LE MOYEN-ÂGE ET SES INSTITUTIONS

 

CHAPITRE SIXIÈME. — LES SCIENCES.

 

 

I. — GERBERT

 

Au siècle dernier, les encyclopédistes ne laissaient jamais s'échapper une occasion d'insulter le moyen âge. Époque barbare, époque ténébreuse, tels étaient les qualificatifs qui venaient naturellement se placer sous leur plume, dès qu'ils avaient à parler du siècle de Charlemagne, du siècle de Philippe-Auguste et du siècle de saint Louis. Aujourd'hui, l'écrivain qui risquerait une pareille épithète serait tout de suite jugé.

Quelques écrivains rétrogrades nous parlent encore de la nuit du moyen âge, et insinuent qu'avant les bateaux à vapeur, les chemins de fer et les télégraphes, l'humanité sommeillait dans les langes de l'obscurantisme ; mais ces plaisanteries sont tellement démodées, que les savants les moins catholiques n'y répondent que par un dédaigneux sourire.

Il faut être, en effet, affligé d'une incurable ignorance ou doué d'une mauvaise foi systématique, pour refuser de rendre hommage à l'esprit éminemment scientifique du moyen âge. Tous les historiens qui se sont occupés de cette époque reconnaissent qu'aucun autre âge n'a été plus passionné pour l'étude et plus altéré de doctrine.

Au moment où le christianisme surgit au milieu de l'empire en décadence, il ne restait presque plus rien de la culture intellectuelle du paganisme. Seuls, les docteurs de l'Église entretinrent le feu sacré de la science et l'empêchèrent de s'éteindre. Imprégnés des traditions patristiques, les missionnaires envoyés parmi les barbares n'eurent rien de plus pressé que de plier leurs esprits, inquiets d'activité intellectuelle, à l'étude tranquille de la religion, de la philosophie, des lettres et de la science. Des monastères s'élevèrent partout, asiles de paix et de travail. En Espagne, saint Isidore de Séville sauve ce qu'il peut de l'héritage scientifique de l'antiquité. En Angleterre, dans le royaume de Kent, le vénérable Bède participe à une renaissance littéraire. L'avènement de Charlemagne est le signal d'un nouveau progrès ; les écoles se multiplient, et des savants viennent de tous les coins de la péninsule italienne peupler la cour de l'empereur à la barbe grifaigne. A cette époque où, comme le dit Loup de Ferrières, il n'y avait pas en France un exemplaire de Térence, de Cicéron et de Quintilien, l'Italie soumise fournit au maître du nouvel empire les principaux agents de la civilisation qu'il inaugure : Paul Diacre, Théodulphe, Georges de Venise, l'Anglais Alcuin et Pierre de Pise, fondent les écoles françaises. Après Charlemagne, l'établissement de la féodalité et l'extension du pouvoir des pontifes élargissent le domaine littéraire. Rhaban Maur, Scot Érigène, Dangall, sous Charles le Chauve, continuent la tradition scientifique, au IXe siècle. Au Xe siècle, pendant que Heiric donne des leçons à Rémi d'Auxerre, son frère Bruno, appelé à la cour d'Othon, échange ses connaissances avec les savants grecs, venus de Constantinople avec la fille de Nicéphore. A la fin du Xe siècle, et pendant les XIe et XIIe siècles, des écoles se fondent, de grandes communautés littéraires s'établissent à Gorcum, à Gembloux, à Trêves, à Toul, à Metz.

 

Si la littérature occupe une grande place dans ces foyers d'enseignement, le rôle prépondérant appartient toutefois à la science proprement dite. Rappelons d'abord que l'ensemble de ce qu'on pourrait appeler les études classiques des clercs comprend alors les sept arts libéraux, ou, en d'autres termes, le Trivium et le Quadrivium. La partie littéraire est représentée par le Trivium, dont le programme renferme la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique ; et la partie scientifique, par le Quadrivium, qui embrasse l'Arithmétique, la Géométrie, l'Astronomie et la Musique. Aujourd'hui, chacune de ces sciences est considérée in abstracto ; au moyen âge, elles sont vivifiées, animées, spiritualisées par l'étude concomitante de la Théologie, qui, proclamée à juste titre la souveraine des sciences, occupe le sommet du Quadrivium. Les sciences ne sont-elles pas, en effet, plus ou moins intimement liées à la Théologie et à la Religion, considérée alors comme le coefficient de toute civilisation et de toute culture ?

 

L'Arithmétique avait une grande valeur pour le savant ecclésiastique, et cela se comprend : on était alors convaincu que le nombre avait joué un grand rôle dans le mystère de la création. L'Arithmétique, s'appuyant sur les œuvres de Nicomaque, néo-pythagoricien de Gérasa, en Arabie, fut l'objet des travaux d'Adelhard, de Strabon, de Cassiodore et de Bède le Vénérable. Mais cette science était surtout importante pour l'élaboration du comput, ou calendrier ecclésiastique.

Jusque vers la fin du Xe siècle, l'alphabet grec et l'alphabet latin fournirent les signes de la numération. Rhaban Maur expose en détail comment le calcul du calendrier fut fait avec les lettres de l'alphabet romain, conformément aux articulations et changements de situation des dix doigts et de leurs phalanges. Le traité le plus généralement en usage était celui de Boèce, dont on retrouve le nom dans tous les catalogues de livres du vue au Xe siècle. Suivant Boèce, l'Arithmétique était la base de trois autres sciences : Propterea quod musica, et geometrica, et astronomice, quœ sequuntur, indigent arithmetica, ut virtutes suas voleant explicare.

 

L'étude delà Musique fut introduite par Charlemagne dans les écoles et les cathédrales ; l'enseignement en était à la fois théorique et pratique. C'est dans Cassiodore qu'on trouve la première esquisse d'une théorie musicale. Après une définition assez obscure de la Musique, Cassiodore divise les instruments, les modes et les tons, d'après un point de vue déterminé, et il cherche à démontrer l'importance de cette science d'après la puissance de ses effets. On comprend qu'au milieu des exercices multiples du culte le côté pratique de la Musique dut l'emporter sur la théorie, et il est possible que tout l'enseignement explicatif fut restreint à une simple explication de Boèce. Toutefois, les œuvres de Hucbald, Bénédictin du couvent de Saint-Amand en Flandre (vers 858) : de Hormonica institutione, de Mensuris organicarum fistularum, de Modis, de Quinque Symphoniis, Musicæ Euchiridion, les travaux du célèbre Bénédictin Gui d'Arezzo, sont si souvent cités dans les catalogues des couvents, qu'on peut, avec assez de certitude, en conclure qu'ils étaient d'un usage très-général. C'est de bonne heure aussi qu'on trouve introduite dans tous les livres de chœur la solmisation de Gui d'Arezzo, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ainsi que les clefs et les notes qui furent inventées par ce savant moine, sur les données de Gerbert. Puisque nous parlons de Sylvestre II, disons en passant que son traité de la Musique sacrée renferme des renseignements curieux sur les facilités que trouvait, à cette époque, un musicien capable pour se créer une position avantageuse.

 

La Géométrie était moins répandue : on enseignait simultanément, et sans les distinguer, la Géométrie et la Stéréométrie. Avant l'introduction des lettres, le mode de démonstration était long et diffus, et se bornait souvent à la simple intuition ; le calcul était compliqué et pénible ; les unités de mesures étaient vagues et indéterminées. La plus petite mesure de longueur, le doigt, digitus, avait l'étendue de trois grains de froment, et la plus grande était la verge, pertica. Quant aux instruments de mesure, le commentaire d'Adelhard signale parmi les plus connus l'astrolabe, l'horoscope, le miroir, le bassin et la toise.

 

Bien que les Arabes d'Espagne eussent fait faire de grands progrès, au moyen âge, à l'Astronomie, l'étude de cette science n'était guère cultivée en Occident, et se réduisait, en général, à la connaissance du cours du soleil et de la lune, du zodiaque, de quelques constellations, des éclipses, et à la pratique de l'astrolabe. On pensait que la voûte céleste, dans son mouvement perpétuel et rapide, également éloignée de tous les points du globe terrestre, n'était préservée de la chute que par le mouvement inverse des planètes. Là encore on s'occupait bien plus du côté pratique que du côté théorique ; c'est, du reste, ce que nous apprend Rhaban Maur, dans son dialogue sur le calcul : Ad dignoscendum ergo horas nocturnas, dit-il, non parum adjuvant hœc signa calculatorem, necnon et viatoribus et nantis valde nccessaria sunt. Ces signes aident beaucoup au calculateur à connaître les heures de la nuit, et sont très-nécessaires aux voyageurs et aux marins. L'enseignement n'avait pas d'autre but. Ainsi qu'il résulte du traité d'IIermann Contractus, l'astrolabe, pris aux Arabes, formait à lui seul tout le matériel astronomique du temps.

On commentait également l'essai de Boèce sur l'Astronomie, et les écrits cosmographiques d'Ethelwold (894), d'Abbon de Fleury, de Remy d'Autun, de Hermann Contractus et de Guillaume de Hirschau.

Comme on le voit, ce programme était vaste, et une époque où de pareilles études prospérèrent ne saurait sans injustice être taxée de barbare.

 

Mais là ne s'arrêtèrent pas les investigations scientifiques du moyen âge. L'homme de génie qui, de gardeur de moutons, devint pape, sous le nom de Sylvestre II, donna aux sciences une impulsion énergique. Quand il parut, l'Église était à l'abri de ces luttes terribles qu'elle eut à soutenir plus tard avec l'hérésie ; l'âme s'abandonnait de préférence aux spéculations philosophiques, sans se douter combien elle aurait besoin, à l'avenir, des armes de l'intelligence pour défendre le précieux dépôt de la foi contre des novateurs hardis et d'autant plus dangereux, qu'ils savaient couvrir leurs attaques, dit M. l'abbé Axinger[1], sous les dehors spécieux de la science. C'est alors que, dans le sein de l'Église, une phalange d'intelligences d'élite se forma, destinée à combattre l'esprit des ténèbres. Le promoteur de ce mouvement fut Gerbert. Ce grand homme aborda tout ce que l'antiquité profane ou chrétienne avait étudié ; il sut tout embrasser, tout comprendre et tout pressentir. Non-seulement, en effet, les recherches théologiques, philosophiques, historiques, physiques, occupèrent l'attention de Sylvestre II ; mais son regard, perçant l'avenir, entrevit les découvertes dont notre siècle est si fier. Les conférenciers d'estaminet sont loin de se douter, par exemple, qu'il y a neuf cents ans, un moine — Gerbert était alors à l'abbaye d'Aurillac — connut la force motrice de la vapeur, et sut en tirer parti. Rien cependant n'est plus authentique. Guillaume de Malmesbury, qui écrivait vers l'an 1150, nous raconte que Gerbert fut le maître du roi Robert, fils et successeur de Hugues Capet. Comme preuve du savoir de ce jeune monarque, il cite un orgue, dont le roi avait fait don à la métropole de Reims, et dont le mécanisme était mis en jeu par la vapeur[2].

Ce n'est pas tout encore. Gerbert fut le premier qui popularisa la connaissance des chiffres arabes, et pressentit le système décimal moderne. Il est vrai que les contemporains de ce grand homme ne mirent pas à profit ses découvertes, et que les astrologues furent les seuls à s'en servir ; mais l'honneur d'avoir posé les fondements de toute notre numération actuelle n'en revient pas moins à Gerbert. Non pas que cet éminent esprit inventa lui-même les chiffres qu'une dénomination mensongère qualifie encore aujourd'hui d'arabes ; ces apices de l'arithmétique étaient contenus en germe dans les Commentaires philosophiques de Boèce, qui lui-même les avait empruntés à Pythagore. L'œuvre de Gerbert fut une œuvre de simplification. Avant lui, on se contentait de tracer des caractères au hasard sur une tablette appelée abacus, recouverte de poudre. Gerbert divisa l'abacus en vingt-sept cases, où les neuf chiffres représentèrent tous les nombres, et produisirent à l'infini toutes les multiplications et toutes les divisions, exactement comme dans nos combinaisons numériques actuelles.

Faut-il parler de ses connaissances astronomiques et géométriques ? Gerbert a laissé un Traité de Géométrie aussi remarquable par la vigueur et la clarté des démonstrations que par la précision et la variété de la méthode. Astronome de génie, il divorça le premier avec les astrologues, et, devançant le chanoine Copernic, il détermina la manière de trouver le méridien et la circonférence de la terre, et de construire des sphères armillaires avec horizon et représentation des signes célestes. La plupart des savants se contentent d'enrichir la science de leurs théories, et laissent à d'autres le soin de donner un corps à leurs découvertes. Gerbert, plus heureusement doué, sut également faire l'application pratique de ses connaissances spéculatives. Si nous ouvrons, en effet, l'histoire de Richer, nous voyons que Sylvestre II façonna de ses propres mains une sphère en bois. Plaçant cette sphère obliquement sur l'horizon avec les deux pôles, il plaça les signes ou constellations septentrionales au pôle supérieur, et les australes au pôle inférieur. Il régla la position de cette sphère par le cercle que les Grecs appellent horizon, et les Latins limitant ou déterminant, pour distinguer les constellations visibles des constellations qu'on n'aperçoit pas. La sphère ainsi posée sur l'horizon pour indiquer le lever et le coucher des planètes, il démontrait par cette disposition la nature des choses, et l'établissait sur l'intelligence des signes.

En effet, ne se bornant pas à l'exposition dans l'intérieur de la salle, il conduisait ses élèves en plein air pour observer les astres. Il donnait le temps de la nuit aux étoiles scintillantes, et avait soin qu'on les marquât à leur lever et à leur coucher avec leur position oblique dans les diverses parties du monde.

Les cercles qui sont appelés parallèles par les Grecs, équidistants par les Latins, et qui, sans aucun doute, sont incorporels, il les fit comprendre par ce moyen : il traça un demi-cercle exactement divisé par un diamètre en forme de tube fistula aux extrémités duquel il marqua les deux pôles, celui du nord et celui du sud. Il divisa le demi-cercle d'un pôle à l'autre en trente parties ou degrés. En ayant distingué six, à partir du pôle, il posa un tube pour indiquer le cercle du pôle arctique ; de là, après cinq degrés, un second tube pour indiquer le cercle du tropique d'été ; enfin, après quatre autres degrés, un troisième tube, pour indiquer le cercle équinoxial ou l'équateur. Le reste de l'espace jusqu'au pôle central fut également gradué.

Le mérite de cet instrument était tel, que quand on en dirigeait le diamètre vers le pôle, et qu'on tournait le demi-cercle sur lui-même, il rendait intelligibles à la science et fixait dans la mémoire les cercles invisibles à l'œil.

Les cercles des étoiles errantes, qui se décrivent dans l'orbite du monde et s'efforcent d'en sortir, Gerbert trouva l'art de les rendre visibles. Il construisit d'abord une sphère circulaire, c'est-à-dire composée de cercles seuls. Il y circonscrivit les deux cercles que les Grecs nomment colures et les Latins incidents, à cause de l'incidence de l'un dans l'autre. Il fixa les pôles à l'extrémité. A travers les colures il posa les cinq autres cercles appelés parallèles, de manière à diviser l'hémisphère d'un pôle à l'autre en trente degrés. Il en établit six du pôle au premier cercle ; cinq du premier cercle au second ; quatre du second au troisième ; quatre encore du troisième au quatrième ; cinq du quatrième au cinquième ; six du cinquième à l'autre pôle. A travers ces cercles, il posa obliquement celui que les Grecs appellent zodiaque et les Latins vital, parce qu'il contient dans ses étoiles des figures d'animaux ou d'êtres vivants. Au dedans de ce cercle oblique, il suspendit artistement les cercles des étoiles errantes, dont il démontrait à ses élèves les absides, les hauteurs et les distances réciproques.

Outre cette sphère, il en fit une autre circulaire, au dedans de laquelle il ne plaça point de cercle ; mais au dehors il coordonna avec des fils de fer et d'airain les figures des signes ou constellations, et, en guise d'axe, il la traversa d'une tige pour marquer le pôle céleste, afin qu'en la considérant on pût adapter la machine au ciel. Par là, les étoiles de chaque signe ou constellation étaient renfermées dans chaque signe de cette sphère, et le plus ignorant en astronomie, si on lui montrait un seul signe, pouvait, sans aucun maître, connaître tous les autres, grâce à ce procédé[3].

Un autre jour, nous raconte Ditmar, évêque de Mersbourg, et un des historiens les plus consciencieux du Xe siècle, Sylvestre II, se trouvant à Magdebourg avec l'empereur Othon II, construisit une horloge dont il régla le mouvement sur l'étoile polaire, qu'il considérait à travers un tube. Cette horloge était-elle une horloge à roue, et ce tube une lunette à longue vue, en d'autres termes, un télescope ? Ici, les commentateurs se divisent en deux camps. Les Bénédictins prétendent, par exemple, qu'il ne s'agit dans le récit de Ditmar que d'un cadran solaire ; et le marquis de Jouffroy, faisant remonter à une date plus éloignée l'invention de ce mécanisme, cite parmi les constructeurs ou les possesseurs d'une horloge à rouage Pacificus, archidiacre de Vérone, mort en 846 ; le khalife Haroun-al-Raschid, mort en 817 ; le pape Paul Ier, mort en 760, et enfin Cassiodore et Tumulcion. Mais d'un autre côté, les partisans de Gerbert invoquent un texte de Guillaume de Malmesbury, dans lequel il est question d'une horloge mécanique, horologium, arte mechanica compositum.

Après avoir imprimé une direction nouvelle à toutes les parties du Quadrivium, Sylvestre II ne pouvait oublier la Musique, qui tenait une place si importante dans l'enseignement au moyen âge. Précurseur de Gui d'Arezzo, il disposa dans un monocorde les diverses clefs de la musique, distinguant leurs consonances en symphonies, en tons, demi-tons, ditons et dièzes, et distribuant rationnellement les tons en sons.

Enfin Gerbert pratiqua l'art médical avec une autorité et un succès qui lui valurent la confiance de ses amis ; c'est ainsi qu'il prescrivit des remèdes à son maître Raymond contre une maladie de foie, et opéra de la pierre l'évêque Adalbéron de Verdun[4]. Que le XIXe siècle nous montre donc un génie aussi universel !

 

II. — INFLUENCE DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE SUR LES SCIENCES

 

L'influence de Gerbert sur le moyen âge fut immense. Les écoles lombardes d'abord, puis les écoles épiscopales et monastiques de notre pays, acceptèrent avec enthousiasme l'enseignement de Sylvestre II et son ordonnance méthodique des sciences. Avec une hauteur de vues qu'on a signalée, mais dont on n'a peut-être pas senti tout le génie, Gerbert comprit la science d'une manière plus vaste que ses devanciers, et en traça le premier une organisation correcte. S'il faut en croire l'annaliste Richer, c'était par la dialectique et la poésie qu'il faisait commencer les études. Les esprits étant ainsi dégrossis, la rhétorique et l'analyse de la sophistique achevaient d'assouplir ces jeunes intelligences et les préparaient à une ascension vers des régions plus sublimes. Les mathématiques, c'est-à-dire l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie formaient la troisième étape, et enfin, au sommet, s'élevait la science des sciences, la Théologie.

Cette classification est des plus importantes. Ainsi que le montre le dialogue de Gerbert avec Ottrick, elle avait pour but de prouver que l'ordre physique s'explique par des lois qui conduisent mathématiquement à la science théologique. Les différents biographes de Gerbert confirment, du reste, les données de Richer, et nous montrent le savant moine imperturbablement fidèle à ce programme. Après avoir livré ses élèves à la dialectique, il leur enseignait les sciences naturelles, et, ces deux degrés franchis, Gerbert les introduisait dans le sanctuaire de la Théologie. Magnifique plan d'études, et qui répondait trop bien aux besoins de la science pour que l'Église hésitât à l'adopter.

Il y eut bien quelques écoles qui se montrèrent réfractaires au mouvement scientifique inauguré par l'éminent pontife ; mais ce furent là des exceptions. La philosophie reçue, officielle, et notamment celle des scotistes et des thomistes, c'est-à-dire des Franciscains et des Dominicains, fit, ainsi que le réclamait Gerbert, une large part aux sciences expérimentales. Par la bouche de tous ses grands docteurs, de saint Thomas et d'Albert le Grand, le moyen âge déclara que l'observation était le point de départ de toute science[5]. Et non-seulement il enseigna l'observation, mais il eut son observateur illustre, Albert le Grand, que le naturaliste de Blainville proclamait, dans un ouvrage célèbre, le fondateur de la méthode scientifique moderne.

 

Une courte digression philosophique aidera nos lecteurs à saisir le sens de cette parole, et nous permettra de justifier l'éloge qu'elle renferme.

Commençons par dire que les théologiens du moyen âge se divisaient en deux camps. D'un côté militaient les nominalistes, et de l'autre les réalistes. L'individuel seul existe, disaient les premiers, et l'universel, loin d'être un être, n'est qu'une apparence, flatus vocis, qui ne répond à rien de réel. Ainsi, l'homme vertueux est une réalité, mais la vertu n'est qu'un mot. Aucun lien n'existe entre les parties du tout ; aucune loi générale ne gouverne les individus. Par conséquent, chercher l'idée qui unit les êtres, c'est chercher une chimère ; il faut se contenter de porter ses regards et de diriger ses investigations vers ce qui tombe sous les sens, et non vers des abstractions.

Les nominalistes tombaient dans le matérialisme, et, appliquant leur système aux choses de la foi, ils s'abîmèrent dans l'hérésie.

A l'encontre des nominalistes, saint Anselme et, à sa suite, les plus savants docteurs, s'empressèrent de soutenir que l'universel est réel et qu'il pénètre l'intelligence. Il n'a pas, disaient les réalistes, une existence substantielle en dehors des individus ; il n'existe pas en dehors des hommes un être à part qui soit l'Humanité ; mais il n'en est pas moins vrai que les individus n'existent, ne se ressemblent et ne forment un genre que par l'unité de l'humanité qui est en chacun d'eux.

