LE MOYEN-ÂGE ET SES INSTITUTIONS

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ÉGLISE.

 

 

I. — RÔLE DE LA PAPAUTÉ

 

Sur la mosaïque à fond d'or qui constellait jadis la tribune voisine de l'ancien palais de Latran, l'artiste anonyme avait représenté deux scènes du plus saisissant effet. D'un côté, le Christ remettait les clefs à saint Pierre et le labarum à Constantin ; de l'autre, Charlemagne et Léon III, agenouillés devant l'Apôtre, recevaient, l'un le laticlave des empereurs, l'autre, le pallium des pontifes.

Eh bien, ce tableau est la traduction lumineuse de l'idéal, non-seulement conçu, mais réalisé par le moyen âge. Il symbolise avec une remarquable fidélité la gravitation harmonieuse de la chrétienté d'alors autour de deux foyers, le Pape et l'Empereur, délégués par Dieu même pour gouverner les choses du ciel et de la terre. La sagesse de la divine Providence, écrivait en 1310 Clément V, répandant sur les fidèles les dons de sa grâce, a institué sur la terre les deux dignités supérieures du Sacerdoce et de l'Empire, en leur donnant plein pouvoir pour le bon gouvernement de ces mêmes fidèles. Elle a voulu que, pour l'accomplissement de leur auguste ministère, l'une et l'autre puissance, fortifiées de leur mutuel appui, agissant dans une parfaite unité de vues et dans une concorde favorable au genre humain, accomplissent plus librement leurs œuvres de justice, et fissent plus aisément parvenir le peuple chrétien dans le port de la sécurité[1].

Nous dirons plus loin comment la Royauté s'acquitta de cette mission : nos lecteurs jugeront par l'exposé suivant si la Papauté fut fidèle au rôle que lui avait assigné la Providence.

Pour faire apprécier le caractère et la puissance morale des pontifes qui traversèrent les âges féodaux, nous n'en prendrons qu'un, le pape Innocent III. Dans cet illustre successeur de Pierre s'incarnent et se résument toutes les vertus des grands papes. On peut dire qu'il est, avec saint Grégoire VII et Alexandre III, une des plus glorieuses figures de l'histoire.

Issu de la famille des comtes de Segni, Innocent était cardinal à vingt-neuf ans, et, rare exemple d'une singulière maturité intellectuelle et morale, à l'âge de trente-cinq ans, il recevait la tiare. Chez le nouveau chef de l'Église, la science était à la hauteur du génie, l'homme d'État égalait le saint, et le théologien l'administrateur. Dans ses rapports particuliers avec les laïques et les prêtres, il se faisait remarquer par l'atticisme et la courtoisie de son langage, sans que cette urbanité exclût toutefois l'énergie chrétienne ; aimé des honnêtes gens, il était redouté des pervers. Aussi le peuple, meilleur juge qu'on ne le croit communément des qualités de ceux qui le gouvernent, conçut-il de bonne heure pour cet illustre pontife une estime qui ne se démentit jamais.

A peine en possession du suprême magistère de l'Église, Innocent introduisit dans la cour pontificale les habitudes d'économie et de simplicité auxquelles il s'était astreint dans la vie privée. Une multitude de places qui lui paraissaient superflues furent abolies, et la procédure des affaires soumises au Saint Siège, débarrassée de mille formalités aussi inutiles qu'onéreuses. En un mol, Innocent III prit à tâche d'accomplir les réformes que saint Bernard, dans son fameux traité de In Considération, avait recommandées à son disciple Eugène III, et dont celui-ci n'avait pu surveiller l'exécution. D'une activité sans bornes, il avait l'œil ouvert sur tous les procès en sou li rance, et pour supprimer un abus ou promouvoir une bonne œuvre, il ne ménageait ni son temps, ni ses forces. Trois fois par semaine il réunissait le sacré collège, et, non content de présider chaque consistoire T il se réservait encore l'examen et le contrôle des affaires les plus importantes, abandonnant aux cardinaux le jugement des questions moins complexes. S'il est vrai qu'en général les papes du moyen âge embrassaient d'un regard circulaire l'Orient et l'Occident, la pensée d'Innocent III allait plus loin encore : il ne se commettait pas de crimes dans le monde sans que son âme en fût atteinte, et pas un droit n'était violé sans que sa voix fît aussitôt entendre une réclamation vigoureuse. Comme tous les grands hommes, Innocent aimait la solitude, et s'assujettissait volontiers aux exercices de la vie religieuse ; mais, du fond de sa cellule, il ne perdait jamais de vue l'humanité, et la suivait dans toutes ses évolutions politiques et morales.

 

Mais laissons ces généralités pour entrer dans quelques détails. Innocent III inaugura son règne en établissant la souveraineté entière des papes sur les États de l'Eglise. A Rome, le préfet de l'Empereur reçut de l'éminent pontife l'investiture de sa charge ; à Spolète, dans la Marche d'Ancône et dans le comté d'Assise, les gouverneurs impériaux durent se retirer devant les légats du pape : il en fut de même en Toscane, d'où le peuple, devançant la pensée d'Innocent III, avait déjà chassé les autorités impériales.

La constitution de la monarchie sicilienne, fondée pendant le règne d'Urbain II, conférait au roi le titre de légat du pape, et l'autorisait à décider, en dernière instance, toutes les affaires ecclésiastiques ; Innocent III supprima cette prérogative, et sacra le fils d'Henri VI, Frédéric, roi de Sicile. La reine Constance, en mourant, avait transmis au souverain pontife, comme à son suzerain, la tutelle du jeune prince. Innocent III, fidèle à cette mission, consacra la plus grande attention aux affaires de la monarchie et aux intérêts de son pupille. Un seigneur sicilien, Markwold, prétendait gouverner le royaume pendant la minorité de Frédéric ; il essaya même de provoquer une levée de boucliers contre Innocent III. Cette révolte fut bientôt étouffée. Le pape excommunia l'usurpateur, souleva toute la Basse-Italie contre lui, et le chassa de la Sicile, après une campagne aussi courte que glorieuse.

Mais ce n'est pas seulement dans la Péninsule italienne que l'illustre pontife sut faire reconnaître son influence et respecter la papauté. Un jour, nous le voyons jeter l'interdit sur le royaume de France, pour le soumettre à la loi de l'Église, que Philippe-Auguste avait foulée aux pieds. Un autre jour, il lance ses foudres contre le roi de Léon, Alphonse, et contre don Sanche Ier, roi de Portugal. Néanmoins, tout en rappelant à leurs devoirs les princes qui s'en écartent, il n'oublie pas les adversaires du dehors. C'est ainsi qu'il organise dans toute l'Europe une croisade contre les Maures. Grâce à son appel, les efforts réunis des armes catholiques aboutissent à la décisive victoire de Navas de Tolosa (1212), victoire qui brise la puissance des infidèles, et soustrait pour toujours l'Espagne à leur joug.

Sur quel coin de l'Europe son regard ne rayonne-t-il pas ? Ottokar de Bohême est sacré par un de ses légats. Rentré dans le giron de l'Église, le roi des Bulgares et des Valaques reçoit la couronne des mains d'un autre légat. Innocent III réconcilie Hemeric, roi de Hongrie, avec André, son frère, et lui fait entreprendre une campagne contre les Turcs. La discipline ecclésiastique était fort déchue en Pologne ; Innocent la rétablit par l'entremise de l'archevêque de Gnesen, et soutient ce courageux prélat contre ses détracteurs. En Norvège, il tâche de rendre à l'Église la paix que les violences du roi Swerrer avaient compromise. Après la mort de ce prince, la guerre civile avait éclaté dans le royaume ; les deux partis en lutte avaient élu chacun un roi ; ceux-ci Philippe, ceux-là Inge. Le premier en appelle à la décision du pape, qui ne répond qu'après avoir été fidèlement renseigné par l'archevêque de Drontheim. D'un autre côté, voulant seconder Waldemar II, roi de Danemark, dans les efforts que fait ce roi pour conquérir les peuples païens du littoral de la mer du Nord, Innocent prononce l'anathème contre toute puissance qui, pendant cette croisade, attaquerait le Danemark, en troublerait l'ordre ou lèserait les droits du roi et de ses héritiers. En Écosse, le religieux roi Guillaume avait convoqué les grands du royaume, et les avait invités à prêter serment de fidélité à son fils, âgé de trois ans. Afin de rehausser l'éclat de cette solennité, Innocent fait donner au monarque écossais une épée de prix, et transmet en même temps sa bénédiction à l'Écosse.

Passons en Angleterre. Richard Cœur-de-Lion sollicite l'intervention du grand pontife, pour recouvrer la dot de sa femme, que retient le roi de Navarre ; il le prie de négocier la restitution du territoire normand, sur lequel Philippe-Auguste a fait main basse pendant le séjour du roi d'Angleterre en Terre-Sainte. Innocent III défère à la prière du roi, et, non content de ces pourparlers, il écrit à Henri VI, et lui réclame l'exorbitante rançon que ce monarque avait exigée de Richard.

 

Arrêtons-nous ici. Nous pourrions citer d'autres exemples de l'intervention aussi salutaire que puissante d'Innocent III. Mais ce que nous en avons dit suffit pour donner une idée exacte du rôle prépondérant que jouaient les papes. Si nous examinions la vie des autres pontifes, une étude attentive nous les montrerait investis de la même influence et entourés du même respect.

Lorsque Hildebrand, acclamé pontife suprême par l'unanimité du clergé et du peuple, prit le nom de Grégoire VII, l'avertissement donné par saint Grégoire le Grand à l'empereur Phocas[2], avait déjà fait son chemin dans l'âme des princes, avec le sentiment de leur subordination au pape-roi. Nous voyons, en effet (1075, 76 et 77), Ysiaslaf, Démétrius et Michel, chefs des Russes, des Hongrois et des Slaves polonais, demander humblement au pape la consécration de leur titre royal, et Canut, roi des Danois, renouveler le don de son royaume à saint Pierre. Le langage tenu par ces barbares d'hier vaut la peine qu'on le reproduise : Moi, Démétrius, roi par la grâce de Dieu, après l'élection unanime du peuple et du clergé, investi de la majesté royale par Notre-Seigneur le pape Grégoire, je m'engage à accomplir tout ce que m'enjoint Sa Sainteté ; je régnerai en servant Dieu ; je rendrai la justice ; j'interdirai la vente des hommes ; je protégerai les pauvres, les veuves, les orphelins ; j'observerai en tout l'équité et la droiture.

