LE MOYEN-ÂGE ET SES INSTITUTIONS

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — L'ORGANISATION MILITAIRE.

 

 

I. — L'ARMÉE FÉODALE

 

Tous les Francs étaient soldats, les possesseurs d'alleux et les bénéficiers. Pour les premiers ou ahrimans, le service militaire n'était pas un devoir, mais une prérogative. Il arrivait même souvent que ces guerriers libres commandassent à leurs chefs. Un des fils de Clovis ayant refusé un jour de marcher contre les Saxons, les ahrimans envahirent sa tente, se jetèrent sur lui, l'accablèrent d'injures et le contraignirent à se mettre à leur tête. Si tu ne veux pas aller en Bourgogne avec tes frères, dirent les Francs à Théodoric, nous te laissons, et nous marchons avec eux. Les ahrimans avaient également droit au butin ; les histoires les plus élémentaires nous citent le trait de ce Franc qui, mécontent de voir le roi s'arroger une dépouille plus riche que celle des autres, brisa, d'un coup de sa framée, le vase de Soissons.

Il serait facile de multiplier les exemples de cette autonomie primitive des ahrimans. Plus tard, les hommes libres, cantonnés dans leurs terres allodiales, refusèrent d'accompagner le roi dans ses guerres privées et limitèrent leur concours aux guerres d'invasion. Les propriétaires d'alleux se rangeaient alors sous la bannière de leurs chefs, et formaient ce qu'on appelait dès cette époque la landwehrland, terre, pays ; wehr, défense, guerre.

Les bénéficiers ou leudes étaient beaucoup plus subordonnés à leurs chefs. Ils étaient obligés de suivre à la guerre le roi ou les seigneurs propriétaires des terres dont ils avaient l'usufruit. Mais il ne s'agissait pas seulement pour eux, comme pour les ahrimans, de guerres générales ou landwehr ; ils devaient le service même en cas de guerre privée, ou fehde.

Sous les Mérovingiens, les seigneurs cherchèrent, sans doute, à se dérober aux obligations qui leur étaient imposées. Les Capitulaires vinrent rappeler les ahrimans à leurs devoirs. Tout homme libre, propriétaire de quatre manses de terre, doit être prêt pour le service militaire et accompagner le comte. Celui qui n'en possède que trois s'adjoindra le propriétaire d'un manse, et tous les deux s'entendront pour remplir le service militaire. (Capitulaire de 803.)Nous avons ordonné, dit un capitulaire de 811, que, selon l'ancienne coutume, on se fournisse de vivres dans sa province pour trois mois ; d'armes et d'habits, pour six mois. — Que le comte ait soin que les armes ne manquent point aux soldats qu'il doit conduire à l'armée ; c'est-à-dire qu'ils aient une lance, un bouclier, un arc, deux cordes, douze flèches, des cuirasses et des casques. Charlemagne, en organisant l'armée, réservait exclusivement au souverain le droit de faire la guerre. En cas de fehde, qu'on examine lequel des deux adversaires est contraire à la paix, et qu'on les y contraigne, malgré leur résistance. Si l'on ne peut rétablir la paix par un autre moyen, qu'on les amène en notre présence. Et si, la paix faite, l'un tue l'autre, qu'il paie la composition et perde la main par laquelle il s'est parjuré.

Après la mort de Charlemagne, le service militaire reçut la même atteinte que les autres institutions de ce grand homme, et subit le contre-coup des changements qui s'opérèrent alors dans l'état social. Sous les représentants de la dynastie carlovingienne, les missi dominici ou legati regales, comme les appelle un capitulaire de Charles le Chauve, présidaient à la réunion des troupes ; sous les Capétiens, les chevaliers bannerets ou vexillarii usurpèrent cette charge[1]. Voulaient-ils entreprendre une campagne, ils appelaient sous leurs étendards bon-seulement leurs vassaux et arrière-vassaux, mais les roturiers et les vilains qui vivaient sur leurs terres. C'est là, du reste, ce que nous apprend. Beaumanoir. Chaque seigneur, dit le célèbre jurisconsulte, peut appeler ses hôtes pour son corps et sa maison garder, dans le fief et non autre part ; s'il les mène hors du fief, par leur volonté, pour son besoin, il les doit solder, et ils ne sont pas tenus à sortir du fief, s'ils ne le veulent.

Des motifs très-sérieux et très-graves devaient, il est vrai, motiver cette convocation ; mais, comme le droit de déterminer l'urgence d'un mouvement offensif appartenait exclusivement aux seigneurs, on voit d'ici — quels abus pouvait entraîner une prérogative aussi considérable. Hâtons-nous de dire, toutefois, que des transactions intervinrent de bonne heure entre les hauts barons et leurs subordonnés, et que des lois écrites ou des conventions orales précisèrent les droits des uns et les devoirs des autres. Les hommes de poeste obtinrent des conditions plus ou moins favorables, selon qu'ils furent plus ou moins forts et surent se faire plus ou moins craindre.

Plusieurs ordonnances royales vinrent malheureusement aggraver la situation des vilains et consolider le pouvoir des seigneurs. Une ordonnance de 1270, et divers actes de Philippe de Valois et du roi Jean, enjoignirent aux tenanciers de suivre leurs chefs à la guerre. Chaque feudataire avait de la sorte une petite armée toujours prête à s'associer à ses entreprises, et qu'il pouvait mettre en campagne au premier signe.

 

II. — L'ARMÉE MONARCHIQUE

 

Nous avons vu dans un autre chapitre quels furent les efforts de l'Église pour réprimer le fléau des guerres privées, et pour détacher par conséquent le tenancier de son seigneur. Afin de venir en aide à l'Église et pour seconder son œuvre, la royauté ne s'épargna pas. En 1413, alors que la querelle des Armagnacs et des Bourguignons ensanglante le royaume, Charles VI, s'il faut en croire de Laroque, édicte sous peine de confiscation de corps et de biens, que, quelque personne que ce soit, fust-il baron ou chevalier, ne se mette en armes au mandement d'aulcun seigneur, sinon de celui du comte de Saint-Paul, conestable de France.

Malgré les embarras dont elle était alors assaillie, la couronne fut assez forte pour faire respecter ses volontés, et l'ordonnance de 1413, en donnant au mouvement de la Trêve de Dieu une consécration légale, fut un arrêt de mort pour l'organisation militaire en vigueur. Plus de trente ans après, néanmoins, l'histoire nous montre encore un puissant seigneur poitevin, le vicomte de Thouars, auquel le parlement, après une épineuse controverse, reconnut le droit de convoquer trente-deux chevaliers bannerets. Mais c'en était fait de l'autonomie locale ; le roi concentre en ses mains, dès cette époque, toutes les forces militaires de la France. A l'armée féodale succède l'armée monarchique. Avant cet édit, le service militaire se distinguait en ost et en chevauchée : l'ost était le service dû au roi pour les guerres générales, et la chevauchée, le service que le vassal devait à son seigneur, lorsque celui-ci entreprenait une campagne contre un de ses voisins. Désormais il ne fut plus question de la chevauchée, ou plutôt ce nom ne désigna plus qu'un service de sûreté et d'honneur. Seul, le roi fut investi du droit de convoquer, par lettres patentes, le ban et l'arrière-ban de ses sujets. Le ban s'adressait à tous les nobles, c'est-à-dire à tous les détenteurs de fiefs ; l'arrière-ban s'adressait à toutes les personnes capables de porter les armes qui n'étaient pas comprises dans la précédente levée, et spécialement aux milices communales.

 

Le registre de la chambre des Comptes coté Pater contient diverses commissions de l'année 1314, adressées par Philippe le Long aux baillis, sénéchaux et prévôts, pour faire mettre en armes tous les grands, nobles ou ignobles et ecclésiastiques, et l'assister dans la guerre qu'il avait entreprise contre Robert comte de Flandres. Voici les instructions dont furent chargés les commissaires nommés par le roi :

Premièrement de faire crier que toutes manières de gens, nobles ou non nobles, fussent en armes et en chevaux, selon leur estât, à Arras le jour de Nostre-Dame, en septembre, pour aller à l'ost de Flandres.

Que l'on lèveroit, de cent feux, six sergents, et pour chaque sergent douze deniers par jour, et pour les armes de chaque sergent trente sols pour tout.

Que toutes manières de villes ou de paroisses payeroient de cent feux en la manière que dit est plus ou moins.

Que ceux qui auroient vaillant deux mille livres en toutes choses et plus iroient en l'ost, où ils financeroient chacun pour soy, sans regarder la condition de la personne.

Que tous prélats, chapitres et religieux qui devoient service de cheval ou de gens d'armes, ou autre service, seroient contraints d'aller en l'ost en la manière qu'ils sont tenus, ou à frayer convenablement selon leur condition et selon la discrétion et prudence des commissaires de l'Estat de la guerre.

Que quant aux nobles qui estoient semons d'aller en l'ost, et généralement femmes, veuves, ou qui n'avoient puissance et richesse, ou qui estoient malades, ou pour cause ne pouvoient aller en l'ost bonnement, l'on prendroit finance d'eux selon la discrétion des commissaires.

Que quant aux clercs qui tenoient fiefs, dont ils devoient service à l'ost, l'onferoit en la manière que dessus est dit des nobles.

 

Aussitôt que les nobles étaient assemblés et leurs déclarations reçues, les baillis et sénéchaux devoient, dit Laroque, examiner le rolle de ceux qui s'étoient présentés pour servir actuellement, et considérer la valeur des fiefs, pour sçavoir combien d'hommes chaque particulier devoit soudoyer. Jean de Laroque nous a laissé dans son Traité du ban et de l'arrière-ban quelques modèles de ces rôles. Un des plus anciens remonte à l'an 1272 ; nous en citerons seulement le commencement et la fin : Nomina militum citatorum de Castellania Paciaci ad quindenam Pasche apud Turonas ; de Monsigné, Johannes Havard, Johannes de Laval, Hubertus de Houssayâ, Guillemus de Haya, Johannes de Boscorogeri, etc. Noms des chevaliers de la châtellenie de Pacy convoqués à Tours, pour le cinquième jour après Paques : Jean de Monsigné, Jean Havard, etc.

La liste se termine ainsi : Et quidquid inde volueritis, nobis remandelis. Ut nos sumus parati ad beneplacita vestra et mandata cum bona voluntate facienda. Et tout ce que vous voudrez ensuite, mandez-le-nous. Nous sommes prêts à vous suivre partout où il vous plaira, et à nous conformer à vos ordres avec la meilleure volonté possible.

Le contrôle dont parle de Laroque se faisait sous la surveillance et l'autorité du connétable. Les délégués de ce dignitaire vérifiaient l'état des hommes et des chevaux fournis par les abbés et par les prélats, par les femmes et par les enfants pourvus de fiefs.

Restreinte d'abord à ces trois catégories de personnes, la faculté de se faire remplacer reçut plus tard une extension presque illimitée. Il fut permis de se soustraire à l'ost dans plusieurs circonstances, et ces dispenses se multiplièrent tellement que la seule force des choses amena bientôt la substitution d'un impôt à un service. C'est ainsi que, moyennant l'équipement d'un nombre déterminé de sergents de pied, les roturiers purent, à partir de 1303, s'exonérer en grande partie du service militaire.

 

L'histoire de Louis VI présente, en 1124, le premier exemple d'une véritable armée nationale répondant à l'appel du roi. L'empereur d'Allemagne, Henri V, menaçait la France ; le roi convoque le ban et l'arrière-ban, et son historien Suger nous montre une immense multitude de vassaux se pressant sous ses drapeaux dans les plaines de Reims : Les seigneurs du royaume distribuèrent devant le roi les bataillons qui devaient s'assembler. Ils firent une première division des habitants de Reims et de Châlons, qui passaient soixante mille combattants, tant à pied qu'à cheval ; la seconde, qui n'était pas moins nombreuse, comprenait ceux de Laon et de Soissons ; la troisième, ceux d'Orléans, d'Étampes, de Paris, avec la nombreuse armée dévouée à Saint-Denis et à la couronne, où le roi voulut être en personne ; le comte palatin Thibaut de Champagne, avec son oncle, le comte Hugues de Troyes, formait la quatrième ; le duc de Bourgogne, avec le comte de Nevers, formait la cinquième ; l'excellent comte Raoul de Vermandois, illustré par la parenté du roi, entouré d'une brillante chevalerie et de la bourgeoisie de Saint-Quentin armée de casques et de cuirasses, devait former l'aile droite ; ceux du Ponthieu, d'Amiens et de Beauvais, étaient destinés à l'aile gauche. Le noble comte de Flandre, avec dix mille vaillants chevaliers, aurait triplé l'armée, s'il eût pu arriver à temps. Le duc d'Aquitaine Guillaume, l'excellent comte de Bretagne et le belliqueux Foulques, comte d'Anjou, se désolaient que la distance des lieux et la brièveté du temps ne leur permissent pas d'amener aussi leurs forces pour venger les injures faites aux Français. Ce fut dans cette circonstance solennelle, au milieu de cette armée véritablement française, que retentit pour la première fois le cri de guerre de la France : Montjoie Saint-Denis !

Dans les premiers temps de la féodalité, cette levée ne rencontrait pas d'obstacles ; mais plus tard les ordres de la monarchie furent moins respectés. Les feudataires devaient le service au roi, et cette obligation ne cessa jamais d'être reconnue en droit ; s'agissait-il de la faire-exécuter, on se trouvait en face d'une opposition des plus accentuées. Parmi les seigneurs soumis aux appels du ban et de l'arrière-ban, les uns prétendaient qu'ils n'étaient tenus de marcher que dans le cas de guerre défensive, ou quand le roi commandait en personne ; d'autres contestaient l'opportunité de l'expédition entreprise ; d'autres enfin, distinguant entre la souveraineté monarchique et la suzeraineté féodale, déclaraient que, s'ils étaient les vassaux du roi, ils n'étaient pas néanmoins tenus de marcher servilement sous ses ordres. Ainsi, en 1276, le comte de Blois ne consent à suivre Philippe le Hardi qu'après avoir fait dûment constater par le monarque lui-même le caractère amical et spontané de son concours.

L'année suivante, les feudataires de l'Auvergne, convoqués par le même prince pour aller guerroyer en Navarre, refusent de quitter leurs burgs : à les entendre, ils ne doivent le service de guerre à la couronne que sur le territoire même de leur province. De simples écuyers, encouragés par ce mauvais exemple, invoquent les mêmes arguments et laissent sans réponse l'appel du roi ; ici, les délinquants sont retenus dans les châteaux par le droit de guet et de garde ; là, sous prétexte qu'ils ne tiennent en fief aucune terre mouvante du souverain, ils ne se croient pas atteints par la levée. Enfin quelques hauts barons, tout en marchant de leurs personnes, accordent à leurs vassaux, moyennant finances, l'exemption du ban royal. C'est ce que nous apprend une charte du comte de Rodez, Jean Ier, datée de 1339 ; dans cet acte, il dispense les hommes de ses fiefs de le suivre à la guerre quand il sera convoqué par le roi, à la condition de payer, à chaque proclamation du ban royal, une dispense de cent cinquante livres[2].

