEUF, continués par CHALLE et QUANTIN, 1848-1855, I, 50.

[7] ORDERIC VITAL, t. I, 160, et DUDON DE SAINT-QUENTIN (De gestis Normannorum) s'exprime ainsi : Subito episcopus... bajulans crucem atque tunicam S. Mariæ Virginis in manibus, prosequente clerocum crucibus, Francisque aciebus constipatus exiliens de civitate, paganorum terga telis verberat et mucronibus. GUILLAUME DE JUMIÈGES (Hist. Norm., lib. II, cap. 15), nous dit que Goutaume, sortant inopinément de la cité, cum armis inopinate prosiliens Sanctæque Mariæ supparum prœferens a tergo eum (Rollon) invasit cœdendo. (GALLIA CHRISTIANA, VIII, 1108.)

[8] KLEINCLAUZ, Empire carolingien, 519.

[9] LOUP DE FERRIÈRES, Lettres, 28.

[10] FLODOARD, Histoire de l'Église de Reims, trad. Lejeune, III, 27.

[11] Nous empruntons tous ces textes à THOMASSIN, Ancienne et nouvelle discipline de l'Eglise. Chapitre de la Milice.

[12] BALUZE, Capit., II, 184, Ad defensionem patriæ omnes sine ulla exceptione veniant. Ainsi, le service militaire universel fonctionnait sous Charlemagne.

[13] BALUZE, Capit., II, 295.

[14] ANDRÉ DUCHESNE, Scriptores, II, 721.

[15] BALUZE, II, 27.

[16] DOM BOUQUET, Hist. de France, VII, 480.

[17] BOUTARIC, Institutions militaires de la France, 89.

[18] MURATORI, Antiquitates Italiæ, II, 2e part., 64.

[19] GODEFROY KURTH, Vie de Nolger, évêque de Liège, p. 24 et suivantes.

[20] Seigneurs toujours armés et en guerre, les Evêques de Reims étaient devenus comtes de fait. Le gouvernement leur confiait terres et châteaux et légalisait, en la reconnaissant, leur prise de possession du comitatus. La source de l'immunité des seigneurs ecclésiastiques est dans la qualité de chef militaire reconnue à l'évêque et entraînant pour lui la concession expresse ou tacite des droits comtaux. FLACH, ouvrage cité, III, 557.

[21] FLODOARD, Chron. 74. — E. LAUER, Règne de Louis IV d'outre-mer, 185-187.