Le droit divin de la République chrétienne est, dans ce document historique, résumé tout entier. Dieu, souveraine Providence, le peuple élisant son chef, le chef recevant l'investiture du Vicaire de Jésus-Christ, et le pouvoir n'ayant d'autre objectif que la gloire de Dieu et le service de l'humanité, n'est-ce pas là tout le drame éternel ?

Mais comment les Souverains Pontifes s'acquittèrent-ils de leur magistère suprême ? Nous n'invoquerons pas ici le témoignage des écrivains catholiques ; nous nous contenterons de citer quelques lignes d'un philosophe libre penseur de l'Italie nouvelle : Machiavel, dit M. Ferrari, Machiavel, nouveau Titan, ayant proposé de détrôner Dieu et de le remplacer par Satan, dans le gouvernement du monde, la théocratie est détrônée par le traité de Westphalie.

Ainsi donc, aux yeux de la libre pensée, le règne des papes, pendant les mille ans du moyen âge, n'aurait été que le règne même du Christ. Cet aveu est bon à recueillir. Il prouve que nos adversaires savent apprécier exactement, quand ils le veulent, le rôle exercé par les chefs de l'Église. Et, du reste, comment, dans leurs rares accès de franchise, pourraient-ils s'empêcher de rendre hommage à la bienfaisante influence du pontificat suprême ? L'histoire des nations est d'un bout à l'autre l'apologie des papes. C'est à eux que l'humanité doit toutes ses conquêtes morales. Ils ont vaincu la barbarie, refoulé l'ignorance, aboli l'esclavage, relevé la dignité humaine, flétri la guerre, désarmé les despotes, protégé les faibles, tenu tête aux forts. Sur quelque point de la terre où l'homme souffre ou pleure, le Vicaire du Christ accourt : on le trouve partout où le droit réclame un défenseur, l'iniquité un juge, et le malheur un père.

 

Les papes ont, disons-nous, aboli l'esclavage. Cette question mériterait, à elle seule, un chapitre à part. Mais, ne pouvant, faute d'espace, la traiter ex professo, nous nous contenterons de quelques indications sommaires.

Commençons par dire qu'on chercherait en vain, dans le Bullaire des papes et dans la collection des Conciles, un décret qui supprime violemment l'esclavage. L'Église, en mère prudente, n'a pas cru devoir lancer les esclaves contre leurs maîtres, et livrer le monde à une lutte fratricide. Au lieu d'affranchir ex abrupto ces malheureux, elle préféra les préparer à la liberté par une émancipation sagement graduée. Elle les réhabilita, elle cultiva leur intelligence et leur âme ; elle adoucit leur sort, elle leur ouvrit son sanctuaire et ses rangs, et deux siècles ne s'étaient pas écoulés depuis l'inauguration de ce régime, qu'un esclave, s'élevant au faîte des grandeurs de ce monde, s'installait dans la chaire de saint Pierre. C'était saint Callixte, le serviteur de Carpophore, le nom le plus illustre peut-être que nous offre, après celui de saint Clément, la liste des premiers papes.

En favorisant l'affranchissement des esclaves, les chefs de l'Eglise ne firent que s'inspirer de l'Évangile et des Pères. Saint Paul n'avait-il pas dit le premier : Il n'y a plus de Juif ni de Grec, il n'y a plus d'esclave ni de libre, il n'y a plus d'homme ni de femme, vous êtes tous un en Jésus-Christ[3].

Si l'on ouvre saint Jean Chrysostome, n'y trouve-t-on pas, d'un autre côté, les déclarations suivantes : Que l'un ne prenne pas rang parmi les esclaves, et l'autre parmi les libres. Les lois du monde connaissent la différence des deux races, mais la loi commune de Dieu ne l'admet pas. Et, dans une autre de ses lettres, parlant d'une esclave à son maître : Si elle est chrétienne, elle est ta sœur. N'a-t-elle pas la même âme que toi ? N'a-t-elle pas la même noblesse d'origine ?

Et saint Grégoire de Nysse, allant plus loin encore que saint Jean Chrysostome, ne s'est-il pas écrié dans un élan d'indignation généreuse : Quoi ! vous condamnez à l'esclavage l'homme qui, par sa nature, est libre, est son maître ! Vous faites une loi contre Dieu en détruisant sa loi naturelle ! Celui que le Créateur a fait maître de la terre, et qu'il a établi pour commander, vous le soumettez au joug de l'esclavage, et ainsi vous résistez, vous vous attaquez au précepte divin. Celui qui a été créé à l'image de Dieu, qui commande à tout l'univers, qui a reçu du Seigneur le pouvoir sur tout ce qui est en ce monde, à qui donc, dites-le-moi, à qui appartient-il de l'acheter ? Dieu seul le peut, ou plutôt si j'ose ainsi parler, il ne le peut pas lui-même, car il nous dit : Je ne me repens pas des dons que j'ai accordés. Donc, lorsque l'on va vendre un homme, celui que l'on mène au marché, c'est tout simplement le maître de la terre. Quoi ! un morceau de parchemin, un écrit de quelques lignes, un chiffre, ont-ils pu vous faire illusion au point que vous vous soyez crus les possesseurs de l'image de Dieu ? Sachez-le bien : vous ne différez de votre esclave que par le nom. Mais vous, dont cet homme est en tout l'égal, quel titre de supériorité, je vous le demande, avez-vous à invoquer pour vous considérer comme son maître ?

Relisez les bulles de tous les papes, vous y retrouverez l'expression des mêmes sentiments, et la proclamation des mêmes doctrines. Il n'est pas un pontife qui n'ait serré sur sa poitrine une poitrine d'esclave. La première charte d'affranchissement que nous fournit l'histoire de la papauté émane de Grégoire le Grand. En voici le préambule : Puisque notre Rédempteur, créateur de toutes choses, a daigné dans sa bonté racheter la chair de l'homme, afin de nous rendre notre liberté première, en brisant par la grâce de sa divinité le lien de la servitude qui nous faisait captifs, c'est une action salutaire de rendre aux hommes, par l'affranchissement, leur liberté native. Car, au commencement, la nature les a créés tous libres. C'est pourquoi, vous, Montanus et Thomas, serviteurs de la sainte Église romaine que nous servons aussi, nous vous faisons libres à partir de ce jour, et citoyens romains. Quel magnifique langage ! comme il est irradié des lumières surnaturelles !

Traversons cinq siècles, et venons au pontificat d'un autre Grégoire, de Grégoire VII. Lorsque le roi de Dalmatie va lui rendre hommage, quels engagements Grégoire VII lui demande-t-il ? Il arrache au roi barbare la promesse d'interdire la vente des hommes.

Au XIIe siècle, le concile de Toulouse, présidé par Callixte II, fulmine sous son inspiration le canon suivant : Aucune puissance ecclésiastique ou séculière ne mettra en servitude des hommes libres, clercs ou laïques. A la fin de ce même siècle, Alexandre III, animé du même esprit que ses prédécesseurs, se fait le défenseur des serfs avec une ardeur que Voltaire lui-même ne peut s'empêcher d'admirer : L'homme, dit-il, qui au moyen âge mérita le plus du genre humain, fut le pape Alexandre III. Ce fut lui qui, dans un concile, abolit la servitude. Avant ce temps, toute l'Europe, excepté un petit nombre de villes, était partagée entre deux sortes d'hommes : les seigneurs des terres. et les esclaves. Si les hommes sont rentrés dans leurs droits, c'est principalement au pape, Alexandre III qu'ils en sont redevables. Dans un autre endroit, nous lisons : Enfin, en 1167, le pape Alexandre III déclara, au nom du concile, que tous les chrétiens devaient être exempts de la servitude. C'est en vertu de cette loi que, longtemps après, Louis le Hutin déclara que tous les serfs qui restaient encore en France devaient être affranchis[4].

Au XIIIe siècle, Grégoire IX ne s'en prend pas seulement aux possesseurs d'esclaves. Sa sollicitude s'étend sur les serfs : dans une lettre adressée aux seigneurs polonais, il se fait le protecteur de leurs vassaux et s'indigne de voir ravaler au métier de fauconniers des hommes que le sang du Christ a rachetés.

Un acte d'affranchissement célèbre est celui que signa quelques années plus tard Alexandre IV, lorsque les sujets d'Eccelin et d'Albéric firent appel à sa justice : Attendu, répond-il, que les hommes, égaux par nature, sont asservis par l'esclavage du péché, il paraît juste que ceux qui abusent du pouvoir à eux accordé par Celui d'où dérive toute puissance soient privés de toute autorité sur leurs serviteurs. C'est pourquoi nous déclarons libres les serfs et serves qui se soustrairont à l'obéissance d'Eccelin et d'Albéric, lesquels pourront jouir de la liberté comme s'ils étaient nés chrétiens libres.

Lorsque, de nos jours, la question de la traite des nègres fut agitée, l'illustre Grégoire XVI, prenant la parole à son tour, rappela dans une encyclique célèbre, que les papes Pie II, Paul III et Urbain VIII s'étaient prononcés avec énergie contre le rétablissement de l'esclavage, aboli par Alexandre III. Armé d'un saint zèle pour la cause de l'humanité et de la justice, il reproduisit les paroles d'Urbain VIII, défendant non-seulement de garder, de vendre, d'acheter, d'échanger des esclaves, mais encore de prêcher et d'enseigner que ce trafic est licite[5].

Telle est l'attitude des papes vis-à-vis de l'esclavage. Tant que dure le moyen âge, les souverains pontifes militent pour faire disparaître cette triste conséquence du péché originel qui, plaçant les âmes dans un état inférieur, mettait en péril leurs intérêts spirituels[6], et lorsque les descendants dégénérés de Colomb violent les tutélaires prohibitions des Alexandre III et des Urbain VIII, c'est encore eux qui élèvent les premiers la voix pour rappeler les oppresseurs au respect de la loi divine.

 

II. — LES CONCILES DU MOYEN-ÂGE

 

Les conciles généraux et particuliers du moyen âge furent, après les papes, les principaux organes de l'Église. Indépendants des gouvernements temporels, ils décident toutes les questions de doctrine, promulguent des lois qui frappent les têtes couronnées elles-mêmes, sanctionnent par des peines les canons disciplinaires, tracent des règles pour la transmission du ministère sacerdotal, l'organisation de la hiérarchie, l'administration des biens ecclésiastiques ; en un mot, exercent sur les personnes et sur les choses tous les droits inhérents à une société autonome.

Mais, est-ce là tout le rôle des assemblées conciliaires ? Leur influence ne dépasse-t-elle pas le cercle de la société religieuse ?