Plus tard, précisant cette doctrine, saint Thomas proclama que les types des êtres existaient en Dieu. Chaque individu d'une même espèce a la même nature que les autres individus, et c'est, concluait l'Ange de l'école, la quantité de matière contenue diversement pour chacun de nous dans notre nature qui nous particularise les uns et les autres.

Admettons un moment que l'Église, au lieu d'adopter l'enseignement des réalistes, eût donné raison à leurs adversaires et fait triompher le système de Roscelin et de Bérenger de Tours. Que serait-il arrivé ? L'intelligence humaine aurait été pour jamais enchaînée dans l'étude exclusive de l'individu ; personne n'aurait tenté d'arracher à la nature le secret des forces constitutives qui président à ses mouvements, et sans lesquelles les corps, réduits à l'élément matériel, n'auraient ni détermination ni actualité. Car, en même temps que les théories de l'école hétérodoxe de Roscelin supprimaient la révélation et l'autorité dans l'enseignement théologique, elles abolissaient, dans l'ordre des sciences naturelles, l'observation et l'expérience. Plus de lois générales à découvrir, plus de vues synthétiques sur l'ensemble des choses ; les investigations se seraient circonscrites dans le cercle des faits et n'auraient pas atteint le monde suprasensible. Pour donner, du reste, une idée exacte de la situation intellectuelle et morale que la victoire des nominalistes eût créée, il suffit de jeter un regard sur le XIIe siècle. A côté de l'enseignement des Guillaume de Champeaux et des Anselme de Laon, à côté des prédications quotidiennes de l'Église, quelle fermentation de doctrines absurdes ou impies ! quel déchaînement de théories insensées ou criminelles ! Toute l'époque se ressent des sophismes de Roscelin et d'Abeilard, de David de Dinant et d'Amaury de Chartres ; c'est le siècle où les Albigeois, les patarins, Tranchelme, les pétrobusiens, les cathares, les henriciens, les Vaudois, les publicains, les disciples d'Arnaud de Brescia, les passagiens, les bonshommes, les pauliciens, les apostoliques de Périgueux, les hérétiques de Cologne, etc. etc., donnent carrière à leurs folles rêveries et désolent la chrétienté de leurs tristes exploits. Il ne faut donc pas s'étonner si le bilan scientifique du XIIe siècle est des plus faciles à dresser : autant le nombre des hérésiarques est considérable, autant celui des savants spéciaux est limité. M. le docteur Fredault cite en tout un physicien, un mathématicien, un astronome et un naturaliste[6].

Grâce à Dieu et à l'Église, la vérité l'emporta cette fois encore sur l'erreur. La Providence ne permit pas que l'humanité,

Passant comme un troupeau, les yeux fixés à terre,

ne considérât que le contingent et négligeât l'absolu, abandonnât le fini pour l'infini. Non, protestèrent les docteurs, l'universel n'est pas un vain mot, ni même une collection d'analogies éparses que l'entendement abstrait et coordonne. C'est l'expression dans l'esprit humain des genres et des espèces qui existent dans le monde, et ces genres et ces espèces, réalisés dans la nature, ont eux-mêmes leur fondement immuable dans la pensée divine ; ils sont une des faces du plan providentiel.

Voilà ce que répondirent les théologiens autorisés, et telle est, en effet, la doctrine catholique.

 

Nous avons essayé de faire entrevoir les désastreuses conséquences qu'eût fatalement entraînées la victoire de Roscelin et de ses pareils ; veut-on connaître maintenant quels furent les résultats de leur condamnation et de leur défaite ? Le jour où le concile de Clermont anathématisa les doctrines de Roscelin, ce jour-là les sciences naturelles et les sciences cosmologiques furent fondées. A partir de cette date, les théologiens et les savants, convaincus de l'existence des lois qui maintiennent l'existence des êtres dans les cadres rigoureusement déterminés des espèces et des genres, tentèrent d'établir des classifications naturelles, ou, en d'autres termes, de reproduire dans une hiérarchie idéale la hiérarchie réelle, que ces lois, toujours mystérieuses et toujours agissantes, introduisent parmi les êtres. Ils allèrent plus loin encore : ils essayèrent de déterminer le nombre des agents qui concourent à la formation des phénomènes, et sans lesquels le mouvement dans l'univers n'aurait pas de sens. Les rapports constants des phénomènes, c'est-à-dire la manifestation extérieure de ce principe d'unité qui relie le monde, voilà ce qu'ils aspirèrent à constater.

En marchant dans cette voie, les nouveaux explorateurs ne pouvaient que réaliser des découvertes. Tel fut, en effet, le résultat de leurs efforts. Les investigations furent laborieuses et longues ; un grand nombre de métaphysiciens se perdirent ou s'égarèrent, mais le succès qui, en définitive, vint couronner leurs recherches, a fait oublier tous les mécomptes. N'était-on pas sûr, du reste, de parvenir un jour ou l'autre à la connaissance de quelques-unes des lois qui gouvernent le monde ?

Avec le système de Roscelin, c'est l'anarchie qui prédomine. Rien de fixe, rien de permanent dans l'univers. Flux et reflux perpétuel d'accidents, étranger à toute loi et à toute mesure, le monde est un chaos où nul regard ne peut pénétrer. Alors à quoi bon étudier l'ensemble des phénomènes cosmiques ? Vouloir en chercher la pensée déterminante, n'était-ce pas s'acharner après des chimères ? Disons-le donc : en supprimant les idées générales, Roscelin et les hérétiques supprimaient la science elle-même.

Comme l'aspect change, au contraire, comme l'univers s'illumine dès qu'on admet le point de vue des réalistes ! Si l'enseignement de saint Anselme n'avait pas obtenu l'appui de l'Église, les découvertes générales de la cosmologie moderne n'auraient jamais été possibles. C'est l'école réaliste qui fonda ce principe de notre astronomie que la matière brute, quelle que soit sa place dans l'espace, est gouvernée par des lois identiques et revêtue des mêmes propriétés. C'est elle qui, par le procédé de l'induction, a fait considérer comme applicables au mouvement des corps célestes les lois qui président, dans le monde sublunaire, à la chute des graves.

Sans vouloir rabaisser Newton, on peut dire que le système réaliste devait irrésistiblement conduire à la découverte de l'attraction universelle. Expliquer le cours des astres par la formule qui explique les mouvements terrestres était une idée a priori que les nominalistes devaient, en vertu de leurs principes, repousser comme absurde, mais à laquelle les docteurs orthodoxes étaient tenus de faire un accueil d'autant plus sympathique, qu'elle concordait avec leur système, et qu'elle justifiait l'enseignement des conciles.

Exagérons-nous cette affinité de la vérité doctrinale et de la vérité scientifique ? Si nos lecteurs pouvaient nous faire un reproche, ce serait plutôt de ne pas assez faire sentir l'intimité de ces rapports. L'histoire, en effet, n'atteste-t-elle pas à chaque page le rôle éminemment progressif joué par les savants sortis de l'Église ? Est-ce un disciple de Roscelin, est-ce un hérétique, par exemple, qui refusa le premier d'admettre l'immobilité de la terre ? Non, c'est un prince de la sainte Église romaine, c'est le cardinal Cusa. Guidé non par l'analyse des phénomènes astronomiques, mais par l'étude de la métaphysique catholique, le contemporain de Nicolas V nie l'existence d'un centre fixe et immobile dans le mécanisme universel. Devançant l'astronomie moderne, il assimile la terre aux étoiles, et va même jusqu'à donner des habitants aux planètes comme à la terre.

 

L'illustre Copernic n'appartient pas davantage au camp hétérodoxe ; ce grand novateur est un prêtre. Chanoine de la cathédrale de Fravembourg, il s'empare des prémisses de Cusa, les développe et compose un livre sur la Révolution des globes célestes, lequel produit lui-même une révolution dans le monde intellectuel. L'Église reste-t-elle étrangère à cette œuvre ? Les chefs de la hiérarchie en désavouent-ils les hardiesses ? Non ; le pape Paul III, consulté, ne se contente pas seulement d'encourager le plan de l'auteur, il accepte la dédicace de son livre. Ainsi, de Gerbert à Copernic la science ne cesse de grandir entre les mains et sous la tutelle de l'Église.

Les catholiques ont donc le droit d'être fiers de Copernic ; mais ils peuvent considérer avec non moins de fierté les découvertes qui suivirent celles du chanoine polonais. Ces découvertes furent, en réalité, le corollaire naturel des travaux du prêtre catholique et, par conséquent, l'œuvre de l'Église, dont le savant chanoine fut l'élève.

 

Tout se tient dans l'organisation des sciences. En définitive, la science des corps bruts est la base de la science des corps organisés, et l'astronomie est une partie constitutive, essentielle, de la première de ces deux sciences. C'est la conception de Copernic qui, guidant Kepler et Galilée, créa la physique proprement dite. Sans l'astronomie nouvelle, l'optique n'aurait probablement pas existé ; démentie par les yeux, la cosmogonie copernicienne avait besoin, en effet, de recourir à des instruments spéciaux pour démontrer l'exactitude de ses assertions. Proclamer l'immensité des mondes, c'était inviter d'autres savants à les rapprocher de nos yeux. Et n'était-il pas naturel, après tout, que le champ du regard humain s'étendît à mesure que le ciel se peuplait de nouvelles sphères[7] ?

Le système de Nicolas de Cusa et de Copernic contenait également en germe la théorie de l'attraction terrestre. Si, d'après le savant cardinal et son disciple, le centre de la terre n'était pas le centre de l'univers, il fallait que le mouvement des corps pesants vers la terre fût expliqué par une sorte de tendance des éléments matériels, quels qu'ils fussent, à s'attirer les uns les autres. On comprend dès lors que de déductions en déductions les savants devaient arriver à l'étude des phénomènes de l'attraction moléculaire et de l'électricité magnétique. Nous pourrions faire ressortir avec la même rigueur les rapports de la mécanique avec les découvertes du protégé de Paul III. Mais l'exposé que nous venons de faire suffit pour mettre en relief les salutaires conséquences de l'astronomie nouvelle, et par là même établir la filiation légitime de cette dernière avec la philosophie catholique. N'est-ce pas là, du reste, ce que nous disions en commençant cette étude ? Au faîte de l'arbre généalogique de la science moderne que trouve-t-on ? La doctrine des réalistes[8]. De la philosophie de saint Anselme émanent et dérivent tous les travaux qui ont étendu le domaine de la puissance humaine.

 

Mais nous n'avons pas tout dit sur le rôle et l'influence de l'ontologie orthodoxe. Cette ontologie proclamait, comme on le sait, que la matière est le substratum fondamental et universel de toutes les formes, soit génériques, soit spécifiques, soit individuelles. Quant à la forme, elle était à ses yeux — prise d'une manière abstraite — le type dont parle Platon, à savoir la loi qui règle l'action de la matière ; et, au concret, elle était la détermination même de la matière combinée avec la loi. En d'autres termes, la scolastique considérait les différentes substances, les modifications de la même matière et tous les phénomènes physiques comme les manifestations variées de l'énergie dynamique répandue dans l'univers.

Tel est, notamment, l'enseignement de Guillaume de Champeaux et la doctrine contre laquelle s'insurgeaient, Abeilard à leur tête, les libres penseurs du moyen âge. Or qu'arrive-t-il aujourd'hui ? Plus les explorations de la physique et de la chimie s'étendent, plus nous voyons se vérifier les données de la philosophie scolastique. Grâce aux recherches des savants contemporains, le nombre des substances premières et des corps simples, c'est-à-dire irréductibles, diminue, et les fluides admis autrefois tendent à n'être plus que les modes d'un fluide unique ou les produits condensés d'une même matière, dont les combinaisons variées détermineraient les phénomènes de lumière, de chaleur, d'électricité, de magnétisme, d'attraction terrestre, etc. Voilà ce que pensent non pas des théoriciens nébuleux, mais des savants comme Arago, Ampère, Cauchy, Faraday, Jamin, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Boscowitch, l'abbé Moigno et le père Secclii. L'unité des forces cosmiques fait le fond de toutes leurs doctrines. Sans doute, la démonstration de ce capital problème est encore inachevée ; mais n'est-il pas merveilleux que l'étude approfondie de la vérité dogmatique ait communiqué aux docteurs du moyen âge la prescience de ce qui sera peut-être la plus grande découverte de la science moderne ?

 

III. — LE BIENHEUREUX ALBERT LE GRAND

 

Ainsi que nous l'avons vu par l'exemple du cardinal Cusa, le moyen âge ne se contenta pas de jeter les fondements de la science. N'eût-il fait que poser les prémisses des théorèmes qui, vers son déclin, préoccupèrent Copernic, Kepler et Galilée, que ses titres à notre respect n'en seraient pas moins des plus incontestables et des plus glorieux. Mais cette admirable époque, bien loin de s'en tenir à un culte exclusif des théories, s'éprit des sciences expérimentales, et en fit avec ardeur le point de mire de ses études. Au milieu du choc des nations, parmi les cataclysmes des royaumes qui s'écroulaient, on vit des prêtres et des moines poursuivre sans relâche le vaste drame intellectuel, et, coopérateurs des théologiens et des philosophes, sonder les arcanes de la nature pour en mieux célébrer le Divin Auteur. A côté de la Summa theologica, de la Somme théologique, s'élabora la Summa de creaturis, la Somme des créatures, la première consacrée aux sciences théologiques et divines, la seconde aux sciences physiques et naturelles[9].

 

Albert le Grand entra le premier dans cette voie. L'influence de ce grand homme fut trop considérable pour que nous ne nous arrêtions pas un peu sur son nom.

Albert, à qui ses vastes connaissances valurent le surnom de Grand, descendait de la famille des seigneurs de Bollstaedt. Après avoir achevé ses études au couvent de Padoue, il fut admis, à vingt-trois ans, dans l'ordre des Dominicains, qui venait de se former. Le jeune novice ne fit pas d'abord prévoir le rôle auquel la Providence l'avait destiné. Une lourdeur tout allemande semblait engourdir son intelligence ; inhabile à la réplique, l'argumentation la plus superficielle le pétrifiait sur-le-champ ; sa mémoire ingrate repoussait la science acquise ; sa parole lente et embarrassée ne savait ni développer une thèse, ni réfuter un sophisme. Le cadet des Bollstaedt était, enfin, le moins docte des Frères Prêcheurs. Confondus par tant d'impuissance, les supérieurs d'Albert en vinrent même à délibérer s'ils ne devaient pas débarrasser leur ordre d'un sujet qui leur procurait si peu d'honneur.

Pour être juste, nous devons dire que le jeune religieux n'était pas le moins humilié de son incurable médiocrité. Il vit successivement tous ses condisciples plus jeunes que lui monter en grade et devenir docteurs, tandis que, malgré la lutte courageuse de sa volonté contre son intelligence réfractaire, il ne pouvait parvenir à surprendre les secrets de la science. Alors, pris de désespoir et cédant aux conseils à peine dissimulés de son maître Jordanus, Albert s'apprêtait à quitter l'ordre de Saint-Dominique pour entrer dans un milieu moins sévère, quand tout à coup un miracle vint transformer le malheureux novice.

Albert de Bollstaedt parut s'éveiller d'une léthargie. Dans l'espace d'une nuit, l'obscur religieux devint un métaphysicien profond, un théologien pénétrant, un logicien irréfutable et un orateur disert. L'ordre tout entier fut ébloui de la science du jeune novice. Bientôt il surpassa ses maîtres, et le frère Jordanus, n'hésitant pas à se déjuger, le pressa de prononcer les trois vœux monastiques.

 

Les biographes d'Albert expliquent à l'aide d'une gracieuse légende la métamorphose aussi complète qu'inattendue qui s'opéra dans l'intelligence du jeune religieux.

Un jour, disent-ils, l'adolescent déshérité se promenait sous les longues charmilles du couvent de Pavie, gémissant sur son ignorance, et déplorant la triste inaction à laquelle elle condamnait sa jeunesse. Son âme passionnée songeait à cet Éden de la science qui lui était obstinément fermé, et, les mains suppliantes, les regards au ciel, il se demandait si la Providence ne laisserait pas fléchir un jour la rigueur de ses décrets. Brisé par l'émotion, il alla tomber aux pieds d'une statue de la sainte Vierge qui cachait le long manteau constellé d'or dont l'artiste byzantin l'avait revêtue, sous une niche tapissée de lierre. Bien souvent le jeune cadet de Bollstaedt était venu, solitaire, épancher ses larmes près de la statue et confier à la Mère de miséricorde le secret de ses angoisses. Les prières d'Albert furent-elles ce jour-là plus ferventes, et le Ciel fut-il enfin touché de ses douleurs ? Dieu seul le sait. Mais le pauvre écolier crut voir les plis du manteau s'agiter, le visage de la statue s'animer, et ses lèvres prononcer les paroles suivantes :

— Eh bien ! oui, mon enfant, je réaliserai tes vœux, tu t'initieras aux arcanes de la science, et la théologie te livrera tous ses secrets. Une période glorieuse marquera le cycle de tes jours ; mais ce cycle inflexible te ramènera un jour à ton point de départ. Tu te retrouveras au déclin de la vie ce que tu étais à son aurore !... Crois et prie, Albert, c'est là l'absolu[10].

 

Transfiguré, le moine de Pavie parcourut l'Europe, et fit admirer dans toutes les universités allemandes et françaises l'immensité de son savoir et la profondeur de son génie. Surpassant tous ses prédécesseurs, il venait fortifier l'influence d'un ordre qu'illustraient déjà tant de grands hommes, Jordanus, Vincent de Beauvais, Hugues de Thier, etc.

C'est à Paris qu'Albert remporta ses plus grands succès et fut l'objet des ovations les plus enthousiastes. La Sorbonne n'était pas encore fondée, et la rue de Fouarre était trop étroite pour contenir tous les admirateurs du maître. On fut obligé de lui construire une tribune en plein air sur une place triangulaire du faubourg Saint-Victor. Des milliers d'étudiants vinrent aussitôt faire cortège au Dominicain, et tous les esprits supérieurs de la France et de l'Europe se donnèrent rendez-vous autour de sa chaire.

Rien ne saurait aujourd'hui nous donner une idée de l'ardeur de cet âge de ténèbres. L'empressement était tel, que des grappes de têtes humaines s'accumulaient à l'estuaire des rues, aux fenêtres des maisons, et bientôt le peuple n'appela plus la place où s'entassaient ces milliers de disciples que la place Maubert, magni Alberti, la place du grand Albert[11].

 

Jaloux de tant de succès, les professeurs de l'Université essayèrent de susciter des obstacles au Frère Prêcheur, en adressant une plainte aux évêques contre les influences toutes puissantes de l'ordre de Saint-Dominique. Procédé vexatoire, indigne de ces doctes personnages. Aussi les évêques n'en tinrent-ils nul compte, et le docteur Albert demeura-t-il maître du terrain et de sa chaire.

Mais le Dominicain de Cologne ne pouvait rester longtemps simple docteur. En 1248, le chapitre général des Frères Prêcheurs résolut de fonder une école savante dans les quatre principales maisons de l'ordre. Le but de l'institut était de substituer ces écoles aux universités, dont l'accès n'était possible qu'à quelques frères. Le couvent de Bologne fut désigné. Dans la province de Lombardie, le chapitre désigne le couvent de Bologne, la Lombardie ; en Angleterre, celui d'Oxford ; en France, celui de Montpellier, et le monastère de Cologne en Allemagne. L'homme choisi par les supérieurs pour diriger la nouvelle et importante création de Cologne fut Albert le Grand[12]. Cologne était alors le foyer de la science rhénane. Albert le Grand accepta donc avec bonheur le poste auquel la confiance de ses chefs l'appelait ; il espérait profiter des ressources que lui offrait cette résidence, pour se livrer à ses études favorites, et conquérir l'Allemagne à la philosophie scolastique.

Mais à peine l'illustre Dominicain avait-il établi son laboratoire dans une des cellules du couvent, que le pape conçut le projet de le fixer dans la capitale du monde chrétien. Nommé par Alexandre IV maître du sacré Palais, Albert obéit à l'appel de son souverain pasteur, et se rendit à Home pour y recevoir l'investiture de ses nouvelles fonctions. Pendant son séjour dans la ville éternelle, Albert ouvrit des conférences théologiques qui grandirent encore sa renommée. Mais bientôt, lassé de l'importante charge qui lui avait été conférée, le fils de saint Dominique obtint du Saint-Père la permission de retourner à Cologne.

Le chapitre de Strasbourg venait de nommer Albert définiteur de l'ordre, lorsqu'une bulle du Souverain Pontife le nomma évêque de Ratisbonne. Le Bienheureux déclina, pendant longtemps, cet honneur ; mais le Pape ayant insisté, il fallut bien se soumettre à l'onction épiscopale. Un homme comme le docteur Albert ne pouvait manquer d'être un prélat exemplaire. Aussi les chroniqueurs contemporains nous apprennent-ils que son inépuisable charité, et surtout la simplicité de ses mœurs, lui gagnèrent toutes les âmes. Cependant les honneurs de l'épiscopat n'eurent que fort peu de charmes pour notre éminent religieux. Après trois ans d'exercice, le puissant docteur déposa définitivement la mitre, et regagna Cologne, où l'appelait invinciblement l'amour de la science. Réinstallé dans l'ancien cloître, Albert reprit ses leçons de théologie ; mais un nouvel ordre du pape vint encore le ravir aux nombreux disciples qui, comme autrefois, se rangeaient autour de sa chaire. C'était le temps où l'Europe, commençant à s'ébranler à la voix de saint Bernard, se précipitait vers l'Asie. Les princes chrétiens brûlaient de venger leurs derniers désastres, et saint Louis allait, pour la seconde fois, jeter le cri de Diex el voltDieu le veut ! —, et planter sa royale bannière sur la terre sarrazine. Choisi par le pape Clément IV pour être un des promoteurs de la guerre, maître Albert dut parcourir toute l'Allemagne et la Bohême pour y prêcher la croisade. Quelque temps après, il assistait au concile de Lyon, et venait reprendre possession de sa cellule et de sa chaire de Cologne. Il jouit peu de temps, hélas ! de la chaire. Un jour, entouré de ses disciples, il développait une thèse théologique, lorsque sa mémoire s'obscurcit subitement ; la parole commencée expira sur ses lèvres. Le religieux se souvint alors de la révélation de la sainte Vierge : ce signe devait être le présage de la mort prochaine d'Albert. Aussi, plein d'une pieuse résignation, le pieux moine s'empressa-t-il de dire un éternel adieu à ses élèves, pour se préparer saintement à quitter le monde. Ce fut après avoir en quelque sorte assisté à sa propre agonie qu'Albert mourut, le 12 novembre 1289.