En présence de ces fins de non-recevoir, on conçoit sans peine qu'à la longue la royauté ne put trouver dans le régime féodal les éléments d'une armée sérieuse. Arrêtons-nous un moment, par exemple, à l'avènement de Philippe-Auguste. Quels étaient alors les grands vassaux de la couronne ? C'étaient les ducs de Normandie, de Bourgogne, d'Aquitaine ; les comtes de Flandre, de Bretagne, de Toulouse, de Champagne, l'archevêque de Reims, les évoques de Beauvais, Laon, Châlons, Langres et Noyon. Les conquêtes successives de la Normandie, de l'Anjou, du Poitou, de la Saintonge, d'une partie de la Touraine, de l'Auvergne et de l'Artoiseurent beau grossir le domaine de la couronne, ils n'accrurent pas le domaine royal ; les hauts barons continuèrent à ne donner au roi que le concours d'un très-petit nombre de leurs vassaux. Si nous nous en rapportons, en effet, aux chiffres donnés par M. Edgar Boutaric[3], que voyons-nous ? A la fin du XIIe siècle, le comte de Champagne commande à 2030 chevaliers, et il n'envoie au roi que 12 bannerets ; le duc de Bretagne a sous ses ordres 166 chevaliers tenus à l'ost, et il n'en emmène que 40 ; la Normandie en fournit 500 seulement ; l'Anjou 95 ; la Flandre 42 ; le Boulonnais 7 ; la seigneurie de Saint-Pol 8 ; l'Artois 18 ; le Vermandois 24 ; la Picardie 30 ; l'Orléanais 89 ; la Touraine 55, etc. etc.

 

Dans ces conditions, il était impossible, on le comprend, d'entreprendre une expédition laborieuse. Ajoutons que le service féodal ne devait jamais dépasser quarante jours et quarante nuits, sans compter l'aller et le retour. Et encore tous les fiefs étaient-ils loin d'accepter cette limite ; les uns déclaraient ne devoir que vingt ou trente jours ; d'autres que dix ou même cinq. Le commandant en chef d'une pareille armée courait par conséquent le risque d'être abandonné au bout de vingt ou quarante jours, s'il voulait poursuivre une opération militaire de quelque importance. Aussi, à part les croisades, qui se recrutaient exclusivement de volontaires, voyons-nous les rois de France complètement hors d'état d'entreprendre des campagnes lointaines. Les guerres intérieures leur étaient, pour ainsi dire, seules permises, et quand, par hasard, de grandes armées étaient réunies, comme à Bouvines ou à Crécy, toutes les hostilités se bornaient à une bataille décisive ; heureuse ou défavorable, cette bataille, une fois livrée, mettait fin au service de l'ost ; les contingents se séparaient, les armées semblaient fondre d'elles-mêmes, et la lutte s'éparpillait sur toute la surface du territoire.

A ces difficultés s'en ajoutaient d'autres encore, non moins graves. Chaque seigneur réclamait le commandement de la troupe qu'il avait fournie, et quand il s'agissait d'obéir, la discipline venait se briser contre des questions de rang et de préséance[4]. C'est l'armement surtout qui, par son extrême variété, rendait quelquefois très-pénible la tâche du général en chef. Réglé suivant la dignité du combattant, il donnait à l'armée féodale l'aspect d'un corps plus pittoresque qu'homogène. Consultons, en effet, l'ordonnance de Charles VII (1445) : d'après ce rescrit royal, il y avait, dit de Laroque, trois sortes de fiefs qui obligeoient les seigneurs d'estre equipez selon la condition de leurs terres et seigneuries.

Les premiers feudataires étaient accompagnés de vingt-cinq vassaux, armés et montés. Le détenteur d'un fief de haubert le desservait par pleines armes, c'est-à-dire monté sur un destrier et le corps protégé par une cotte de mailles, la tête par un heaume ; le bras était couvert par un écu, et le flanc ceint d'une épée. L'écuyer avait pour monture un cheval appelé roncin, et pour armure un écu et une lance.

 

III. — L'ARMEMENT OFFENSIF ET DÉFENSIF SOUS LE RÉGIME FÉODAL. - LES ARMES DES SEIGNEURS

 

Donnons ici quelques explications sur les armes de la féodalité.

Les hordes frankes qui, sous les chefs mérovingiens, envahirent la Gaule, étaient armées de la framée, de l'angon et de la francisque. La framée était la lance des Romains ; l'angon, le pilum ou javelot à la pointe pyramidale ; et la francisque était la hache de guerre. Nos ancêtres y joignaient l'épée et le scamasaxe ou longue dague ; c'étaient là leurs armes offensives. Pour armes défensives ils portaient le bouclier rond à umbo de métal, et rarement le casque. Aussitôt qu'un guerrier franc était parvenu à planter le fer de son arme dans le bouclier de son ennemi, il l'attaquait corps à corps avec la hache ou le glaive.

 

Le glaive était l'épée ou le scamasaxe. Cette dernière arme, qui ressemblait à l'épée romaine, était plus courte et ne présentait qu'un seul tranchant. La francisque n'avait de même qu'un seul tranchant, et elle s'emmanchait verticalement par une douille à manche droit, comme nos haches modernes. Notre musée d'artillerie possède deux types de haches mérovingiennes : l'une petite, à peine recourbée et tout d'une venue ; l'autre plus lourde et présentant un tranchant plus développé. L'épée était mince, plate, aiguë, à double tranchant, large de sept centimètres et longue de quatre-vingts environ. Le fourreau était probablement en bois, avec une garniture de bronze ou de fer.

Le bouclier, de forme circulaire, est en bois, recouvert de peau, et l'umbo, circulaire aussi et en fer, est très-saillant, de quinze centimètres environ de diamètre, offrant la forme générale d'un cône écrasé, renflé à sa base, et la pointe terminée par un bouton.

Les guerriers francs, coiffés de leurs chevelures tressées en cadenettes, portaient aux pieds une chaussure liée par deux larges courroies de cuir qui se croisaient plusieurs fois en losanges sur la jambe et la cuisse, au haut de laquelle elles étaient fixées.

Les rois se couvraient de la dépouille des bêtes fauves ; de là l'expression de reges pelliti — rois couverts de fourrures —, sous laquelle les anciens chroniqueurs les désignent souvent.

Le soldat était revêtu d'habits collants, les reins serrés par une ceinture de cuir qui portait ses couteaux, son scamasaxe, son peigne, ses ciseaux, etc. Les boules et les agrafes du ceinturon, qui joue un rôle important dans le costume, étaient en bronze, ornées de gravures ou constellées de gros boutons. Ses jambes étaient emprisonnées dans des braies ou pantalon, qui descendait jusqu'à la cheville. Il portait de la main gauche la framée ou l'angon, et son petit bouclier à large umbo de fer ; de la main droite il tenait la francisque. Le derrière de la tête était rasé ; ses cheveux, teints en rouge comme ses longues moustaches, et probablement tressés, se ramenaient sur le front, à droite et à gauche du visage[5].

La Bible manuscrite de Charles le Chauve (850) nous fait connaître le costume militaire de cette époque : c'est, à peu de chose près, le costume romain.

 

La poliorcétique, ou l'art de prendre les villes, était alors complètement dans l'enfance ; on en était encore réduit aux catapultes et aux balistes des Romains. Ces machines se composaient de nerfs ou de cordes à boyaux tendus avec force, et qui, en se débandant, lançaient au loin des projectiles, traits, pierres ou poutres.

Avec l'armement inauguré par les Capétiens, coïncide une modification notable dans les différentes pièces de l'armement offensif et défensif, modification qui s'accentue, du reste, de règne en règne. Vers la fin du XIe siècle, l'homme de guerre est vêtu d'une longue tunique tombant souvent au-dessous même du genou ; les manches s'arrêtent au coude, et une sorte de capuchon, qu'on ramène en avant, couvre à la fois la tête, le cou et les épaules.

Sur la tunique, faite de peau ou de toile, on cousait des plaques de métal de formes différentes, ou bien même des anneaux de fer disposés les uns à côté des autres, et se recouvrant en partie, ou des chaînes métalliques rapprochées et disposées sur l'étoffe, dans le sens de la longueur ou de la largeur du vêtement. Les chausses, couvertes d'anneaux comme la tunique, n'étaient pas armées. La cotte d'armes était faite de plusieurs doubles d'étoffe rembourrée, piquée et renforcée par un treillis de bandes de cuirs, formant des losanges réguliers, marqués au centre et aux angles par des clous à large tête. C'est la cotte treillissée, à l'épreuve des flèches et de l'épée, mais ne résistant pas aux coups de lance. On l'appelait indifféremment gambesson ou hocqueton.

En s'emparant de la Neustrie, les Normands importèrent chez les Francs une sorte de casque conique, à la visière mobile, que les chroniqueurs nomment tour à tour chapeau de fer, armet, morion ou bassinet.

 

Au XIIIe siècle, le casque conique devient cylindrique ; il enveloppe la tête entière, et ne laisse respirer celui qui le porte que par une petite ouverture ou grille appelée visière ou ventail. Comme cette grille est à coulisse et peut glisser sur le front du casque, le chevalier la relève quand il veut prendre l'air. Le bassinet, ovoïde, pointu, reçoit en outre une garniture de mailles, qui couvre le cou et une partie des épaules. Ces mailles se composent d'une suite de petits cylindres prismatiques et creux qu'on nomme rewelles. Enfin, un demi-brassard, désigné sous le nom d'épaulette, protège la partie supérieure du bras.

 

Une nouvelle transformation s'opéra, sous saint Louis, dans la forme du casque ou heaume.

Figurant deux cônes tronqués réunis par leurs grandes bases, le heaume enferme dès lors la tête tout entière. Il se couronne de plumes et d'un panache, qu'on appela cimier, se sillonne de riches ciselures, ou s'irradie d'étincelantes pierreries. Quelquefois le heaume est surmonté d'une couronne dont les fleurons symbolisent la dignité du chevalier. La mode, le caprice du seigneur, le goût de la singularité ou des traditions de famille font charger les cimiers de figures monstrueuses ; on y représente des dragons, des guivres, des griffons, des serpents. Paris, dit M. Chéruel, était renommé pour la fabrication de cette armure, et une de ses voies en tira le nom de rue de Heaumerie. Quelquefois on faisait flotter derrière le heaume des découpures d'étoffes ou lambrequins, dont la couleur signalait souvent, soit le nom, soit la qualité du combattant.

Outre le heaume, les hommes d'armes portent aussi, dès cette époque, le chapel de fer. A l'origine, simple calotte placée sous le capuchon du haubert, le chapel, dès que ce capuchon fut retranché, se garnit plus tard d'un rebord, qui lui donna la forme d'un feutre du XIXe siècle. De ce rebord, on fit descendre sur les épaules, pour protéger le col, un tissu de mailles de fer nommé camail. En changeant d'aspect, la calotte de fer changea de nom ; on l'appela coiffe ou cervelière, et cette désignation se conserva même lorsque, dans la suite, elle devint une sorte de pot renversé, qui cachait toute la tête et se maintenait en place par son seul poids.

Les autres pièces de l'armure subirent naturellement les mêmes transformations que le casque. Vers le milieu du XIIe siècle, parut le plastron de fer que les chevaliers se placèrent sur la poitrine pour soulever le haubert, dont la pression directe gênait l'enveloppe thoracique et s'opposait au libre jeu des fonctions respiratoires.

Sous Jean le Bon, c'est-à-dire au milieu du XIVe siècle, la plupart des seigneurs adoptèrent une armure en fer ou armure plate ; le haubert féodal fut presque partout abandonné. Néanmoins, ce ne fut que vers les premières années du XVe siècle que l'armure plate détrôna complètement la cotte de mailles.

L'armure des autres parties du corps se composait de jambards, de cuissards, de brassards, de genouillères, de coudières, dont le nom désigne assez clairement l'emploi. Les genouillères furent adoptées sous Philippe-Auguste, et sous Philippe le Hardi, les grevières en fer plein ou demi-jambières qui couvraient seulement le devant de la jambe. Sous Philippe le Bel, on voit le premier exemple du gantelet de fer à doigts articulés et séparés. Jusque-là, le gantelet n'avait été qu'une pièce rigide recouvrant seulement le dessus de la main.

Une plaque de fer placée au côté droit de la cuirasse servait à soutenir la lance en arrêt ; on l'appelait faucre. Toutes les pièces de l'armure étaient réunies : le casque à la cuirasse par le hausse-col, qu'on appelait aussi gorgerin ou gorgerette ; la cuirasse aux cuissards par les tassettes, quadruple rang de plaques qui descendaient depuis le bas-ventre jusqu'à mi-cuisse ; les cuissards aux grevières par les genouillères, rotule de fer dans laquelle s'engrenaient les cuissards et les brassards ; enfin, les brassards à la cuirasse par les épaulières. L'intérieur de cette armure, appelée de toutes pièces, était matelassé, mais de façon à laisser un espace libre entre l'homme et la carapace, dans laquelle le chevalier était incarcéré. Le cheval était également couvert d'une enveloppe métallique ; la partie qui protégeait la tête se nommait chanfrein. Sur la selle flottaient des housses aux couleurs éclatantes, et blasonnées d'arabesques héraldiques.

Notre description des armes défensives du moyen âge ne serait pas complète, si nous ne faisions mention du bouclier ou écu. Au IXe siècle, le bouclier, coupé horizontalement par la pente, se termine par le bas en pointe plus ou moins effilée ; il a la forme d'un triangle isocèle convexe. Lors de la deuxième croisade, l'écu, au lieu d'être attaché au bras, est suspendu au cou par une lanière de cuir. Plus tard, il affecte différentes formes ; s'il est carré, il s'appelle large, et s'il est circulaire, rondache. Quand le chevalier est tué, on place près de son corps l'écu, la pointe en haut.

Nous connaissons maintenant les armes défensives, parlons de l'armement offensif.

Dans la tapisserie de Bayeux, brodée par la comtesse Mathilde, les soldats de Guillaume le Conquérant sont armés d'épées, de haches, de lances, de flèches et de dards. Les épées sont longues et d'une largeur uniforme jusqu'à l'extrémité, qui se termine brusquement en pointe ; les poignées en sont épaisses et fortes. Les haches ne présentent aucune particularité remarquable. Les lances sont armées d'un fer aigu, dont la longueur équivaut au sixième de la hampe.