Franchissons les Pyrénées : là, nous verrons les conciles présider à l'émancipation des classes inférieures, à la renaissance des communes et à la revendication des franchises nationales. C'est à Tolède surtout que les conciles attestent leur puissance en fondant la nationalité espagnole, et c'est là qu'ils imprimèrent à la législation civile et religieuse de la péninsule un caractère d'indépendance et de vigueur qui ne permet pas de la confondre avec les autres constitutions européennes. Application aussi rigide que sincère des principes du gouvernement représentatif, la législation promulguée à Tolède renferme tous les desiderata que les peuples modernes attendent et réclament encore. Au sommet de la nation, véritable assemblée constituante, domine le concile. Élus par lui, les rois visigoths sont tenus d'obtempérer à ses canons, et, lorsqu'ils reçoivent l'investiture suprême, jurent fidélité, sur les Évangiles, au pacte fondamental. Une transgression les voue à l'anathème et provoque leur déchéance. Voilà, résumée en deux mots, la charte qui sortit des délibérations de l'épiscopat goth.

Nos lecteurs nous sauront gré de reproduire le discours des Pères de Tolède au roi Sisénand ; il est plein de grandeur : Vous, prince ici présent, lui dirent les Pères, nous vous conjurons, et les rois des âges à venir, avec tout le respect que nous vous devons, de vous montrer doux et modéré envers vos sujets, de gouverner avec justice et piété les peuples que Dieu vous a confiés, et de vous acquitter ainsi envers Jésus-Christ, qui vous a faits rois. Que nul d'entre vous ne prononce seul dans les causes qui intéressent la vie ou la propriété ; mais que le crime des accusés soit constaté dans une séance publique, en présence des gouverneurs. Gardez la modération dans les peines que vous infligez, et que l'indulgence plutôt que la sévérité dicte vos arrêts, afin que sous votre heureuse administration les rois soient contents des peuples, les peuples des rois, et Dieu content des uns et des autres. Quant aux rois futurs, voici la sentence que nous prononçons : Si quelqu'un d'entre eux, s'élevant au-dessus des lois par l'orgueil d'un despote souillé de sang et d'infamie, exerce sur les peuples une puissance tyrannique, qu'il soit frappé d'anathème par Notre-Seigneur Jésus-Christ, séparé et réprouvé de Dieu.

Les Cortès espagnoles, créées par les conciles de Tolède, ne furent pas indignes de ces nobles maîtres. Elles gouvernèrent l'Espagne, pendant le moyen âge, avec une énergie et une vigueur qui dictèrent au froid Montesquieu ces paroles d'admiration : La liberté civile des peuples, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvaient dans un tel concert, que je ne crois pas qu'il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que ne le fut chaque partie de l'Espagne dans le temps qu'il y subsista[7]. Veut-on un autre témoignage, celui de l'Anglais Robertson ? A son avis, les Espagnols avaient plus d'idées libérales et plus de respect pour leurs propres droits, leurs immunités et leurs opinions sur la forme du gouvernement municipal et provincial que généralement toutes les autres nations, de même que leurs vues politiques avaient une étendue à laquelle les Anglais eux-mêmes ne parvinrent que plus d'un demi-siècle après.

L'aversion de l'arbitraire a toujours, du reste, caractérisé les canons des conciles. C'est ce qui faisait dire à M. Edgar Quinet que ceux qui veulent extirper le principe du christianisme n'y réussiront point, car il a fondé la grandeur et l'indépendance de la personne. Il n'est donc pas étonnant que l'Espagne, fondée par les Pères de Tolède, n'ait jamais laissé prescrire leurs traditions généreuses. Les assemblées de Tolède elles-mêmes, en respectant les formes représentatives, restaient dans le courant traditionnel.

Les apôtres, en effet ; tinrent sept conciles. Un exemple, parti de si haut, exerça la plus grande influence sur l'avenir. Il faut voir avec quelle insistance les Pères du cinquième concile général font ressortir la sagesse et la modération de cette conduite, et montrent quels devoirs ce précédent impose à leurs successeurs[8].

Et lorsque les conciles délibèrent, quelle délicatesse, quelle mansuétude, quels sages tempéraments ! Des égarés se révoltent-ils contre quelques dogmes ? l'Église prend toutes sortes de précautions avant de les condamner. Elle appelle à sa barre Photius, Paul de Samosate, Roscelin, Abélard, Gilbert de la Porrée. Elle les fait interroger par leurs évêques, par leurs amis, par ceux-là mêmes qui sont les plus capables de connaître toutes les circonstances atténuantes et de les faire intervenir dans la cause. Rien n'est touchant comme ce respect des consciences, comme cette délicate sollicitude. L'Église, même avec les plus coupables, n'oublie jamais qu'elle est mère ! Mère, en effet, ne l'est-elle pas, au moyen âge, dans la plus noble acception du mot, lorsqu'elle se courbe sur toutes les douleurs, et qu'elle se plie à toutes les misères ?

 

Voyons-là d'abord imprimer le plus énergique élan à l'émancipation des esclaves et à l'affranchissement des serfs.

L'esclavage, considéré dans son essence intime, est, comme le dit le concile d'Aix-la-Chapelle de 816, né du péché originel ; il est un effet de la tyrannie, de l'avarice et de la cruauté comme le fratricide de Caïn. Aussi l'Église cherche-t-elle, dès les premiers jours, à détruire cette institution païenne. Le premier exemple d'affranchissement en grand est donné sous l'empereur Trajan par un converti, le préfet de Rome Hermès. En recevant le baptême, le jour de Pâques, Hermès affranchit douze cent cinquante esclaves, et les gratifie de riches présents. Un autre préfet de Rome, Chromatius, baptisé par saint Sébastien, rend la liberté à quatorze cents esclaves, et, se conformant à l'exemple de son prédécesseur, leur accorde de précieux témoignages de sa munificence. Mais l'époque où les affranchissements affectent un caractère collectif, c'est, au VIe siècle, lorsque la conversion des empereurs lève toutes les entraves apportées à l'exercice du culte catholique, et permet aux familles pieuses de donner un libre cours à leurs sentiments généreux.

Les changements opérés par le christianisme dans les relations sociales vinrent favoriser, d'ailleurs, ces émancipations. Autrefois, un Romain de distinction possédait plusieurs milliers d'esclaves, et, fier de cette richesse, l'étalait avec un faste insolent ; une dame romaine occupait parfois plus de deux cents Syriennes au service de sa toilette. Aussitôt que le christianisme pénètre dans les mœurs, ces milliers de serviteurs deviennent naturellement superflus. A peine convertie, sainte Mélanie la Jeune, d'accord avec Pinius son mari, licencie huit mille esclaves, et fait don à son gendre Sévère d'une centaine d'autres qui refusent la liberté.

Le moyen âge sortira-t-il de la voie tracée par les chrétiens des premiers siècles ? Repoussera-t-il les enseignements que suggèrent ces grands exemples ? L'histoire répond avec nous que l'émancipation des esclaves ne subit aucun arrêt et ne connut aucune trêve. Pour que l'œuvre de l'affranchissement s'arrêtât, il eût fallu que le christianisme cessât de gouverner les âmes. Or, à peine les barbares ont-ils achevé leur mission providentielle et brûlé leurs idoles, qu'on les voit rompre avec l'esclavage.

Ce sont d'abord les couvents grecs qui ne veulent plus tolérer d'esclaves sur leurs terres ; plus tard, Théodore de Cantorbéry introduit la même prohibition dans les abbayes occidentales. A la même époque, saint Platon et son neveu, Théodose Studite, répandent dans l'Église grecque ce principe, qu'un couvent ne peut avoir d'esclaves, et, grâce à l'autorité de ces saints moines, l'institution s'écroule de toutes parts, en Orient comme en Europe.

 

Si les moines, comme nous le verrons plus tard, prirent une part immense à l'abolition de l'esclavage, les conciles ne s'associèrent pas moins énergiquement à ce prosélytisme. Les actes des conciles d'Elvire (IVe siècle), d'Abbon (517), d'Irlande (451, 456), de Tolède (589, 633, 649, 674), de Colchyte (816) et de Coblentz (952), témoignent d'une lutte opiniâtre pour arracher toutes les créatures de Dieu à la tyrannie d'un maître.

Pour être brefs, négligeons tous les conciles étrangers ; n'invoquons ni les synodes de Carthage, ni les vastes assemblées de l'Orient. Bornons-nous à la France. Dès l'an 650, quarante-quatre évêques réunis à Châlons défendent de vendre et de transporter des esclaves chrétiens hors du royaume. La crainte de voir ces malheureux tomber sous le joug des Juifs, et le souci de leur salut éternel, inspirent et provoquent des dispositions qui adoucissent le sort des serfs. Le concile de Mâcon renouvelle cette prescription salutaire, et ajoute que tout chrétien a la faculté de racheter au prix de douze solidi tout esclave qui se trouve entre les mains des Juifs, soit que l'acheteur chrétien donne la liberté à l'esclave ou le conserve comme tel. — Que si le Juif veut entraîner son esclave à l'apostasie, l'esclave devient libre ipso facto, et le Juif encourt une punition déterminée. En 845, le canon que nous venons de citer, ainsi que d'autres statuts concernant les Juifs et leur commerce d'esclaves, sont reproduits par le concile de Meaux. Mais, non contents de cette mitigation apportée au sort d'une classe aussi digne d'intérêt, les Pères du concile remettent en vigueur une ancienne ordonnance de Tolède, en vertu de laquelle les esclaves païens ne peuvent être vendus aux infidèles, mais seulement aux chrétiens. Un siècle auparavant, un concile de Rome, tenu sous le pape Zacharie, avait défendu de vendre aucun esclave, homme ou femme, à un Juif. Obéissant à la même pensée, Charlemagne prohiba la vente des esclaves en dehors du marché public, et défendit toute vente secrète. Non moins ingénieux, le synode de Berghamsteda décréta que si quelqu'un donnait à manger de la viande à un esclave un jour de jeûne, cet esclave serait libre.

Que résulta-t-il de tous ces efforts ? Il en résulta que, vers la fin du Xe siècle, le trafic de la chair humaine avait presque entièrement disparu de notre sol.