 

Après avoir résumé la vie de ce grand homme, indiquons maintenant la part qu'il a prise au mouvement scientifique de son siècle.

Initié à toutes les sciences, il les fit toutes concourir à la recherche des lois qui régissent le monde moral et le monde physique, et travailla de tous ses efforts et dans toutes les directions à la glorification de l'œuvre divine. Une étude opiniâtre de la scolastique avait livré à maître Albert le criterium des recherches purement scientifiques vers lesquelles son ardeur le portait. L'esprit fortement imprégné des principes théologiques, il était mieux armé contre l'erreur, et plus apte à percevoir la vérité scientifique dont la vérité religieuse est le fondement. Disciple d'Abeilard ou de quelque autre hérésiarque, maître Albert eût-il, en effet, manié avec le même zèle, non-seulement le syllogisme du logicien, mais, si je puis m'exprimer ainsi, le scalpel du naturaliste, la cornue de l'alchimiste et le fourneau du physicien ? Eût-il dépensé tant d'efforts et consacré tant d'années à la recherche d'un principe dont sa philosophie eût nié l'existence ? C'est parce que le Dominicain de Cologne était réaliste, c'est parce qu'il admettait avec la grande école de théologie catholique la subsistance des types divins, dans chaque chose et dans chaque être, qu'Albert le Grand orienta naturellement son intelligence vers les mystères de la nature, et opéra des découvertes qui immortalisèrent son nom[13].

Traçant le portrait du philosophe chrétien, saint Basile avait dit qu'il embrasse Dieu et ses œuvres en prenant l'homme comme base et comme mesuré dé celles-ci.

Tel fut, en raccourci, le vaste plan d'Albert. Ainsi que l'avait demandé Gerbert, à l'enseignement des sciences divines il ajouta l'étude de la philosophie et des sciences naturelles, afin de compléter le cercle des connaissances humaines.

Depuis Aristote, les sciences attendaient leur coordonnateur. L'observation avait pris naissance dans les habiles mains du philosophe de Stagyre, et Pline, se servant d'un autre moyen, avait compilé tous les faits historiques connus de son temps. Mais lorsqu'on le considérait seulement sous ses deux faces, le tableau de la création n'était qu'incomplètement embrassé. L'Aristote chrétien en devina l'immense lacune, et, montrant aux générations futures une voie féconde et inexplorée, la recherche des causes, il ouvrit aux esprits un champ plus vaste, et leur imprima un essor surhumain.

 

Voyons d'abord les découvertes que réalisa le Dominicain allemand sur le terrain de la zoologie.

En ce qui concerne là méthode ou de l'art d'exposer clairement et nettement ses idées, Albert le Grand, dit de Blainville, a été plus loin qu'Aristote ; il y a chez lui des subtilités, mais elles sont éclaircies par des exemples et des définitions.

Le Traité des animaux, conçu sur un plan alors nouveau, contient le germe d'une foule de lois scientifiques, que notre époque n'a fait que développer : c'est un tableau exact et complet de l'état de la zoologie au XIIIe siècle.

Entraînés par l'apparence de la tête et par l'importance des organes qu'elle renferme, la plupart des anatomistes commencèrent généralement leurs traités d'ostéologie par la description du crâne : méthode vicieuse, qui ne fut réformée que par les zootomistes modernes. Dès le XIIIe siècle, notre savant Dominicain avait tracé la marche philosophique que notre époque elle-même ne devait adopter qu'après beaucoup de tergiversations et de tâtonnements infructueux. Albert commence, en effet, l'histoire du système osseux par la description de la colonne vertébrale, base de tout le premier embranchement de la série animale ; et c'est cette méthode que suivra l'école anatomique moderne. On peut donc dire qu'Albert a, six siècles avant R. Owen, entrevu l'organisation vertébrale du crâne.

La physiologie d'Albert le Grand contient quelques paragraphes qui, s'ils n'offrent rien qu'on puisse ranger parmi les connaissances positives, intéressent vivement l'histoire. Tels sont les chapitres qui concernent la phrénologie et la physiognomonie.

On attribue généralement à Gall et à Spurzheim l'idée de juger des penchants et des affections par l'inspection de l'extérieur de la tête ; cependant, comme l'ont déjà avancé Porta, Broussais et de Blainville, c'est encore à notre grand homme qu'il faut faire remonter cette conception[14].

Les bases de la phrénologie, une fois posées par Albert le Grand, s'élargirent bientôt après, grâce aux études de saint Thomas d'Aquin et de saint Bonaventure. Ce dernier expose même, de fond en comble, une idée fort ingénieuse que Gall s'est attribuée, et dont ses sectateurs, trop empressés, lui ont fait honneur ; à savoir : la possibilité de changer la tendance des facultés intellectuelles et morales, en imprimant une direction spéciale aux idées, afin d'opérer une réaction sur l'organisme, et d'en corriger les vices primitifs. Cette opinion était tellement acceptée par Albert le Grand, qu'il raconte un fait pratique tendant à la confirmer[15].

Avant d'embrasser l'étude des animaux, Albert donne à l'homme le rang qui lui est assigné dans la nature. Il le pose comme le chef-d'œuvre de la création, comme le dominateur de la série animale, et détermine la distance infranchissable qui sépare de l'homme les animaux, dépourvus d'un principe intellectuel.

Après avoir restitué à l'homme son rang suprême, et l'avoir élevé au point culminant de la création, le religieux naturaliste s'en sert comme de terme de comparaison, pour suivre pas à pas la gradation descendante des êtres organisés. De l'espèce humaine il passe à toutes les autres formes qu'offre la série zoologique, à mesure que les appareils vitaux se simplifient et s'effacent. En suivant cette voie et en assistant à la disparition successive des éléments complexes de la vie, le Dominicain de Cologne descend graduellement du mammifère jusqu'à l'éponge, qui, pour lui comme pour les naturalistes modernes, représente le dernier terme de l'animalité.

Dans son XXIIe livre, intitulé : De la nature des animaux en particulier, on trouve l'histoire de toutes les principales espèces connues alors ; et celles-ci, pour la première fois, y sont disposées par ordre alphabétique : l'évêque de Ratisbonne devient en quelque sorte l'inventeur de nos dictionnaires modernes.

La botanique d'Albert forme un ouvrage important. Dans la partie consacrée à l'anatomie végétale, Albert ne se contente pas de décrire les organes les plus apparents des végétaux ; sa profonde sagacité y expose, avec une égale lucidité, la structure des plus infimes membranes, agents souvent presque invisibles, chargés d'accomplir les incompréhensibles opérations de la vie.

Parmi cette multitude d'organes qui concourent à la formation du végétal, la graine est un des plus complexes et des plus difficiles à anatomiser : véritable plante microscopique, son existence latente n'attend que l'humus pour s'épanouir. Aujourd'hui le savant en pénètre la structure avec le secours d'une loupe. A une époque où les moyens d'investigation manquent absolument, Albert parvient à reconnaître la partie la plus essentielle et souvent la moins apparente de cet organe, à savoir l'embryon, et c'est avec la plus rigoureuse exactitude qu'il expose la situation et les formes. Eh bien, malgré l'incontestable antériorité des investigations d'Albert, les micrographes modernes n'en continuent pas moins d'attribuer l'honneur de cette découverte à Leuwenhœck et à Malpighi. Ces deux anatomistes n'eurent pourtant que le mérite d'appliquer le microscope à la connaissance des plantes.

Dans un autre chapitre, l'évêque de Ratisbonne se livre à d'assez longues digressions sur le sommeil des plantes, et là encore ce génie novateur semble montrer du doigt un vaste champ d'observation à la science contemporaine. Dès le XIIIe siècle, Albert disserte sur l'engourdissement nocturne des végétaux. L'immortel Linnée ne devait démontrer ce phénomène que cinq siècles plus tard, et c'est au XIXe que d'habiles expérimentateurs en conjecturent les causes.

De l'aveu de tous les naturalistes, Albert a le premier posé la botanique sur ses véritables bases. Si de nouvelles classifications n'étaient venues détrôner les anciennes, la distinction que le savant Dominicain établit entre les animaux et les plantes satisferait encore aujourd'hui les esprits les plus rigoureux. Au XIIIe siècle, Albert proclame en zoologie les principes qui sont de nos jours la base de l'enseignement scientifique. Pour lui, comme pour nous, les animaux se caractérisent par le luxe des appareils sensitifs et locomoteurs ; les végétaux, par leur immobilité et leur insensibilité.

Cette ardeur dévorante qui entraînait Albert vers l'étude de l'histoire naturelle ne lui permit pas d'en négliger une seule partie. La minéralogie devint, elle aussi, l'objet des méditations du saint moine. Le traité De mineralibus et rebus metallicis est considéré par M. Pouchet comme, l'une des plus remarquables productions de cet austère génie. Il décrit les métaux, les pierres, les sels, et il expose les propriétés chimiques avec une exactitude et une sagacité qui nous confondent. Le plus savant chimiste de notre époque, M. Dumas, ayant exploré le traité d'Albert, n'a pu s'empêcher de rendre hommage au talent du Dominicain de Cologne. Ce qui caractérise le traité De rebus metallicis, dit M. Dumas, c'est l'exposition savante, précise et souvent élégante des opinions des anciens et de celles des Arabes ; c'est leur discussion raisonnée, où se décèle l'écrivain exercé en même temps que l'observateur attentif.

Le Traité des minéraux offre cette particularité remarquable qu'on y trouve peut-être pour la première fois l'emploi d'une expression qui, depuis lors, a fait fortune dans la science chimique : c'est le mot affinité. Le soufre, y est-il dit, noircit l'argent et brûle les métaux par l'affinité qu'il a pour ces corps. On voit par cette courte citation que déjà Albert le Grand donnait à ce mot la même signification qu'aujourd'hui.

 

Une autre science naturelle, la physique du globe, a reçu d'Albert une impulsion puissante. Nous en appelons au témoignage de Humboldt, qui s'exprime ainsi sur le compte de l'éminent Dominicain :

Je me suis beaucoup occupé, à Paris, de ce grand homme, lorsque je travaillais à mon histoire d'une vue générale du monde ; et dernièrement, dans l'examen critique de la géographie du XVe siècle, j'ai montré comment son ouvrage De natura locorum renferme le germe d'une excellente description physique de la terre ; comment Albert le Grand connaissait ingénieusement l'influence qu'exerce sur les climats, non-seulement la latitude, mais encore la disposition des surfaces pour modifier le rayonnement de la chaleur.

 

Humboldt aurait pu ajouter que l'évêque de Ratisbonne explique comme on le fait aujourd'hui, dans toutes les chaires, l'origine des eaux thermales. Aux yeux d'Albert le Grand, ces eaux ne sont que le résultat des courants souterrains, qui, chauffés par l'action de la chaleur centrale, viennent enfin s'épancher à la superficie du sol. Nos lecteurs ne reconnaissent-ils pas là la théorie si péniblement élaborée, quelques siècles plus tard, par les savants de la Renaissance, avant d'être définitivement consacrée par les travaux des hydrographes modernes ?

Le traité d'Albert détermine la longitude et la latitude des lieux habitables, les antipodes et les pays qu'ils renferment, et les sept variétés de climats au point de vue de la chaleur et du froid. Parlant de l'hémisphère inférieur — inferius hemispherium — : De ce que personne, dit le Dominicain, n'est venu à nous de l'autre hémisphère, il ne s'ensuit pas qu'il ne contient pas d'habitants ; c'est l'immensité de l'Océan intermédiaire, qui, environne ces régions de toutes parts, qui nous empêche d'y parvenir par la navigation. Si toutefois on a jamais abordé quelque part, ç'a dû être sous la zone torride, où les rivages sont beaucoup plus rapprochés. Il ne faut pas croire ceux qui disent que personne ne peut habiter dans ces parages, sous prétexte qu'on tomberait de la terre : croire à la chute de ceux dont les pieds sont opposés aux nôtres, est la plus grossière des ignorances ; car, lorsqu'il est question de l'hémisphère inférieur du globe, on ne parle jamais relativement à nous, mais simpliciter.

 

En astronomie, Albert n'a pas d'intuitions moins profondes. Voici dans quels termes il s'exprime sur la voie lactée. La voie lactée n'est autre chose qu'un grand nombre de petites étoiles placées les unes à côté des autres dans l'orbite où se répand la lumière du soleil ; voilà pourquoi elle nous apparaît comme un cercle blanc semblable à la fumée ; il s'y trouve aussi des étoiles d'un volume plus considérable, qu'il est facile de distinguer. Au moyen âge et même à la Renaissance, les esprits les plus éminents croyaient à l'influence des astres et à l'action des comètes. Albert s'élève contre ces préjugés : La révolution des astres, dit-il, n'entraîne jamais avec elle de nécessité fatale, par rapport à la vie de l'être engendré. Les comètes ne peuvent ni signifier ni amener la guerre, et ne sont ni causes, ni puissances, ni signes.

 

Sur la question de l'alchimie, Albert ne partage pas davantage toutes les croyances et toutes les illusions de son siècle : Nous ne nions pas précisément, dit-il, qu'à l'aide d'un feu bien entretenu, ardent et tranquille à la fois, on ne puisse faire de l'huile, du nitrate et de l'or avec toutes sortes de choses, comme le prétendent les chimistes ; mais ce sont là des systèmes très-difficiles à comprendre, et la science ne saurait complètement en constater les principes. Par conséquent, si théoriquement la fabrication de l'or lui semble possible, en revanche, il la considère pratiquement comme irréalisable. Les minéralogistes modernes ne disent pas autre chose.

Mais citons encore : Lorsque le soufre pur rencontre du mercure, dit Albert, il se fait de l'or au bout d'un temps plus ou moins long, et par l'action permanente de la nature. Les espèces sont immuables, et ne peuvent à aucune condition être transformées les unes dans les autres ; mais le plomb, le cuivre, le fer, l'argent, etc., ne sont pas des espèces, c'est une même essence, dont les formes diverses nous semblent des espèces. Depuis, la science a déclaré que les métaux sont des corps différents, et la proclamation de cet axiome a suffi pour ruiner l'alchimie ; mais la loi de l'espèce, si bien formulée par Albert le Grand, est demeurée intacte.

Puisque nous parlons de l'alchimie, nos lecteurs nous permettront de reproduire sur cette science l'appréciation d'un homme compétent, de M. Littré. Beaucoup de prétendus savants se croient le droit de persifler les docteurs du moyen âge qui se sont occupés de la transmutation des métaux ; le langage de M. Littré est plus respectueux. Guidé, dit-il, par une hypothèse que rien ne dit être fausse, mais que rien ne dit être vraie, à savoir que les différentes substances ne sont que des modifications d'une même matière, le moyen âge chercha la transmutation des métaux et créa pour la chimie une ébauche semblable à celle que l'antiquité avait créée pour la biologie : le service est pareil et de haute importance. Rien de plus exact. Veut-on savoir, par exemple, à quelles découvertes les pratiques de l'alchimie ont conduit Albert ? Il a reconnu la nature du cinabre en le décomposant, il a constaté les divers états par lesquels passe le soufre et expérimenté l'action de cet agent contre la gale ; le premier, il a préparé la potasse caustique à la chaux, indiqué la préparation de l'azur, de l'acide nitrique, de l'eau régale à l'ammoniaque, découvert une poudre fulminante composée de charbon, de soufre et de salpêtre, comme notre poudre à canon, et enfin proposé l'emploi des engrais artificiels, dont la science moderne a su tirer un si grand parti.

 

IV. — SAINT THOMAS D'AQUIN

 

Saint Thomas d'Aquin ne cultiva pas les sciences naturelles avec le même zèle que son ami ; ou plutôt, il s'occupa moins de la partie pratique et expérimentale de la science que du côté théorique et abstrait. Les commentaires dont il enrichit les -traités spéciaux d'Aristote contiennent des aperçus aussi justes qu'ingénieux sur le mécanisme céleste, les phénomènes atmosphériques, la minéralogie, les forces motrices qui sollicitent les corps et les lois qui régissent leurs mouvements. Saint Thomas nous apprend aussi la composition du lac virginum des alchimistes : cette substance, correspondant à l'eau de Goulard des pharmaciens, était une simple solution d'acétate de plomb. Son livre sur l'essence des minéraux contient des renseignements curieux sur la fabrication des pierres précieuses artificielles, ou, en d'autres termes, sur la coloration des verres, base de cet art, si merveilleusement appliqué par les artistes du moyen âge à la peinture des vitraux des abbayes et des cathédrales. On imite à s'y tromper, dit saint Thomas, les hyacinthes et les saphirs ; l'émeraude se fait avec de la pierre verte d'airain (oxyde de cuivre), le rubis avec du safran de fer (oxyde de fer), la topaze avec du bois d'aloès ; en un mot, tout cristal peut être coloré.

Une autre application de la chimie, qui avait donné naissance depuis longtemps en Europe à une industrie fort différente de la première, est également indiquée par saint Thomas. En ajoutant, dit-il naïvement, à un alliage de cuivre et d'arsenic la moitié de son poids d'argent, on obtient de l'argent pur. Les alchimistes n'avaient pas attendu cette révélation pour battre de la fausse monnaie ; dès le début du Bas-Empire, ils en fabriquaient, malgré les terribles châtiments édictés par quelques empereurs. Plus tard, les gouvernements trouvèrent commode de recourir eux-mêmes à cette immorale industrie, et, à la fin du moyen âge, presque tous les souverains endettés se transformèrent en faux monnayeurs.

Charles VII, entre autres, renvoya, dit-on, les Anglais avec une monnaie fausse[16].

Pour revenir à saint Thomas, ajoutons que l'Ange de l'école a écrit tout un livre sur les aqueducs, et un autre sur les machines hydrauliques. Voilà certes des titres scientifiques dont s'honorerait plus d'un savant du XIXe siècle. Si l'on nous objecte que saint Thomas fut néanmoins, en ce qui concerne les sciences profanes, inférieur à l'évêque de Ratisbonne, nous répondrons, avec son éloquent panégyriste, le P. Lacordaire, que ce qui lui manquait de ce côté, il le retrouvait au dedans de lui par la souveraineté de la plus sublime raison qui fut jamais. Et, en effet, quelle éclatante revanche ne prit-il pas sur le terrain de la théologie ! Prince, moine, disciple, saint Thomas d'Aquin pouvait monter sur le trône de la science divine ; il y monta, en effet, et depuis six siècles qu'il y est assis, la Providence ne lui a point encore envoyé de successeur ni de rival[17].

L'Église a de bonne heure canonisé l'Ange de l'école. Le pape Jean XXII, ce grand ami des sciences, l'inscrivit en 1323 au catalogue des Saints. La cause d'Albert fut instruite plus tard : le 15 septembre 1022, seulement, le pape Grégoire XV déclara qu'il était permis à l'Église de Ratisbonne de célébrer tous les ans, le 15 novembre, un office en l'honneur du bienheureux Albert. Aujourd'hui la cause de l'illustre Dominicain est reprise à Rome ; il s'agit de le faire nommer docteur de l'Église.

La dernière assemblée épiscopale de Fulda s'est d'autant plus occupée de cette question, que l'hagiographie allemande ne compte jusqu'ici aucun docteur. Si de nombreux miracles n'avaient déjà manifesté la gloire immortelle d'Albert, deux vers que Dante lui a consacrés dans sa Divine Comédie auraient éternisé sa mémoire. Espérons qu'un décret pontifical lui confèrera bientôt une immortalité plus grande encore.

 

V. — ROGER BACON

 

A côté d'Albert le Grand et de saint Thomas d'Aquin, le XIIIe siècle nous offre une figure non moins originale dans la personne du moine Franciscain Roger Bacon. Contemporain de ces deux grands hommes, Roger Bacon profita de leurs découvertes, et, sur le terrain des sciences naturelles, alla quelquefois plus loin qu'eux. Cette supériorité s'explique facilement. La théologie avait trouvé dans les deux illustres Dominicains ses interprètes les plus éminents et les plus applaudis. Grâce à maître Albert et à saint Thomas, la science des choses divines était assise sur des bases solides, et n'avait plus à redouter les attaques d'un Roscelin ou d'un Abeilard. La controverse entre les nominalistes et les réalistes était à peu près terminée ; arbitre de la querelle, saint Thomas avait donné au problème une solution que la majorité des docteurs avait acceptée. Dans ces conjonctures, quelle pouvait être l'attitude de Roger Bacon ? Son rôle était tout tracé. Pendant que les deux Frères Prêcheurs soutenaient le choc des hérésiarques, et, à la lumière de la tradition patristique et conciliaire, construisaient le majestueux édifice de la métaphysique chrétienne, le Cordelier d'Oxford poursuivait le même but, mais assumait une autre tâche. Au lieu de déterminer les rapports de l'homme avec l'Absolu, il étudiait ceux de la nature avec Dieu. C'est donc à tort que presque tous, ou plutôt que tous les biographes de Roger Bacon affectent de considérer le moine anglais comme un des adversaires déclarés de la scolastique : il en est, au contraire, un des disciples les plus dociles. Les écrivains qui ont porté sur Roger Bacon un jugement aussi superficiel ne se sont pas aperçus que le célèbre Cordelier, ouvrant la voie dans laquelle le cardinal Cusa et bien d'autres religieux devaient le suivre plus tard, s'était strictement conformé au programme imposé par Gerbert.