Si nous ouvrons les romans de chevalerie et les principales chroniques du XIe au XIVe siècle, nous y trouvons de longs détails sur les épées des héros du moyen âge. Quelques-unes partagent même la célébrité de leur maître ; on vante la Joyeuse de Charlemagne, la Durandal de Roland, la Haute Clère d'Olivier, le Scalibord d'Arthur, le Flamberge de Bradimart, le Balisande de Renaud, et le Courtin d'Ogier le Danois.

Les épées des XIe et XIIe siècles sont larges, peu aiguës, assez courtes. Elles servaient surtout à frapper de taille. La pointe n'est pas formée par la diminution progressive de la lame, elle est découpée comme la pointe de certains glaives antiques. Le pommeau est plat et circulaire ; les quillons — les deux branches de la croix — sont droits, ou parfois légèrement tordus à leur extrémité.

L'épée à deux mains, ou espadon, était une arme large et longue, à laquelle l'homme d'armes imprimait un rapide mouvement giratoire, dès qu'un adversaire fondait sur lui. Les longues et lourdes épées furent longtemps en usage. On dit que Godefroi de Bouillon fendait un homme en deux d'un coup d'épée. Le P. Daniel, en citant ce fait et d'autres analogues, ajoute qu'ils ne paraissent plus invraisemblables, quand on considère, au musée de Meaux, le Courtin d'Ogier le Danois. Longue de plus de trois pieds et large de trois pouces, cette épée pesait cinq livres. Dans la suite, on se servit d'épées courtes, à deux tranchants, qu'on appelait braquemarts. L'épée à lame ondoyante se nommait flamard.

La lance fut l'arme principale de la cavalerie française jusqu'à l'avènement de Henri IV. Les lances des Français, dit Guillaume le Breton, poète du XIIIe siècle, sont de frêne ; elles se terminent en une pointe aiguë, et ressemblent à de longues perches. Sous Philippe de Valois, on les fit plus courtes et plus grosses.

Les autres armes offensives sont : la hache d'armes, suspendue à l'arçon ; la masse d'armes, espèce de massue garnie de pointes de fer, qu'on nommait aussi bourlettes ; le poignard de miséricorde ou dague qui se portait au côté droit, et dont les chevaliers se servaient pour égorger l'ennemi renversé de cheval, s'il refusait de crier miséricorde.

Le fléau d'armes se rapprochait beaucoup de la masse d'armes ; il se composait d'un manche très-court, auquel était suspendue une courroie ou chaînette munie de boules de fer, à son extrémité. Ces boules étaient souvent hérissées de pointes. Un roman du moyen âge — Parthenopex de Blois — donne la description suivante du costume d'un chevalier :

Chausses de fer dessus chaussées

De lacs de soie bien lacés,

Il a un bon haubert vestu,

Il a un bon double escu

Et bon heaume en chef lacie,

Et en son poing un bon espie (lance)

Il a une espée longue et dure

Et bien moulue à sa mesure ;

Une autre à son arçon pendue,

D'autre part une besaguë (hache à deux tranchants),

Et sa miséricorde a ceinte.

Ces armes, suspendues aux murs du château féodal, en faisaient un des principaux ornements.

 

IV. — LES ARMES DES SOLDATS

 

Quelle était maintenant l'armure offensive et défensive du peuple à partir du XIe siècle ?

Un vêtement garni de petits anneaux ou écailles de fer, un casque pointu et un bouclier qui, coupé horizontalement, se termine par le bas en une pointe plus ou moins aiguë, telle est l'armure défensive de la milice subalterne. Les cavaliers, également bardés de fer, portent, fixés à leurs bras par une courroie, des boucliers convexes, affectant la forme triangulaire.

Les armes offensives sont la hache, l'épée, la lance et l'arc. Longue et large, l'épée s'effilait brusquement comme nos fleurets d'escrime ; la garde, épaisse et forte, était cruciforme. Les lances étaient garnies d'une rondelle d'acier qui couvrait la main et le bras. Souvent les seigneurs mettaient dans la main de leurs serfs des bâtons fourchus, auxquels succéda plus tard l'arme désignée sous le nom de bisaiguë. Les serfs et les paysans avaient, en outre, pour arme, un bâton nommé vouge, surmonté d'une lance de fer en forme de faux : Le roy estant à Paris, lisons-nous dans la chronique de Louis XI, y arrivèrent les vougiers et cranequiniers, c'est-à-dire arbalétriers du pays et duché d'Anjou, qui bien pouvoient estre quatre cents hommes qui, ledit jour, furent menés aux champs pour escarmoucher les Bretons et les Bourguignons.

Dans le poème où le moine Abbon nous raconte le siège de Paris par les Normands au ixe siècle, il est parlé de balles de plomb lancées par la fronde. Malgré ce témoignage historique, on hésite à comprendre la fronde dans l'armement des troupes carlovingiennes. D'après les dessins de la tapisserie de Bayeux, nous avons tout lieu de croire qu'elle était plutôt une arme de chasse qu'une arme de guerre. Plus tard, quelques compagnies de frondeurs exclusivement recrutées parmi les populations rurales furent admises dans les troupes féodales. Mais cette innovation ne fut pas de longue durée ; à la mort de saint Louis, les frondeurs disparurent de l'ost du roi ; là s'arrête leur histoire et probablement leur rôle.

Cavaliers et fantassins avaient pour coiffure un casque universellement connu sous le nom de salade, morion, bourguignote ou pot de fer. C'était une simple calotte qui couvrait le sommet de la tête avec un appendice postérieur plus ou moins allongé, tantôt abritant seulement le cou, et tantôt garantissant une partie des épaules. La salade fut la coiffure caractéristique des hommes de guerre du XVe siècle.

Avant l'adoption de la cotte de mailles, rapportée d'Asie en Europe par les croisés, la principale arme défensive en vigueur était la cuirasse franke, lourde armure grossièrement forgée et d'un poids écrasant. Au second rang figurait la brigandine, léger corselet de cuir et de toile, recouvert de plaques métalliques. La brigandine, que les chroniqueurs désignent indifféremment sous les noms de haubergeon, jaque anglais et armure à mailles, protégeait également les cavaliers et les fantassins contre les assauts de la lance et de t'épée ; c'est ce qu'indiquent les vers suivants d'un vieux poème :

C'était un pourpoint de chamois,

Farci de bourre sus et sous ;

Un grand vilain jaque d'anglois

Qui lui pendoit jusqu'aux genoux.

La cotte de mailles du XIIIe siècle pesait de vingt-cinq à trente livres. Si elle garantissait le corps de la pointe des armes blanches, elle ne le préservait pas des contre-coups et des chocs, et l'on avait tellement augmenté le poids des épées, des marteaux et des haches, que l'homme de guerre était accablé sous le poids de ses armes.

L'ordonnance de Pierre II, duc de Bretagne, publiée en 1450, prescrivit aux gentilshommes de se tenir en habillement d'archer ou brigandine, s'ils savaient faire usage de traits, et, dans le cas contraire, d'être pourvus de guisarmes, de bonnes salades, de harnais de jambes, et d'avoir chacun un coustillier au moins et deux bons chevaux.

La brigandine était connue dès le règne de Charlemagne. Elle est appelée bruni et brunico dans les Capitulaires, et mentionnée dans la Geste d'Amadis de Gaule. Camden nomme ceux qui portaient cette armure homines brigantes. Il est aussi question de la brigandine dans l'histoire de Mélusine. Je vous trouverai, dit un des héros de ce roman, quatre mille combattants ou bien dix mille brigandiniers. La guisarme était une espèce de javeline à deux tranchants. La coustille, épée longue, déliée, triangulaire ou carrée, armait la main du fantassin et du cavalier.

C'est sous Louis le Gros qu'on place l'invention de l'arbalète. Invention n'est peut-être pas le mot juste, il serait plus exact de dire que le mécanisme de l'arbalète fut perfectionné sous ce prince. On joignit à l'arc un fût ou arbrier, pour faciliter la tension de la corde et préciser le tir. Après avoir été condamnée par le concile de Latran comme trop meurtrière, l'arbalète fut restituée aux troupes par Richard Cœur-de-Lion, qui fut considéré depuis comme l'inventeur de cette arme. Pour bander l'arbalète, le soldat se servait d'un instrument en fer appelé cranequin, d'où le nom de cranequiniers que reçurent les troupes armées de l'arbalète. Les cranequins lançaient des flèches connues sous la dénomination de carreaux ou carrelets.

A la bataille de Crécy, en 1346, quinze mille arbalétriers combattaient à l'avant-garde de l'armée française. Les Génois passaient pour les plus experts arbalétriers de l'Europe ; les Parisiens occupaient le second rang. Une vignette du remarquable ouvrage de M. Paul Lacroix sur les Arts au moyen âge, nous montre quatre arbalétriers coiffés de chapels de fer, et protégés par des brassières et des jambières, et nous fait assister à leurs manœuvres. Pendant que deux tireurs décochent leurs carreaux, deux pavoiseurs — porteurs de pavois — abritent leurs camarades derrière de grands boucliers.

Lorsque Jean sans Peur, duc de Bourgogne, marcha sur Paris en 1411, son armée comprenait un nombre considérable de machines nommées ribaudequins, espèce d'arbalètes gigantesques traînées par un cheval, et qui lançaient des javelots à d'énormes distances.

Le fauchard ou fauchon était encore, aux XIVe et XVe siècles, une des armes dont se servait l'infanterie. Il se composait, d'après M. Chéruel, d'une lance de fer longue et tranchante des deux côtés et placée à l'extrémité d'un bois de lance.

 

V. — LES BOUCHES À FEU

 

L'invention des armes à feu entraîna une véritable révolution dans l'art militaire. C'est vers l'année 1340 qu'on fait ordinairement remonter le premier emploi des canons et des bombardes, Un compte du trésorier des guerres, en 1338, contient la mention suivante : A Henri de Vaumechon, pour avoir poudre et autres choses nécessaires aux canons qui avaient servi au siège du Puy-Guilhem, en Périgord.

Comme les bombardes lançaient des boulets de pierre, on leur donnait quelquefois le nom de pierriers. Ces pièces d'engin, dit Froissart (1344), leur bailloient de si bons horions, qu'il sembloit à vrai dire que ce fût foudre qui chût du ciel, quand elles frappoient contre les murs du châtel.  Villani a raconté, et presque tous les historiens ont répété après lui, que les Anglais durent à l'emploi de l'artillerie à poudre la victoire de Crécy, en 1346 ; mais cette assertion ne résiste pas à l'examen. Il est incontestable, en effet, que les engins de cette époque n'étaient pas assez perfectionnés pour évoluer sur un champ de bataille ; ce fut la poliorcétique qui les utilisa la première. Employées concurremment avec les anciennes machines dans l'attaque et la défense des villes fortifiées, les bombardes ne furent d'abord considérées que comme des balistes supérieures aux mangonneaux et autres engins balistiques du même genre. Ce renseignement nous est fourni par l'intéressant Livret des faits d'armes et de chevalerie, de Christine de Pisan. A côté des bouches à feu, Christine fait figurer dans ses récits de batailles les machines à fronde, les grandes arbalètes, etc., preuve évidente que les anciens procédés concoururent longtemps avec les nouveaux à la propulsion des projectiles.

On divise ordinairement les engins à poudre du XVe siècle en cinq catégories : bombardes, mortiers, canons, couleuvrines, canons à main ou bâtons à feu. Les bombardes sont les pièces du plus gros calibre ; viennent ensuite les canons ; les mortiers sont beaucoup plus courts ; quant aux couleuvrines, elles sont plus longues, mais moins développées. De ces bouches à feu, les premières lancent des boulets ; les secondes, de la mitraille ; les troisièmes, des projectiles incendiaires ; les quatrièmes, des balles de plomb. Les canons à main sont des armes portatives composées d'un tube de fer percé d'une lumière comme les autres engins, mais dépourvu de fût et de batterie. Un manuscrit de l'époque représente un guerrier qui, monté sur une de ces tours mobiles inséparables alors du matériel de siège, lance une pierre avec un canon à main. L'arme est appuyée sur un parapet. Tout auprès, l'artiste a placé une fronde ; les deux engins sont probablement destinés à servir l'un après l'autre.

 

VI. — LES MILICES COMMUNALES

 

L'organisation féodale ne donnait à la royauté, comme nous venons de le voir, qu'une armée hétérogène, temporaire et indisciplinée. La nécessité d'opposer une résistance permanente aux invasions étrangères, la difficulté de convoquer à jour fixe un nombre déterminé de combattants, l'impossibilité d'arrêter le chiffre exact d'un contingent, la répugnance des vassaux et l'hostilité sourde des seigneurs, toutes ces raisons obligèrent souvent les rois à modifier le système militaire de la France.

Les fiefs militaires avaient remplacé cet ancien système de défense nationale suivant lequel chaque individu, et particulièrement chaque propriétaire, était tenu de protéger son pays. Aux devoirs par trop insuffisants du vassal les rois substituèrent les obligations plus étroites du sujet et du citoyen. Ce fut là la principale révolution du IXe siècle. Le XIIe et le XVIe virent s'introduire par degrés une nouvelle réforme, qui marque la troisième période militaire de l'Europe : à la milice féodale les rois firent succéder les troupes stipendiées.

Nous parlerons d'abord de la première réforme : l'institution des milices communales.

Le P. Daniel prétend que Louis le Gros, en créant les communes, imagina le premier d'enrégimenter sous sa bannière les habitants des villes. Les faits que nous avons énoncés dans le premier paragraphe de ce chapitre contredisent formellement l'assertion du savant jésuite. Dès le règne de Chilpéric, nous voyons figurer dans les armées mérovingiennes des milices de la Touraine, du pays de Bayeux, du Mans, de l'Anjou et d'autres provinces. Les villes de Séez, d'Avranches, de Lisieux, de Coutances, d'Évreux, de Saint-Lô, de Nantes, de Rouen, de Poitiers et de Tours, envoient à ce roi leurs milices pour le seconder dans sa lutte contre les Bituringiens. Malgré ces témoignages, il est juste de dire que les milices urbaines ne reçurent une impulsion sérieuse que sous Louis VI. L'établissement des communes et la concession des franchises aux habitants des villes exercèrent une véritable influence sur la science militaire. Avant le XIIe siècle, les prévôts des seigneuries convoquaient les non-nobles et les conduisaient à la guerre. A partir de l'émancipation communale, c'est aux magistrats municipaux que revint le soin d'appeler les citoyens sous les armes, et de les mener à l'ennemi. Aussi, sur un grand nombre de sceaux communaux des XIIe et XIIIe siècles, l'officier municipal est-il représenté en armes, tantôt à pied, tantôt à cheval, quelquefois seul, souvent accompagné des gens de la commune également armés. Son habillement diffère peu du brillant costume des chevaliers ; mais, au lieu de porter la lance et l'écu, il tient ordinairement l'épieu, arme des roturiers, ou, plus souvent encore, un bâton de commandement.