Moins favorisée, l'Angleterre était encore un siècle plus tard le théâtre de cet abominable commerce. Une chronique du XIe siècle nous montre Wulstan, évêque de Worcester, prêchant avec une apostolique ardeur contre les marchands d'esclaves. Peu de temps après, un concile de Londres (1102) défendit toute industrie de ce genre sans réussir néanmoins à l'extirper, et ce fut seulement en 1171 que le synode d'Armagh obtint la libération de tous les serfs de l'Irlande et débarrassa les îles Britanniques de ce fléau. La Bohême en avait été délivrée à la fin du Xe siècle, et la Suède ne le fut qu'au XIIIe seulement.

 

Divers décrets des conciles avaient préalablement adouci le sort des malheureux nés dans la servitude. Si l'on ouvre, en effet, le P. Labbe, on y trouve des canons qui défendent de faire travailler l'esclave depuis le samedi soir jusqu'au dimanche soir, et déclarent que, si cette interdiction n'est pas respectée, l'esclave devient aussitôt libre. L'Église lançait ses foudres contre le meurtrier d'un serf, et offrait l'abri de ses asiles aux esclaves fugitifs. Libres d'affranchir les esclaves des terres ecclésiastiques sans prendre l'avis de leur clergé, les évêques faisaient un fréquent usage de ce droit. De nombreuses chartes prouvent que l'affranchissement était toujours inspiré par un motif chrétien et pieux ; la cérémonie se passait ordinairement dans le temple, où l'Église, par la voix du prêtre, prenait solennellement le nouveau citoyen sous sa tutelle.

Un écrivain libre penseur, frappé de tous ces faits, a fort doctement établi, dans une étude spéciale, cette vérité : que l'Église, en réprouvant l'esclavage, lui a, dès la monarchie franque, substitué le colonat. Le droit canon décrété par les conciles combattit de la manière la plus efficace la législation impériale, et si la France semble prédestinée à diriger les peuples, elle l'a dû non-seulement aux généreuses impulsions de son caractère, mais surtout à la suprématie plus assurée de l'Église.

 

Ce que l'Église a fait pour l'esclave, elle l'a fait pour le citoyen et pour les peuples. La paroisse, cette molécule du diocèse, engendra la commune. L'intervention des évêques et des moines porte de terribles coupa à la féodalité, brise les despotismes locaux, et initie l'Europe au régime municipal. Dès la fin du Xe siècle, les conciles provinciaux de France abritent sous la protection de leurs décrets le patrimoine des pauvres, et fulminent des anathèmes contre les rapines des gens de guerre. Les premières associations datent de cette époque. Pour se défendre contre le brigandage des grands, les villes organisent, sous le patronage du clergé, des syndicats défensifs d'où sortiront plus tard les corps municipaux actuels. Les citoyens se rendent à la grande église du lieu, et là, sur les Évangiles et les reliques des saints, jurent de maintenir leurs franchises et de résister aux violences des seigneurs.

Synchronisme remarquable et qui n'a pas été suffisamment signalé ! La date du concile œcuménique de Latran (1123) coïncide surtout avec celle des premières fondations communales. Mais, loin d'être fortuite, cette coïncidence s'explique et se justifie par le travail antérieur des synodes provinciaux et la salutaire influence de leurs lois.

Expliquons-nous.

Sous le régime de la féodalité, les guerres privées de seigneur à seigneur étaient un droit reconnu, un moyen légal de redresser les torts dont l'auteur refusait la réparation. Aussi la France, mal constituée et presque démembrée, n'était plus, au Xe siècle, qu'une vaste arène où les passions politiques s'entrelaçaient d'une convulsive étreinte. Les évêques essayèrent de remédier à cette anarchie chronique. Le signal partit, dès l'an 989, du concile de Poitiers, où délibéraient les prélats d'Aquitaine. Que celui, dirent les Pères, qui fait effraction dans l'église et en emporte quelque chose soit anathème ! Anathème soit encore celui qui dérobe aux cultivateurs et aux pauvres leurs moutons, leurs bœufs, leurs ustensiles ! Un demi-siècle plus tard, un concile rassemblé à Limoges maudit les chevaliers violateurs de la trêve, et, avec eux, leurs auxiliaires. Sans désemparer, le clergé, profitant de l'émotion générale, réunit dans une église les prêtres, les seigneurs et le peuple, et toute l'assistance ébranlée jure solennellement d'abdiquer ses haines et, si quelque dissidence éclate, de ne recourir qu'aux voies pacifiques du droit. Un évêque, électrisé par l'enthousiasme, va plus loin : il engage la population, par serment, à ne plus porter d'armes, à consentir l'abandon des objets volés, à recevoir les insultes sans colère, à laisser les outrages sans vengeance.

On fait plus encore : ne pouvant désarmer les seigneurs, on arme contre eux de pieuses confréries qui jurent de guerroyer contre les ennemis de la paix. Cette croisade aboutit malheureusement à un échec : sept cents ligueurs de la paix restent sur le champ de bataille.

 

De française la trêve de Dieu se fit européenne. Mais, à cette époque, pour qu'une institution devînt universelle, il lui fallait le baptême de la Papauté. C'est Urbain II qui le lui donne, au concile de Clermont. Il arrache la guerre du sol chrétien, pour la diriger contre la barbarie orientale. Dès lors, la trêve a ses règlements inflexibles : tout le monde les a lus dans du Cange. Une lettre d'Yves de Chartres nous parle d'un tribunal spécial chargé de juger les infractions à la paix. Les Actes des conciles désignent les juges sous le nom de paciarii. Un synode de Montpellier menaça d'excommunication tout homme qui refuse d'ester devant le tribunal. Enfin, à Rodez, les mêmes inspirations suscitèrent une corporation d'un nouveau genre. C'était, en propres termes, une assurance mutuelle contre la guerre. Les fidèles, enflammés d'un saint zèle, créèrent une caisse commune pour rechercher les déprédateurs et indemniser leurs victimes.

L'élan était donné ; les germes de la commune sommeillaient au fond de ces associations urbaines. Qui les dispersa dans le monde et les fit éclore ? Un concile œcuménique présidé par un pape.

 

En 1123, le concile de Latran vint, sous le pape Calixte II, confirmer en ces termes l'œuvre de pacification entreprise par les synodes : Tout ce qui a été établi par nos prédécesseurs les pontifes romains, sur la paix et la trêve de Dieu, nous le confirmons par l'autorité du Saint-Esprit. Dès que l'œuvre eut reçu une sanction aussi haute et aussi solennelle, le mouvement communal, jusqu'alors limité, fit aussitôt explosion. Les seigneurs n'osèrent plus braver les anathèmes ; leurs vassaux, désormais fortement protégés, invoquèrent des droits nouveaux ; les évêques établirent entre les bourgeois un concert et une solidarité qui posèrent les bases de leur autonomie. D'accidentelles les associations de la paix devinrent permanentes. Instituées pour la sauvegarde des pauvres et des petits, elles se transforment plus tard en associations communales, dont chaque membre s'obligea maintenir les coutumes et les droits. La commune, issue  des conciles, engendre à son tour les grandes assemblées délibérantes, diètes en Allemagne, états généraux en France, parlements en Angleterre. Les gouvernements empruntent à l'Église son mécanisme, et en transportent les rouages, plus ou moins altérés, dans leurs constitutions politiques.

 

Mais là ne devait pas se borner le rôle des conciles. Propager la science fut également une des missions que s'imposèrent les assemblées synodales. Partout, durant cette période tourmentée, fermentent les intelligences, partout s'épanouissent les différentes cultures de l'esprit humain. Du VIIIe au XIIIe siècle, mille systèmes s'élaborent et s'entrelacent, systèmes incomplets, défectueux, mais qui préparent l'avènement de la science. Les premières écoles surgissent à l'ombre des cathédrales et des cloîtres. Charlemagne publie sa fameuse Constitution des études scolaires, dont le premier article ordonne qu'une école s'adosse à chaque cathédrale. D'abord exclusivement ouverts au clergé, les établissements scolaires ne tardent pas à recevoir la société laïque. Nous ne sommes encore qu'au IXe siècle, et déjà les conciles et les papes encouragent ce mouvement progressif des études. Ainsi, le concile d'Aix-la-Chapelle, en 816, enjoint aux chanoines de s'instruire dans toutes les branches de la science, et confie au plus savant et au plus pieux la surveillance des enfants qui fréquentent l'école cathédrale. En 825, le concile de Rome édicte l'ordre suivant : Il faut qu'on mette une extrême diligence à installer auprès de chaque église épiscopale, dans les paroisses et ailleurs, des professeurs et des maîtres qui enseigneront assidûment les lettres, les arts libéraux et les dogmes divins. En 826, le pape Eugène II recommande aux évêques et aux curés d'instituer des écoles où l'on instruise gratuitement dans les sciences divines et humaines. De tous côtés, au nord comme au sud de l'Europe, les conciles fortifient ces recommandations salutaires. Le synode de Valence, en 855, attribue à la longue interruption des études l'absence de foi et de doctrine qu'il constate dans les lieux saints. Le dixième canon du concile de Meaux (859) demande qu'il s'élève partout des écoles pour faire germer partout les fruits de la science divine et humaine.

Toutes ces généreuses tentatives furent couronnées de succès. Hors de la France, Saint-Gall, Corbie, Mayence, Liège, Parme, Bamberg, Cologne, Hirsfeld, Trêves, Brême, Brague, Palenza, Valence, et plusieurs autres villes s'illustrent par leurs écoles publiques. Mais si l'on se contente de jeter un coup d'œil rapide sur la carte scientifique de la Gaule, on y trouve surabondamment réalisés les vœux des conciles et des papes. Partout notre pays apparaît, on peut le dire, comme le principal foyer de la science européenne. On voit presque simultanément sortir de terre l'école de Reims, digne d'avoir eu pour maître Hincmar, Gerbert et saint Bruno ; celle de Chartres, où brille Fulbert ; celle de Tours, dont Amalarius de Trêves, Raban de Mayence, Hetto de Fulde, etc., consacrent la renommée ; celles d'Auxerre, de Poitiers, d'Orléans, celle d'Avranches, inaugurée par Lanfranc ; celles de Lyon, de Blois, de Toul, de Sens, de Dôle, de Metz ; celle de Dijon, où, disent les Bénédictins, on admet tous ceux qui se présentent, de quelque condition qu'ils soient, hommes libres ou serfs, pauvres ou riches ; celle de Jumièges, celle du Bec, théâtre des méditations de saint Anselme, et d'où part le signal du mouvement intellectuel qui agitera le XIIC siècle ; enfin, à Paris, les écoles de la cathédrale de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain-des-Prés.