 

Rappelons-nous le plan de Sylvestre II.

L'illustre pontife avait conçu trois degrés d'études superposées : à la base, la dialectique, ou l'étude des lois qui président au gouvernement de la pensée ; en second lieu, les sciences naturelles, ou l'étude de Dieu d'après ses œuvres ; et, enfin, la théologie, ou l'étude de Dieu, d'après la parole révélée. Plan philosophique s'il en fut jamais : il inaugurait le règne de la synthèse dans l'esprit humain. En établissant cette hiérarchie de connaissances, Gerbert avait voulu que l'intelligence, s'élevant d'étage en étage à des recherches de plus en plus hautes, à des principes de composition de plus en plus affranchis des limitations matérielles, arrivât de degrés en degrés à l'étude de la perfection absolue que rien ne limite. Sylvestre II ne croyait pas, comme aujourd'hui, qu'il faut se cantonner dans une spécialité philosophique ou littéraire pour la mieux comprendre ; à ses yeux, isoler les sciences et les facultés de l'esprit humain, c'était se priver de toute la lumière qui leur vient du dehors, et s'exposer à des erreurs fondamentales.

De même, en effet, qu'il est impossible d'étudier une plante sans faire mention du sol qui la nourrit, de la latitude sous laquelle elle végète, des gaz atmosphériques qu'elle absorbe, et des usages auxquels elle est propre ; de même, l'écrivain qui se circonscrit étroitement dans la monographie d'une science ne nous en donnera jamais qu'une idée insuffisante. Telle est la pensée de Gerbert et de tout le moyen âge. Pour les savants de cette grande époque, il n'y a pas de législation sans morale, de morale sans politique, de politique sans art, ni d'art sans industrie ; ce sont là des cordes de la même lyre qui vibrent toutes ensemble dès que la main frappe l'une d'elles[18]. La faiblesse d'un esprit médiocre peut faire le tour d'une science, et même en pénétrer les profondeurs ; mais à peine a-t-il fait quelques pas, qu'il se trouve arrêté par la multitude des rameaux et des embranchements que les autres sciences projettent sur celles qu'il cultive. Naturaliste, il ne peut aborder la paléontologie sans connaître, non-seulement l'anatomie, mais encore la géométrie et l'algèbre ; littérateur, il ne peut comprendre la Chanson de Roland, sans s'être familiarisé avec les traditions, la métaphysique, l'histoire, la géographie et la métrique du temps ; historien, il faut qu'il se fasse tour à tour jurisconsulte, poète, botaniste, cosmographe, théologien, astronome, physicien, stratégiste, philosophe, médecin, peintre, etc. A défaut de la démonstration des scolastiques, tous ces exemples prouveraient victorieusement l'impuissance de l'analyse ; il est évident que, soit pour construire l'histoire de la civilisation, soit pour édifier celle des faits, l'emploi de la synthèse est indispensable. L'analyse fragmente, décompose, classe, distingue, et, ramenant le supérieur à l'inférieur, la pensée à une simple perception de formules, elle la pulvérise et la réduit, en définitive, à l'inertie et à la torpeur. C'est le procédé du matérialisme. La synthèse, au contraire, perçoit les rapports, établit les points de contact, forme des agrégats naturels, et met chaque chose à sa place dans l'ensemble. Se servir de l'une sans l'autre, c'est isoler les parties sans avoir soin de les grouper ensuite ; c'est ne pas se souvenir que la partie détachée de l'ensemble n'est pas même cette partie qu'on a voulu scinder ; car elle a cessé d'être vivante ; branche séparée de son tronc, non-seulement elle ne reçoit plus, la sève qui l'animait, mais elle a perdu tous ses points de rapport, c'est-à-dire une fraction de sa vie propre[19].

Les docteurs du moyen âge avaient bien vu les inconvénients, de cette méthode, et n'avaient eu garde de l'adopter. Qu'on parcoure d'un bout à l'autre l'histoire de la scolastique. Parmi les théologiens .postérieurs à Gerbert, on ne pourra pas constater une seule dérogation au programme tracé par ce grand penseur. Esprits encyclopédiques, les docteurs de l'âge féodal embrassent dans leurs vastes conceptions toutes les cultures de l'esprit humain, et font rayonner sur elles toutes les lumières ; do leur incomparable savoir.

Chaque théologien, il est vrai, imprime à son œuvre le cachet de son propre génie ; les uns accordent une plus large place à la dialectique ; chez les autres, c'est la théodicée qui reçoit les développements les plus étendus. Mais tous, quelles que soient leurs tendances particulières, se croient obligés de recourir à la synthèse. De là, dans le catalogue des œuvres de chaque docteur, cette variété inouïe de traités sur toutes les matières qu'un lien quelconque rattache à l'une des catégories de Sylvestre II ; voilà pourquoi, parmi les vingt et un in-folio d'Albert le Grand, par exemple, nous trouvons pêle-mêle un commentaire philosophique d'Aristote et un formulaire de médecine ; un Enchiridion des vraies vertus et un Manuel de l'apprêteur de laine ; une somme musicale et une géographie ; un Miroir astronomique et une géométrie ; un traité de l'art stratégique, nautique et théâtral, et un dictionnaire zoologique ; des annotations sur la Bible et le Livre des Sentences, et des remarques sur les ouvrages de saint Augustin, d'Euclide, de Columelle, d'Avicenne, d'Hermès, etc. etc.

 

Eh bien ! pour en revenir à la thèse que nous soutenions tout à l'heure, ce caractère encyclopédique, dont toutes les grandes œuvres du temps portent la trace, manquerait-il par hasard à l'œuvre du Franciscain anglais ? Il suffit de jeter les yeux sur la liste des ouvrages de Bacon pour se convaincre, au contraire, qu'il assujettit son esprit à la même discipline et qu'il adopta la même méthode que les plus fameux docteurs de son époque. Si nous ouvrons, en effet, les ouvrages de Bacon, qu'y trouvons-nous ?

A côté d'un commentaire d'Euclide, un traité de métaphysique, un écrit sur la morale auprès d'un autre sur les mathématiques, etc. Seulement, le Cordelier d'Oxford s'attarda plus longtemps que maître Albert et saint Thomas sous le portique de la théologie, et même, lorsqu'il eut franchi le seuil du temple, nous reconnaissons qu'il revint vers les sciences naturelles avec une ardeur qu'expliquaient les tendances particulières de son génie. Était-ce donc là s'insurger contre la scolastique ? Disons plutôt que Roger Bacon en respecta scrupuleusement les lois, et c'est justement cette déférence qui lui permit d'opérer tant de découvertes, et de plonger dans les profondeurs ténébreuses de l'avenir des regards si hardis et si assurés.

 

Mais à quoi bon insister ? La mauvaise foi seule peut sur ce point travestir l'histoire, et d'un disciple soumis faire un fils rebelle. Jaloux de toutes nos gloires, les adversaires de l'Église voudraient calomnier le Cordelier d'Oxford pour l'introduire dans leur panthéon : calcul adroit, tactique perfide, mais dont nous ne devons être ni les dupes ni les complices.

Né d'une famille considérée, près d'Ilchester, dans le Somersetshire, en 1214, Roger Bacon vint étudier de bonne heure à l'université d'Oxford, puis à celle de Paris, où le grade de docteur lui fut conféré par la célèbre faculté de théologie.

A l'époque où vivait Roger Bacon, un homme, quel que fût son mérite, ne pouvait accomplir son œuvre dans l'isolement ; l'association seule lui procurait la force et les ressources nécessaires. Libre de choisir entre l'Université et les Franciscains, Roger Bacon opta pour ces derniers, chez lesquels il était sûr de trouver plus d'indépendance[20]. Dès ce jour, il se mit avec ardeur au travail, et, en 1267, il terminait son principal ouvrage, l'Opus majus, dont il offrit aussitôt la dédicace au pape Clément IV. Un disciple dévoué fut chargé de remettre entre les mains du souverain pontife le travail de Bacon et divers instruments astronomiques parmi lesquels se trouvait une lentille de cristal.

L'année suivante, Clément IV mourait. Roger Bacon fit transmettre à son successeur, Grégoire X, son livre de philosophie Compendium philosophiœ. L'auteur espérait pour cet ouvrage un aussi bon accueil que pour l'Opus majus. Malheureusement, nous devons l'avouer, le Compendium philosophiœ était peu susceptible, par sa nature même, de concilier à Bacon la protection du pontife. Affligé, comme il arrive à beaucoup de grands hommes, d'un caractère inférieur à son génie, Bacon s'était laissé aller à des invectives violentes contre les légistes et les princes, contre les religieux et les prélats. Le général de l'ordre, Jérôme d'Ascoli, fut d'autant plus mécontent de ces philippiques, qu'à la même époque un grand nombre d'hérétiques attaquaient l'Église avec une violence inouïe. C'était là une fâcheuse coïncidence. Aussi, ce que les supérieurs de l'éminent Cordelier auraient considéré, dans un autre temps, comme un inoffensif accès de misanthropie, fut, avec raison, regardé comme une faute des plus condamnables. La punition toutefois fut légère ; envoyé en exil dans un couvent français, Bacon fut, au bout d'un certain temps, rendu à la liberté par Jérôme d'Ascoli lui-même, devenu pape sous le nom de Nicolas IV. Revenu en Angleterre, Roger écrivit sous les yeux de son supérieur un nouveau traité de théologie, et, deux ans après, il expirait dans cette même ville d'Oxford, théâtre de ses premiers travaux.

 

Parmi les écrits de Roger Bacon, les plus remarquables furent ceux qu'il composa de 1267 à 1268 pour déférer aux vœux de Clément IV. Ces écrits comprennent trois parties : 1° l'Opus majus, où l'auteur recherche les causes de nos erreurs, montre la dignité de la philosophie, et nous révèle pour la première fois ses idées sur la grammaire, les mathématiques, la science de l'expérience et la morale ; 2° l'Opus minus, qui traite de l'alchimie pratique, des sept défauts de la théologie et de l'alchimie spéculative ; 3° l'Opus tertium, consacré à la grammaire et à la logique et embrassant les mathématiques, la physique, la métaphysique et la morale.

Avant d'élaborer ces trois Sommes, Roger Bacon avait déjà composé divers traités moins importants, entre autres, un commentaire sur la physique et la métaphysique, une série de lettres sur l'admirable puissance de la nature, et un Comput des choses naturelles. Plus tard, en 1272, il donna son Compendium philosophiœ, ou Liber sex scientiarum ; en 1270, un traité sur les moyens de retarder les accidents de la vieillesse ; et enfin, en 1292, son Compendium theologiœ.

 

Joignant l'exemple aux préceptes, Bacon ne négligeait rien pour ouvrir des voies nouvelles. Livres, voyages, veilles, instruments et expériences, tout y concourut, et M. Valson a supputé que le Franciscain anglais ne dépensa pas, dans l'espace d'une dizaine d'années, moins de deux mille livres sterling, ou environ cinquante mille francs de notre monnaie.

 

L'un des plus importants chapitres de l'Opus majus est celui de l'Optique, qui figure, dans quelques éditions, sous le titre de Traité de la Perspective. C'est, dans ce chapitre que Bacon discute et contrôle toutes les notions de son époque sur cette partie de la physique. Après avoir médité les auteurs qui, tels qu'Euclide, Ptolémée et Alhazen, s'étaient occupés de l'optique, il résolut de composer un traité supérieur à tous les écrits dont se nourrissaient les savants du moyen âge. Cette résolution pouvait sembler téméraire, mais l'illustre moine sut en justifier l'audace. Non-seulement il donna dans son œuvre l'analyse des ouvrages anciens, mais il signala une foule de faits nouveaux, et notamment tous les phénomènes relatifs aux réfractions astronomiques.

 

Mais entrons dans quelques détails.

Avant d'étudier les rapports du fluide impondérable avec l'organe de la vision, le physicien d'Oxford décrit l'œil et la sensation dont il est le siège, puis les lois de la réfraction et de la réflexion. En ce qui concerne l'anatomie et la physiologie de l'appareil oculaire, il professe les idées les plus saines et regarde le nerf optique comme la seule partie essentielle à la fonction visuelle, toutes les autres concourant seulement à perfectionner celle-ci sous le rapport dioptrique.

Un passage du chapitre de l'Optique prouve, à n'en pas douter, que les verres grossissants furent connus de Bacon. Voici ce passage : Si un homme regarde des lettres ou d'autres menus objets à travers un cristal, un verre ou tout autre objet placé au-dessus de ces lettres, et que cet objectif ait la forme d'une portion de sphère dont la convexité soit tournée vers l'œil, l'œil étant dans l'air, cet homme verra beaucoup mieux les lettres, et elles lui paraîtront plus grandes.

Mais le paragraphe de l'Optique sur lequel les commentateurs se sont livrés aux plus longues et aux plus vives controverses, est celui qui concerne les propriétés des télescopes et la manière de construire ces instruments. Voici comment s'exprime Bacon : Il est facile, en effet, de conclure des règles établies plus haut que les plus grandes choses peuvent paraître petites, et réciproquement, et que des objets très-éloignés peuvent paraître très-rapprochés, et réciproquement ; car nous pouvons tailler .des verres de telle sorte et les disposer de telle manière à l'égard de notre vue et des objets extérieurs, que les rayons soient brisés et réfractés dans la direction que nous voudrons, de manière que nous verrons un objet proche ou éloigné, sous tel angle que nous voudrons ; et ainsi à la plus incroyable distance nous lirions les lettres les plus menues, nous compterions les grains de sable et de poussière, à cause de la grandeur de l'angle sous lequel nous les verrions, car la distance ne fait rien directement par elle-même, mais seulement par la grandeur de l'angle. Et ainsi un enfant pourrait nous paraître un géant, un seul homme nous paraître une montagne. Nous pourrions même multiplier cette figure autant de fois que nous pourrions considérer un homme sous un angle assez grand pour qu'il nous paraisse grand comme une montagne, et de même pour la distance. De façon qu'une petite armée nous paraîtrait très-grande, que, placée très-loin, elle paraîtrait très-proche, et réciproquement. De cette manière aussi nous ferions descendre le soleil, la lune et les étoiles en rapprochant leur figure de la terre.

 

Ce passage, si déparé qu'il soit par certaines assertions dépourvues d'exactitude, indique néanmoins sinon que le grand homme avait construit un télescope, du moins qu'a priori il en avait conçu la théorie. Peut-être, postérieurement à la rédaction de l'Opus majus, expérimenta-t-il l'instrument qu'il décrit dans cet ouvrage ; l'Opus tertium mentionne, en effet, divers instruments d'optique dont le nom figure dans les catalogues astrologiques du XIVe siècle.

Quelques savants vont même beaucoup plus loin ; ils attribuent sans restriction au Franciscain d'Oxford l'invention du télescope et des lunettes d'observatoire. Selon eux, ces instruments se trouvent indiqués dans l'Opus tertium avec une précision telle, qu'il serait injuste de ne pas en mettre la découverte à son actif.

Cette opinion a été surtout soutenue par Wood, historien de l'université d'Oxford, et par S. Jebb, éditeur de l'œuvre du célèbre physicien ; d'autres historiens ont suivi leur exemple. Cuvier lui-même applique au télescope la phrase controversée de Bacon, et ne doute pas que l'astronome d'Oxford ne se soit servi de cet instrument. Ce fut, dit-il, l'emploi du télescope qui le conduisit à reconnaître l'inexactitude du calendrier, ce qui seul suffirait, ajoute l'illustre naturaliste, pour démontrer combien le génie de Bacon l'avait élevé au-dessus de son siècle.

Malgré les assertions de ces savants, le fait du télescope n'est pas encore éclairci, et Bailly, bien que d'un avis contraire à celui de Cuvier, reconnaît lui-même la force des arguments sur lesquels les partisans du moine anglais échafaudent leurs hypothèses.

L'édition du Traité de l'optique publiée à Francfort renferme un chapitre supplémentaire sur les miroirs concaves. Dans cet écrit, Bacon semble, au XIIIe siècle, convoiter la gloire d'Archimède, comme le fera plus tard Buffon, au XVIIIe, Les miroirs avec lesquels le physicien de Syracuse incendiait la flotte romaine ont été certainement connus du religieux d'Oxford ; l'évaluation qu'il donne de leur prix indique même qu'il en a construit. Dans un autre passage, Bacon nous parle d'un instrument à la fabrication duquel un de ses amis a travaillé pendant trois ans. Quel était cet instrument ?...

Une découverte d'optique non moins importante est encore attribuée à Roger Bacon ; c'est celle des conserves. Cependant la vérité nous oblige à dire qu'aucun renseignement bien positif ne confirme cette donnée.

 

Le Traité de la puissance de l'art et de la nature mentionne la poudre à canon et en décrit les effets. C'est sur cette description sans doute que s'appuient les biographes qui font de Bacon l'inventeur de la poudre.  Peut-être serait-il plus exact d'attribuer seulement au Cordelier d'Oxford le mérite d'en avoir énuméré pour la première fois les éléments. Disons en passant que Bacon range, le premier, le manganèse parmi les métaux el mentionne une espèce de feu inextinguible qui, selon M. Jourdain, doit être le phosphore.

Le Miroir de l'alchimie n'est qu'un opuscule d'une douzaine de pages, qui figure d'ordinaire dans la nomenclature des livres hermétiques sur la question de l'art transmutatoire. Bacon y montre un esprit plus scientifique que les fauteurs habituels du grand œuvre. La recherche de la pierre philosophale se réduit, pour le savant Anglais, à une simple opération métallurgique. Il la croit possible ; mais il n'en parle qu'avec une froide raison, et ne se vante pas de l'avoir pratiquée. Bref, c'est un alchimiste judicieux et non un adepte halluciné.

 

Mais si Bacon ne sut pas se soustraire aux entraînements de son siècle lorsqu'il accepta les errements des alchimistes, on doit lui rendre cette justice qu'il fut, grâce à ses travaux, un des créateurs de la chimie. Sans doute ses idées générales en cette matière ne sont pas très-correctes ; mais, en revanche, les notions scientifiques qu'on rencontre dans ses œuvres nous autorisent à le considérer comme le premier écrivain chimique de l'Europe et l'ancêtre incontesté de Lavoisier.

Ajoutons qu'aucun savant n'a plus de droit que lui d'être compté parmi les philosophes et les penseurs. C'est, en effet, autant l'induction que l'expérience qui a livré au moine anglais tous ces secrets et suggéré toutes ces découvertes. Si, dans son Opus majus, Roger Bacon professe que le génie de l'homme peut indéfiniment, agrandir le champ des acquisitions scientifiques en appelant à son aide les ressources de la nature, hâtons-nous de dire que la hardiesse du savant religieux n'alla pas jusqu'à prétendre franchir la sphère du possible. L'austère Franciscain entendait tellement, au contraire, respecter les limites assignées par la Providence à l'intelligence humaine, qu'il ne cessa, tant qu'il vécut, de combattre et de flétrir les procédés de la magie. Tout cela, dit-il, est inutile ou criminel.

 

Nous dédions cette phrase aux détracteurs de Bacon.

 

VI. — CÉLÉBRITÉS SCIENTIFIQUES DU MOYEN ÂGE

 

Gerbert, Albert le Grand, Roger Bacon, voilà les trois grandes figures scientifiques du moyen âge ; ces trois grands hommes résument en eux toute la science de leur temps. Pour dresser le bilan intellectuel du Xe et du XIIIe siècle, il suffit d'ouvrir leurs livres ; on y trouve l'état exact des connaissances qui circulaient dans les monastères et les universités de l'époque. Mais Roger Bacon, Albert le Grandet Gerbert furent-ils, pendant l'ère féodale, les seules intelligences d'élite que préoccupa l'étude des sciences naturelles ? Si glorieuses qu'aient été leurs recherches, ce serait singulièrement amoindrir et méconnaître le mouvement scientifique du moyen âge que de le restreindre à ces trois savants. La vérité c'est que, loin d'être isolés, le Cordelier d'Oxford, le Dominicain de Cologne et le Bénédictin d'Aurillac entraînèrent dans leur orbite nombre de leurs contemporains avides, comme eux, de connaître et de discipliner au besoin les forces de la nature.

Afin de mieux faire apprécier le concours de ces travailleurs, tantôt célèbres, tantôt obscurs, nous passerons successivement en revue chacune des principales sciences qui ont fixé l'attention de ces temps barbares. Est-il besoin de dire que nos aperçus contiendront de nombreuses lacunes ? Pour donner un inventaire à peu près complet, un in-quarto au moins serait nécessaire.

 

§ I. — GÉOGRAPHIE

 

L'immobilité du moyen âge est une des thèses favorites de la presse antireligieuse. Pas de journaliste, pas d'historien indépendant, qui ne représente les hommes de ce temps comme claquemurés dans leurs terres, leur commune et leur patrie. De l'invasion des Barbares à la prise de Constantinople, les Français, les Anglais, les Scandinaves, les Espagnols, etc., sont restés chez eux sans se voir et sans se connaître. Les villes étaient des casernes, et les maisons des casemates. Voilà ce qu'enseignent quotidiennement les écrivains de l'école démocratique. Eh bien, répondrons-nous hardiment à ces fantaisistes, aucune époque n'a peut-être vu autant de déplacements et d'excursions que l'ère féodale. Si paradoxale que puisse paraître de prime abord cette assertion, on verra qu'elle a pour elle l'autorité des faits et l'appui de l'histoire.

Loin d'être exceptionnels, les voyages étaient familiers à toutes les classes de la nation : rois, prélats, gentilshommes, moines, commerçants, trouvères, professeurs, savants, chevaliers, étudiants, ouvriers, parcouraient d'un bout de l'année à l'autre les principaux chemins de l'Europe, obéissant les uns aux exigences de la politique, les autres à la soif des aventures ; ceux-ci poussés par l'amour de l'humanité, et ceux-là par la passion de la science.