Bien que toutes les communes dussent le service d'ost au roi, leurs obligations à cet égard n'étaient pas uniformes. En général, le contingent de chaque ville était fixé dans sa charte constitutive et proportionné au chiffre de la population urbaine. Les unes étaient tenues de marcher toutes les fois que le roi les convoquait, d'autres seulement quand les appelait une guerre générale ; quelques-uns avaient le droit de ne pas dépasser certaines limites ; d'autres, enfin, pouvaient être contraintes de guerroyer hors de leur province respective ; mais alors une solde suffisamment rémunératrice devait les défrayer de cette dépense. Dans certaines conjonctures, les habitants d'une ville, forcés de militer au delà des remparts, pouvaient regagner le soir leurs domiciles. Tel était notamment le privilège de la milice communale de Rouen, comme en témoigne un rôle de 1272, cité par le P. Daniel[6]. Un autre rôle, daté de 1253, nous apprend quel nombre de sergents de pied fournissait, au milieu du XIIIe siècle, chaque ville de la Picardie. De Laon il en sortait trois cents, quatre cents de Corbie, cent de Bruyères, trois cents de Péronne, trois cents de Montdidier, trois cents de Saint-Quentin, deux cents de Soissons, etc. Dans la guerre de Louis le Gros contre l'empereur Henri V, le roi de France fit marcher toute la population des provinces frontières ; la milice des comtés de Reims et de Châlons s'élevait, dit-on, à soixante mille hommes. Après la bataille de Courtrai, Philippe IV, pour se mettre en campagne, leva un fantassin sur vingt feux. Dès le règne d'Édouard Ier, on trouve dans les annales d'Angleterre des ordonnances de levées, pour appeler aux armes toute la population valide, ou, suivant l'usage plus ordinaire, pour choisir les hommes les plus propres au service d'un enrôlement forcé. Il existe même plusieurs instructions royales, en vertu desquelles les évêques, en face d'une invasion prochaine, sont tenus d'équiper et d'armer toutes les personnes attachées à l'Église.

Vers la fin du XIVe siècle, la milice de Paris ne s'élevait pas à moins de cinquante mille hommes. Elle comptait trois catégories de combattants : les cranequiniers, armés d'arbalètes ; les pavescheurs, ou soldats armés de boucliers de bois recouverts de cuir ; et enfin les maillotins, qui n'avaient pour armes offensives que des maillets.

La mission des milices communales était surtout de protéger la cité contre les ennemis du dehors et du dedans ; elles devaient' montrer autant d'énergie à défendre les franchises locales qu'à repousser l'invasion étrangère. Dès que les soldats du guet signalaient à la porte de la ville la présence d'un seigneur féodal, aussitôt le beffroi sonnait le tocsin, les bourgeois couraient aux armes et barricadaient les rues en y tendant des chaînes. Si nous en croyons les chroniques du temps, la peur du seigneur voisin occupait une plus grande place dans la préoccupation des milices urbaines que celle de l'Anglais ou de l'Allemand. De même aussi, leur valeur préférait avoir pour théâtre l'enceinte d'une ville que la surface unie d'une plaine. Nous ne devons pas oublier néanmoins que l'élite de la chevalerie fut battue en rase campagne par les milices communales des Flandres. Rappelons encore la résistance héroïque des arbalétriers de Rouen, menés par Alain Blanchard à l'assaut de la noblesse anglaise.

L'Église, dont Louis le Gros avait su se concilier la faveur en militant contre les seigneurs qui la dépouillaient, lui paya largement sa dette de reconnaissance. Dans les moments de crise, elle amena elle-même au secours du roi le peuple des villes et des campagnes. C'est ainsi qu'on vit une armée de paysans, conduits par leurs curés, assiéger dans Crécy Thomas de Maries, et les bourgeois de Laon révoltés contre leur évêque. Après la défaite de Brémule, les évêques du Berri, de la Bourgogne, du diocèse de Sens, de l'Ile-de-France, de l'Orléanais et du Beauvoisis, vinrent fortifier les troupes royales par l'adjonction d'une armée populaire.

Tous ses ministres et toutes ses forces, l'Église les mit avec empressement au service de Louis le Gros. Un prêtre accompagnait en 1111 ses paroissiens, lorsqu'une armée d'hommes du peuple vint attaquer le criminel seigneur du Puiset et faire le siège de son château.

Bâti sur le sommet d'une colline abrupte, le château du Puiset occupait une position inexpugnable. Pour s'y rendre, il fallait gravir une pente escarpée, défendue à sa base par un fossé profond, et à son sommet par une solide palissade en bois percée de meurtrières. Plusieurs assauts avaient été donnés ; dès que lés assiégeants parvenaient à la palissade, une grêle de flèches éclaircissait leurs rangs et forçait les plus résolus à lâcher prise ; cinq ou six échecs successifs avaient jeté le découragement parmi les miliciens des commun es. Tout à coup un prêtre fend la foule et se dirige vers la palissade. On ignore son nom ; les miliciens remarquent seulement son profil d'ascète et la mâle sérénité de son visage. Sans armes, tête nue, protégé par une planche qui lui sert de bouclier, il gravit en rampant les escarpements du rocher, puis, parvenu à la palissade, il se baisse au-dessous des meurtrières et se met en devoir d'arracher les pieux. Après quelques minutes de travail, il se lève et fait un signe aux communiers ; ceux-ci, électrisés par le sang-froid de l'homme de Dieu, accourent avec des haches et des piques ; sous leurs efforts, la palissade cède, et par la brèche les envahisseurs pénètrent dans le château.

 

Malgré l'esprit guerrier du moyen âge, et les pénalités qui lui servaient de sanction, il en fut bientôt du service militaire comme des fonctions de juré ; les guerres devinrent si fréquentes et le métier des armes si onéreux, que tout le monde essaya d'en esquiver les charges. Les hommes s'exemptèrent peu à peu du service personnel, et remplacèrent l'impôt du sang par une contribution pécuniaire. C'est vers 1303 que les historiens placent cette révolution économique ; les mots heriban et ost cessèrent alors de désigner la prestation militaire, et devinrent des noms d'impôts. Cette subvention fut répartie sur tout le territoire, et frappa toutes les classes de la société. Les nobles et les clercs durent concourir à l'équipement des cavaliers, et les roturiers à celui de sergents de pied. Ainsi que toutes les taxes, la contribution pécuniaire fut perçue dans la terre du roi par les officiers royaux, et dans les terres des prélats et des barons par ces seigneurs eux-mêmes assistés d'un officier royal. Ajoutons que la répartition devait être en harmonie avec les ressources de chaque contribuable, faite compensation du riche et du pauvre.

Au commencement du XIVe siècle, les pouvoirs féodaux, légèrement entamés, se consolidèrent à l'avènement de Louis le Hutin. L'aristocratie profita de cette réaction pour demander la suppression des dispenses. En Bourgogne, les nobles stipulèrent que la levée atteindrait seulement les vassaux directs et immédiats du roi ; les vassaux médiats devaient être soustraits au premier appel, et ne répondre qu'aux convocations de l'arrière-ban.

A partir de cette époque, les arrière-vassaux composèrent à peu près seuls la levée de l'arrière-ban. Les milices communales ne figurèrent plus qu'à de très-rares intervalles sur les champs de bataille ; le service du guet et la police intérieure, tel fut le cercle dans lequel s'exerça presque exclusivement leur activité. Ainsi, les miliciens de Mâcon, s'inspirant de l'exemple des arbalétriers de Rouen, stipulèrent dans leurs nouveaux statuts qu'ils ne serviraient à leurs frais qu'autant qu'ils pourraient rentrer le soir dans leur ville. On doit croire que les miliciens des autres cités obtinrent au XIVe siècle les mêmes prérogatives.

 

VII. — TROUPES SOLDÉES

 

L'affranchissement des communes, la décadence du régime féodal, l'indiscipline des milices, leur esprit d'indépendance et l'impossibilité de les retenir plus de quarante jours sous les armes, enfin la conversion du service direct en une obligation pécuniaire, toutes ces causes déterminèrent un changement radical dans le mode de recrutement des troupes. La levée en masse cessa d'alimenter les armées féodales ; aux vassaux succédèrent les soudoyers. Ce fut une ordonnance de Philippe le Bel qui décréta la première subvention générale. Dès que le fils de Louis le Hutin eut obtenu des représentants de la nation convoqués en états généraux le droit d'établir les impôts suivant les besoins de la royauté, le travail de réorganisation militaire commence. L'âge de la réquisition est fixé à dix-huit ans, et tous les sujets du royaume, hormis les vieillards et les infirmes, sont soumis à la loi nouvelle. Moyennant le payement au trésor d'une certaine redevance, l'exonération est permise ; mais l'exonéré doit se faire représenter à l'armée par un nombre de remplaçants en rapport avec ses ressources pécuniaires et sa situation hiérarchique[7].

Les provinces et les villes firent le meilleur accueil à cette réforme à la fois sociale et financière, et s'empressèrent de payer les aides destinées à former le fond du budget de la guerre. Si la bourgeoisie procura l'argent, la noblesse fournit l'épée. L'armée recruta parmi les classes aristocratiques sa principale force et ses principaux éléments. Une ordonnance de 1338, rendue à la suite d'une convention passée entre le roi et les nobles, porte que toute personne mandée pour la guerre du roy recevra au départ un prêt proportionnel au chemin qu'elle devra parcourir et à la solde quelle devra toucher. Or nous voyons plus loin que l'ordonnance vise les barons[8].

Dans la suite, les nobles du Dauphiné, tirant un habile parti de leur position privilégiée, stipulèrent, sous Charles V[9], que, dans toutes les chevauchées, ils recevront des gages raisonnables ; en outre, qu'on leur paiera la valeur des chevaux qu'ils auront perdus ; s'ils sont faits prisonniers, on paiera leur rançon, etc.

En résumé, la lecture de tous les documents contemporains témoigne du grand nombre de nobles qui s'enrôlèrent dans les compagnies soldées. Cet amour du service militaire alla si loin qu'on vit les gentilshommes du Limousin revendiquer, en 1355, le droit d'être incorporés, de préférence aux roturiers, dans les compagnies de gens d'armes.

Les expéditions en Terre-Sainte ne furent probablement pas étrangères à cette révolution. Les croisés étaient, comme on le sait, des soldats volontaires, qu'un mouvement tout spontané, et non une ordonnance militaire, entraîna vers l'Orient, et qu'entretint, n'on le fisc royal, mais la générosité des fidèles. Seulement le roi, — comme, du reste, chacun des hauts barons de son ost, — fut le dépositaire des aumônes et y puisa la solde des seigneurs et des hommes d'armes.

Plusieurs passages de Joinville nous apprennent que la plupart des chevaliers engagés dans la croisade de saint Louis recevaient une solde, soit de leur seigneur immédiat, soit de quelque autre suzerain dans les troupes duquel ils étaient immatriculés. Le roi, nous dit le sénéchal, était escorté de dix chevaliers qu'il eut, dans la suite, assez de peine à stipendier[10].

S'il faut en croire Froissart, l'armée qu'Édouard III, roi d'Angleterre, lança contre la France était soldée ; recrutés au moyen de marchés que le gouvernement passait avec les plus hauts représentants de la noblesse féodale, les soldats recevaient une paie tellement élevée, qu'on est obligé d'imaginer d'une part que les négociateurs retiraient de leurs opérations des bénéfices énormes, et, de l'autre, que les simples lanciers et les archers même appartenaient aux classes moyennes d'Angleterre, à la petite noblesse ou à la riche yeomanry.

Voici quel était, en 1346, le taux des gages alloués aux troupes anglaises : un comte recevait 6 s. 8 d. par jour ; les barons et baronnets, 4 s. ; les chevaliers, 2 s. ; les écuyers, 1 s. ; les archers et hobelers (cavalerie légère), 6 d. ; les archers à pied, 3 d. ; les Gallois, 2 d. Si l'on multiplie ces sommes par 24, pour les ramener à la valeur actuelle de l'argent, on verra que la solde des armées féodales était bien supérieure à la paie des armées modernes. Les cavaliers s'équipaient eux-mêmes et se fournissaient d'armes et de chevaux[11].

En France, le chevalier touchait dix sous par jour, soit dix francs de notre monnaie, et l'écuyer cinq sous, c'est-à-dire cinq francs. Nous sommes là bien loin des cinq centimes par jour dont le gouvernement actuel gratifie l'héroïsme de nos Dumanets.

 

VIII. — CORPS MERCENAIRES. - COMPAGNIES D'ORDONNANCES

 

A côté de ces corps indigènes, les rois prirent à leur service des mercenaires étrangers, que les chroniqueurs du temps désignent sous le nom de brabançons, cottereaux, malandrins, routiers, ribauds, tard venus, etc., et que l'on confondit plus tard sous la dénomination générale de grandes compagnies. Licenciées dès que les hostilités étaient interrompues, ces compagnies de truands reprenaient aussitôt leurs habitudes de désordre et pillaient le pays qu'elles venaient d'arracher à l'ennemi. Les champs que ce dernier avait épargnés étaient sûrs de ne pas échapper à leurs ravages ; elles achevaient l'incendie que l'envahisseur avait allumé, le troupeau qu'il avait décimé. De pareils soldats n'étaient pas, on le comprend, des miliciens d'élite. Mais leurs principes militaires d'aveugle obéissance les rendaient, encore plus que leur audace, chers aux rois, effrayés de l'esprit d'indépendance qui sévissait parmi les armées féodales. Ce fut avec le concours d'une force étrangère- salariée que Jean se vit sur le point d'anéantir la Grande-Charte, et terrifia à tel point les barons, que ces derniers offrirent la couronne à un prince français.

Avant lui, Harald II avait eu des troupes danoises à sa solde ; mais la plus redoutable armée mercenaire du XIe siècle fut celle qui s'embarqua sur les galères de Guillaume le Bâtard, et fit à la pointe de l'épée la conquête de l'Angleterre. Quelques Bourguignons s'y mêlèrent, soixante mille Normands prirent part à cette Iliade. Hastings, l'un des plus valeureux compagnons de Guillaume, était un paysan des environs de Troyes. Une autre célébrité militaire, Bertrand Du Guesclin, fit ses premières armes dans les rangs des Brabançons.