L'enseignement est-il libre ? Cette question peut sembler de prime abord épineuse. Dans les écoles épiscopales ou monastiques, il faut, pour obtenir une chaire, s'assurer l'agrément du délégué, soit de l'évêque, soit de l'abbé, c'est-à-dire de l'écolâtre ; mais à quoi se réduit l'autorisation épiscopale ? Lorsque, dans le cours du XIIe siècle, nous apprend M. L. Maître, l'Église créa des officiers spécialement chargés de conférer l'investiture du professorat, les hérétiques seuls eurent à souffrir de cette surveillance. Tout professeur qui alliait la probité à la science était sûr d'obtenir un diplôme.

 

Que nos lecteurs ne voient pas dans cette assertion une donnée vague et dépourvue de preuves. Les annales de l'Université parisienne nous attestent que, dès le Xe siècle, Anselme de Laon, et Remi d'Auxerre, ouvrent des écoles libres. Les femmes elles-mêmes profitent de la liberté de l'enseignement : la femme de Manegold, aidée de ses filles, enseigne la philosophie aux personnes de son sexe, et la célèbre abbesse de Paraclet, Héloïse, s'attire les éloges de Pierre le Vénérable, par l'ardeur avec laquelle elle enseigne la théologie, le grec et l'hébreu.

La liberté de l'enseignement ne sera néanmoins victorieusement affirmée qu'au concile œcuménique de Latran (1179) : L'Église de Dieu, étant obligée, comme une bonne et tendre mère, de pourvoir aux besoins corporels et spirituels des indigents, désireuse de procurer aux enfants pauvres dépourvus de ressources pécuniaires la facilité d'apprendre à lire et de s'avancer dans l'étude des lettres, ordonne que chaque église cathédrale ait un maître chargé d'instruire gratuitement les clercs de cette église et les écoliers pauvres, et qu'on lui assigne un bénéfice qui, suffisant à sa subsistance, ouvre ainsi la porte de l'école à la jeunesse studieuse. La charge d'écolâtre sera rétablie dans les autres églises et dans les monastères où des fonds étaient autrefois affectés à cette destination. Personne n'exigera de rétribution ni pour la permission d'enseigner, ni pour l'exercice de l'enseignement, appuyât-il son droit sur la coutume ; et la licence de tenir école ne sera pas refusée à qui justifiera d'une capacité notoire. Les contrevenants seront privés de leur bénéfice ecclésiastique ; car c'est justice que, dans l'Église de Dieu, une rémunération soit ôtée à l'homme bassement intéressé qui, par la vente du diplôme d'instituteur, entrave le progrès des Églises.

La lettre d'Alexandre III à l'abbé de Saint-Pierre-des-Monts et à l'écolâtre de Châlons-sur-Marne n'est pas moins expresse : Nous voulons qu'aucune exaction n'empêche un homme probe et instruit d'ouvrir une école dans la ville, dans le faubourg ou dans un lieu quelconque ; car on ne doit pas vendre ce qu'on tient de la munificence du Ciel, mais le dispenser à tous gratuitement.

 

Telle fut l'influence des conciles sur l'enseignement ; nous allons voir maintenant quelle portée eurent leurs décisions dans une sphère non moins haute, la législation civile.

Le quatrième concile de Latran s'était préoccupé de la discipline morale de l'Église, et il avait introduit les réformes les plus urgentes dans toutes les branches de l'administration ecclésiastique : cette initiative ne lui suffit pas. Il voulut réorganiser la procédure criminelle de l'Église, et en faire le type de la procédure criminelle séculière. Les Pères stipulèrent que l'enquête serait contradictoire, c'est-à-dire opérée en présence du prévenu. Ce dernier put recevoir communication des griefs dirigés contre lui, et connaître les noms et les dépositions des témoins ; on lui permit de leur répondre, et de discuter les motifs qui portaient certains témoins à les charger. Des greffiers, adjoints à tous les tribunaux, reçurent mission de rédiger les actes des procès, et d'en donner lecture ou copie aux intéressés. Le concile défendit aux parties d'évoquer leurs causes au tribunal supérieur avant que le tribunal saisi n'eût statué. Ces principes semblent élémentaires aujourd'hui ; alors ils étaient un immense bienfait et mettaient un terme à l'anarchie judiciaire, au milieu de laquelle se débattait la société féodale. Enfin le droit civil fut également l'objet des préoccupations du concile. La prescription fut réglementée, et la bonne foi en fut déclarée l'élément nécessaire ; le vice de la violence et de la fraude fut étendu de l'usurpateur originaire à ses successeurs.

 

Les deux conciles de Lyon (1245 et 1274) et celui de Vienne (1311) s'associèrent aux efforts des Pères de Latran. Nous n'avons pas l'intention d'entrer dans le détail des points de discipline qu'ils réglèrent, ni de faire mention de tous les canons qui aboutirent à la réforme du droit civil. Contentons-nous de rappeler que les assemblées conciliaires eurent l'honneur de préparer l'unité législative dans l'État comme dans l'Église. Six cents ans avant la Révolution française, l'Église sentit la nécessité d'une loi codifiée. Cette codification, les conciles la préparèrent, les papes l'accomplirent, et le Corpus juris canonici en fut l'expression scientifique. Pie IV, au concile de Trente, compléta cette œuvre en proclamant le grand principe de droit moderne, à savoir que la coutume ne prévaut pas contre la loi écrite.

Loi écrite, codifiée, déclarée supérieure aux coutumes, tribunal perpétuel chargé d'en assurer le maintien, tels sont les grands principes sur lesquels repose l'organisation de nos États modernes. La Révolution de 1789 se fait gloire de les avoir donnés à la France. Il y a trois à quatre cents ans qu'ils sont appliqués dans l'Église[9].

 

III. — DU CLERGÉ

 

Lorsque les peuples barbares eurent renversé l'empire romain, leur premier mouvement fut de s'en partager les terres. Les uns exproprièrent complètement les populations autochtones ; les autres, moins implacables, leur laissèrent un lambeau du sol conquis. Odoacre, par exemple, ne s'appropria que le tiers des biens-fonds de l'Italie. La même répartition suffit également aux Ostrogoths, qui vinrent s'établir auprès d'Odoacre. Les Visigoths furent plus exigeants : en France comme en Espagne, ils se firent attribuer les deux tiers du territoire et firent l'abandon du reste aux regnicoles. Mais de toutes les hordes qui appliquèrent avec le plus de sévérité les principes annexionistes les Lombards furent assurément les plus rigoureux : non-seulement ils firent main basse sur toutes les terres, mais ils bannirent presque tous les possesseurs du sol.

Ainsi occupé, le territoire constitua le bien de l'État, le fisc. Chez nous, les Francs nobles furent gratifiés d'une portion de territoire en harmonie avec l'importance de leur mérite ou l'éclat de leur dignité. Cette portion de territoire qu'on appelait fief, ou selon le terme latin beneficium, était inaliénable[10] : le titulaire n'en avait que la jouissance viagère ; après sa mort, le fief retournait à l'État. Lorsque les Francs se convertirent à la religion chrétienne, les évêques et les abbés reçurent du roi des bénéfices : par là les chefs de la hiérarchie ecclésiastique devinrent les vassaux du roi, ses fidèles, et, comme les autres feudataires, ils durent lui prêter le serment d'hommage.

C'est en cette qualité que les clercs — sous ce nom générique nous comprenons les évêques et les abbés — firent partie des conseils du roi, assistèrent aux plaids, siégèrent dans les assemblées générales de la nation, et furent chargés des ambassades.

Dans les conseils du roi, la voix la plus écoutée était toujours celle des dignitaires ecclésiastiques : à l'autorité que leur conférait la charge dont ils étaient revêtus se surajoutaient l'influence de leur savoir et le prestige de leurs vertus. Si nous jetons les yeux, par exemple, sur la période carlovingienne, nous voyons les clercs inspirer à Charlemagne ses actes les plus glorieux. C'est ainsi que, dans les circonstances les plus graves, le moine Alcuin et Catulphe n'hésitent pas à tenir à leur maître un langage aussi ferme que respectueux, et ne cessent de tenir en haleine son zèle apostolique. Qu'on parcoure surtout les lettres de l'illustre Hincmar, et, entre autres, celle que l'archevêque de Reims adresse aux grands du royaume, lorsqu'en l'absence de Charles le Chauve Louis, son frère, roi de Germanie, veut usurper le pouvoir ; qu'on lise aussi ses conseils à Louis le Bègue sur la nécessité de maintenir la paix ; ses instructions sur le genre de pénitence qu'il convient d'imposer au jeune Pépin, roi d'Austrasie ; ses admonitions à Charles le Gros, et le règlement de vie qu'il rédigea pour Carloman. Dans tous ces écrits respire une sainte hardiesse ; on sent que leur auteur, tout entier à son ministère, n'a qu'un but, celui d'éclairer les princes sur leur mission et de leur en tracer au besoin les devoirs.

Les plaids — placita, conventus — étaient de deux espèces : les uns généraux, les autres particuliers. Les premiers peuvent être assimilés aux sessions de nos assemblées nationales ; les seconds étaient des parlements provinciaux. Aux plaids comme aux conseils du roi, le rôle des clercs était prépondérant. Aussi les lois promulguées par ces assemblées, et connues dans l'histoire sous le nom de Capitulaires de Charlemagne, sont-elles en grande partie l'œuvre des représentants de l'Église. C'est là, du moins, ce que fait surabondamment ressortir le témoignage du diacre Benoît, de l'Église de Mayence. C'était ordinairement aux plus habiles membres du clergé que revenait le soin de recueillir les livres de l'Écriture, les anciens canons, les autres lois les plus autorisées de l'Église, et tous les textes profanes ou sacrés qui faisaient jurisprudence pour le gouvernement de l'État. De ces extraits on formait les Capitulaires, divisés par chapitres ou articles, et l'on y faisait entrer tout ce qui concernait non-seulement la religion et les bonnes mœurs, mais l'exercice de la justice ecclésiastique et séculière.

Le principe qui domine la législation des capitulaires, c'est le principe féodal, principe en vertu duquel les grands feudataires sont subordonnés au roi, les seigneurs aux grands feudataires, et l'homme libre aux seigneurs. Cette organisation hiérarchique n'impliquait pas, comme on pourrait le croire, la suprématie absolue du supérieur sur l'inférieur : la coutume circonscrit étroitement le domaine de l'autorité. Non-seulement, en effet, aux termes du droit coutumier, le seigneur local n'est pas complètement autonome, mais, au point de vue légal, l'arbitraire lui est interdit, Soumis à la juridiction royale, il est obligé de s'incliner devant l'autorité tutélaire des missi dominiez, ou envoyés du roi. Or à quels personnages sont confiées ces fonctions augustes ? Aux clercs, nous répond l'histoire, qui nous apprend, en outre, que l'empereur leur adjoignait quelquefois un seigneur laïque ou un comte.