Et d'abord, est-il besoin de rappeler ces grandes odyssées religieuses qu'on appelle les croisades, et auxquelles prirent part tous les rois et tous les princes de la chrétienté ? Parmi ces hauts barons, l'un fonde le royaume de Jérusalem, l'autre revêt à Constantinople la pourpre impériale. Guillaume de Normandie passe le détroit et conquiert l'Angleterre. Henri de Bourgogne s'adjuge la Lusitanie et se fait couronner roi de Portugal. Voilà pour les rois et les grands feudataires. Leurs vassaux sont-ils moins aventureux ? Un pauvre gentilhomme de Coutances, Tancrède de Hauteville, se trouvant trop à l'étroit avec ses cinq fils dans l'humble gentilhommière patrimoniale, quitte un beau matin la patrie de Rollon et va, l'épée à la main, arracher aux Sarrasins la possession des deux Siciles.

Ambassadeurs des rois, médiateurs des princes et protecteurs des peuples, les évêques vont à Rome, à Constantinople, en Angleterre et en Espagne ; ils négocient les traités, concluent les trêves, pacifient les querelles, font la guerre à l'hérésie, surveillent la discipline, prêchent la croisade, bref, se portent sur tous les points où la guerre sévit, où le schisme éclate et la foi périclite.

Et les trouvères, quels touristes intrépides ! De châteaux en châteaux, Bertrand de Born, Blacas d'Aulps, Guillaume de Figueros, Pierre Cardinal, Armand Vidal et Sordello de Mantoue vont déclamer leurs ballades ou leurs sirventes ; ou bien, comme Taillefer à la journée d'Hastings, ils accompagnent les chevaliers, et, la lance d'une main, la viole de l'autre, ils entonnent avant la bataille le bardit de guerre.

De la même race sont ces chroniqueurs dont le chanoine Froissart est le type. La vie de ce vaillant chroniqueur n'est qu'une longue chevauchée à travers la Flandre, l'Espagne, l'Écosse, l'Allemagne, la France, l'Italie. Il rédige en courant ses chroniques ; il puise de toutes mains à la table des châteaux et des hôtelleries. Trottant sur sa mule grise, avec sa malle en croupe, et menant en laisse un blanc lévrier, il saisit au passage les nouvelles qui courent comme lui par les chemins ; c'est ainsi qu'un beau jour, sur la route d'Orthez à Blois, il fait la rencontre d'un homme d'armes, messire Espaing du Lion, qui met sa monture au pas de la sienne, et, chevauchant côte à côte, l'informe de tout ce qui concerne les châteaux et les villes échelonnés sur leur passage. Clerc de Philippe de Hainaut, reine d'Angleterre, Froissart se rend à sa cour et s'y répand en beaux dictiés ; il prend part aux fêtes d'un mariage princier ; puis du Milanais passe en Brabant, chez le duc Wenceslas ; pousse une pointe en Zélande, où il se lie avec un seigneur portugais ; de là, revenant sur ses pas, il gagne Blois, où il voit le comte Gui, et ensuite Gaston Phébus à Foix. On dirait que Froissart pressent où sont les germes des événements, et, en chroniqueur scrupuleux, veut assister à leur éclosion.

Aussi ses voyages sont-ils les plus brillants tableaux qui se puissent voir, pleins de tumulte, étincelants de couleurs, splendides de costumes : batailles, fêtes, tournois, sièges de villes, prises de châteaux, grandes chevauchées, escarmouches hardies, nobles faits et maniements d'armes, entrées des princes, assemblées solennelles, bals et habillements de cour, toute la vie militaire et féodale du XIVe siècle s'y presse, s'y accumule dans une magnifique profusion. Froissart est l'ancêtre de nos reporters.

 

Le nom de Froissart nous ramène naturellement à ces paladins épiques qui, nuit et jour, s'en allaient par le monde, à l'affût du crime et au service du droit. Au milieu de cette époque tourmentée, le chevalier errant était le grand justicier de la Providence. Comme l'a dit le poète :

. . . . . . . . . . . . Dans l'horrible balance

Où les princes jetaient le dol et violence,

L'iniquité, l'horreur, le mal, le sang, le feu,

Sa grande épée était le contrepoids de Dieu.

 

Les ouvriers et les commerçants sont des excursionnistes non moins intrépides que le chanoine de Douai et les chevaliers errants. Les premiers sont obligés de faire leur tour de France, d'Angleterre ou d'Allemagne, pour acquérir la compétence et l'habileté voulues dans l'art auquel ils se sont voués ; les seconds vont exhiber leurs produits de foire en foire, à Beaucaire, à Troyes, à Guibray et à Nowogorod, vastes entrepôts où s'accumulent, à périodes fixes, les richesses de l'Europe, de la Perse, de l'Égypte et de l'Asie. Mais c'est parmi les républiques italiennes que la passion du commerce prend surtout son essor. Venise et Gènes dominent l'Archipel ; Pise fonde des établissements sur les côtes d'Afrique et s'empare des îles de la Méditerranée ; les négociants florentins ont des comptoirs en France et en Angleterre. Plusieurs colonies italiennes s'établissent autour de la mer Noire ; le Vénitien Sanuto pousse jusqu'au Cambodge : des marchands de Breslau et de Pologne rencontrent au fond de la Barbarie des trafiquants de Pise et d'Amalfi. Le monde connu est tout entier exploité par les nobles marchands de ces républiques, souvent réunies en confédération commerciale, qui font la guerre et la paix, ressemblent à des nations libres plutôt qu'à des compagnies, et jouissent d'immenses privilèges. On paraît croire que l'industrie est née d'hier ; on en a fait une divinité moderne ; mais qu'on lise Pagnini, Baldelli, Sundi, Munzi, Muratori, on y verra les Génois, en moins de trente jours, armer une flotte de deux cents voiles portant cinquante mille combattants équipés à leurs frais ; et, au commencement du XVe siècle, soixante-six familles florentines payer, en vingt-trois ans, cinq millions de florins d'or d'impôts. On y verra un marchand génois, Megello Lercaro, se mesurer seul contre un empereur grec, et, après la victoire, donner l'exemple de la modération et de la générosité[21].

Gagnée par ce mouvement, la Provence y participe à son tour ; tous les ans, nos compatriotes de Marseille vont vendre des quantités de vin aux Arabes ; un orfèvre de Paris s'établit en Chine, et les marchands navarrais et basques font concurrence, sur tous les marchés, aux riches négociants de Gênes et de Venise.

Restent maintenant les étudiants, les savants, les professeurs, les pèlerins et les missionnaires ; ce sont eux qui sillonnent le plus souvent les routes, ou qui, du moins, rapportent de leurs voyages les impressions les plus utiles à la science. Les célèbres professeurs courent le monde, et surtout les professeurs italiens, justement renommés pour la subtilité de leurs commentaires et la facilité de leur éloquence. On voit même les grandes villes italiennes se disputer ces célébrités scientifiques et renchérir les unes sur les autres pour s'abreuver à leur savoir. L'enchère que l'on établit ainsi coûte quelquefois aux républiques, avides d'instruction et de gloire, des sommes considérables. Bologne, par exemple, dépense vingt mille ducats, la moitié de son revenu, pour son université seulement. Quelquefois on fait jurer au professeur de ne jamais quitter l'université dans laquelle il enseigne, ou de ne jamais répéter dans une autre ville les commentaires dont son cours est composé.

Rien de plus remarquable, au moyen âge, que l'ardeur scientifique qui s'empare de toutes les intelligences. Un même souffle anime la France, l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne, et pousse les esprits vers l'étude. Dès le XIIIe siècle, les Français, les Flamands, les Allemands, les Portugais, les Espagnols, les Anglais, les Écossais fréquentent l'université de Bologne, qui compte dix mille élèves. Les papes la protègent. Frédéric II invite spécialement les étudiants à venir à Naples, et toutes sortes de privilèges leur sont octroyés. Il en est de même, du reste, dans presque toutes les universités. A Paris, Abeilard compte plusieurs milliers d'auditeurs, parmi lesquels vingt cardinaux et cinquante évêques. Le centre de ce grand mouvement intellectuel, c'est la France ; et la source qui alimente le ruisseau de la science dans le monde entier, pour nous servir de l'expression de saint Bonaventure, c'est Paris. On s'en va étudier la médecine à Salerne et à Padoue, l'astrologie-à Tolède, le droit à Bologne ou à Orléans ; mais il faut rester à Paris pour se familiariser avec les arts libéraux et s'initiera la théologie, ce summum scientiæ[22]. Paris contient un si grand nombre d'Italiens riches et savants — nommés alors Lombards —, que le nom de rue des Lombards reste à l'une de ses rues habitée principalement par des Italiens. Dante, Pétrarque, Boccace passent une partie de leur vie à Paris ; Brunetto Latini y vient comme ambassadeur. Lanfranc, dans une de ses préfaces, remercie les Parisiens de l'accueil bienveillant qu'il a reçu d'eux. Quelquefois, à cette époque où toutes les langues romanes étaient confondues, les Italiens écrivaient leurs ouvrages en français ; ainsi Brunetto Latini, proscrit, écrit son Trésor dans notre langue, et l'on croit que la première rédaction des voyages de Marco Polo fut également française.

Les écoles abondent dans la capitale ; indépendamment du centre universitaire de la montagne Sainte-Geneviève, un grand nombre d'églises ont la leur : Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois, Saint-Nicolas-du-Louvre, Saint-Julien-le Pauvre, etc. Les Dominicains, à peine arrivés, ouvrent celle de la rue Saint-Jacques, qui devient en peu de temps la plus florissante, malgré l'opposition des docteurs séculiers ; Robert de Sorbon viendra plus tard apporter à ces différentes œuvres le complément de sa fondation. A Toulouse, à Montpellier, l'enseignement jette aussi le plus vif éclat. Elinand, Alain de Lille trouvent là, parmi les écoliers, des auditeurs instruits et des disciples empressés. De tous les pays de l'Europe, les étudiants affluent autour dès-maîtres que leur savoir distingue et popularise. La plupart des savants étrangers, comme Étienne de Langton et Robert Grosse-Tête, sont en rapport avec l'Université de Paris, soit comme élèves, soit comme professeurs ou dignitaires. Cette expatriation, à laquelle l'amour des sciences condamne la jeunesse de l'Allemagne, de l'Angleterre, de l'Ecosse, du Portugal et de l'Espagne, est fort utile aux étudiants, si l'on en croit le cardinal Jacques de Vitry ; car, dans leur patrie, dans leur famille, ils vivent au milieu des délices et de mille occupations qui les empêchent de travailler ; aussi aiment-ils mieux, quand ils sont sages, s'en aller ailleurs[23].

Et quels obstacles ne franchissent-ils pas lorsque l'ardeur scientifique les domine ? Au VIe siècle, Fortunat passe les Alpes pour aller chercher ses titres de médecine à Ravenne ; au XIe, Richer franchit les Pyrénées pour se rencontrer en Espagne avec des étudiants anglais ; au XIIe, c'est Pierre le Vénérable qui, sur le conseil du Pape, fait le même voyage pour aller apprendre l'arabe et présider à la traduction du Koran. On supplée à l'imprimerie et à la rapidité des communications par les voyages, qui deviennent beaucoup plus rares après la découverte de Gutenberg. Et d'ailleurs, cette coutume, forçant les élèves à voir beaucoup de peuples et de pays avant d'écouter un professeur, ajoute l'expérience de la vie à l'expérience des livres. Grâce à ce réseau d'étudiants, les ouvrages nouveaux se répandent d'un bout du monde à l'autre.

Mais il est une classe de voyageurs que leur enthousiasme entraîne encore plus loin, et auxquels la science géographique est encore plus redevable : ce sont les missionnaires ; tous les chemins de l'ancien et du nouveau monde portent la trace de leurs sandales. C'est ainsi que les Franciscains vont jusqu'en Chine sur le cheval de saint François, c'est-à-dire à pied, en traversant, chose prodigieuse, tout le continent asiatique ; ils fondent, une chrétienté florissante à Pékin, où naguère la France et l'Angleterre, alliées, n'entrèrent qu'à coups de canon, pour obtenir un résultat beaucoup moins certain et assurément plus imposé.

 

Mais ce n'est pas tout, et c'est ici que nous touchons presque au merveilleux.

Lorsque, au XIe siècle, les Scandinaves abordent au Groenland, les Esquimaux leur apprennent qu'au Sud, au delà de la baie de Chesapeake, on voit des hommes blancs, vêtus de longs habits de la même couleur, qui marchent en chantant et portant devant eux.des bannières. Eh bien, ces hommes blancs, ce sont des moines, des Bénédictins. Une tempête les avait jetés, au VIIIe siècle, sur la côte d'Amérique, lorsqu'ils croyaient voguer vers l'Islande[24].

Nos archives historiques concordent, du reste, avec celles du Nord pour constater le grand fait de la découverte anté-colombienne de l'Amérique La relation du voyage que deux nobles Vénitiens, les frères Zeni, firent au Groenland en 1380, et surtout la carte exacte qu'ils donnèrent de-cette contrée suffiraient seules pour le démontrer. Quelques documents nous renseignent, en outre, sur l'état de la religion dans les anciens établissements scandinaves de l'Amérique. D'après ces pièces, les rapports de l'Amérique avec l'Europe étaient si bien établis, que, dès 1056, une bulle du pape Victor II range l'Amérique septentrionale parmi les contrées soumises à la juridiction de l'archevêque Adalberg de Hambourg. Des députés du Groenland viennent demander des missionnaires à Adalberg, et celui-ci s'empresse de déférer à leurs vœux. Plus tard, en 1181, un évoque nommé Éric se rend du Groenland au Vinland, dans le but de convertir ceux de ses compatriotes encore retenus dans les liens de l'idolâtrie[25]. Il est donc permis de considérer comme d'incontestables vestiges de cet apostolat primitif les traditions chrétiennes dont les explorateurs modernes retrouvèrent plus tard les débris.

 

D'autres documents complètent nos connaissances sur la situation de l'Église catholique dans l'Amérique septentrionale. Les colons norvégiens, nous apprennent ces documents, avaient avec eux des évêques ; et, jusqu'en 1418, on les voit payer au Saint-Siège une contribution de deux mille six cents livres pesant de dents de morses, à titre de dîme et denier de Saint-Pierre[26]. Les monuments viennent eux-mêmes offrir leur tribut à l'histoire anté-colombienne de l'Amérique. En effet, des voyageurs ne découvrent-ils pas dans le nord de cette partie du monde, et notamment sur les rivages du Groenland, non-seulement des inscriptions runiques, mais les ruines de plusieurs églises ? Durant le XIIIe siècle, on fait encore de nouvelles découvertes dans l'Amérique du Nord, et surtout vers le pôle arctique. On les doit aux religieux qui habitèrent le Groenland : après s'être avancés jusqu'au fond de la mer de Baffin, où les pêcheurs du Nord avaient une station d'été, ces moines entrèrent dans le détroit de Barrow[27]. Voilà comment de simples prêtres groenlandais traçaient la route d'une exploration qui devait être, six siècles plus tard, le plus beau titre de gloire des navigateurs de la Grande-Bretagne, de G. Parry et de John Ross[28].

D'autres moines allèrent encore plus loin et s'enfoncèrent plus avant dans l'intérieur des terres, jusqu'au Mexique peut-être. Telle est du moins la conclusion que tire dom Pitra d'un ouvrage qu'il cite dans son Histoire de saint Léger. Mais, en dehors de ces explorateurs héroïques, nous pouvons en citer d'autres non moins hardis qui rendirent, eux aussi, de précieux services à la science, soit en décrivant de nouvelles contrées tout à fait inconnues, soit en rectifiant les erreurs de leurs devanciers.

 

La science du géographe n'a que fort peu à puiser dans les écrits de l'époque franco-gothique. Cependant on peut citer l'ouvrage d'un évêque arménien, Moyse de Chorène, composé au Ve siècle, et dans lequel on trouve quelques notions sur certaines régions de l'Asie[29] ; puis celui de Jornandès, écrit un siècle plus tard, et qui contient de curieux détails sur la géographie du Nord[30]. Au VIe siècle, un moine égyptien, nommé Cosmas, visite l'Éthiopie et l'Inde ; ses fréquentes excursions dans cette dernière région lui avaient même fait donner le surnom d'Indopleustes. Le zèle qui porte les regards des chrétiens vers la Terre-Sainte suscite, au VIIe siècle, les premières descriptions de Jérusalem et de ses environs ; les pèlerins qui s'y rendent écrivent parfois, à leur retour, l'itinéraire qu'ils ont suivi.

La plus ancienne relation de voyage à la Terre-Sainte est celle de saint Porphyre, évêque de Gaza, qui vivait quelques années après sainte Hélène. Au VIIe siècle, saint Antonin parcourt les lieux saints avec un égal esprit de piété. Au siècle suivant, nous trouvons saint Guillebaut, évêque d'Eichstsedt en Bavière ; ce saint prélat visite quatre fois Jérusalem. Ayant perdu la vue à Gaza, il fut pendant plusieurs mois obligé de se servir du bras d'un de ses compagnons pour marcher. Ce fut dans son second pèlerinage à la ville sainte que ses yeux se rouvrirent, au moment même où il entrait dans l'église où la croix du Seigneur fut trouvée. Citons encore saint Bononius, abbé d'un monastère de Lucques. Ce saint homme avait conçu la pensée du grand pèlerinage, mais avec la même intention que saint François d'Assise, celle de prêcher la foi aux musulmans de l'Égypte et de la Palestine. Il obtint seulement la mise en liberté de tous les captifs chrétiens soumis au roi de Babylone, et, suivi de cette troupe qui le bénissait, revint en Europe par Constantinople.

En 1035, Robert Ier, duc de Normandie, va pieds nus à Jérusalem avec une suite nombreuse de peuple. Sweyn, le frère d'Harold, tombé à Hastings le 14 octobre 1066, se rend à pied de la Flandre à Jérusalem. En 1064, Siegfried, archevêque de Mayence, Othon, évêque de Bamberg, et les évêques de Ratisbonne et d'Utrecht se rendent en Terre-Sainte, accompagnés de plusieurs ecclésiastiques de tout rang, de comtes et de chevaliers, formant un total de sept mille personnes. Le jubilé de l'an 1300 amena, dit Villani, plus de deux cent mille pèlerins en Palestine.

Les premières croisades provoquèrent de grands voyages. Supposant que les Tartares, toujours en guerre avec les possesseurs de la Terre-Sainte, n'hésiteraient pas à s'allier aux chrétiens, les papes leur expédièrent plusieurs ambassades, et ce furent des religieux qu'on chargea de cette périlleuse mission. Saint Louis fit ensuite les mêmes tentatives. Telle fut l'origine de nos premières explorations au centre de l'Asie. C'était la voix de la religion qui faisait franchir tous ces déserts et braver des peuplades plus redoutables encore.

 

Chargé par le pape Innocent IV de se rendre près du khan de Tartarie, saint Jean de Piano Carpini partit en 1246, accompagné d'un religieux polonais nommé Benoît. Les deux voyageurs traversèrent l'Europe en s'arrêtant à la cour de divers souverains, et, à la suite de nombreuses haltes, ils arrivèrent enfin près d'un prince auquel on décernait le titre d'empereur, et qu'ils trouvèrent assis sur un trône d'ivoire constellé de pierreries. Peu d'années après le voyage de Carpini, le Pape tente de nouveau d'entrer en relation avec les peuples de la Tartarie. Une seconde ambassade fut donc décidée. Elle se composa de quatre religieux commandés par un Dominicain, nommé Nicolas Ascelin[31]. Les voyageurs traversèrent une partie de l'Asie, et se rendirent d'abord à l'armée du khan, qui se trouvait alors en Perse. Là, ils subirent les traitements les plus barbares, et ce ne fut qu'après un séjour de trois ans et demi en Perse qu'Ascelin put rentrer à Rome. Les intérêts du catholicisme portèrent aussi le Franciscain Oderic de Portenau à parcourir l'Asie ; Oderic partit vers 1314, et ne revint que quinze ans après.

Tels sont les principaux voyageurs de l'ère féodale ; malgré leur instruction insuffisante, ils tirèrent cependant de leurs dangereuses courses plus 'de bénéfice qu'on ne pouvait raisonnablement en espérer. Ajoutons que leurs récits eurent l'avantage de charmer les lecteurs du moyen âge, dont ils piquaient la curiosité. Le seul reproche qu'on puisse faire à ces charmants conteurs, c'est leur excessive crédulité. A. de Humboldt, dont l'autorité est si grande en pareille matière, leur rend néanmoins justice, et voici comment il apprécie leur œuvre : L'intérêt qui s'attachait alors aux relations de voyages, dit-il, était presque tout dramatique. Le mélange facile et nécessaire du merveilleux leur donnait presque une couleur épique. Les mœurs des peuples, dans ces récits, ne sont pas exposées sous forme de description, elles sont mises en relief par le contact des voyageurs avec les indigènes. Les végétaux n'ont pas encore de nom et passent inaperçus, si ce n'est que de temps à autre on signale un fruit d'une saveur agréable ou d'une forme étrange, ou bien un arbre qui frappe les regards par les dimensions extraordinaires de son tronc et de ses feuilles. Parmi les animaux, on dépeint de préférence ceux qui se rapprochent le plus de la forme humaine, ceux qui sont le plus attrayants ou le plus dangereux. Les contemporains croyaient encore à tous les périls dont on les effrayait, et que peu d'entre eux auraient affrontés. La longueur des traversées faisait paraître le pays de l'Indeon nommait ainsi toute la zone des tropiquescomme reculé dans un lointain incalculable. Colomb n'était pas encore en droit d'écrire à la reine Isabelle : La terre n'est pas immense ; elle est beaucoup moins grande que le vulgaire ne se l'imagine[32].