Longtemps les rois protégèrent les grandes compagnies contre l'animadversion générale. Aux avantages que nous venons de signaler les cottereaux joignaient celui d'être inaccessibles aux préoccupations plus bourgeoises que militaires des troupes féodales ; ils restaient plus longtemps sous les drapeaux, la longueur des entreprises ne les intimidait pas, et nulle considération personnelle ne venait les arrêter au milieu d'une campagne. Néanmoins un jour vint où la patience des peuples se lassa et où la protection des rois ne suffit plus ; les grandes compagnies s'attirèrent par leurs ravages de si redoutables haines, qu'il fallut bientôt songer à purger le sol de leur présence. Divers projets furent mis en avant pour soustraire la France aux brigandages de ces aventuriers. Enfin, Du Guesclin se chargea de les conduire en Espagne, où la majeure partie périt au service de Henri de Transtamare, sur les champs de bataille de Navarette (1365) et de Montai (1368).

Le sol ainsi déblayé par Charles V, la France s'achemina rapidement vers la refonte de ses institutions militaires. Les successeurs de Charles V ne crurent pas devoir limiter leur tâche à l'expulsion des mercenaires étrangers ; ils entreprirent une œuvre non moins patriotique et non moins glorieuse. Les seigneurs entretenaient dans leurs châteaux des garnisons qui perpétuaient les traditions de l'ère carlovingienne, et violaient sans scrupule les prohibitions les plus expresses des conciles et des rois. Il ne fallait pas hésiter : les rois désarmèrent les milices seigneuriales, et, pour les empêcher de se reconstituer, dans beaucoup de provinces ils invitèrent les habitants des campagnes à refuser aux seigneurs le service du guet. Charles VI étendit, en 1396, cette dispense à tout le royaume, et n'accorda d'exception qu'en faveur des pays de frontières.

Charles V et Charles VI auraient, sans nul doute, introduit des améliorations encore plus importantes dans le service militaire ; mais les troubles qui remplirent leurs règnes, la révolte des Armagnacs et des Bourguignons, l'invasion des Anglais et le démembrement de la France, paralysèrent les réformes, ou en interdirent l'initiative.

Charles VII fut plus heureux. Sous son règne, non-seulement la France reprit possession d'elle-même et vit cesser les fléaux de la guerre civile et de l'invasion, mais elle fut dotée d'institutions qui l'élevèrent bien vite au premier rang des nations européennes.

En 1426, lors de la réunion des États à Mehun-sur-Yèvre, l'évêque de Poitiers s'était fait le promoteur d'un nouveau système militaire : il avait demandé la substitution des troupes soldées permanentes aux troupes soldées irrégulières. Peu de temps après, les ordonnances de 1439 et 1445 vinrent donner une satisfaction complète à ce vœu, en décrétant, la première, la formation des compagnies de gens d'armes, la seconde, l'organisation des francs-archers[12].

La gendarmerie soldée, mélangée de grosse cavalerie et de cavalerie légère, s'était signalée sous Charles VI par de nombreux actes d'indiscipline que n'avait rachetés aucun service et fait pardonner aucun exploit. Elle avait laissé la chevalerie féodale s'ensevelir tout entière dans le désastre d'Azincourt, sans tenter contre l'infanterie anglaise un mouvement offensif qui aurait pu peut-être changer le sort de la bataille.

Témoin de cette inertie, Charles VII, dès son avènement au trône, licencia les compagnies de gendarmes. Quelques hommes d'élite tranchaient sur le reste ; il les prit et forma avec eux les éléments de quinze compagnies d'ordonnance, dans lesquelles vint s'encadrer toute la cavalerie régulière du royaume. Chaque compagnie comprenait cent escouades de six hommes, en tout six cents combattants. Les six hommes de l'escouade ou lance garnie s'échelonnaient dans la hiérarchie suivante : le seigneur, un page ou varlet, trois archers et un coustillier, ou soldat armé d'un couteau. Les capitaines étaient nommés par le roi ; le trésor royal alimentait les troupes.

C'est de ce faible noyau, — neuf mille cavaliers, — qu'est sortie l'armée régulière de la France, et c'est là le premier corps de troupes permanentes qu'ait possédé l'Europe. L'armée moderne entre en scène, et à la même heure l'armée féodale disparaît ; l'histoire se ferme sur elle. Dans la suite le ban fut quelquefois convoqué ; les lettres de Mme de Sévigné nous attestent même que le XVIIe siècle à son déclin- vit la dernière convocation de la noblesse rurale ; mais tous les annalistes du moyen âge sont d'accord pour reconnaître que les heribans offrirent plutôt, après Charles VII, un spectacle d'apparat qu'un appui réel.

 

IX. — LES FRANCS-ARCHERS. - LEUR DÉCADENCE. - LES ESTRADIOTS

 

La cavalerie des compagnies d'ordonnance fut, dès l'origine, aussi précieuse aux rois que redoutable aux ennemis de la France. Les écrivains qui visitèrent notre pays à cette époque rendent hommage à l'intrépidité de la gendarmerie française. Les hommes d'armes français, écrivait Machiavel au commencement du XVIe siècle, sont les meilleurs qui existent, parce qu'ils sont tous nobles et fils de seigneurs, et qu'ils aspirent tous à devenir eux-mêmes possesseurs de terres seigneuriales.

Les francs-archers méritèrent longtemps un pareil éloge. Aux termes de l'ordonnance de 1445, toutes les agglomérations urbaines et rurales étaient obligées d'entretenir, par cinquante feux ou maisons, un homme propre à manier les armes. Armé, équipé aux frais des cinquante maisons, cet homme était pourvu d'un arc et d'un nombre déterminé de flèches, dont les contribuables devaient sans cesse renouveler la provision. Ses armes défensives étaient l'haubergeon et la salade. Chaque dimanche, les francs-archers devaient faire l'exercice, et, tout en se livrant aux travaux agricoles, se tenir prêts à répondre au premier appel du roi. En temps de service, ils recevaient une solde et jouissaient de l'exemption de plusieurs impôts.

Ces différentes mesures s'exécutaient sous la surveillance et le contrôle des commissaires royaux, etc. ; c'est aux mêmes officiers qu'incombait la mission de répartir le contingent des archers entre les paroisses, en prenant pour guide le rôle des tailles. Les habitants d'une paroisse répondaient de leur archer comme ils étaient tenus de répondre pour la contribution pécuniaire imposée par le fisc. Les commissaires inspectaient, et, au besoin, commandaient le corps des archers. Tout seigneur châtelain devait, soit en personne, soit par l'entremise de ses capitaines, remettre aux délégués du roi un état mensuel des archers compris dans sa châtellenie respective. Les capitaines nommés par le roi prêtaient serment : dans les provinces du Nord, aux baillis ; dans les provinces méridionales aux sénéchaux, et recevaient les mêmes attributions que les capitaines des grandes compagnies.

Cependant le corps entier des francs-archers ne comprenait pas plus de deux mille six cents hommes ; les rois se trouvèrent donc obligés de conserver çà et là quelque débris des vieilles bandes. Les populations élevèrent en outre de vives plaintes contre les capitaines qui, dans l'évaluation des taxes, ne craignaient pas d'exagérer le chiffre légal et de pressurer indignement les paroisses. Le gouvernement répondit à ces plaintes en fixant par diverses ordonnances l'époque et le mode des fournitures, ainsi que la quantité de corvées exigibles pour les transports militaires. Chaque paroisse eut le choix de payer le prix de l'équipement ou de le fournir elle-même, à la condition, dans ce dernier cas, de le faire accepter par le capitaine. Autre réforme : les francs-archers furent désarmés en temps de paix, et des pénalités très-sévères édictées contre les déserteurs.

Pour qui consulte les mémoires de l'époque, il est incontestable que l'infanterie des francs-archers rendit de très-grands services sous Charles VII, et prit une glorieuse part à l'expulsion des Anglais. Il n'est pas moins vrai, cependant, que l'isolement auquel elle était fatalement condamnée pendant la paix la rendait trop accessible aux influences du milieu dans lequel elle vivait. Elle était trop dispersée pour avoir un véritable esprit militaire. Les vieux routiers s'en moquèrent, et Villon, se faisant l'écho des railleries générales, décocha le plus acéré de ses virelais contre le franc archer de Bagnolet. Le pauvre homme aperçoit un épouvantail, fait en façon de gendarme et demande grâce :

Car il se sent jà fort malade...

Comme on le voit, les plaisanteries populaires contre la garde nationale et les milices urbaines ou rurales ne datent pas seulement d'hier.

Le discrédit général des francs — archers et l'affaiblissement progressif de leurs traditions militaires obligèrent-ils Louis XI à licencier cette milice, ou bien l'institution d'une infanterie nationale excita-t-elle des défiances chez cet ombrageux monarque ? Ce point est difficile à préciser. Toujours est-il que, vers 1480, toutes les milices rurales furent supprimées[13]. Hâtons-nous de dire que l'abolition des francs-archers ne porta pas atteinte aux utiles réformes dont Charles VII avait pris l'initiative. Le système d'une infanterie permanente et soldée ne fut pas abandonné ; on en revint aux anciennes compagnies, que l'on maintint plus longtemps sous les drapeaux, et dont plusieurs ordonnances déterminèrent plus rigoureusement les devoirs et les charges. L'infanterie s'accrut même d'une manière d'autant plus rapide, que les nouveaux engins introduits dans l'armement de troupes lui conférèrent une prépondérance à laquelle elle n'était pas habituée. La cavalerie, désormais moins redoutable, descendit au second rang pour lui céder le premier.

Suffisamment édifié par la sanglante bataille de Nancy, où succombèrent, avec le dernier duc de Bourgogne, sinon sans honneur, du moins sans profit, les derniers représentants de l'ère chevaleresque, Louis XI ne songea plus qu'à dissoudre les éléments de la vieille armée féodale. Insensiblement, les châteaux forts des grands vassaux perdirent leurs garnisons, les bannières seigneuriales cessèrent de claquer au vent, et les cris d'armes ne retentirent plus dans la mêlée. On isola systématiquement les hauts barons. Une ordonnance royale autorisa le titulaire d'un fief tenu à pleines armes à ne pas tenir compte de l'appel de son suzerain. Refusait-il de le suivre à l'ost avec un nombre déterminé de combattants, pour ce refus, il ne devait point encourir le reproche de félonie. Non content de provoquer les feudataires à la révolte contre leurs seigneurs, Louis XI les couvrait au besoin de son égide. Le rachat du service militaire à prix d'argent était alors admis en principe ; chacun, noble ou vilain, resta libre de servir en personne ou de s'exonérer du service. L'armée comptait encore dans ses rangs des gendarmes fieffés, mais surtout des gendarmes volontaires, et des écuyers d'armes, les uns fieffés, les autres non fieffés ou même simples varlets.

Vers la fin de son règne, Louis XI avait à sa solde 6.000 Suisses et 10.000 Français. Les Suisses furent investis de nombreuses prérogatives : ils ne payèrent ni contributions, ni tailles, ni droits d'aubaine, et firent étendre à leurs enfants et à leurs femmes le bénéfice de ces exemptions. A ces troupes il faut ajouter les gardes écossaises organisées depuis 1461 en compagnies régulières. Charles VIII et Louis XI entrèrent plus tard en pourparlers avec les princes allemands, et négocièrent l'achat d'un certain nombre de fantassins qui, sous le nom de lansquenets et de bandes noires, acquirent autant de notoriété comme pillards que comme soldats.

Par suite de cette incorporation de mercenaires écossais, tudesques et suisses, l'infanterie se trouva presque tout entière composée d'étrangers. Pendant longtemps on crut justifier cet usage en soutenant que les nations étrangères qui fournissaient les recrues s'habituaient à regarder la France comme une seconde patrie. Peut-être serait-il plus vrai de dire que les étrangers, et notamment les Écossais et les Suisses, avaient sur les questions de subordination et de discipline des idées plus orthodoxes que nos pétulants ancêtres. Il est certain, du reste, que dans les guerres civiles l'obéissance des étrangers était moins aléatoire, et tout le monde sait combien furent fréquentes au XVe siècle les insurrections contre le pouvoir central. Il fut bien question, à plusieurs reprises, de rétablir les francs-archers. On possède de Charles VIII une lettre dans laquelle ce prince invite, en 1485, le bailli de Caen, Jehan Havard, à convoquer les élus de son bailliage avec cinq ou six chevaliers ou écuyers pour aviser au moyen de réunir des troupes d'infanterie. Plusieurs autres baillis furent consultés sur cette réorganisation in extremis. Malheureusement il était trop tard : aucune tentative, aucun effort ne put galvaniser une institution depuis longtemps décrépite.

Également constituée sous Charles VIII, la cavalerie légère fut formée des mêmes éléments que l'infanterie. Des mercenaires allemands et grecs, les premiers connus sous le nom de retires, et les seconds indifféremment appelés argoulets, albanais ou estradiots se substituèrent peu à peu à la gendarmerie des compagnies d'ordonnance, atteinte à son tour de la même décadence que le corps des francs-archers. Les estradiots — du grec στρατώται, soldats — portaient le casque nommé salade, une pique ou arzegaie, une épée, une massue et une cotte de mailles. Les éclaireurs à cheval étaient plus spécialement désignés sous le nom d'argoulets. Les historiens signalent leur présence à la bataille de Dreux (1562).

 

X. — HIÉHARCHIE MILITAIRE

 

Pendant les premiers siècles de notre histoire les attributions militaires se confondent avec les attributions civiles. Le soldat et le citoyen ont le même chef et n'appartiennent pas, comme de nos jours, à deux classes distinctes, soumises à des lois différentes et régies par des règlements spéciaux. Les comtes, les ducs, les centainiers et les dizainiers, placés aux divers échelons de la hiérarchie administrative et militaire, réunissent dans leur main tous les pouvoirs.

Arrive la féodalité. La France voit-elle alors disparaître ce régime ? Non ; sous la troisième race, les baillis et les sénéchaux, en succédant aux comtes et aux ducs, cumulent comme eux les fonctions d'administrateur avec celles de commandant militaire et de juge. Investis d'une autorité presque illimitée, ils doivent maintenir la police parmi les troupes du ban et de l'arrière-ban, présider à la convocation des hommes de guerre, et dissoudre les bandes seigneuriales qui fomentent la guerre et violent les trêves. En cas de résistance, il leur est enjoint d'employer les voies de fait, et de confisquer les biens des délinquants, soit en les privant de la liberté, soit en lâchant dans leurs domaines une armée de mangeurs et de gâteurs.