L'autorité des missi était fort étendue : le respect dû aux églises, les immunités des clercs, les causes des veuves et des religieuses relevaient de leur compétence ; ils devaient entreprendre des enquêtes sur les vols et déférer le serment aux individus soupçonnés de recéler les coupables[11]. Tout homme qui se montrait réfractaire à leurs ordres devait être conduit devant le roi, soit par les hommes du roi, soit par son propre seigneur. Mais les classes inférieures n'étaient pas seulement soumises à la juridiction des missi. Ces fonctionnaires avaient aussi mission de surveiller — subtiliter et veraciter investiget — la conduite des seigneurs et des antrustions. Ceux-ci commettaient-ils des déprédations, des rapines ; offensaient-ils Dieu ou opprimaient-ils le peuple ; les missi avertissaient immédiatement le roi, qui se chargeait de la punition des criminels.

Agents supérieurs du pouvoir exécutif, les missi portaient les capitulaires à la connaissance du public, et c'est aux plaids qu'ils promulguaient les lois.

Un mot, en passant, sur les plaids.

Convoquées dans chaque diocèse, et dans chaque comté, par l'évêque, les missi et le comte, ces assemblées n'étaient ouvertes qu'aux personnages qui justifiaient d'un certain rang dans la hiérarchie féodale. Mais si les grands propriétaires terriens étaient membres de droit des plaids, ils étaient tenus, en revanche, de siéger à toutes les assises : Illa placita omnis homo, qui placitum custodire debet, sine exceptione et excusatione custodiat. Aussitôt que les titres de chaque membre étaient vérifiés, les missi lisaient les capitulaires, et, de concert avec les évêques, signalaient les châtiments qu'encourrait tout violateur de ces lois, aussi bien devant le for ecclésiastique que devant les tribunaux séculiers. Grâce et la dignité de leurs mœurs et à la maturité de leur esprit, les clercs étaient investis d'un rôle encore plus délicat et plus auguste. En Espagne, par exemple, nous voyons le roi des Visigoths, Recarède, ordonner aux juges de paraître devant les synodes des évêques, pour en recevoir des leçons sur les devoirs de leur charge et l'administration de la justice. Chez les peuples d'origine germanique, les évêques exercent le même ministère. Ils surveillent les juges, contrôlent leurs sentences, transmettent leurs observations au seigneur roi, et fulminent l'anathème contre les juges prévaricateurs. Sans ce concours des prélats, l'autorité royale aurait été trop souvent désarmée contre les fonctionnaires indignes.

C'était là, du reste, la conviction des rois. Les Carlovingiens tenaient tellement, pour leur part, à cette intervention des évêques, qu'ils provoquèrent la réunion de plusieurs conciles pour placer les pauvres, les innocents et les orphelins, sous la protection spéciale des prélats. Une constitution de Clothaire Il va plus loin ; elle dispose que, pendant son absence, les sentences définitives émaneront exclusivement des évêques ; tous les pouvoirs du roi leur sont tacitement délégués. Nous avons de Charlemagne un édit dans lequel le grand empereur ordonne que toute affaire civile, fût-elle déjà pendante, soit soumise au jugement de l'évêque.

Écartez un moment par la pensée cette immixtion des clercs dans l'administration de la justice, et demandez-vous ce que serait alors devenu le monde : la force aurait irrésistiblement primé le droit. Sur toute la surface de l'empire, les tribunaux auraient été les instruments de la violence, et les âmes les jouets du glaive. Le clergé rendit donc sur ce point des services immenses à la société civile, dont il protégea non-seulement les intérêts, mais chez laquelle il développa, — bienfait autrement grand, — la notion du juste et de l'injuste.

Les clercs rendaient encore d'autres services comme ambassadeurs : c'est ainsi que nous voyons constamment figurer un évêque à la tête des députations qui furent envoyées par Charlemagne à Constantinople. En 802, c'est l'évêque Jessé avec le comte Heingaude ; en 811, l'évêque de Bâle, Hasson, avec Hugues, comte de Tours ; en 813, c'est Matthieu, évêque de Metz, avec Pierre, abbé du monastère de Nonantule. Si ces ambassades avaient le privilège d'éblouir les monarques barbares et d'entourer de prestige le nom du seigneur roi de France, elles avaient un autre avantage encore. Les clercs augmentaient le capital de leurs connaissances en visitant les cours étrangères ; ils se mettaient en relation avec les savants et les artistes de toute l'Europe, et s'initiaient, au besoin, à leurs découvertes. Tout ce qui les frappait était l'objet d'une étude réfléchie, et, lorsqu'ils revenaient dans leurs monastères, ils y propageaient les principes de science physique ou les notions d'histoire et de géographie dont ils avaient çà et là recueilli les éléments.

Les fonctions d'ambassadeurs et de missi dominici étaient certes des plus importantes ; mais les clercs remplissaient dans l'administration une charge encore plus élevée. Electeurs et consécrateurs du roi, les évêques faisaient du prince un mandataire de l'autorité divine, et lui apprenaient à considérer ses sujets, non comme des esclaves, mais comme les membres de Jésus-Christ. Cette cérémonie du sacre ne faisait pas du roi un César devant lequel devaient se courber toutes les têtes et fléchir toutes les consciences, mais un ministre de Dieu chargé d'orienter les hommes vers leur fin. L'Église disait au monarque : Le peuple n'est pas fait pour vous, mais vous êtes fait pour le peuple ; le royaume n'est pas votre propriété, et vos sujets ne sont pas vos serviteurs, mais vos frères. Procurer leur bonheur dans ce monde et dans l'autre, telle est la mission que le Seigneur vous assigne, et dont vous aurez à rendre compte un jour devant le tribunal du souverain Juge.

Lorsque le roi recevait le serment de fidélité des grands feudataires, il jurait, en retour, de conserver à chacun ses droits, et de régner en prince chrétien. Le trône devenait-il vacant, les évêques, unis aux grands feudataires, choisissaient le roi au nom de la nation ; mais, avant de le consacrer, ils exigeaient du récipiendaire les engagements les plus rassurants. L'élection du roi Bozon nous fournit un exemple frappant de ce contrat bilatéral. — Nous voulons savoir, lui écrivirent les évêques, comment vous gouvernerez... si vous exalterez la sainte Église de Dieu... si vous pratiquerez les vertus chrétiennes, la justice, l'humilité, la sobriété... si vous accorderez à chacun la protection à laquelle il a droit, si vous serez fidèle à la loi évangélique et à la loi humaine. Bozon répondit : Je m'attache à la foi catholique, et je suis prêt à me sacrifier pour elle. J'accorderai à chacun la justice à laquelle il a droit. Si je pèche, avertissez-moi, je me corrigerai...

Dans toute l'histoire du moyen âge, nous rencontrons cette doctrine de la subordination du pouvoir civil au pouvoir ecclésiastique : elle fait partie du credo politique de l'époque. Si des critiques s'élèvent çà et là, voici dans quels termes leur répond un prédicateur du XIIIe siècle, Humbert de Romans : Quelques personnes ont coutume de trouver mauvais cet acte d'autorité, et paraissent étonnées que l'Église se le permette ; quelques-unes même refusent d'y acquiescer. On doit leur faire comprendre qu'il est parfois opportun : la puissance aux mains d'un maître inique est pareille au glaive dans les mains d'un furibond. Il est reconnu que les petits seigneurs peuvent être, à juste titre, privés de leurs fiefs par leur suzerain : à plus forte raison les plus grands, qui tiennent tout du Seigneur des seigneurs. Ensuite l'Église ne fait qu'user de son droit : l'esprit est au-dessus du corps et le gouverne ; donc tout roi peut être déposé par le pape. Autrement Dieu n'aurait pas donné à ses représentants un pouvoir suffisant pour remplir leur mission.

Cette participation des évêques aux affaires politiques ne les empêche pas de remplir avec zèle les devoirs de leur ministère. Ils gouvernent avec une autorité patriarcale qui s'étend à tout : rétablissement de la discipline ecclésiastique, réforme des couvents et des chapitres, réveil de la vie religieuse dans le clergé ; c'est dans ces vastes domaines que s'exercent les efforts de leur ardent prosélytisme. Mais en même temps, n'oubliant pas qu'ils sont seigneurs séculiers, les évêques s'acquittent scrupuleusement des devoirs attachés à leur charge temporelle : on les voit entourer les villes de remparts, y fonder des foires et leur obtenir le droit de battre monnaie, étendre le commerce et développer les transactions, cultiver les landes désertes, défricher les forêts, perfectionner la législation et codifier les coutumes. Dans tous leurs actes se manifeste, en un mot, le désir de soulager l'humaine misère, et ce faisant, de servir aussi bien Dieu que les hommes.

L'Église a canonisé plusieurs de ces évêques, et l'histoire a immortalisé leurs noms. Quels hommages furent plus mérités ? Protecteurs de la classe opprimée, ils favorisaient le progrès des arts, propageaient les meilleurs procédés agricoles et donnaient au génie national de chaque pays une direction qui l'ennoblissait. Veillant, de leur siège épiscopal, sur tous les intérêts de la nation, ils embrassaient, dans leur sollicitude, toutes les faiblesses et toutes les infortunes. Voyageaient-ils, ils prenaient note des abus qu'ils rencontraient en chemin, et s'appliquaient à substituer à l'arbitraire et à l'anarchie l'ordre et la discipline. On peut affirmer hardiment que les grandes et fortes maximes de politique nationale ont été surtout accréditées par ces éminents pontifes, investis d'une autorité plus durable que tel ou tel souverain, dont les réformes ne dépassaient jamais qu'un rayon fort limité de son État.

Un exemple entre mille nous montrera sous leur vrai jour le caractère et le rôle de l'évêque. Prenons cet exemple dans les temps mérovingiens. A cette époque, l'évêque est plus que tout autre le defensor civitatis, le tribun du peuple : il en incarne le patriotisme et l'indépendance. Dernier représentant de la période gallo-franque, il a ramassé dans sa main les débris des libertés municipales, et alors, non-seulement prêtre de Dieu, mais encore homme du peuple, il parle au nom de ses compatriotes, avec une autorité devant laquelle les rois sont eux-mêmes obligés de fléchir[12].