 

§ II. — MÉDECINE

 

La médecine est peut-être, avec la géographie, la science qui occupe le premier rang dans l'ordre chronologique.

Durant les premiers siècles du moyen âge, la médecine, considérée comme une œuvre pie, est, chez les nations chrétiennes de l'Europe occidentale, totalement confiée aux moines. Déjà Cassiodore nous indique ce caractère religieux de l'art médical, lorsque, décrivant la bibliothèque de son monastère de la Calabre, il recommande aux moines de ce couvent la lecture des livres touchant l'art de guérir. Jusqu'à la fin du XIe siècle, le nombre des couvents où l'on enseignait la médecine était considérable. Aussi cette science resta-t-elle longtemps dans les mains du clergé. Les rois de France, pendant cette période, demandent souvent leurs archiatres aux ordres religieux : le médecin de Philippe-Auguste est un moine de Saint-Denis, nommé Rigord ; Louis VI a pour médecin Obison, chanoine de Paris ; Louis VII, Lombard, chanoine de Chartres ; Jean le Bon, Pierre d'Auvergne, chanoine de Paris, et Jean de Cisco, chanoine de Nantes ; Charles V, Gervais Chrétien, chanoine de Paris ; saint Louis, Robert de Douai, chanoine de Senlis ; Charles VI, Jean Tabari, évêque de Térouanne ; et Chartes VII, Jean Avantaigne, évêque d'Amiens.

Au XIIe siècle, les religieuses rivalisent elles-mêmes de zèle avec les moines, et prodiguent leurs soins aux malades. A cette époque, Abeilard ne craint pas d'engager les moniales du Paraclet à se livrer à la chirurgie[33]. La renommée de quelques-unes de ces pieuses femmes a franchi les murs de leurs cloîtres, et s'est étendue jusqu'à nous. Une des plus célèbres fut sainte Hildegarde, abbesse du couvent du mont Rupert, sur les bords du Rhin. On doit à cette religieuse un traité d'histoire naturelle médicale[34]. De temps à autre aussi, les villes sont fréquentées par des mires ou des espèces de charlatans, qui débitent des remèdes dans les rues et sur les places publiques. On n'ose pas commencer d'opérations sans consulter les étoiles, ni saigner un malade dans le dernier quartier de la lune. On traite la léthargie en attachant une truie dans le lit du malade ; la maladie des reins, en peignant un cœur de lion sur une feuille d'or que l'on suspend au cou au moment où le soleil passe sur le méridien : la chair de lion, l'huile de scorpion, les cloportes, les toiles d'araignée, la corne de cerf, la râpure de tête de mort, toutes les substances les plus excentriques sont préconisées comme des remèdes. Dans les campagnes, la médecine est pratiquée, sinon d'une façon plus éclairée, au moins avec une louable abnégation dans les châteaux, où les femmes des seigneurs étudient empiriquement la vertu des plantes.

 

L'Italie est le berceau de l'enseignement médical en Europe. Vers le milieu du moyen âge, les Bénédictins y fondent les écoles du Mont-Cassin et de Salerne, les plus anciens établissements de la chrétienté. L'école du Monte Cassino avait son siège dans le couvent fondé au VIe siècle par saint Benoît, sur l'une des pentes de l'Apennin, dans le site appelé Terra di Lavor. Dès le IXe siècle, cette école acquiert un certain renom. L'abbé Berthier fait alors des cours de médecine, et compose des ouvrages sur cette science. Plus tard, les moines de tous les pays se rendent au Mont-Cassin pour y étudier, et les malades vont y chercher leur guérison[35]. Au XIe siècle, la célébrité du Mont-Cassin est telle, que Henri II, roi de Bavière, s'y rend pour se faire traiter de la pierre. Les chroniqueurs racontent, à ce sujet, que le monarque guérit, mais grâce à l'intervention miraculeuse du saint fondateur. Saint Benoît lui pratiqua l'opération pendant son sommeil, lui mit le calcul dans la main, et cicatrisa immédiatement la plaie.

L'école de Salerne fut plus célèbre encore que celle du Mont-Cassin. Les chroniques du temps nous apprennent qu'au VIIIe siècle elle avait acquis une renommée européenne ; mais ce fut seulement au XIe que les moines de cette corporation commencèrent à délaisser la méthode un peu primitive qu'ils avaient d'abord employée, pour lui substituer une médication basée sur les connaissances scientifiques de leur époque. S'il existe quelque incertitude à l'égard de la fondation de l'école de Salerne, on sait au moins exactement que ce fut au XIIIe siècle qu'elle parvint à son plus haut degré de splendeur. Frédéric II réorganisa l'enseignement, améliora le sort des professeurs, et leur réserva la collation des grades.

 

Les candidats qui satisfaisaient aux examens de médecine recevaient le titre de magister. Si l'examen portait sur la physique d'Aristote, on y ajoutait celui de magister artium et physicœ. Le titre de docteur conférait le droit de professer[36]. Cuvier trouve dans cette institution primitive une organisation si savante, qu'il n'hésite pas à la considérer comme l'origine et le modèle des universités postérieures[37]. Frédéric II ne se contenta pas d'imprimer une vigoureuse impulsion à l'enseignement médical, il décida que les candidats subiraient, avant d'être reçus, un examen sur l'anatomie. Tout candidat qui n'avait point satisfait aux épreuves ne pouvait pratiquer la moindre opération chirurgicale, ni même traiter une plaie ou soigner un ulcère.

 

L'homme dont le mérite a le plus influé sur la célébrité de l'école de Salerne est Constantin l'Africain. Après avoir, pendant près de quarante ans de sa vie, fréquenté les écoles de l'Orient, ce savant revint se fixer dans sa ville natale ; mais ses compatriotes, méconnaissant un mérite qu'ils n'attribuaient qu'à la magie, le persécutèrent avec acharnement. Ils allaient le livrer au dernier supplice, lorsque Constantin s'échappa furtivement, et vint se réfugier à Salerne, où le duc Robert lui fit un sympathique accueil. Plus tard, ce prince en fit son secrétaire ; mais Constantin renonça peu de temps après à cette dignité, et vint humblement prendre l'habit monacal au Mont-Cassin. Ce fut même dans ce cloître qu'il écrivit ses principaux ouvrages.

 

L'école de Montpellier, créée postérieurement à celle de Salerne, reçut la même organisation que son aînée.

Paris ne fut pas bien longtemps après favorisé d'une institution analogue.

L'enseignement supérieur de la médecine prit naissance vers le milieu du XIIe siècle, et sous le règne de Louis VII. Choisis parmi les hommes lettrés, les premiers membres du professorat appartenaient tous à l'état ecclésiastique, et même, selon Hazon, l'école de médecine de Paris eut primitivement son siège dans le monastère de Saint-Victor. Aussi, pour se conformer à cette maxime : Ecclesia abhorret a sanguine, les prêtres abandonnèrent-ils aux laïques toutes les opérations manuelles. C'est de cette époque que date la séparation de la médecine et de la chirurgie[38]. Cette scission était tellement dans le principe de l'institution, que les médecins, en recevant l'investiture de leur charge, s'engageaient, par serment, à renoncer à la pratique chirurgicale, regardée alors comme incompatible avec la dignité de l'art.

Les médecins, d'après les règlements de l'université, ne pouvaient contracter mariage, ce qui les fit embrasser les ordres[39]. Les scrupules que dut naturellement faire naître leur situation, donnèrent à l'exercice de la médecine une physionomie toute particulière. L'exploration d'un certain nombre de maladies étant incompatible avec la pureté du sacerdoce, ils en abandonnèrent le traitement aux chirurgiens. D'un autre côté, ne pouvant se multiplier assez, ceux-ci s'accoutumèrent à confier aux barbiers, qu'ils employaient comme de simples serviteurs — frater —, les pansements et les saignées[40]. Les médecins respectèrent jusqu'au milieu du XVe siècle la loi du célibat. Ce fut seulement en 1452 que le cardinal d'Estouteville leur permit de se marier[41].

Les annales de l'art médical rappelleront toujours avec reconnaissance le souvenir de Jean Pitard, le fondateur, en quelque sorte, de la chirurgie française. Né en 1228, il avait à peine trente ans, lorsque saint Louis le choisit pour son chirurgien. Après avoir suivi ce monarque en Orient, dès qu'il fut de retour en France dans sa patrie, son premier soin fut d'y organiser l'enseignement de l'art chirurgical. Pitard obtint de saint Louis que désormais la chirurgie eût une existence dans l'État, et qu'elle reçût une réelle organisation. Jusqu'alors les chirurgiens n'avaient été astreints à aucune règle ; Pitard leur fit donner des professeurs, et depuis lors tout individu de cette corporation n'obtint la permission d'exercer qu'après des examens rigoureux. L'institution nouvelle prit le nom de Collège ou de Société de Saint-Côme, patron des chirurgiens. L'humanité du monarque ne mit qu'une seule condition à sa libéralité : Pitard et ses confrères durent s'engager à donne r gratuitement leurs soins aux malades incurables qui se réfugiaient dans les charniers établis autour des églises.

Arnaud de Villeneuve mérite d'occuper la première place dans l'histoire médicale du moyen âge. La célébrité, la variété de ses connaissances et le nombre considérable de ses écrits, font de ce savant une des plus grandes figures de l'époque. Arnaud de Villeneuve s'adonna tout à la fois à la médecine et à l'alchimie. Ses travaux alchimiques ne furent pas sans utilité ; il connaissait le bismuth et l'émétique, et sut préparer l'eau de la reine de Hongrie ; enfin, il soupçonna la cause de l'action des vapeurs de charbon.

Arnaud de Villeneuve se plaça tellement haut dans les bonnes grâces de Clément V, que, lorsqu'il mourut, le Souverain Pontife exprima publiquement son deuil ; mais, non content de manifester ses regrets, Clément IV voulut se consoler de la perte de son médecin en recueillant religieusement ses œuvres. Une lettre encyclique, adressée à tous les évêques et à toutes les universités, enjoignit aux sujets du Saint-Siège de chercher et de découvrir le traité de médecine qu'Arnaud avait composé pour Clément V, et menaça de l'excommunication ceux qui le lui déroberaient[42]. Tel était le prix que l'Église attachait à la science.

 

Pierre d'Apono, ou mieux d'Abono, né vers 1250, en la ville d'Abono, dans le Padouan, fut, après Arnaud de Villeneuve, le plus célèbre médecin du XIIIe siècle. Le pape Honorius le payait quatre cents ducats par jour, lorsqu'il l'appelait dans ses maladies[43].

Vers la fin du XIIIe siècle, la France comptait comme un de ses plus remarquables médecins Bernard de Gordon, professeur à l'école de Montpellier. Un des ouvrages de Gordon, le Lys de la médecine, contient un document précieux pour l'histoire des sciences. Parmi une foule de recettes qui y sont entassées, on rencontre celle d'un collyre capable, selon l'auteur, de faire lire à un vieillard les lettres les plus fines, sans qu'il ait besoin d'employer des lunettes. ; cette assertion ne donne-t-elle pas à croire que l'invention de ces instruments est antérieure à l'époque qu'on lui assigne d'ordinaire ?

 

La plus pure réputation médicale de tout le moyen âge fut, sans contredit, celle de Guy de Chauliac, originaire du village de Chauliac, situé sur la frontière de l'Auvergne, dans le Gévaudan. Chauliac fut le médecin de Clément VI, d'Innocent VI et d'Urbain V, qui lui donna le titre de chapelain ou de lecteur de la chapelle pontificale[44]. L'anatomie doit beaucoup à Guy de Chauliac. Personne n'avait avant lui aussi vivement recommandé aux chirurgiens l'étude de cette science. Son traité d'anatomie renferme quelques conceptions ingénieuses. Nous avons déjà signalé dans les écrits d'Albert certains aperçus qui semblent préluder à la doctrine de Gall ; Guy de Chauliac émet des vues semblables, et fait, lui aussi, des lobes du cerveau les organes distincts et indispensables des diverses facultés intellectuelles.

 

Parmi les illustrations médicales et chirurgicales du XIIIe siècle, citons encore : Brunus, Jean de Saint-Amand, chanoine de Tournay, abréviateur d'Hippocrate, de Galien et de Mesné ; Roger, qui pratiqua son art à Salerne, et rédigea un Manuel de Chirurgie, que les étudiants désignaient sous le nom de Rogérine ; Pierre d'Espagne ou de Portugal, successeur du pape Adrien V ; Thaddée ; Roland, professeur à Bologne ; Simon, de Gênes ; Théodoric, qui, d'abord Frère Prêcheur et par la suite évêque, s'acquit un grand renom à Bologne, et enfin Guillaume de Salicet.

Une remarque à propos de ce dernier. On peut reconnaître, en lisant les ouvrages de Salicet, que le mot algèbre vient du verbe djabas, qui veut dire restituer, et du substantif djebr, dont le sens propre est réduction des os et le sens figuré réduction mathématique fractionum ad integrratem. Un des livres de Salicet porte, en effet, le titre suivant : Liber tertius de algebra, id est, de Restauratione convenienti circa fracturam et dissolutionem ossium. Voilà pourquoi, sans doute, en espagnol et en portugais, le mot algebrista, signifie chirurgien. Ce Guillaume de Salicet, qui pratiquait de son temps l'opération de la pierre et soupçonnait même la possibilité de la lithotritie, avait signé l'engagement de soigner pendant deux années consécutives un étudiant allemand, moyennant trente-six livres de Bologne, s'il était atteint d'une maladie déterminée. Singulier contrat, qui n'est plus dans nos mœurs, et qui éclaire d'un certain jour les rapports qu'entretenaient au XIIIe siècle les malades avec leurs médecins.

Les praticiens du moyen âge semblaient avoir usurpé l'influence politique des médecins orientaux : les uns devenaient évêques, les autres jouissaient de privilèges et d'immunités considérables, et même, dans certaines républiques italiennes, du droit de porter un costume plus riche que les autres citoyens.

A l'étude de leur art la plupart des médecins joignaient l'étude de la théologie. Grâce à cette double instruction, ils étaient naturellement moins accessibles aux idées matérialistes qui font tant de victimes parmi les savants de notre époque. Autre supériorité du moyen âge sur le nôtre : aux termes des statuts de leur corporation, les médecins devaient s'intéresser aux besoins spirituels de leurs malades, et ne pas les laisser mourir sans sacrements[45].

 

§ III. — ASTROLOGIE ET ASTRONOMIE

 

Dans l'antiquité, et pendant le moyen âge, les deux mots inscrits en tête de ce paragraphe étaient presque synonymes. Le mot astrologie désignait à la fois l'astronomie et les pratiques des astrologues ; et, toutefois, l'expression astrologia judiciaria, l'astrologie judiciaire, servait souvent à distinguer l'astrologie de l'astronomie, plus spécialement connue sous le nom d'astrologie naturelle, astrologia naturalis, ou simplement astronomie. L'astrologie judiciaire était la prétendue science des influences astrales sur les existences terrestres. Les hommes qui pratiquaient cet art se nommaient mathematici, astrologici ou chaldrei.

 

On s'est beaucoup moqué, et on a eu raison, de la science astrologique ; mais le principe sur lequel elle repose n'en est pas moins incontestable. Il est impossible de nier, en effet, que les sphères célestes exercent une action sur la terre et sur les corps. Cette action, les sens, il est vrai, ne peuvent l'apprécier, mais elle n'échappe pas à l'âme. Il est certain, du moins, que chez les personnes douées d'une sensibilité exaltée, comme les lunatiques, l'âme est sujette à des influences sidérales que ne subissent pas la majorité des mortels. Maintenant, cette influence astrale provient-elle de notre insensibilité ou de son absence ? Ce n'est pas ici le lieu d'examiner ce problème. Quoi qu'il en soit, le devoir de la science est de réunir les faits, afin de pouvoir se prononcer, et, jusqu'à ce qu'une décision intervienne, la question doit rester pendante. Malheureusement, les créateurs de l'astrologie ne crurent pas devoir attendre cette décision, et, partant d'une conception a priori, ils ne prirent d'autre guide que leur fantaisie. Ils cherchèrent d'abord quelle action chaque corps sidéral exerce sur les êtres physiques lors de leur conception ou de leur naissance, et ensuite l'influence qu'ils font prévaloir à travers les différentes périodes de leur existence. C'est ainsi, par exemple, qu'ils désignent la planète Jupiter comme l'astre sous lequel naissent les hommes sages, beaux, bons, sérieux, prudents, justes, généreux, riches, fidèles, honorés, heureux, et qui veille, parmi les organes humains, sur le poumon, le foie, les reins, les artères et le pouls ; parmi les pierres précieuses, sur l'émeraude, le saphir, l'améthyste, la turquoise ; parmi les métaux, sur l'étain ; et parmi les plantes, sur les roses, les lauriers, le safran, le santal, l'ambre, le camphre, la canne à sucre, le musc, etc.[46]

Mais comme le ciel, loin d'être constellé d'un seul astre, est parsemé de planètes, il fallut déterminer non-seulement l'influence isolée d'un seul astre, mais son influence collective. A cet effet, les astrologues divisèrent le ciel en douze sections, correspondant aux douze signes du zodiaque, et qu'on nomma zones. Chacune de ces zones fut à son tour subdivisée en sphères d'un diamètre plus restreint. On eut, par exemple, la première zone nommé horoscope, qui décide de la naissance, de la durée de la vie, du tempérament, etc. ; la seconde, qui concerne les richesses, les biens meubles, le commerce, les transactions, etc. ; la troisième, qui agit sur les frères et les sœurs ; la quatrième, sur les parents, etc. Voulait-on consulter les sphères célestes, l'astrologue observait et marquait d'abord la disposition des astres, à un moment donné, dans les diverses zones du ciel. Cette disposition se nommait thème, thema. Il fallait chercher et calculer la zone dominante, et, dans celle-ci, l'astre dominant ; puis dans quelle proportion, jusqu'à quel point l'influence de cet astre pouvait être modifiée par les autres constellations plus ou moins éloignées. Le résultat de ces calculs était nommé jugement, judicium : de là, la dénomination d'astronomie judiciaire. Les règles du calcul astral étaient nettement fixées. Ainsi, l'astrologue déterminait l'influence que Saturne exercerait dans la première, la seconde, la troisième zone, etc. Comme ces règles dépendaient de l'imagination de ces charlatans, il est inutile de faire observer qu'elles n'étaient pas invariables ; Rantzow, par exemple, nous donne un tableau synchronique des interprétations les plus autorisées, et ces interprétations sont tellement contradictoires, que le ridicule en saule tout de suite aux yeux. Eli bien, malgré le discrédit qui devait frapper un système aussi arbitraire, l'astrologie n'en obtint pas moins la confiance des peuples. Dès l'origine du monde jusqu'au XYIIIC siècle, nous voyons l'humanité interroger le ciel, et demander aux orbites planétaires l'intuition de l'avenir[47].

Ne nous étonnons donc pas que le moyen âge, dont les connaissances scientifiques étaient naturellement moins complètes que les nôtres, se soit livré aux pratiques de l'astrologie. Mais là aussi, comme partout, du reste, apparaît l'action véritablement bienfaisante de l'Église : seuls parmi leurs contemporains, les papes et les évêques s'élèvent contre ce charlatanisme médical. A partir des premiers Pères de l'Eglise jusqu'au dernier d'entre eux, en Occident, les auteurs ecclésiastiques le combattent, et en  déclarent l'exercice un grave péché. En 1357, le Franciscain Jean de la Roquetaillade, convaincu de s'être mêlé d'astrologie judiciaire, et d'avoir répandu des prophéties sur le compte des princes du temps, est condamné à la prison par ordre du Souverain Pontife.

Le cardinal de Vitry émet, au XIIIe siècle, le jugement suivant sur les astrologues : Certains individus ont avancé que les constellations influent sur le libre arbitre, et une foule d'autres témérités, dans l'espoir de passer pour de grands savants. Tous ces professeurs de vanité sont à fuir[48]. Un peu plus loin, le même prélat s'élève contre les vaines prédictions des astrologues, abus qui n'était pas près d'être déraciné. Il en est de même de la magie. Déjà poursuivie au XIIe siècle, et surtout au XIIIe, elle est de nouveau condamnée par Benoît III. En 1408, l'université de Paris la confond dans le même anathème avec l'astrologie, qu'elle taxe de science réprouvée.

 

L'astronomie, comme nous le disions tout à l'heure, ne se distinguait pas au moyen âge de l'astrologie. Elle en était une branche complètement indépendante et séparée. Le plus ancien astronome européen qui mérite une mention spéciale, et celui dont l'œuvre remonte à la date la plus ancienne, est un moine anglais, appelé Jean de Sacrobosco, qui florissait vers les premières années du XIIIe siècle. Ce savant religieux vint faire un cours de philosophie et de mathématiques à Paris[49]. Aussi adonné à la philosophie qu'aux mathématiques, Sacrobosco conçut le projet d'imprimer un nouvel essor à l'étude de l'astronomie. A cet effet, il commença par donner un abrégé de l'Almageste de Ptolémée. Son Traité de la Sphère, écrit plus tard, servit longtemps de guide aux astronomes. C'est une sorte de rudiment, dans lequel se trouvent réunies toutes les notions scientifiques de l'époque. Sacrobosco est, en outre, l'auteur d'un traité d'arithmétique, et d'un ouvrage sur les quadrants[50].

Dans le même siècle, deux puissants monarques, l'empereur Frédéric Il et Alphonse X de Castille, rivalisent de zèle scientifique et cultivent les arts avec la plus vive ferveur. Alphonse, qui dut le surnom de Sage à l'étendue de ses connaissances, ne s'occupe pas seulement d'étudier les œuvres des anciens, il en rectifie aussi les erreurs. Avant de monter sur le trône, il conçut le projet de corriger les Tables de Ptolémée, et, pour y parvenir, il convoque à Tolède les savants les plus en renom de son époque, et préside lui-même les assises de ce congrès. L'ouvrage auquel la collaboration de tous ces doctes personnages donna naissance fut naturellement attribué au souverain, et prit le nom de Tables alphonsines. Par une remarquable coïncidence, les Tables parurent le jour même du couronnement d'Alphonse, en 1252, On dit que cette œuvre ne lui coûta pas moins de quarante mille ducats. Une pareille initiative justifie surabondamment le surnom d'Astronome accordé par les contemporains au roi de Castille[51].