Les pouvoirs du bailli ne s'exercent pas sur les seules milices du ban et de l'arrière-ban. Les troupes qui séjournent dans la circonscription de la sénéchaussée ou du bailliage sont soumises à la juridiction de ce fonctionnaire.

S'il n'était pas toujours dangereux de comparer le passé au présent, on pourrait dire que les baillis possédaient, à certains égards, les attributions de nos commandants de divisions militaires. Du moins, lorsque le roi n'envoyait pas dans leur ressort des capitaines généraux investis de pouvoirs extraordinaires, c'est aux baillis que revenaient les fonctions militaires.

 

A partir du XIIIe siècle, quelques fonctionnaires exclusivement militaires commencèrent à se juxtaposer aux sénéchaux et aux baillis. Tels furent les connétables, les maréchaux et le grand maître des arbalétriers. A l'origine, ainsi que son nom l'indique, le connétable — comes stabuli, comte de l'écurie — avait le commandement exclusif de la cavalerie, et prenait les ordres du sénéchal. Plus tard, lorsque Philippe-Auguste eut supprimé, en 1191, la dignité de sénéchal, le connétable devint le chef suprême des armées.

C'est surtout à partir de Matthieu de Montmorency que nous voyons les chroniqueurs accorder un rôle prépondérant aux titulaires de ces importantes fonctions.

A la cérémonie de l'investiture, le roi leur remettait entre les mains une épée nue, qu'ils devaient dans la suite porter devant le prince au sacre et dans toutes les solennités royales. Les anciens registres de la chambre des Comptes énumèrent longuement les prérogatives aussi nombreuses qu'éminentes dont jouissait le connétable. Il était de droit membre du conseil secret, et ses collègues ne pouvaient sans son avis ordonner de nul fait de guerre. Partout où se trouve le roi, le connétable a son logement et sa part des provisions. Il reçoit trente-six pains, un setier de vin pour sa mesnie — sa suite — ; deux barils pour sa chambre, et de chacun mets cuit ou cru, tant comme il en faut, et étable pour quatre chevaux. En temps de paix, la solde quotidienne du connétable est de vingt-cinq sous parisis, auxquels s'ajoutent dix livres, chaque jour de fête. Toutes les fois qu'on paie au roi le droit de gîte[14], les gages du connétable sont doublés. En temps de guerre, dès qu'une citadelle tombeau pouvoir du roi, le pennon du connétable est arboré sur les tours, et les chevaux, les harnais, les rênes trouvés dans le fort lui sont immédiatement dévolus. Le grand maître des arbalétriers, et plus tard le grand maître de l'artillerie, obtiennent les canons ; les prisonniers et l'or sont réservés au roi. Enfin, le connétable étend sa juridiction sur tous les hommes d'armes, et lorsque l'armée est en marche, c'est lui qui commande l'avant-garde.

De pareils privilèges ne pouvaient, à la longue, que créer de graves dangers au pouvoir royal. Maîtres de l'armée, juges uniques de tous les militaires, disposant de ressources incalculables, les connétables s'arrogèrent insensiblement un pouvoir qui finit par inquiéter la royauté. Louis XI, peu tolérant de sa nature, fit trancher la tête au connétable de Saint-Pol, et Richelieu, en 1622, supprima, d'un trait de plume, cette haute dignité.

 

XI. — LE MARÉCHAL

 

Nous venons de voir que le connétable était primitivement le chef de la cavalerie. L'origine du maréchal est beaucoup plus humble ; ce dignitaire était d'abord exclusivement chargé de veiller sur les chevaux du prince. Il est déjà question du maréchal dans les lois barbares. Si le maréchal qui est chargé du soin de onze chevaux est tué, le meurtrier, dit la loi des Alamans, paiera pour compensation onze solidi[15]. Sous Philippe-Auguste, le maréchal conduit l'avant-garde. C'était lui, dit Guillaume le Breton, qui dirigeait les premières batailles :

Cujus erat primum gestare in prælia telum,

Quippe marescalli claro fulgebat honore.

Primitivement, l'armée ne comptait qu'un maréchal. De saint Louis à François Ier, ces hautes fonctions eurent constamment deux dignitaires. Les maréchaux étaient subordonnés au connétable ; ils commandaient l'armée sous ses ordres, faisaient la montre ou revue des troupes, vérifiaient l'état des hommes fournis par l'aristocratie féodale, et veillaient au maintien de la discipline.

Dans les premiers temps, la dignité de maréchal était amovible ; ainsi, sous Philippe de Valois, Bernard de Moreuil, en devenant le gouverneur du Dauphin, dut abandonner cette haute dignité.

François Ier éleva de deux à trois le nombre des maréchaux, et Henri II, de trois à quatre. Plus tard, les successeurs de ce prince multiplièrent tellement les promotions, que le prestige des maréchaux fut sur le point d'en être atteint. Inquiets de ce discrédit, et soucieux d'y mettre un terme, les États de Blois (1577) fixèrent à quatre le nombre de ces dignitaires.

Sous les ordres du connétable, les maréchaux commandaient spécialement la cavalerie, et le grand maître des arbalétriers l'infanterie. Ce dernier officier étendait sa juridiction sur tous les corps qui composaient l'infanterie, sur les archers, les maîtres des engins ou machines de guerre, etc. C'était lui qui déterminait la place des grand'gardes appelées alors écoutes, la marche des reconnaissances et l'emplacement des camps. Toutes les machines de guerre prises sur l'ennemi lui revenaient de droit.

Dans la suite, le grand maître de l'artillerie remplaça le grand maître des arbalétriers.

 

XII. — LA CHEVALERIE

 

Un chapitre sur l'histoire militaire ne serait pas complet, si quelques pages n'étaient spécialement consacrées à l'histoire de la chevalerie. Le soldat féodal, en effet, n'est pas la seule figure militaire du moyen âge ; on risquerait d'avoir une idée aussi imparfaite qu'inexacte de cette ère tourmentée, si l'on ne considérait que les soudards plus ou moins dégrossis qui vainquirent à Bouvines et succombèrent à Crécy. Les siècles de Louis le Gros et de saint Louis nous ont légué un type de héros bien supérieur à ces barons aventureux ou à ces miliciens osés qu'un esprit de lucre ou de vengeance précipitait, la hache d'armes à la main, les uns contre les autres. Au-dessus d'eux, la tête nimbée d'une auréole, nous apparaît le chevalier chrétien. Soldat idéal, le chevalier ne combat ni' pour l'intérêt, ni même pour la gloire : ce féal guerrier n'a qu'un but, défendre le faible et l'opprimé sans se préoccuper jamais du péril ou de la défaite. Ce n'est ni un spadassin, ni un dilettante, en quête de galantes aventures ou d'épiques faits d'armes, désireux avant tout d'étaler sa force et de conquérir, à l'aide d'une escrime savante, un facile renom de bravoure. Franc et droit comme la lame de son épée, il ne met la lance au poing que pour protéger la faiblesse ou châtier la félonie. Paladin héroïque, il s'en va, nuit et jour, chevauchant par les monts, et ne s'arrête que là où l'innocence réclame un protecteur, et le crime un justicier. Vingt, trente adversaires ne l'effraient pas ; son destrier est asthmatique, son gambesson démaillé, sa rapière ébréchée : mais qu'importe ? Dieu ne combat-il pas avec lui ? Seul, fort de son droit et n'écoutant que le cri de sa conscience, il livre assaut à cinquante ennemis, et, soldat surnaturalisé, d'un coup de massue, il les écrase comme un nid de vipères.

A quelle époque le Franc barbare devint-il ce champion de Dieu que célèbrent toutes nos légendes, et qu'ont chanté tous nos poètes ? Il est assez difficile de fixer une date rigoureuse, mais on peut dire que la chevalerie naquit le jour même où l'Évangile fut buriné dans les âmes. Les premiers chevaliers furent les apôtres de notre patrie, les Colomban, les Martin et les Maur. Quand, la croix à la main, ces héros parcouraient les pagi de la Gaule ; quand ils renversaient les idoles et délivraient le territoire des dragons et des monstres, n'étaient-ils pas les précurseurs des Roland, des Ollivier et des Amadis ? Ne protégeaient-ils pas les consciences contre le paganisme qui les opprimait ? N'étaient-ils pas les tuteurs de ces pauvres intelligences désorientées ? En examinant de près les faits, on ne constate pas seulement une relation morale entre le christianisme et la chevalerie ; évident pour le philosophe, le rapport qui lie le christianisme et la chevalerie est encore plus manifeste peut-être pour l'historien. Si le christianisme, en effet, vint donner une direction salutaire aux instincts guerriers de nos ancêtres et soumettre la force au service du pauvre, de la veuve et de l'orphelin, il ne faudrait pas croire que là se borne l'influence de l'Évangile. Une étude approfondie de l'histoire nous représente le prêtre non-seulement comme l'inspirateur lointain, mais encore comme le promoteur direct de la chevalerie.

Établissons notre thèse.

Après la mort de Charlemagne, les mœurs chrétiennes introduites par ce prince chez les peuples de Toulouse et de Narbonne manquèrent de subir une éclipse. La civilisation nouvelle n'avait pas suffisamment imprégné ces populations brillantes, mais légères, auxquelles la passion parlait souvent un langage plus écouté que celui du devoir.

Tandis qu'au Nord les chansons de geste des trouvères normands entretenaient l'ardeur belliqueuse et chrétienne des seigneurs, au Midi les barons languedociens, amollis par les corruptrices fadeurs de la poésie provençale, foulaient aux pieds les engagements de leur baptême, et buvaient dans des hanaps d'or l'oubli des épopées carlovingiennes. Leur énergie ne se réveillait que lorsque la voix d'un prêtre venait flétrir leur paresse ou importuner leurs orgies : c'est alors que les vieilles haines païennes leur mettaient la hache d'armes à la main. Les prêtres avaient beau se retrancher dans leurs églises et les moines se barricader dans leurs monastères, le fer et la flamme avaient bientôt changé en ruines les temples les mieux défendus et les moutiers les plus inaccessibles.

Aujourd'hui encore, le voyageur qui parcourt les provinces méridionales y rencontre à chaque pas les débris de vastes monastères contemporains de Charlemagne. Tout autour, des donjons élèvent dans l'air leurs faîtes effrités, et, couverts d'un rideau de lierres, des remparts dressent mélancoliquement leurs créneaux ruineux. Tels sont les restes des abbayes de Fontfroide, de Saint-Guilhem, du Désert et de la Grasse. Donjons et remparts avaient été construits par les religieux pour soutenir l'assaut des hauts barons ; mais, comme toujours, la violence triompha de la faiblesse. Hâtons-nous de le dire néanmoins : si complète qu'elle fût, cette victoire devait être éphémère ; quelques années plus tard, c'était la faiblesse qui allait à son tour museler la force.

Complètement désarmé contre les usurpations des seigneurs, le clergé les subit longtemps avec cette patience et cette sérénité que l'esprit évangélique confère. Pourquoi se plaindre ? disaient les moines, Dieu ne nous enverra-t-il pas un vengeur ?

Hélas ! le temps des héros était passé ! La Providence, au lieu de faire surgir un nouveau Karl, avait d'autres vues sur la France. Elle voulait que le clergé devînt lui-même l'initiateur d'une réforme plus profonde et plus durable que toutes les conquêtes dont les expéditions carlovingiennes avaient été le prix. Le glaive détruit plus qu'il ne féconde ; le verbe, au contraire, dépose dans les âmes des germes qui lèvent tôt ou tard et ensemencent l'avenir. C'est ce que pensa le clergé de Provence. Dès qu'il fut convaincu de l'inutilité d'une résistance matérielle aux agressions du patriciat féodal, toute son attention se porta vers l'éducation des jeunes seigneurs. Il était trop tard pour transformer les pères ; on ne s'occupa que des fils.

Chez les Romains, le jeune homme, au sortir de l'enfance, était revêtu de la robe prétexte, et cette cérémonie était considérée dans l'ancienne Rome comme l'acte le plus important de la vie. Au moyen âge, le jour où le page ceignait pour la première fois l'épée était la date la plus mémorable, et celle qui laissait le plus de traces dans l'âme d'un guerrier. Ce rite marquait non-seulement le passage de la jeunesse à l'âge mûr, mais signalait la vocation militaire du jeune homme. Jusqu'au XIe siècle, l'ancienne coutume germanique fut seule en vigueur. Un vieux guerrier, entouré des principaux de la tribu, plaçait sur la poitrine du récipiendaire le baudrier et l'épée. A la mort de Robert, le clergé s'empare de cette cérémonie et la transforme ; le rite germanique cesse d'avoir pour théâtre la Cour de Baronnie ; il s'accomplit dans l'église, et l'officiant n'est plus un homme de guerre, mais un prêtre. En présence de toute la famille assemblée, le ministre de Dieu reçoit de la bouche du néophyte le serment solennel de défendre la religion, l'Église et les opprimés.

Une pareille innovation ne révèle-t-elle pas chez les clercs l'intention bien arrêtée de réformer les classes militaires de la société féodale ? En établissant une lointaine, quoique saisissante analogie, entre la collation de la dignité chevaleresque et l'administration des sacrements, l'Église surnaturalisait en quelque sorte le barbare, et le rendait moins accessible aux suggestions de sa nature brutale et grossière. De persécuteur des prêtres, le baron en devenait le protecteur ; et, champion de l'Église, il exerçait avec un zèle tout sacerdotal le ministère dont il avait reçu l'investiture.

Indiquons maintenant les différentes épreuves que la législation du moyen âge imposait, aux candidats.

 

XIII. — RÉCEPTION DES CHEVALIERS

 

Aussitôt que le jeune seigneur avait atteint l'âge de sept ans, il était enlevé aux femmes et confié à quelque vaillant baron qui lui donnait l'exemple des vertus chevaleresques. De sept à quatorze ans, l'adolescent portait le nom de page ou de varlet ; à quatorze, il prenait le titre d'écuyer. Le maniement des armes, l'escrime, l'équitation et tous les exercices propres à développer la force et l'adresse occupaient ses loisirs et partageaient son temps. Des attributions aussi impérieuses qu'intimes lui inculquaient de bonne heure les principes de l'obéissance et de la courtoisie. Premier serviteur du seigneur et de la dame, il les suivait partout, soit en voyage, soit à la chasse ; il leur faisait cortège dans les cérémonies d'apparat, les visites et les promenades ; il écrivait leurs lettres et portait leurs messages ; il les servait à table, tranchait et découpait les viandes, présentait le hanap, etc.