 

En 580, Frédégonde résolut de mettre une bonne fois en coupe réglée tout le royaume de Neustrie. Elle chargea de cette tâche périlleuse un nommé Marcus, Gaulois d'origine, homme fort expert à faire les affaires du fisc en même temps que les siennes. Vers le mois de février, il se trouvait à Limoges. Il portait avec lui les rôles du cadastre, et devait les compléter par une enquête sur les biens situés dans chaque circonscription.

Le 1er mars était jour d'assemblée solennelle pour la curie de Limoges : les magistrats municipaux, les sénateurs ou décurions siégeaient au tribunal ; les habitants de la campagne, propriétaires ou colons, venaient en grand nombre à la ville pour leurs affaires. Ce fut ce jour-là que Marcus choisit pour mettre ses ordres à exécution.

Dès le matin, les magistrats, les décurions, l'évêque, le haut clergé de la ville, prennent place sur les sièges et les bancs du sénat : autour se presse une foule énorme que la nouvelle de l'arrivée du collecteur avait épouvantée. Au milieu de la consternation générale, Marcus arrive dans l'assemblée suivi d'une escorte d'honneur et de gens qui portaient ses livres de cadastre et ses rôles d'impositions. Il présente sa commission, scellée de l'anneau royal, et déclare le taux et la nature des taxes décrétées par le roi.

Alors se lève l'évêque Ferreolus. Il se place en face du commissaire royal et lui dit :

La ville a été recensée au temps du roi Clothaire ; il y a prescription contre les droits du fisc, car ce recensement fait loi. Est-ce qu'après la mort de Clothaire, le roi Chilpéric n'a pas juré de n'imposer aux habitants de Limoges, en échange de leur serment, ni lois ni coutumes nouvelles, de ne faire aucune ordonnance qui tendît à les dépouiller, mais de les maintenir dans l'état où ils ont vécu sous la domination de son père ?

Aussitôt des applaudissements éclatent dans la foule, qui se redresse et prend conscience d'elle-même, de son droit, en entendant son défenseur.

Oui, oui, crient-ils, cela est juste, cela est vrai, c'est l'avis de tous ! oui, de tous !

Marcus se lève, furieux de cette opposition à laquelle il ne s'attendait pas. Représentant du roi, il trouve que sa majesté est insultée par cette résistance. Venu pour agir, non pour disputer, dit-il, je somme la ville d'obéir au décret du roi. Il ne se borne pas à cela ; et au milieu des murmures, il ajoute : Malheur aux rebelles ! Malheur !...

Mais sa voix est étouffée sous un cri d'indignation. La foule se précipite dans la curie. En vain l'évêque essaie-t-il d'intervenir pour la maintenir dans l'opposition légale et calme qu'il avait commencée ; la foule, au lieu d'écouter l'évêque, se déchaîne et devient furieuse.

A mort l'exacteur ! Point de recensement ! A mort le spoliateur ! Marcus à mort !

Ferreolus s'était assis auprès de Marcus. Voyant que les cris allaient se transformer en actes, il se lève, prend Marcus par la main, et, le couvrant de son corps, l'enveloppant du respect qu'imposait son caractère sacré, il fend les flots du peuple, gagne une des portes de la salle et conduit Marcus à la plus proche église.

 

Le fait de Ferreolus n'est point isolé, tous les récits du temps sont pleins d'exemples semblables. Grégoire de Tours nous raconte comment il ne cesse de lutter en faveur de sa ville contre le roi, contre le comte Leudaste. Austrégésile protège Bourges contre l'impôt ; son successeur, Sulpice, fait de même. Voici en quels termes la Vie des Saints parle de ces actes :

Le démon poussa un prince des Gaules à frapper d'un horrible tribut tout le peuple de Bourges et les prêtres du sanctuaire. C'est pourquoi le prince envoya un de ses familiers, c'est-à-dire une bête féroce, qui rendait d'affreux sifflements, et répandait partout le venin des enfers dont elle était remplie, avec la mission d'épouvanter ce pauvre peuple. Mais la puissance et la grâce de Dieu n'abandonnent jamais les siens dans le péril. Il se trouva là un saint, juste à point nommé, pour détourner l'horrible fléau.

Le saint, l'évêque, le prêtre, combat l'impôt, comme il combat les monstres et les dragons. Comment le peuple ne se serait-il point attaché à lui ? Quand un Ferreolus se lève, sa parole a un profond retentissement. Quoi donc ! se disent les faibles, les petits, dans notre détresse nous avons un protecteur ; dans notre misère il y a quelqu'un avec nous, qui nous tend la main, qui ose se placer en face du roi pour nous protéger ! Serrons-nous ; groupons-nous autour de lui ; grandissons-le de notre amour, de notre reconnaissance : nous sommes tous à lui, corps et âme !

L'influence du prêtre et du pontife, à cette époque, était donc aussi grande que méritée. On se serrait, on se groupait autour de ces avocats du pauvre, et une estime universelle environnait leur nom.

La vérité nous force à dire que tous les évêques du moyen âge ne réalisèrent pas l'idéal de l'apôtre et du pontife. A la fin du IXe siècle, et dans le cours du dixième, la plupart des princes accaparèrent les élections épiscopales, et en firent un si criant abus qu'on est tenté de croire qu'ils avaient conspiré la ruine complète de l'Église. On vit, à cette époque, des enfants de cinq ans porter la crosse et l'anneau. De grands feudataires, replongés dans la barbarie et dépourvus de tout sentiment religieux, élevaient à l'épiscopat leurs jeunes fils, afin de jouir des revenus attachés au siège épiscopal dont ils les gratifiaient. Le comte Herbert de Vermandois, par exemple, obligea l'Église de Reims à recevoir pour évêque son fils Hugues, âgé de cinq ans. Ce trait, hélas ! n'est pas isolé : un écrivain contemporain, Alton, évêque de Verceil, nous raconte plusieurs faits qui témoignent d'une profonde méconnaissance de la dignité sacerdotale. Quand les princes ne gardent pas les évêchés pour leur usage, ils les octroient à d'indignes favoris, ou bien ils les vendent à des hommes aussi dépourvus de science que de sens moral.

Certains curés, souvent, n'ont pas une conduite plus édifiante que leurs pasteurs. A partir du Ve siècle, l'Église avait permis à tout seigneur qui bâtirait une église d'en nommer le recteur. Les barons et les comtes, investis de ce droit de patronage, choisissent quelquefois parmi les moines gyrovagues ou les clercs errants, les sujets dont ils peuvent attendre soit de l'argent, soit tout autre service. Dans ces conditions, nous n'avons pas besoin de dire si la discipline ecclésiastique est respectée ; la loi du célibat reste une lettre morte pour un assez grand nombre de prélats et d'évêques, et de cette violation naissent tous les scandales. L'attitude actuelle du clergé vieux catholique nous fournit, du reste, un témoignage curieux de ce phénomène psychologique.

De grands efforts furent faits par de saints évêques pour remédier à cette situation lamentable. Saint Bruno, archevêque de Cologne ; saint Wolfgang, évêque de Ratisbonne ; saint Dunstan, archevêque de Cantorbéry ; Fulbert, évêque de Chartres ; Alton, évêque de Verceil, s'emploient tour à tour avec ardeur, et souvent avec succès, à rétablir la vie régulière. Un des pontifes qui s'occupèrent le plus de cette tâche fut saint Ulrich, évêque d'Augsbourg, et le récit de son apostolat est trop instructif pour qu'on ne s'y arrête pas quelque temps. Saint Ulrich, nous dit son historien, conserva sur le siège épiscopal les habitudes monastiques qu'il avait contractées à Saint-Gall. Il portait constamment un cilice, couchait sur la paille et ne mangeait jamais de viande. Avec le fruit de ses économies, l'évêque d'Augsbourg exerçait une hospitalité généreuse, et, ne trouvant pas dans son diocèse un champ assez vaste à son zèle, il allait chez ses voisins porter les lumières de l'Évangile. L'éducation des ecclésiastiques était une de ses œuvres de prédilection ; aussi se faisait-il remarquer par la correction de ses mœurs. Saint Ulrich prêchait fort souvent, et visitait avec soin toutes ses paroisses. N'ayant pour tout véhicule qu'un chariot traîné par deux bœufs, il allait d'église en église, sans pompe et sans cortège, accompagné seulement d'un ecclésiastique qui, chemin faisant, lui lisait la sainte Écriture. A peine était-il arrivé dans une paroisse, qu'il s'enquérait avec sollicitude de la conduite du curé et de ses aides : s'acquittaient-ils honnêtement de leurs fonctions, punissaient-ils les coupables, apaisaient-ils les différends, réconciliaient-ils les ennemis ? Telles étaient les premières paroles qui s'échappaient de ses lèvres, telles étaient les préoccupations de son cœur sacerdotal. Quand le prélat quittait le village, le peuple l'accompagnait très-loin sur la route, et souvent il l'escortait avec des flambeaux fort avant dans la nuit ; chacun était heureux d'ouvrir son cœur au vénéré pontife, et de lui demander quelques-uns de ces conseils que les saints savent si bien appliquer à nos misères.

Malgré les efforts d'Ulrich et le concours des nombreux évêques qui, comme lui, se dévouaient aux besoins spirituels de leurs ouailles, les désordres s'aggravaient de plus en plus au sein de la société cléricale. La contagion, loin de se circonscrire, s'étendait avec une rapidité désolante, et les puissances séculières, au lieu de refréner le mal, l'encourageaient. C'est alors que Dieu, prenant l'Église en pitié, suscita l'illustre Hildebrand, le pape Grégoire VII. Cet éminent pontife brisa la double chaîne qui asservissait le clergé : la famille et l'autorité temporelle. Grâce à leur droit d'investiture, les grands feudataires disposaient arbitrairement, comme nous l'avons dit, des évêchés et des abbayes ; les élections n'étaient plus qu'un vain simulacre ou qu'une formalité illusoire. Libres de se procurer à prix d'or les menses épiscopales, les ambitieux n'étaient pas plutôt en possession de la crosse et de l'anneau, qu'ils ne songeaient qu'à tirer le meilleur parti possible de leurs prébendes. Aussi le droit du clergé et du peuple était-il sans cesse violé ; le sanctuaire abritait des prêtres indignes, et la législation ecclésiastique périclitait de toutes parts.

L'heure était solennelle et le moment des hésitations passé : il fallait ou supprimer les investitures, ou périr.