Le cardinal Cusa, dont nous avons déjà parlé, a sa place marquée parmi les astronomes de cette époque. Ses rectifications des Tables alphonsines suffiraient pour lui donner ce droit. Mais là ne se bornent pas les titres de Cusa. L'éminent cardinal est le premier parmi les modernes qui, renouvelant l'opinion de Philolaé de Crotone et de quelques autres disciples de Pythagore, proclama que la terre tourne autour du soleil[52]. C'était se mettre hardiment en opposition avec le système de Ptolémée ; mais qu'importait à Cusa ? Il aimait mieux braver l'opinion de ses contemporains que de faillir à la vérité.

 

L'Autrichien Pembacb suivit la voie du savant cardinal et donna la Theoria planetarum, dont la publication remonte à l'année 1488. L'Anglais Batecombe fut aussi un mathématicien astronome ; ses traités De Sphœrœ concavœ fabrica et usu, De Sphœra solida, De Operatione astrolabii sont restés célèbres. Condova, un médecin astronome de Séville, compléta l'Almanach perpétuel de Zacuth et l'enrichit de tables astronomiques. J. Muller, dit Regiomontanus, occupa la chaire de l'astronomie à l'université de Padoue. Son œuvre comprend des Ephemerides astronomicœ, Kalendarium novum, Tabulœ directionum, de Triangulis planis et sphœris. La Philosophie hermétique, ou Alchimie, et la Recherche de la pierre philosophale de Bernard de Trévise furent longtemps en vogue. L. B. Alberti, neveu du cardinal Degli Alberti, chanoine de Florence, construisit une chambre noire destinée à l'observation des étoiles. On doit au médecin Bernard de Lates l'invention d'un anneau dont les savants se sont longtemps servis pour mesurer la hauteur des étoiles et du soleil.

Dès le XIIIe siècle, la rotondité du globe était affirmée comme une vérité banale par un anonyme anglo-normand. L'Esprit-Saint, dit ce chroniqueur, a raempli tot le siècle qu'il apele orbem, cercle, pur ço que li siècle est tot rouns[53]. L'abbé de Cluny dit à son tour, en comparant la lune à l'âme humaine, qu'elle reçoit sa lumière du soleil sans avoir par elle-même aucun éclat. Un chanoine prémontré, Robert de Wimi, se montre particulièrement versé dans cette science. L'astronomie est également familière au Dante. Tout en suivant le système planétaire de Ptolémée, l'illustre poète signale les quatre étoiles situées près du pôle antarctique, celles que les Européens ne connurent que longtemps après, lorsqu'ils avancèrent vers les régions équinoxiales. Ces constellations de l'hémisphère austral lui avaient sans doute été indiquées par Albert le Grand. De même que ce dernier, le Dante fait souvent allusion aux antipodes. Homme étonnant, peintre, musicien, cultivant les arts avec succès, philosophe et théologien, tout en composant son grand poème, il se livre à l'astronomie, cultive la géométrie, et, dans son Convito, affirme la rotondité de la terre et en détermine le diamètre.

 

A la même époque, François Stabili, plus connu sous le nom de Cecco d'Ascoli, affirme que la terre est ronde, et que la voie lactée n'est qu'un amas de petites étoiles. Les étoiles filantes sont, dit-il, des vapeurs enflammées. Stabili parle des pierres, de la foudre et des aérolithes métalliques, explique la formation de la rosée, la naissance de l'écho par la réflexion des ondes sonores, compare l'arc-en-ciel à la réfraction du verre, et développe des idées fort justes sur la formation des éclairs. L'Italie fournit alors les plus illustres savants de l'Europe ; on se dispute surtout ses astronomes géomètres et ses physiciens. Quelques savants de cette nation savent dès lors évaluer le temps qui s'écoule entre deux phénomènes ; ils se servent de l'astrolabe, avec lequel ils mesurent l'arc que décrit le soleil entre deux observations. Au IXe siècle, un Florentin constate une erreur de trois jours dans le calendrier. Un tel fait ne prouve-t-il donc pas que l'Italie possédait des instruments assez exacts pour déterminer le solstice ?

 

§ IV. — LA CHIMIE

 

Malgré ses ridicules erreurs et ses pratiques absurdes, l'alchimie n'en a pas moins devancé la physique et la chimie. Au milieu d'une multitude de procédés et d'appareils ridicules, les chercheurs de la pierre philosophale opéraient, sans le vouloir, les découvertes les plus utiles. La distillation de l'alcool s'accomplissait à peu près comme de nos jours ; on fabriquait, à l'aide de l'aimant, de petits cygnes dont on dirigeait les mouvements à volonté ; d'ingénieux savants faisaient fleurir les végétaux en hiver ; la combinaison de plusieurs miroirs produisait une espèce de fantasmagorie qui trahissait des connaissances géométriques très-étendues, et l'on sait combien les savants modernes ont eu de peine à trouver la véritable composition du feu grégeois, qui n'est pas encore bien connu et dont les diverses recettes sont complètement contradictoires. Tantôt on le lançait avec des machines comme une bombe, tantôt c'était un liquide enflammé qu'un long tube éparpillait sur l'ennemi.

 

Les connaissances chimiques du moyen âge se révèlent plutôt dans ses conceptions artistiques et monumentales que dans ses livres. Les cathédrales gothiques, les mosquées de l'Orient, les collections de Palerme, de l'Escurial et de Paris attestent un savoir et des connaissances que notre époque n'a pas encore surpassés.

Pour ne parler que des peintres, les couleurs avaient un éclat et une fixité dont nous avons complètement perdu le secret ; il suffit de comparer, par exemple, les tableaux d'Horace Vernet avec les quelques toiles qui nous restent de Masaccio, d'Andrea del Sarto, etc., pour être convaincu de l'incontestable supériorité du moyen âge en cette matière. Les premiers, au bout de vingt ans à peine, se noircissent et s'écaillent ; quatre siècles n'ont pas amorti les magnifiques reflets des seconds.

 

Le XIXe siècle a également perdu l'art de mettre l'or en relief sur les manuscrits.

Un traité, encore manuscrit, d'Héraclius, De coloribus et artibus Romanorum, nous prouve l'antiquité de la peinture à l'huile. On y remarque un chapitre De oleo, quomodo aptatur ad distemperandum colores. La métallurgie ne manquait pas aux arts renaissants. Dès l'année 1180, Bonanno avait exécuté les portes en bronze du Dôme de Pise. Florence, en 1252, frappe des florins d'or, et Dante jette dans son Enfer plusieurs faux monnayeurs de la même époque. Un écrivain du XIVe siècle, Pegolotti, a laissé sur les opérations métallurgiques un livre qui prouve que les alliages, les proportions des métaux et les règles de la fonte n'étaient pas inconnus de ses contemporains.

Les chefs des grandes exploitations métallurgiques, les ouvriers ingénieux qui fabriquaient les verres colorés ou les émaux, et les artistes qui les peignaient, tous pratiquaient leur art avec une discrète réserve. Les nouveaux procédés qu'ils inventaient n'étaient jamais livrés à la publicité. Quand un élève favori n'en devenait pas à temps le religieux dépositaire, tout le fruit de leur expérience périssait avec eux. Quelques artistes dont Moehsen a eu le soin de nous léguer l'histoire et de reproduire les œuvres ont seuls fait exception. Tels furent, au XVe siècle, Isaac et Jean Hollandus, fabricants d'émaux et de pierres précieuses artificielles ; puis Alexandre Sidonius et Michel Sendigovius, son élève, qui, tout en pratiquant l'alchimie, fabriquaient des couleurs.

Nous avons parlé dans un autre chapitre de la peinture sur verre ; mais ici qu'il nous soit permis d'insister sur le caractère scientifique de cet art. Notre siècle, qui se vante d'être le siècle de la science, n'a pas encore pu produire une verrière comparable aux plus modestes vitraux du XIIIe siècle. Impossible de reproduire aujourd'hui cet azur et cette pourpre qu'enflamment les rayons du soleil couchant. Nos vitraux sont froids, mats, livides, comme le scepticisme moderne, et ne tamisent qu'une lueur souffreteuse.

La chimie féodale n'a pas seulement enfanté la peinture sur verre : elle a aussi favorisé l'extension de la mosaïque. C'est grâce à ses procédés que les mosaïstes purent donner aux émaux des teintes aussi riches que variées. Au VIe siècle, on exécutait déjà des portraits en mosaïque : témoin celui qu'on voyait alors au forum de Naples, et pour lequel les Goths professaient le plus grand respect. Les églises de Ravenne reçurent de Théodoric plusieurs sujets en mosaïque ; mais l'art subit probablement une éclipse ; car, au XIIIe siècle, les artistes en mosaïque étaient fort rares dans l'Europe occidentale, et ceux qui concouraient à la décoration des basiliques venaient presque tous de Constantinople.

 

Nous touchons maintenant à l'invention de l'imprimerie, dont les premiers propagateurs furent accueillis par les monastères et les couvents. Dès l'origine, la cour de Rome profite de cette admirable découverte. Les Litterœ indulgentiarum de Nicolas V, imprimées en caractères mobiles en 1454, sont le plus ancien monument typographique portant une date certaine. Gutenberg, par sa magnifique invention, centuple la marche de l'intelligence. La cour des Médicis offre aux sciences et aux arts la plus magnifique hospitalité. François Ier et Charles-Quint rehaussent la majesté de leur trône en l'environnant de tous les hommes éminents de l'époque. Le génie des arts se réveille sur sa terre de prédilection ; les pinceaux de Léonard de Vinci et de Raphaël enfantent des chefs-d'œuvre ; et la même main qui s'immortalise en traçant le Jugement dernier suspend un nouveau Panthéon dans les nuages. Par la boussole l'ancien monde prend possession du nouveau. Colomb retrouve l'Amérique ; Vasco de Gama plante ses étendards dans les ports de l'Inde ; et Magellan ceint le globe dans le sillage de son vaisseau. L'esprit chrétien plane dans les deux hémisphères. Enfin, les sciences s'enorgueillissent de compter dans leurs rangs Vesale et Galilée ! Et ceux-ci laissent après eux une longue traînée de lumière, qui s'avance en s'élargissant pour illuminer majestueusement le XIXe siècle.

Alors commence le XVIe siècle, et avec lui la Renaissance, à laquelle un concours de circonstances et d'hommes vient donner un éclat inconnu dans les fastes des temps modernes[54].

 

§ V. — LA THÉOLOGIE SCOLASTIOUE

 

Un chapitre sur les sciences du moyen âge ne serait pas complet si, comme dans le quadrivium, la théologie n'en couronnait le sommet. Les sciences, dont Dieu est la source première, doivent nous acheminer vers Dieu, c'est-à-dire vers la théologie. La physique, la chimie, l'arithmétique ne nous ont révélé que les lois de la création ; il faut que notre regard, allant plus loin, pénètre jusqu'au Créateur, jusqu'au Rédempteur. Telle fut, dès l'origine, la pensée qui porta les chrétiens de la primitive Église vers les études philosophiques et théologiques.,

 

Pour la philosophie comme pour l'art, nous pourrions remonter jusqu'aux Catacombes. L'Église naissante se cachait encore dans les hypogées de Rome, qu'elle se préoccupait des besoins de la pensée. Les travaux récents du P. Marchi ont démontré que, dans les souterrains de Sainte-Agnès, à côté des chapelles consacrées aux cérémonies du culte ou au souvenir des morts, étaient creusées des salles destinées à l'enseignement scientifique du christianisme.

Mais passons rapidement sur ces commencements obscurs, et arrivons tout de suite au IXe siècle. A cette époque, la théologie est exposée par quatre archevêques : saint Remi de Lyon, saint Odon de Vienne, Hincmar de Reims et Rhaban de Mayence. Au siècle suivant, il ne s'agit plus d'une simple explanation de la doctrine. La théologie se dilate, et aborde l'exposition savante des vérités qui touchent à la Trinité, à l'incarnation, à l'humanité de Jésus-Christ. Cette discussion scolastique est encore rudimentaire ; elle se compose surtout d'axiomes et d'épiphonèmes seulement accessibles à de jeunes intelligences qui viennent de s'épanouir. En même temps, le clergé commente les œuvres philosophiques de Boèce, les traités d'Aristote, de Cicéron et de Porphyre. Tous ces travaux sont bien sommaires, et toutefois les controverses qui nous sont restées de cette époque attestent déjà une conception philosophique élevée, et, dans quelques traités théologiques, perce même une certaine tendance à coordonner la science et à en faire un tout unique et systématique. C'est à l'école du Bec, sous Lanfranc (1042-1089), que s'accuse avec le plus d'énergie le besoin de simplifier les connaissances et de les faire converger vers un principe universel. Ainsi que nous l'avons vu dans un autre chapitre, l'école du Bec était fréquentée par des élèves d'élite qui voulaient réfléchir et raisonner. Nul système ne pouvait donc mieux répondre à cet instinct que la méthode dont l'épigraphe du Proslogium de saint Anselme caractérise si bien l'esprit : Fides quœrens intellectum, la foi cherchant l'intelligence. Doué d'admirables aptitudes métaphysiques, saint Anselme regardait tout à travers une lumière abstraite ; jusque dans les faits, il aimait à chercher les dogmes ; et les choses pratiques elles-mêmes devenaient, comme le dit l'abbé Martinet, spéculatives sous ses regards. Ce grand homme comprit tout de suite les nécessités de son temps. Deux œuvres s'offraient à lui : il fallait d'abord montrer que la théologie catholique est une science, dont toutes les parties, assises sur une base historique inébranlable, sur le fondement de la révélation, forment entre elles un tout homogène et solidaire ; et ensuite déduire une métaphysique complète qui donnât une solution satisfaisante à tous les problèmes vainement agités par la philosophie non chrétienne. Besogne ardue, coûteuse, mais devant laquelle ne pouvait reculer le génie d'Anselme. Avant tout, il importait de résoudre la question primordiale qui se dresse devant le philosophe et le penseur ; nous voulons parler de la réalité objective de nos idées générales. Après avoir tourmenté l'imagination des psychologues anciens, le problème allait, sous le nom des Universaux, passionner les métaphysiciens du moyen âge. La question de l'origine des Universaux se présentait ainsi : D'où viennent nos idées de l'Un et du Multiple ; de l'Esprit et de la Matière ; de l'Infini et du Fini ; du Nécessaire ; de l'Absolu ; du Parfait ; du Contingent ; du Relatif ; de l'Imparfait ; de l'Éternel ; de l'Incréé ; de l'Immuable ; de l'Universel et du Créé ; du Variable ; du Particulier ? Ces idées sont-elles une pure abstraction inventée par l'esprit humain, un concept sans bases objectives ?

Pendant que les nominalistes déclaraient que, si l'intellect conçoit l'idée générale d'un genre et d'une espèce, cette idée est simplement un fruit de l'esprit, saint Anselme répondait avec les réalistes que l'idée générale est chose vraie et réelle, pénétrant l'intelligence. Contrairement à Roscelin, il voyait dans la pensée divine Vôtre ou l'hypostase inévitable de tout ce qui existe réellement, c'est-à-dire ce par quoi les choses sont avant d'exister actuellement[55] ; et, partant de là, concluait à l'existence réelle de ce qui est commun chez beaucoup d'individus, de l'universel, de l'humanité, par exemple. — Le Fils de Dieu, disait-il, prit la nature humaine, l'humanité, mais non tel homme.

 

Comme nous l'avons déjà dit, sous le nom de nominalisme et de réalisme s'agitait la vieille discussion du spiritualisme et du matérialisme. Le nominaliste était sensualiste, le réaliste était spiritualiste. Nier la réalité des idées universelles et affirmer qu'on ne peut connaître chaque chose que dans sa réalité particulière, n'était-ce pas isoler Dieu de l'homme, éliminer le Créateur de la création et, par voie de conséquence, réduire la science à un ensemble de notions exclusivement expérimentales ? Reconnaître la réalité des concepts et les rattacher au monde objectif, n'était-ce pas, au contraire, admettre la présence de Dieu dans le monde ?

Ce problème, sur lequel, dit Jean de Salisbury[56], le monde en travail a vieilli, pour lequel il a été consumé plus de temps que la maison de César n'en a usé à gagner et à régir l'empire romain, pour lequel il a été versé plus d'argent que n'en a possédé Crésus dans toute son opulence, ce problème, disons-nous, souleva des controverses tellement ardentes et provoqua surtout, chez certains esprits comme Abeilard, Roscelin et Gilbert de la Porrée, une telle explosion de sophismes, qu'on vit le moment où la dialectique, cet admirable instrument de la pensée, allait devenir une arme d'autant plus dangereuse, que les passions qui la maniaient étaient plus ardentes et moins disciplinées.

L'esprit humain courait les plus graves périls ; le rationalisme d'Abeilard ne tendait à rien moins qu'à supprimer la révélation et l'autorité de l'enseignement dans l'ordre théologique pour leur substituer les caprices de la fantaisie et les décisions de la sophistique. Afin de prévenir ce malheur, Dieu fit surgir saint Bernard, qui, sans se laisser éblouir par le prestige du brillant professeur, l'aborde avec une apostolique hardiesse et entame contre lui cette lutte grandiose d'où le vrai christianisme devait sortir vainqueur. Comme on le sait, Abeilard se tut ; le moine de Clairvaux se contenta d'énumérer brièvement les erreurs de l'homme. La dialectique et l'éloquence restèrent muettes ; on n'entendit que les paroles calmes et majestueuses de l'autorité proclamant la vérité et foudroyant l'erreur[57].

Ici nous remarquerons que le rôle joué par saint Bernard dans ce grave débat a fait porter un jugement inexact sur la méthode théologique du moine de Clairvaux. Sans aucun doute, saint Bernard n'était pas d'avis que la théologie fût une argumentation perpétuelle ; il est incontestable qu'il désirait ramener vers les divines Écritures, vers les Pères et les méditations mystiques, ses contemporains, trop passionnés pour la dialectique ; mais ce n'était pour lui qu'une question de mesure. D'ailleurs, il ne voulait ni faire école, ni établir un système scientifique. Que l'on relise attentivement les trois premiers chapitres du livre V de la Considération, on y verra le saint docteur conduire son illustre disciple de la vie active à la vie contemplative, et lui proposer de gravir les hauteurs de la contemplation pour se rapprocher de l'ange, qui seul voit le Verbe. Mais il ne confond point les divers ordres d'idées ; il distingue, outre l'opinio, qui n'a rien de certain, deux voies de la considération : Quorum intellectus rationi innititur, fides auctoritati. Habent illa duo certain veritatem ; sed fides cluusam et insolutam ; intelligentia nudam et manifestam. Saint Bernard ne repoussait donc pas la raison.

 

Après saint Bernard, le XIIe siècle vit naître l'école à laquelle Hugues et Richard de Saint-Victor ont donné leur nom. Dans son célèbre ouvrage intitulé la Somme des sentences, Hugues part, comme Abeilard, des trois idées de la foi, de l'espérance et de la charité ; mais il pose immédiatement la foi comme le fondement de l'espérance et de la charité, et désigne comme objet de la foi le mystère de la Divinité et celui de l'Incarnation. Hugues proclame que la théologie est la science centrale, autour de laquelle les autres sciences doivent converger comme des satellites. Cet attachement à la foi se traduit chez le pieux moine en effusions contemplatives, qui le font considérer comme le chef de l'école mystique. Ajoutons que Hugues ne divorce jamais avec la méthode scolastique ; il examine, au contraire : avec un profond respect et une sagacité magistrale les questions les plus ardues de la philosophie courante, et laisse apercevoir dans ses recherches une ineffable tendresse pour tout ce qui est divin, dirigeant toutes ses ineffables méditations vers le but final, c'est-à-dire l'union en Dieu dans la foi, la science, la contemplation et l'amour[58].

Hugues, pressé par le temps, ne put suffisamment faire ressortir la partie objective de la nouvelle dialectique qu'il venait d'instituer. Sans doute, les vérités et les doctrines qu'il expose sont appuyées sur les documents historiques de la foi chrétienne ; mais ces documents ne sont pas textuellement reproduits, et les idées développées ne sont pas énoncées sous la forme qu'elles revêtent dans ces documents primitifs. Pierre Lombard, le Maître des Sentences, acheva l'œuvre de Hugues. Il réunit, ainsi qu'il le dit lui-même, les propositions les plus sûres de la foi contre l'hérésie des opinions purement humaines, qui prétendent se dresser contre la foi. Le livre des Sentences devint le manuel classique de toutes les écoles. Systématiser était alors le mot d'ordre de la science. Pierre Lombard eut le premier le mérite d'élaborer un système dans lequel les idées chrétiennes figuraient à la fois comme de célestes axiomes, et comme les parties solidaires d'un puissant organisme.

Avec Albert le Grand la scolastique parvint à son apogée. Jusque-là, comme on l'a vu, les théologiens avaient suivi deux voies : les uns, pour exposer les dogmes, avaient eu recours à la dialectique, les autres s'étaient contentés d'une indication mystique des fruits surabondants que la foi fait germer dans les âmes. Restait une troisième voie à prendre et une autre démonstration à faire. Pour manifester l'accord parfait qui existe entre la foi religieuse et les connaissances naturelles, Albert voulut former un système de sciences naturelles où l'on pût voir se réfléchir la vérité chrétienne. La philosophie d'Aristote lui parut la plus capable de remplir cet office. Elle embrasse, en effet, toute l'étendue des connaissances naturelles, elle offre une grande finesse de conception, une merveilleuse clarté d'exposition et des conclusions qui mènent à la vérité révélée. Déjà, bien avant maître Albert, on s'était emparé d'Aristote, on avait lu et commenté avec ardeur ses écrits et sa doctrine. C'est ce que firent surtout les nouveaux ordres appelés à la défense de l'Église. Mais ce fut le moine dominicain qui, le premier, osa tenter ce pas difficile avec pleine conscience de son succès, et ce fut lui qui mit le premier au service de l'Église la science encyclopédique du philosophe de Stagyre.