Aux yeux des nobles les plus jaloux de leur naissance et de leur nom, cette domesticité temporaire n'avait rien de mortifiant, et ne faisait que rendre plus étroits les liens de respect et d'obéissance qui rattachaient le jeune homme à son père adoptif, et l'apprenti chevalier à son maître. Celui-ci, de son côté, cultivait avec un pieux zèle l'intelligence et l'âme de l'adolescent, et ne négligeait ni l'éducation morale ni l'instruction littéraire du néophyte. Les principales leçons portaient sur l'amour de Dieu et le respect des dames.

Placée de la sorte au centre de tout ce qui pouvait l'enflammer, l'âme de l'adolescent était ouverte à toutes les inspirations généreuses, et vibrait dès qu'on en touchait des cordes. Les récits chevaleresques la grisaient d'enthousiasme : palpitant pour la gloire à laquelle les règles établies ne lui permettaient pas encore d'aspirer, le page suivait son maître dans les tournois et jusque sur le champ de bataille, partout où s'échangeaient des coups de lance, et bouclait en soupirant l'armure qu'il ne lui était pas encore permis de porter.

Quand le jeune homme sortait de page, une cérémonie religieuse venait consacrer sa vocation chevaleresque et sanctifier le glaive dont il avait désormais le droit d'armer sa dextre. C'était devant l'autel que le néophyte, assisté de ses proches, recevait l'épée bénite. Au prêtre qui la mettait dans sa main il promettait de ne la tirer du fourreau que pour venger la religion et l'honneur.

Dès lors, le nouvel écuyer s'associait plus intimement à la vie de son seigneur. Les réunions privées lui étaient ouvertes ; il tenait rang dans les assemblées et les réceptions solennelles ; premier chambellan, c'était lui qui réglait les questions d'étiquette et de préséance, et recevait les seigneurs que la guerre ou la paix amenait chez son maître.

Nous trouvons dans l'histoire du maréchal de Boucicaut un intéressant exposé des fonctions d'un jeune écuyer. Maintenant, il essayoit à saillir (sauter) sur un coursier, tout armé ; puis, autres fois, couroit et alloit longuement à pied, pour s'accoutumer à avoir longue haleine et souffrir longuement travail ; autres fois férissoit (frappait) d'une cognée ou d'un mail (maillet) grande pièce (longtemps) et grandement. Pour bien se duire (accoutumer) au harnois et endurcir ses bras et ses mains à longuement férir.., il faisoit le soubressaut, armé de toutes pièces, fors le bacinel (casque), et, en dansant, le faisoit, armé d'une cotte d'acier ; sailloit, sans mettre le pied à l'étrier, armé de toutes pièces, sur un coursier. ; en mettant la main sur l'arçon de la selle d'un grand coursier, et l'autre auprès les aureilles, sailloit de l'autre part. Si deux parois (murailles) fussent à une brasse (cinq pieds environ) l'une de l'autre, même de la hauteur d'une tour, montoit à force de bras et de jambes, sans autre aide, tout au plus haut, sans cheoir ou monter ni au devaloir (descente). Quand il étoit au logis, s'essayoit, avec les autres écuyers, à jeter la lance et autres essais de guerre, ne jà ne cessoit.

Enfin, lorsque le jeune seigneur avait vingt et un ans, et qu'il était digne par sa vaillance d'être promu chevalier, une série de cérémonies publiques le préparait à cette promotion auguste.

Quelques extraits de deux livres, l'Ordène de Chevalerie et le Pontifical Romain, nous feront assister à toutes les phases de l'initiation chevaleresque. Dans le premier, l'auteur, Hugues de Tabarie ou de Tibériade, pour rendre vraisemblables les explications données aux récipiendaires, met en scène un candidat médiocrement instruit des usages de la chevalerie : c'est le sultan Saladin, qui, maître du poète, seigneur Hugues, veut recevoir de son prisonnier l'investiture de la dignité chevaleresque.

Hugues s'incline. En premier lieu, il ordonne à Saladin de se peigner les cheveux et la barbe, et de se laver avec soin le visage.

TEXTE

TRADUCTION

Cavians et barbe, et li viaire

Les cheveux et la barbe et le visage

Li fist appareiller moult bel ;

Il lui fit arranger fort bien ;

Ch'est droit à chevalier nouvel.

C'est le droit du chevalier nouveau.

Puis le fist en un baing entrer.

Puis il le fit entrer dans un bain.

Lors li commenche demander

Alors commença à lui demander

Le soudan, que che senifie.

Le soudan, ce que cela signifiait.

Sire, répond Hugues, pareil à l'enfançon qui sort des fonts, lavé du péché originel,

Sire, tout ensement devez

Sire, c'est ainsi que vous devez

Issir sans nule vilounie

Sortir sans nulle souillure

De ce baing, car chevalerie

De ce bain ; car la chevalerie

Si doit baingnier en honesté,

Doit se parer d'honnêteté,

En courtoisie et en bonté,

De courtoisie et de bonté,

Et fere amer à toutes gens.

Et se faire aimer de toutes gens.

Par le grand Dieu, dit Saladin, voilà un beau début !Maintenant, répond Hugues, sortez du bain et couchez-vous dans ce grand lit. C'est l'emblème de celui que vous obtiendrez en paradis, ce lit de repos que Dieu octroie à ses amis, les braves chevaliers. Quelques instants après il ajoute, en l'habillant des pieds à la tête : La chemise de lin toute blanche dont je vous revêts, et qui touche à votre peau, vous donne à entendre que vous devez garder votre chair de toute souillure, si vous voulez parvenir au ciel. Cette robe vermeille indique

Que votre sang devez épandre

Que vous devez verser votre sang

Pour Dieu servir et honorer,

Pour servir et honorer Dieu,

Et pour défendre sainte Église ;

Et pour défendre la sainte Église ;

Car tout chou doit chevalier faire,

Car c'est là ce que doit faire un chevalier.

S'il veust à Dieu de noient plaire :

S'il veut plaire parfaitement à Dieu :

Ch'est entendu par le vermeil.

Tel est le sens de la couleur vermeille.

Quant à ces chausses de soie brune, elles doivent vous rappeler par leur couleur sombre,

La mort, et la terre où gisrez,

La mort, la terre où vous reposerez,

Dont venistes, et où irez :

D'où vous êtes sorti et où vous irez :

A chou doivent garder votre œil ;

Voilà ce que vous devez avoir devant les yeux ;

Si n'enkerret pas en orguel,

Ainsi vous ne tomberez pas dans l'orgueil,

Car orgues ne doint pas régner

Car l'orgueil ne doit point dominer

En chevalier, ni demorer :

Dans un chevalier, ni habiter en lui :

A simpleche doit toujours tendre.

C'est à l'humilité qu'il doit toujours tendre.

Cette blanche ceinture, dont j'entoure vos reins, vous engage de nouveau à tenir votre corps en chasteté, et à blâmer la luxure. Ces deux éperons dorés serviront à exciter votre cheval : imitez son ardeur et sa docilité ; et de même qu'il vous obéit, obéissez au Seigneur. Maintenant, je vous ceins l'épée ; frappez vos ennemis avec les deux tranchants ; empêchez les pauvres d'être foulés par les riches, les faibles d'être opprimés par les forts. Je vous mets sur le chef une coiffe toute blanche, pour vous indiquer que votre âme doit être pareillement sans souillure.

 

La fantaisie s'est donné une large carrière dans le rit dont Hugues de Tabarie a versifié les formules, et tout nous porte à croire que le symbolisme exposé par le naïf poète était loin d'être en usage chez toutes les nations catholiques.

Tout autre est le rituel dont le Pontifical Romain nous retrace les principaux traits. Dans cet admirable livre, les prières du prêtre revêtent une grandeur et une majesté toutes bibliques. L'évêque bénit d'abord l'épée du chevalier par quelques-unes de ces magnifiques oraisons qui sont, comme l'a dit avec raison M. Léon Gautier, l'honneur de la littérature catholique. Bénissez cette épée, afin que votre serviteur puisse être le défenseur des églises, des veuves, des orphelins, et de tous ceux qui aiment Dieu, contre la cruauté des hérétiques et des païens. — Bénissez-la, et puisse votre serviteur, qui a surtout sa piété pour arme, fouler aux pieds tous ses ennemis visibles, et, maître absolu de la victoire, demeurer toujours à l'abri de toute atteinte !Dieu saint, Père éternel, Dieu tout-puissant, qui seul ordonnez toutes choses, et les disposez comme il convient, c'est pour que la justice ait ici-bas un appui, c'est pour que la fureur des maudits ait un frein, c'est pour ces deux causes seulement que, par une disposition salutaire, vous avez permis aux hommes sur la terre l'usage de l'épée ; c'est pour la protection du peuple que vous avez voulu l'institution de la chevalerie. A un enfant, à David, vous avez autrefois donné la victoire sur Goliath ; vous avez pris par la main Judas Macchabée, et lui avez donné le triomphe sur toutes les nations infidèles. Eh bien ! voici votre serviteur qui a courbé tout nouvellement son front sous le joug de la condition militaire : envoyez-lui du haut du ciel les forces et l'audace dont il a besoin pour la défense de la Foi et de la justice ; donnez-lui l'augment de la Foi, de l'Espérance et de la Charité ; donnez-lui la Crainte et l'Amour, l'Humilité, la Persévérance, l'Obéissance et la Patience ; arrangez tout en lui comme il le faut, afin qu'avec cette épée il ne frappe jamais personne injustement ; afin qu'il défende avec elle tout ce qui est juste, tout ce qui est droit.

 

Alors l'évêque se couvre de la mitre, bénit l'épée et l'attache au flanc du nouveau chevalier : — Sois ceint de l'épée, ô très-puissant, lui dit-il avec les saintes Écritures, et fais bien attention que c'est par la foi, et non par l'épée que les saints ont vaincu les empires. Le chevalier tire alors le glaive du fourreau, avec un geste superbe, et plein de fierté, de joie, de confiance, il le brandit à trois reprises, puis l'essuie sur son bras gauche, comme si déjà il était couvert du sang des ennemis de la vérité, et le remet au fourreau. Le nouveau chevalier et l'évêque se donnent alors le baiser de paix, manifestation sublime qui forme un contraste frappant avec la manifestation militaire dont nous venons de parler. Et le pasteur dit à trois reprises au soldat : Pax tecum ! Puis il lui donne trois petits coups de plat d'épée, en disant : — Sois un soldat pacifique, courageux, fidèle et dévoué à Dieu. Ici on retrouve le soufflet, l'alapa des anciens rituels : mais ce n'est pas un poing rude et brutal qui l'assène sur le cou du soldat ; c'est une main douce qui caresse la joue du nouveau chevalier. — Réveille-toi du mauvais sommeil, lui crie alors l'évêque, et sois éveillé dans l'honneur, dans la foi. Enfin les éperons sont attachés aux pieds de ce champion de la justice, et la cérémonie se termine, dans le Pontifical, par cette rubrique aussi simple que belle : His dictis, novus miles vadit in pace.

 

Le haubert, la cuirasse et les gantelets étaient successivement remis au néophyte par quelques personnages notables, ou de nobles damoiselles. Son adoubement — armement — était complété par l'accolée : le chevalier ordeneur frappait le récipiendaire sur le col avec le plat de l'épée, puis lui donnait l'accolade, en signe d'adoption fraternelle. Cela fait, un page apportait l'aiguière et la lance, un autre amenait le destrier, et dès lors le nouveau chevalier pouvait, le soir même, affronter les périls et se tailler des épopées.

 

Si la chevalerie conférait quelques privilèges, elle imposait aussi des devoirs. Groupés en association, et liés par un sentiment d'honneur et de fraternité chrétienne, les chevaliers devaient se porter un mutuel secours. Mais l'un d'eux violait-il la foi jurée, un jugement le déclarait félon, et le livrait au dernier supplice. Exposé en chemise sur un échafaud, il voyait d'abord briser ses armes pièce à pièce, et leurs débris joncher la terre ; un écuyer détachait les éperons et les jetait sur un tas de fumier. L'écu n'était pas mieux traité ; un cheval de labour le traînait dans la poussière, et, cela fait, le valet du bourreau coupait la queue du destrier. Le héraut d'armes s'écriait à trois reprises différentes : — Qui est là ? Par trois fois, un valet prononçait le nom et déclinait les titres du chevalier félon, et, par trois fois, le héraut répliquait : — Non ! cela n'est pas ; je ne vois qu'un lâche qui a renié sa foi ! Enfin, étendu sur une civière comme un corps mort et déposé dans l'église voilée de deuil, le coupable apercevait, à la lueur jaune des cierges, les prêtres réciter autour de son catafalque les prières des trépassés. Cérémonie lugubre, si l'on veut, mais d'un enseignement profond et plein de grandeur : pouvait-on mieux exprimer que l'homme qui foule aux pieds sa foi n'est plus qu'un cadavre ?

 

XIV. — PRÉROGATIVES DES CHEVALIERS. - EXTENSION DE L'ORDRE

 

Les prérogatives attachées au rang de chevalier étaient presque toutes exclusivement honorifiques, et concernaient surtout le costume et l'armure. A la guerre, voici les particularités qui le signalaient à l'ennemi. Un casque, surmonté d'un panache, une armure, soit en mailles, soit en lames, recouverte d'une cotte ornée d'armoiries, des éperons dorés et un palefroi bardé de fer, ou revêtu d'une housse en drap d'or. Au château, c'est aussi par le luxe de ses habits que se distingue le chevalier ; il porte des soieries plus éclatantes et des fourrures plus riches que l'écuyer ; seul il a le droit d'étaler sur son haubert un pourpoint écarlate. Lui adresse-t-on la parole, les formes les plus respectueuses sont de rigueur. Une sorte de cérémonial fixe les termes des compliments qu'il doit recevoir.

Voilà pour les privilèges purement honorifiques. D'autres prérogatives, moins chimériques, réservaient aux chevaliers le monopole d'un certain nombre d'emplois civils. Mais leur principal privilège était peut-être de former une classe distincte de la noblesse, et de jouir, chez toutes les nations européennes, d'une sorte d'autonomie que chaque souverain respectait. Quiconque avait été fait chevalier dans son pays devenait, pour ainsi dire, citoyen de l'univers ; du nord au sud de l'Europe, les seigneurs et les rois s'inclinaient devant ces paladins cosmopolites qui, tantôt dans les sierras espagnoles, tantôt dans les puzlas hongroises, partout où leur concours était réclamé, ne laissaient jamais moisir leur lance ni rouiller leur épée.

On a quelquefois assimilé la noblesse à la chevalerie. Plusieurs traits caractéristiques établissent cependant entre ces deux catégories de personnes une démarcation bien tranchée, qui ne permet pas de les confondre.