 

Cependant le temps allait venir où un plus grand théologien encore allait systématiser l'universalité des connaissances et donner au monde chrétien l'unité scientifique. Les croisés revenaient alors de l'Asie avec des idées nouvelles ; la trêve de Dieu, en supprimant les guerres locales, dirigeait vers l'étude l'ardeur belliqueuse des races occidentales ; les universités retentissaient des disputes des docteurs ; les flèches des cathédrales se profilaient dans l'air, et la sculpture, la peinture ajoutaient leur prestige et leurs pompes à ces théologies lapidaires. Pour couronner ces créations gigantesques, il ne manquait plus qu'une architecture scientifique, qu'une synthèse lumineuse du christianisme et de ses dogmes. Il fallait qu'un radieux génie signalât à la raison humaine la profonde unité et les inébranlables assises des principes catholiques, et qu'il fit converger sur chaque point exposé les lumières de la tradition, de l'Écriture et de l'ontologie conciliaire. Il devait faire voir que l'incrédulité sous toutes ses formes, athéisme, panthéisme, manichéisme, hérésie, etc., atteste une orgueilleuse ignorance des Écritures, de la tradition et des conclusions d'une philosophie sérieuse. Tel avait été depuis saint Anselme le point de départ des controverses et des apologies, telle fut la pensée qui inspira saint Thomas d'Aquin et qui lui suggéra la Somme.

 

Il nous serait difficile de donner ici un aperçu complet de ce monument. Qu'il nous suffise de dire, avec l'abbé Martinet, dont nous nous approprions l'analyse, que la Somme se divise en trois parties. La première considère Dieu en lui-même et dans ses œuvres ; la deuxième étudie l'homme dans le monde de l'épreuve et dans sa marche vers le monde éternel ; et la troisième, Dieu fait homme pour rouvrir le chemin à l'humanité égarée et marchant vers l'éternelle nuit.

Écrite pour un siècle éminemment questionneur et pour des universités amoureuses de discussions, la Somme offre dans son ensemble une série de six cent douze questions[59]. Chaque question, engendrant un certain nombre de sous-questions ou articles (en moyenne six), et chaque article donnant naissance à une proposition discutée, démontrée avec réponse à un certain nombre de difficultés ou d'objections (en moyenne quatre), il en résulte une chaîne d'environ trois mille six cents articles dans lesquels saint Thomas expose, discute et résout, presque toujours au double point de vue donné par la révélation et par la philosophie rationnelle, l'universalité des questions que peut agiter ou qu'agitait, du moins à cette époque, la raison humaine touchant l'existence, la nature et les rapports mutuels de tous les êtres, depuis la Trinité éternelle, incréée et créatrice, Père, Fils, et Saint-Esprit, jusqu'à la trinité des créatures, l'ange, pur esprit, l'homme uni à la matière, et la matière. Chaîne merveilleuse, dans la concaténation de laquelle on admirera toujours une haute synthèse s'unissant à une rigoureuse analyse pour discuter à fond chacune des questions et former de tant de parties un seul corps doctrinal, dont le lumineux ensemble fait évanouir plus de douze mille difficultés ou objections.

La Somme est, avant tout, théologique et procède synthétiquement. Le maître prend pour base de ses spéculations les vérités révélées ; il les expose dans un ordre scientifique, et leur donne pour fondement l'autorité de l'Écriture et de la tradition. Ce n'est qu'à la lumière de l'enseignement divin qu'il descend au dépôt des connaissances naturelles de l'esprit humain pour en dissiper les erreurs et les incertitudes, s'emparer des vérités qu'il y trouve, les consolider, les rallier aux vérités d'un ordre supérieur, et former ainsi la science complète des choses divines et humaines. A ce procédé synthétique, qui descend de la révélation à la raison et donne une forme scientifique aux connaissances surnaturelles pour leur incorporer ou subordonner les connaissances naturelles, sans jamais confondre les unes avec les autres, saint Thomas ajoute, dans ses Quatre Livres de la vérité de la foi catholique contre les Gentils, le modèle du procédé analytique, qui s'appuie sur les données de la philosophie naturelle pour disposer les esprits non chrétiens à reconnaître la nécessité, l'existence et la vérité de la révélation chrétienne. Bien que dirigée principalement contre lès diverses formes de l'antichristianisme contemporain — le judaïsme, le mahométisme, le manichéisme —, cette nouvelle Somme n'en est pas moins un arsenal plein d'excellentes armes contre l'antichristianisme actuel. Mais revenons à la Somme. Pour les universités dont l'enseignement embrassait toutes les connaissances, la Somme théologique était un système scientifique complet, un arbre généalogique rattachant toutes les branches du savoir au tronc de la science révélée, qui les féconde par une sève inépuisable. C'était une mappemonde, une carte routière des intelligences, montrant d'abord à l'universalité des connaissances leur centre commun, Dieu, premier principe de toute spéculation vraie, parce qu'il est le premier principe de tous les êtres objets de nos spéculations ; traçant ensuite à chaque espèce de connaissances la route par laquelle elle peut, sans s'égarer, aider l'homme à marcher vers la fin suprême où, par la connaissance parfaite — la vision — de Dieu et de ses œuvres, il deviendra participant de la félicité divine. Pour la théologie en particulier, la Somme était son titre de gloire, la démonstration de ses droits au trône dans le monde scientifique. Elle dépassait évidemment le but que s'était d'abord proposé l'auteur. Elle n'était pas, elle ne pouvait pas être un livre élémentaire à mettre entre les mains des étudiants pour servir de texte aux commentaires du maître. Car le commentaire le plus bref d'un texte aussi étendu eût demandé un demi-siècle de leçons. Ce gigantesque édifice était, pour ainsi dire, le panthéon de la science, où tous, maîtres et élèves, théologiens, juristes, philosophes, médecins, orateurs, poètes, artistes, devaient s'orienter, prendre les vues d'ensemble et de détail nécessaires à chacun dans les études spéciales de la Vérité universelle. Tous les docteurs peuvent y chercher des leçons : on y trouve l'art de définir, d'exposer et de démontrer les vérités de la foi avec la clarté et l'exactitude que la théologie exige ; l'art de mettre en évidence ce que ces vérités portent de lumières en elles-mêmes, dans leur ensemble et dans leurs rapports avec les vérités d'un ordre inférieur ; l'art, enfin, de donner aux instructions théologiques cette base solide sans laquelle il n'y a ni clarté d'ans l'exposition, ni vigueur dans la démonstration, ni justesse dans les comparaisons et les images.

La méthode thomistique est nécessairement sèche et ne s'adresse qu'à la raison ; mais, à côté du chef-d'œuvre de raisonnement enfanté par le savant Dominicain, l'école théologico-mystique du XIIIe siècle produisait aussi des chefs-d'œuvre capables de corriger cette sécheresse, et de faire goûter à l'imagination et au cœur ce que le travail de saint Thomas présentait à l'esprit scientifique. Telles étaient, entre autres, les œuvres de l'illustre ami du Docteur Angélique, le Docteur Séraphique, saint Bonaventure, lui aussi théologien et philosophe sublime, obligeant toutes les connaissances et tous les arts à se mettre au service de la théologie, traçant l'itinéraire de l'âme s'élevant de la vue des choses sensibles à la dernière hauteur du monde invisible ; auteur lui aussi de deux Manuels de théologie, où la philosophie la plus haute déploie les richesses de l'imagination la plus brillante, dans le langage de la piété la plus tendre[60].

 

Cependant, en face de l'école thomiste, s'éleva une autre école, issue de la famille franciscaine, et dont le chef fut un puissant logicien. Celui-ci était Jean Duns Scot, mort en 1308, appelé le Docteur subtil, et qui dans ses Questions sur les quatre livres des Sentences, comme aussi dans ses Questions quodlibétiques, posa, sur divers points de théologie et de philosophie, des thèses opposées à celles de la Somme. Cette école exerça sur la précédente, en plusieurs points, une critique, une correction utile.

Dans le conflit des discussions de ce temps, Aristote acquit une importance qu'il n'avait point encore eue. Avec ses procédés et ses formules, plusieurs reproduisirent insensiblement les principes de sa philosophie panthéiste et fataliste, et retombèrent dans les excès repris et condamnés, dès 1228, par le pape Grégoire IX, dans sa lettre aux docteurs et maîtres en théologie de l'université de Paris, qui, disait-il, emportés par l'esprit de vanité et enflés comme des outres, s'appliquent par une nouveauté profane à déplacer les limites posées par les Pères.

Mais bientôt deux courants s'établirent dans les écoles. Parmi les théologiens, pendant que les uns divisaient la théologie en catégories et en formules scientifiques, les autres s'affranchirent de cet appareil dialectique, et à l'exposition doctrinale substituèrent une prédication purement homilétique. Cinquante ans après saint Thomas, les deux écoles suivirent un chemin différent. Nous rencontrons, en effet, deux séries parallèles de travaux scientifiques. La première série se compose de travaux qui sont à peine autre chose que la reproduction des œuvres théologiques antérieures, auxquelles s'ajoutent des développements prolixes, des divisions, des questions, des distinctions minutieuses, des subtilités sans nombre. La plupart de ces travaux sont des commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard, sur les Sommes de saint Thomas, de Duns Scot, des Compendium arrangés d'après l'une ou l'autre des Sommes, qu'il est inutile d'énumérer ici ; enfin des Sommes de casuistique, Summœ casuum conscientiœ, telles que celles de Monaldus, Barthélémy, De sancta concordia (vers 1340). Ce caractère se retrouve même dans les travaux originaux d'hommes savants d'ailleurs. Parmi les théologiens du plus haut mérite que vit cette époque, il convient de citer Pierre d'Ailly (1425), Alphonse Toslat (1455), Antonin (1459), Jean Torrecremata (1468), Denys de Leewis (1471), Nicolas de Cusa. A côté de ces docteurs, nous trouvons toute une série d'hommes qui traitent les vérités de la foi chrétienne autant que possible d'une manière pratique, ascétique, mystique, et cherchent à exercer par là une salutaire influence sur le peuple. Les hommes qui appartiennent à cette catégorie, là plupart prédicateurs, sont presque tous connus du monde entier : Jean Tauler (1361), Henri Suso (1363), Jean Ruysbroch (1381), Raimond Jordan (1380), Henri de Hesse (1397), Gérard, fondateur des Frères de la Vie commune (1398), Vincent Ferrier (1419), Jean Gerson (1429), Jean Nieder (1438), Bernardin de Sienne (1444), Thomas a Kempis (1471). Plusieurs mystiques, tels que Eckhart, Harphius, s'égarèrent parfois. C'était une conséquence inévitable de leur esprit exclusif et, par là même, défectueux, comme l'esprit opposé des systématiques purs. Gerson le vit clairement quand il voulut réagir contre cette pente funeste et rétablir l'union rompue : Nostrum hactenus studium fuit concordare theologiam hanc mysticam cura noslra scholastica[61] ; de même que Nicolas de Cusa avait cherché à rétablir la concorde entre la partie philosophique et la partie théologique de la scolastique.

 

Au moyen âge, comme de tout temps et dès l'origine, il ne manqua pas de gens qui tâchèrent d'adultérer la foi de l'Église, et cherchèrent à faire prévaloir leurs opinions personnelles aux dépens de la doctrine catholique. Il ne faut pour cela qu'une certaine dose d'amour-propre et d'orgueil. Cependant, même en pleine anarchie féodale, ces révoltes furent rares, isolées, plus ou moins transitoires ; elles n'eurent pas d'influence grave, elles ne laissèrent pas de traces durables. Sans doute, on voit à travers tout le moyen âge une sorte de courant d'opinions et d'efforts hérétiques qui se grossit au moment même où la scolastique est le plus florissante. On voit paraître alors les noms connus d'Amaury de Chartres, David de Dinant ; on voit même des populations entières, les Albigeois, les Vaudois, les frères et les sœurs du libre Esprit s'abandonner aux plus tristes excès[62]. Malgré cela, la foi en l'Église est si forte, si universelle, elle pénètre si bien tout homme et toute science, que les assertions hérétiques disparaissent dans cette union des esprits et des âmes. Mais lorsque les sciences multiples ne reconnurent plus pour leur légitime reine la théologie, quand elles prétendirent être vraies dans les points mêmes où elles s'opposaient à la foi, les esprits se divisèrent, l'erreur revendiqua pour elle-même l'autorité de la vérité ; les choses prirent une face nouvelle. L'hérésie put s'implanter, s'étendre, poser et augmenter son empire. Wiclef et Jean Huss déterminent un mouvement scientifique sans analogie avec les résultats des hérésies antérieures. En donnant leurs opinions pour l'expression de la vraie foi chrétienne ; en faisant prévaloir une doctrine nouvelle sur celle de l'Église ; bien plus, en niant celle-ci, en prétendant l'abolir comme fausse et lui substituer l'autorité de leur raison individuelle, ils obligent les théologiens catholiques à donner plus d'importance à l'étude des sources et à consacrer à la critique des titres de l'Eglise leurs méditations et leurs veilles. La scolastique proprement dite cède la place à l'herméneutique sacrée. De là un changement de méthode qui donne à l'enseignement ecclésiastique une tout autre allure, sans en atténuer toutefois ni la force ni la portée. La théologie combat ave c la même énergie le saint combat de Dieu pour la défense de la vérité antique ; toujours la même et toujours jeune, elle modifie le choix de ses armes et les formes de la lutte, et, quelles que soient les évolutions de l'erreur, elle lui oppose un frein invincible.

 

 

 



[1] Histoire de Sylvestre II, par M. Hock, trad. de M. Axinger.

[2] V. Gerbert, par l'abbé Quéant, p. 288.

[3] Jouffroy, Dictionnaire des inventions, t. II, p. 31 et 32.

[4] Ep. CL, CLXXVI ; Migne, 15 duch., 2e vol.

[5] Sensus sunt primi cognitionis nostræ duces. C'est aussi l'opinion d'Ægidius Colonna, de Suarez, etc. Il ne faudrait pas donner un sens trop littéral à cet épiphonème : l'axiome sensus sunt primi, etc., est exact en ce que les premières connaissances arrivant à l'âge de raison viennent des sens ; mais on ne doit pas nécessairement conclure que l'observation est le point de départ de toute science formée.

[6] V. Revue du Monde catholique, an. 1867. Nous devons dire toutefois que ce calcul ne nous paraît pas exact. Il suffit de consulter les ouvrages spéciaux de M. le docteur Hœfer. Mais il n'est pas moins certain que les savants spéciaux furent peu nombreux.

[7] Voir Albert le Grand et son siècle, par le docteur Pouchet. — Comme Galilée n'appartient pas au moyen âge, nous n'avons pas à nous occuper de lui. Qu'il nous suffise do dire que Galilée, le grand Galilée, ne comprenait guère la loi de la gravitation, puisqu'il croyait que la terre tournait dans l'air qui l'entoure, et non l'air avec elle. Aussi fut-il moins favorisé que Copernic, et mérita-t-il à bon droit la correction paternelle que l'on connaît.

[8] Nous n'avons pas besoin de dire qu'à cette époque le mot réaliste n'avait pas la même signification qu'aujourd'hui : au XIXe siècle, ce mot désigne les matérialistes ; au moyen âge il désignait les spiritualistes. (Voir Pouchet, passim.)

[9] Summa, Somme, c'est-à-dire ensemble des connaissances.

[10] M. l'abbé Sighart, historien d'Albert le Grand, n'admet pas l'authenticité de cette pieuse légende.

[11] Voir E. Loudun, Revue du Monde catholique, an. 1868.

[12] Voir Albert le Grand, sa vie et ses sciences, par le docteur Joachim Sighart, Paris, 1862, et Albert le Grand et son époque, par M. F.-A. Pouchet, Paris 1853, passim. Cet auteur doit être consulté avec réserve ; mais il donne de très-précieux renseignements sur l'état des sciences naturelles au moyen âge.

[13] Chaque être est la représentation d'une idée de Dieu ; après la création ces idées, ces formes substantielles sont toujours en lui.

[14] Il est le premier, dit de Blainville, qui ait pensé à déterminer les facultés de l'âme d'après les organes extérieurs du crâne. Aristote avait déjà donné un Traité de physionomie, et Théophraste y avait ajouté ses Caractères ; mais la Physiologie d'Albert le Grand, dans le siècle duquel cette science était en grande vogue, contient en germe la théorie de Gall et de son disciple Spurzheim.

[15] Voir Pouchet, Les Sciences naturelles au moyen âge, passim. Est-il besoin de dire que nos grands théologiens n'ont rien de commun avec la phrénologie fataliste ?

[16] Etude de la nature au moyen âge, par A. Proust, Revue catholique de Louvain, 1870.

[17] R. P. Lacordaire, Discours sur la translation du chef de saint Thomas d'Aquin, p. 29-36, Paris, 1852.

[18] M. Pouchet, Les Sciences naturelles au moyen âge, passim.

[19] Voir M. Ravaisson, la Philosophie contemporaine, passim.

[20] Voir Annales d'économie charitable ; les deux Bacon, par A. Valson, 1868.

[21] Voir M. Eugène Loudun, loc. cit. M. Loudun a merveilleusement dépeint cette vitalité scientifique et industrielle.

[22] Elinand, dans Tissier, Biblioth. Patr. Cister., VII, 257.

[23] Ms N.-D., f° 100, cité par M. Lecoy dans ses remarquables Études du XIIIe siècle.

[24] Ce fait résulte des Mémoires laissés par les navigateurs norvégiens, et que M. Christian Kahn a soigneusement recueillis.

[25] Rohrbacher, Histoire universelle de l'Église catholique, Paris, 1849, t. XIV, p. 80.

[26] Malte-Brun, Annales des voyages, t. X, p. 65.

[27] Christiani Rafn, Antiquitates americanœ, Copenhague, 1837, p. 80.

[28] J. Ross, Narrative of a second voyage in search of a north-west passage, London, 1835.

[29] Moyse de Chorène ou Korenalzy, Historia armena, acced. ejusd. epist. geograph., edit. Whislonii, Lond., 1736.

[30] Jornandès, De rebus gothicis., Amst., 1665.

[31] La relation de cette ambassade est insérée dans les mémoires de Simon de Saint-Quentin el dans l'œuvre de Vincent de Beauvais.

[32] Humboldt, Cosmos ou Essai d'une description physique du monde, Paris, 1848, t. II, p. 77.

[33] Abeilard, Epist., Paris, 1606, p. 155.

[34] Sainte Hildegarde, Hildegardis physica sacra. Argent., 1544.

[35] Sprengel, Histoire de la médecine, Paris, 1815, t. II, p. 354.

[36] Sprengel, Histoire de la médecine, Paris, 1815, t. II, p. 363.

[37] Cuvier, Histoire des sciences naturelles, Paris, t. I, p. 397.

[38] Fournier, Dictionnaire des sciences médicales, Paris, 1813, t. V, p. 116.

[39] Fournier, Dictionnaire des sciences médicales, Paris, 1813, t. V, p. 117.

[40] A Barcelone, les perruquiers sont encore investis du même privilège. A leurs vitrines les flacons d'eau de Cologne alternent avec les bocaux de sangsues, et sur leurs enseignes brille le mot de sangrador.

[41] Etienne Pasquier, Recherches de la France, liv. III, chap. XXIX.

[42] Andry, Biographie d'Arnaud de Villeneuve ; Encycl. méth., t. II, p. 296. Biographie médicale, Paris, 1820, t. I, p. 335. Ce traité était sans doute celui intitulé : Practica summaria, seu regimen ad instantiam Domini papœ Clementis, qui n'est qu'un sommaire du Breviarium practicœ, Milan, 1483.

[43] Hœfer, Histoire de la chimie, Paris, 1842, t. I, p. 395.

[44] Renouard, Histoire de la médecine, Paris, 1846, t. I, p. 455.

[45] Humbert de Romans, Max. Biblioth. Patrum, XXV, 489.

[46] Welper, Tractatus genethlialogicus, p. 20.

[47] Voir Ch. Aberlé, Encyclopédie théologique.

[48] Ms N.-D., 76, f° 31.

[49] Bailly, Histoire de l'astronomie moderne, Paris, 1779, t. I, p. 676.

[50] Delambre, Histoire de l'astronomie au moyen âge, Paris, 1815, p. 24.

[51] Sacrobosco, Algorithmus ; De compositione quadrantis simplicis et compositi et utilitatibus utriusque. Mss. Bibl., n. 7196.

[52] Cardinal Cusa, De Docta ignorantia, lib. II et lib. XII.

[53] Ms fr. 133165° 148.

[54] Voir Pouchet, passim.

[55] Les théologies distinguent dans la vie la puissance et l'acte. L'être en puissance, c'est l'être qui existe seulement dans la pensée divine ; l'être en acte, l'être actualisé, c'est celui qui émerge à la vie, qui est créé.

[56] Metalogicus, Paris, 1610.

[57] M. Fredault, la Scolastique et la Science moderne.

[58] Voir pour ce chapitre l'abbé Martinet : De la Méthode théologique.

[59] Les cent dernières, complétant l'œuvre inachevée du Docteur Angélique, ont été extraites par l'auteur du Supplément (Henri de Gorrœhen, Franciscain bavarois du XVe siècle) du Commentaire de saint Thomas sur le Livre des Sentences.

[60] V. l'abbé Martinet, Introduction aux études théologiques.

[61] Sup. Cant., p. 54, édit. Dupin.

[62] Cf. Staudenmaier, Philos. du Christ., I, 633.