Si la noblesse, en effet, est impersonnelle et transmissible, la chevalerie, en revanche, n'est ni héréditaire ni collective. On ne la recueille pas avec le nom ; on ne la trouve point parmi les biens meubles ou immeubles d'une succession directe ou collatérale ; il faut aller la chercher à la pointe de l'épée, soit au fond de quelque gorge alpestre, soit dans les halliers des Ardennes.

Autre différence : la chevalerie n'était pas circonscrite à une classe. Ouverte à toutes les âmes patriciennes, elle se recrutait aussi bien parmi les populations urbaines et rurales que parmi les comtes et les barons. Dans les contrées du Nord, ainsi que dans les péninsules italienne et ibérique, les roturiers et les paysans pouvaient faire partie de l'ordre. Quand les Flamands, sur le champ de bataille de Courtrai, curent détruit les cadres de l'armée française, Philippe le Bel la réorganisa le lendemain avec des officiers pris dans les derniers rangs du peuple. Une ordonnance statua que, sur deux fils de vilain, l'aîné serait armé chevalier, et que, sur trois fils, les deux premiers seraient investis de cette dignité. On avait vu, en Allemagne, l'empereur Frédéric Barberousse inaugurer cette jurisprudence chevaleresque : le sévère Hohenstaufen créait chevaliers, sur le champ de bataille, les paysans qui s'étaient signalés par quelques faits d'armes, ou même seulement battus avec bravoure.

Un chroniqueur de la dernière période du moyen âge, peu au courant de ces usages, exprime l'étonnement extrême que lui fit éprouver, en Provence, l'incorporation journalière des roturiers dans les rangs de la chevalerie. Pour défendre leur pays, écrit-il, pour repousser l'ennemi de leurs frontières, ils permettent que des hommes de la plus basse extraction ceignent l'épée de la chevalerie ; ce qui en France serait considéré comme déshonorant. Nous venons de voir combien est erronée l'assertion de notre chroniqueur. Peut-être, au nord de la Loire, les admissions furent-elles moins fréquentes qu'au sud, mais il n'en est pas moins certain qu'à l'origine l'institution n'était pas fermée à la roture.

Berceau de la chevalerie, il était naturel que la Provence en conservât plus longtemps les traditions primitives. Aussi voyons-nous pendant tout le moyen âge la chevalerie languedocienne, sans souci des distinctions sociales, s'ouvrira tous les héroïsmes et s'offrir à toutes les gloires. Mais, non contente d'élargir ses portes et d'accueillir dans son sein l'élite de la nation, la chevalerie fit plus : elle imprégna de son esprit la pensée et le sentiment des masses, et ce fut là, dans ce milieu étranger aux querelles politiques, qu'elle rencontra, nous assure l'histoire, les cœurs les plus enthousiastes et les âmes les plus généreuses. Phénomène peu surprenant, d'ailleurs ! Les sentiments et les principes de la chevalerie étaient trop empreints d'abnégation et trop absolus pour primer les préoccupations politiques et faire fléchir les intérêts féodaux. L'ambition, chez les hauts barons, était aussi trop contrariée par les devoirs du chevalier, et sortait trop souvent, victorieuse de cette lutte inégale. Si de fastueux seigneurs, animés de l'esprit guerrier, n'étaient pas fâchés d'emprunter à l'institution quelque chose de son prestige et de participer aux privilèges dont elle conférait le bénéfice, en revanche, ils laissaient volontiers l'esprit chevaleresque à ceux qui, dépourvus de riches domaines, et par conséquent affranchis de toute espèce de soins et de craintes, pouvaient se consacrer davantage au service des humbles et à la défense des petits.

 

XV. — DÉCADENCE DE LA CHEVALERIE

 

Trois vertus étaient considérées comme essentielles au chevalier : c'étaient la loyauté, la courtoisie et la munificence.

Le mensonge, la violation de la foi jurée, imprimait à celui qui s'en rendait coupable une tache qu'aucun exploit ne pouvait effacer. Traître, parjure, déloyal, étaient les épithètes que devait entendre le chevalier félon, quand même son parjure n'eût atteint qu'un ennemi. Ce fut là un des principes dont la chevalerie se montra le plus jalouse. Aussi, tant qu'elle fut en vigueur, la mauvaise foi, vice ordinaire des peuples barbares et des nations corrompues, fut-elle notée d'infamie. De là, cette magnanimité qu'on remarque dans les rapports mutuels des chevaliers, et ces sentiments élevés qui les dominent, même en présence de l'adversaire le plus perfide.

Un chevalier se rendait indigne de ce titre, et se montrait mal instruit de ses devoirs, s'il manquait de courtoisie. Le mot courtoisie exprimait ce suprême degré de savoir-vivre, et cette exquise délicatesse de manières, puisés moins dans la connaissance d'une étiquette cérémonieuse que dans une certaine abnégation de soi-même et un sincère respect des autres. Indépendamment du charme que la politesse introduisait dans les relations sociales, la courtoisie avait aussi l'avantage d'adoucir l'âpreté naturelle de la guerre, et de rendre plus indulgent le traitement des prisonniers. Le moyen âge nous fournit de nombreux exemples de cette mitigation des mœurs.

Un écrivain italien blâme le soldat qui blessa Eccelin, le fameux tyran de Padoue, après l'avoir fait prisonnier. Il n'a mérité, dit-il, aucun éloge, mais plutôt l'opprobre pour une telle bassesse ; car outrager et frapper un prisonnier n'est pas une action moins vile que de percer d'un glaive un cadavre inanimé. Un pareil sentiment, lorsqu'il s'agit surtout d'un homme aussi souillé de crimes qu'Eccelin, ne témoigne pas seulement d'une intelligence cultivée, mais révèle un grand cœur. Il faut en dire autant de la conduite d'Edouard III, roi d'Angleterre, à l'égard d'Eustache de Ribaumont, après la prise de Calais, et de l'attitude plus admirable peut-être encore du prince Noir envers notre malheureux Jean le Bon. On pourrait croire, sans doute, que ces grands princes s'élevèrent bien au-dessus de la sphère ordinaire de l'espèce humaine. Mais, dans le fait, si les chevaliers qui les entouraient avaient moins l'occasion de déployer leurs qualités généreuses, mille traits démontrent qu'il n'en était point dépourvus. Après la bataille de Poitiers, quand les chevaliers anglais et saxons, dit Froissart, eurent festoyé leurs prisonniers, chacun s'en alla en son logis, avec les chevaliers et escuyers qu'il avoyt pris ; ils leur demandoyent, sur leur foy, combien ils pourroyent payer sans eux grever, et les croyoient légèrement : et si disoyent communément qu'ils ne vouloient mie si étroitement rançonner nul chevalier, ni escuyer, qu'il ne peust bien chevir et advancer son honneur.

Au nombre des vertus capitales du chevalier figuraient, nous l'avons dit, la libéralité et le mépris de l'argent. Tous les romans font un devoir au chevalier d'être prodigue de ses richesses, et de secourir les ménestrels, les pèlerins et les membres moins fortunés de son ordre. Le château de tout seigneur qui respectait les lois de la chevalerie ouvre libéralement ses portes au voyageur, dont l'armure cachait l'indigence, mais ne dissimule pas la dignité.

 

C'est au XVIe siècle que la chevalerie française est à son apogée. Les mœurs sont alors plus adoucies, la barbarie originaire décline. On voit s'asseoir successivement sur le trône Charles VIII, l'Affable, Louis XII, le Père du Peuple, et François Ier, le Roi des gentilshommes. Le contemporain de ces princes et leur maître, on peut le dire, c'est Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche. Il faut lire la très-joyeuse, plaisante et récréative histoire des faits, gestes, triomphes et prouesses du bon chevalier sans paour et sans reprouche, le gentil seigneur de Bayart, dont humaines louenges sont espandues par toute la chrestienté, œuvre du Loyal Serviteur. Il aymoit et craignoit Dieu sur toutes choses ; ne jamais ne le juroit ne blasphemoit, et en toutes ses affaires et nécessitez avoit a luy seul son recours, estant bien certain que de luy et de sa grande et infinie bonté procèdent toutes choses... Il aymoit le prochain comme soi-mesme. Il estoit grant aumosnier et faisoit ses aulmones secrètement. Il n'est rien si certain qu'il a marié en sa vie, sans en faire bruyt, cent povres filles orphelines, gentilsfemmes ou autres. Les povres veufves consoloit et départoit de ses biens. Jamais ne fut en pays de conqueste que s'il a été possible de trouver homme ou femme de la maison où il logeoit, qu'il ne payast ce qu'il pensoit avoir despendu, et plusieurs fois luy a l'on dit : Monseigneur, c'est argent perdu que vous baillez, car, au partir d'ici, on mettra le feu céans, et ostera l'on ce que vous avez donné. Il respondoit : Messeigneurs, je fais ce que je dois : Dieu ne m'a pas mis en ce monde pour vivre de pillage et de rapine ; et davantage ce povre homme pourra aller cacher son argent au pied de quelque arbre, et quand la guerre sera hors de ce pays, il s'en pourra ayder et priera Dieu pour moy[16].

Telles furent les vertus qui permirent à l'ordre de se développer dans toute l'Europe, et de s'élever même au-dessus de la noblesse. Néanmoins, malgré l'estime dont l'entourèrent les rois et les peuples, il arriva un moment où la chevalerie subit à son tour le sort ordinaire de toutes les institutions humaines. Un des hommes qui ont le plus approfondi les causes de la grandeur et de la décadence de l'ordre, Lacurne de Sainte-Palaye, range sous trois chefs les principes de mort qui déterminèrent le déclin de la chevalerie française. Ce fut, en premier lieu, l'abus des promotions sous Charles VI ; plus tard, la création des compagnies d'ordonnance sous Charles VII ; et enfin le décret en vertu duquel François Ier créa chevaliers les fonctionnaires civils et les gens de robe. Ces causes, selon nous, n'exercèrent sur l'ordre qu'une influence assez lointaine. L'adoption des nouveaux engins lui fut beaucoup plus funeste. Avec l'artillerie les procédés de la tactique chevaleresque descendirent au second rang, et la force physique ne devint plus qu'une qualité tout à fait accessoire de l'homme de guerre. Alors aussi les avantages d'une infanterie disciplinée furent mieux appréciés ; et les lanciers, qui s'obstinèrent presque jusqu'à la fin du XVIe siècle à charger sur une longue ligne, subirent la peine de leur présomption et de leur indiscipline. Pendant l'invasion anglaise, plusieurs capitaines avaient, il est vrai, dénoncé les inconvénients de la stratégie féodale ; mais l'art militaire était encore trop peu cultivé pour que des hommes, grisés d'eux-mêmes, abdiquassent leurs préjugés devant ses leçons.

Ajoutons que les tournois devinrent moins fréquents ; après Henri II, on n'en vit plus en France. La paix relative dont jouit le XVIe siècle ne fut pas moins fatale à l'institution. Moins agité, moins convulsé, malgré ses guerres religieuses que le siècle précédent, il eut le tort, — si c'en était un, — de ne pas entretenir l'activité des chevaliers, et d'encourager, au contraire, leur inertie. Aussi, qu'arriva-t-il ? La plupart des anciens dignitaires s'habituèrent à la vie de château. La lance fut jetée au râtelier, l'épée ne sortit plus de son fourreau et le couteau de sa gaine, que pour mettre à mal quelque inoffensive bestiole. La chasse remplaça la guerre. Témoin de cette révolution, les nouveaux promus en bénéficièrent, et rompirent le dernier lien qui rattachait le rôle du chevalier à celui du héros.

 

Le même changement s'opéra de l'autre côté de la Manche. Le déclin de la chevalerie commença sous le règne d'Henri VI, et s'accentua sous celui des Tudors. Il en fut de même chez toutes les nations de l'Europe.

 

Hâtons-nous de dire que si l'organisation de la chevalerie périt, son esprit ne mourut pas avec elle. Le gentilhomme remplaça le chevalier, et, de même que ce dernier, marqua de son empreinte le milieu dans lequel il vécut. Un sentiment jaloux de l'honneur, moins romanesque, mais également élevé, une politesse cérémonieuse, une exactitude rigide dans les pratiques religieuses, un certain amour de la gloire militaire, furent les principaux traits qui caractérisèrent le gentilhomme, et montrèrent entre le paladin du XIIIe siècle et les ligueurs du XVIe une filiation incontestable. En Angleterre, les Cavaliers furent les vrais successeurs des chevaliers d'Édouard.

Hélas ! peu à peu, le type de gentilhomme disparut à son tour, et se démonétisa peu à peu comme celui du chevalier. Si quelques traits survivent encore, c'est chez les rares chrétiens qui, sans autre noblesse que celle de l'âme, militent de nos jours pour la défense de la foi et l'avènement de la justice. Généreux croisés et noble croisade ! Dans leurs rangs sont les vrais paladins, les vrais Arthur et les vrais Amadis. Pourquoi faut-il qu'à côté de vous, chevaliers des derniers temps, nos yeux ne rencontrent plus que des conflits d'intérêts et des compétitions d'amour propre !

 

 

 



[1] Voir Jean de Laroque, Traité du ban et de l'arrière-ban.

[2] Voir Charles Louandre, De la noblesse sous l'ancienne monarchie, p. 54, et J. de Laroque, passim.

[3] Institutions militaires de la France, p. 115.

[4] Ch. Louandre, De la noblesse sous l'ancienne monarchie, p. 50.

[5] Penguilly-Lharidon, Armes mérovingiennes.

[6] Histoire de la milice française, t. I, p. 93.

[7] Ordonnances des années 1302, 1303, 1306.

[8] L'ordonnance de 1318 (pour le gouvernement de l'hôtel) enjoignait déjà aux trésoriers de la guerre d'avoir les noms des gens d'armes à cheval et la désignation de leurs chevaux, en même temps que les rôles des gens de pied. C'est sans doute de la solde du ban et de l'arrière-ban qu'il s'agit.

[9] Privil. du Dauphiné, 1367. — Les nobles du Languedoc stipulent aussi en 1408 que le roi, toutes les fois qu'il les mandera pour la guerre, leur donnera, à eux et à leurs sujets, nobles ou non nobles, un prêt proportionné au temps de leur service.

[10] Collection des Mémoires, t. I, p. 49, et t. II, p. 53.

[11] Brady, Hist. of England, t. II, p. 86. — Voir aussi, de Hallam, l'Europe au moyen âge, passim, t. I.

[12] Voir Dareste de Chavannes, Traité de l'administration en France, t. II, p. 263.

[13] Voir Chéruel, Dictionnaire des institutions militaires de la France, passim.

[14] Droit féodal, en vertu duquel le seigneur ou le roi en voyage pouvait loger chez son vassal, seul ou avec ses gens.

[15] Loi des Alamans, t. LXXIX, § 4.

[16] Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, tome XVI, ch. LXVI.