En donnant l'investiture, les seigneurs accréditaient cette croyance, que l'autorité épiscopale est une émanation de la puissance civile. Pour couper court à une aussi condamnable interprétation, le pape saint Grégoire aurait pu s'attaquer immédiatement aux investitures ; il aima mieux s'en prendre d'abord aux désordres qu'elles avaient enfantés, et ce ne fut qu'après avoir échoué qu'il résolut d'aborder de front la question. Un concile de Rome défendit bientôt (1075) à toute personne séculière, quelle que fût sa dignité, empereur, marquis, etc., de donner, et à tout clerc, évêque, prêtre, de recevoir l'investiture d'un évêché ou de toute autre dignité ecclésiastique, et cela sous peine d'encourir ipso facto l'anathème.

Ce ne fut pas tout. Une pareille mesure ne pouvait sortir son effet avant d'avoir pour connexe une autre mesure non moins nécessaire : l'interdiction du mariage. Un second synode fut donc, bien vite convoqué, et les Pères, d'accord avec le pape, frappèrent d'excommunication tout fidèle qui recourrait au ministère sacerdotal des prêtres mariés. Ce dernier trait caractérise à lui seul toute la législation de Grégoire VII. Ses prédécesseurs, en interdisant le mariage, n'avaient visé que les ecclésiastiques. Grégoire alla plus loin : il défendit aux fidèles toute relation spirituelle avec les violateurs du célibat.

Ces deux décrets sauvèrent la société et l'Église. Le clergé cessa de scandaliser les âmes, et redonna l'exemple de toutes les vertus apostoliques.

 

IV. — LE MILIEU SOCIAL

 

Fondé en Orient, le monachisme fut transplanté en Italie par saint Athanase, 'en Gaule par saint Martin, et en Irlande par saint Patrice. Sous la direction de ces grands saints, de nombreux couvents s'élevèrent sur tout le sol de l'Europe ; mais l'institution monastique ne reçut une organisation définitive qu'au VIe siècle, lorsque saint Benoît vint établir sa règle au mont Cassin. La charte bénédictine remplaça bientôt celle de saint Colomban. Jusqu'à saint Benoît, les moines avaient vécu sans législation uniforme ; en général, ils recherchaient la solitude et s'enfonçaient dans les forêts. Les plus importantes fondations n'avaient pour origine qu'une simple cellule, ce qu'on appelait alors une laure, où deux ou trois moines vivaient en commun. Chaque maison avait son règlement spécial, qu'elle modifiait souvent. Pour mettre un terme à cette anarchie, Benoît s'appropria ce qu'il y avait de mieux dans les règles antérieures des moines gaulois. Son but fut de rédiger une charte cénobitique en harmonie avec les aspirations et les facultés de l'âme, et marquée du plus parfait esprit de mesure et de tendresse. Il voulait que ses disciples, tout en travaillant à leur salut, fussent à même de fournir à leurs semblables non-seulement les secours de la charité, mais les lumières de la science. Telle est, en deux mots, la mission de l'institut bénédictin. Les autres ordres qui furent fondés dans la suite puisèrent plus ou moins dans la règle de saint Benoît ; quelques-uns en élargirent le cadre, aucun ne la surpassa. Les Dominicains, pat exemple, eurent plus particulièrement pour objectif de veiller à la pureté de la foi, et les Franciscains de prêcher le détachement des choses de ce monde ; mais, dans aucun ordre religieux, le type du moine ne fut mieux réalisé que dans celui de Saint-Benoît.

Voici, en quelques mots, les principaux traits de la règle bénédictine. A trois heures du matin, les religieux se lèvent pour chanter les louanges de Dieu. L'office divin et le travail manuel partagent la journée en deux parties à peu près égales. Huit heures sont consacrées au travail ; saint Benoît veut que chaque moine gagne lui-même sa subsistance. Dès qu'un novice franchit le seuil du cloître, il doit exercer une industrie, et, s'il n'en connaît pas, un moine l'initie à l'un des métiers pratiqués dans la maison. Tous les travaux nécessaires à l'entretien du monastère sont exécutés par les cénobites. La nourriture est très-simple ; on sert deux sortes de mets — pulmentaria —, entre lesquels chaque religieux peut choisir. Le pulmentarium est une marmelade de fèves ou de lentilles. On sert en même temps des fruits, puis une livre de pain et une hémine de vin. La viande des animaux à quatre pieds est complètement interdite ; il est défendu de prendre aucune nourriture hors du couvent. Le vêtement se compose d'une tunique, d'un capuchon et d'un scapulaire. Ces deux dernières pièces sont destinées, dans la pensée de saint Benoît, à ménager la tunique pendant le travail. Chaque moine possède deux tuniques, qui, d'abord de couleur blanche, furent ensuite de couleur noire. C'est le costume des habitants pauvres de la campagne. Le lit est une paillasse. L'abbé commande, mais il est toujours soumis à la règle. S'il gouverne, c'est pour se dévouer à l'association, dont il est plutôt le serviteur que le supérieur. Dans les affaires particulièrement graves, il est tenu de consulter tous les moines, mais la décision suprême n'appartient qu'à lui. Sous son autorité fonctionnent le prœpositus et les doyens, qui commandent chacun à dix moines. Le cellérier s'occupe des malades, des étrangers et pourvoit à l'alimentation du monastère. Avant d'entrer, le postulant subit pendant une année l'épreuve du noviciat. Une fois admis parmi les novices, il est placé sous la direction d'un moine âgé, qui l'instruit de ses devoirs et ne lui dissimulé aucune des aspérités de la vie religieuse. Pendant douze mois, loin de le solliciter, l'abbé le met en garde contre les faux entraînements d'une vocation mal définie, et l'éclairé sur la gravité de sa décision. A trois reprises différentes, on lit au novice tous les chapitres de la règle, et chaque fois l'abbé lui dit : Voilà la loi sous laquelle tu veux combattre ; si tu peux l'observer, entre ; si tes forces s'y refusent, pars en liberté.

 

Grâce à son caractère et à son esprit aussi conforme à l'esprit évangélique qu'aux tendances de la nature humaine, la législation bénédictine se propagea rapidement dans le monde. Descendant du mont Cassin, saint Maur, le plus cher disciple de saint Benoît, franchit les Alpes, pénétra dans le Jura et fonda sur les bords de la Loire le monastère de Glanfeuil, qui compta bientôt cent quarante disciples. Saint Augustin accrédita la règle en Angleterre ; en Allemagne, saint Boniface convoqua des conciles pour la faire adopter. Les synodes tenus sous Charlemagne décidèrent qu'elle serait seule en vigueur ; partout elle remplaça les règles de Colomban d'Irlande et de Césaire d'Arles, tombées en désuétude.

 

Avant d'énumérer les services rendus par les moines à la société barbare, parlons d'abord du milieu où s'épanouit le monachisme ; cette digression fera mieux comprendre à nos lecteurs les difficultés contre lesquelles il eut à lutter. Quelques traits empruntés aux écrivains contemporains nous mettront à même d'apprécier l'héroïsme des disciples de saint Benoît.

Ouvrons, par exemple, l'histoire de saint Grégoire de Tours : qu'y voyons-nous ? Des enfants qu'on pend par un pied et qu'on frappe contre une pierre jusqu'à ce que leur cervelle jaillisse ; une Brunehaut qu'on attache par les cheveux, un bras et une jambe à la queue d'un cheval emporté ; un duc de Gozon-Bozon qui, à la nouvelle de la mort d'un de ses parents, court à l'église, déterre le cadavre de ses propres mains et le dépouille de ses bijoux. Non moins violente est l'avidité des barbares. Clothaire vient à peine de rendre le dernier soupir, lorsque Chilpéric s'empare du trésor paternel ; surviennent alors ses trois frères, ils se jettent sur le spoliateur : Tu n'auras pas plus que moi ! Guerre ! Et guerre par tous les moyens : surprises, embûches, parjures, meurtres, assassinats ; et, comme les Comanches de Cooper, à la férocité ils unissent la perfidie du renard ; c'est un assaut de ruses, de dois et de trahisons : ils tâchent de se tromper mutuellement, ils s'épient, ils se tendent des pièges, ils s'envoient des ambassadeurs, ne ménageant ni les serments, ni les promesses, ni les protestations d'amitié et d'alliance : Je n'ai nulle envie de te nuire ; conférons ensemble, nous arrangerons nos affaires. Si l'un des adversaires est plus naïf que l'autre, il vient avec une suite convenue : il doit être accompagné de mille hommes ; tout d'un coup il est entouré de vingt mille ; son escorte s'enfuit, il est prisonnier ; ou, dès qu'il est entré, la porte se referme sur lui, de tous côtés on l'assaille, on le frappe, et le roi le premier. Car tuer est si habituel, que les rois ne délèguent pas cette œuvre à leurs gardes, ils tuent eux-mêmes ; après une bataille où deux princes avaient été vaincus, leurs propres soldats les prennent et les amènent au vainqueur. Clovis - c'étaient ses parents - les contemple les mains attachées derrière le dos, en ricanant : Quoi ! misérable, tu déshonores notre race, notre famille, en te laissant lier ! mieux vaut mourir ! et les derniers mots ne sont pas achevés que d'un coup de hache il fend la tête du malheureux. Et toi, dit le roi en se retournant vers l'autre, tu n'as pas pris la défense de ton frère ! et d'un second coup il l'étend mort à côté de son frère[13]. Voilà ce qu'étaient les Francs avant leur conversion.

Et qu'on ne voie pas là des violences exceptionnelles ; ces mœurs sont celles de toute l'Europe et sont communes à toutes les classes. Les hommes de ce temps portent toujours un couteau sur eux, et sont prêts à tuer frère, oncle, neveu, etc. Childebert écrit à Lothaire : Rends-toi à Paris sans retard pour nous entendre ; les enfants vont hériter de leur père, nous verrons ce qui vaut mieux, les cloîtrer ou les tuer, et leur royaume est à nous. Les fils de Clodomir sont tués par leur oncle à coups de couteau. Hoël, duc de Bretagne, tue trois de ses frères, empoisonne le quatrième, etc. Avançons un peu. Le XIIe siècle nous offre un sire de Coucy, Thomas de Marie, féroce entre les féroces, et Robert de Bellème qu'on appelait Éveille-chiens, parce que, quand il sortait, la nuit, pour voler, les chiens des environs poussaient de sinistres hurlements à son approche[14].

La France n'a pas seule le privilège de posséder ces monstres. En Allemagne, le seigneur Othon de Wittelsbach, ne sort qu'avec des cordes attachées à sa ceinture, afin d'exécuter immédiatement les voleurs ; c'est le type des barons germaniques. L'empereur Henri VI, après avoir triomphé de ses adversaires, leur fait subir tous les tourments qu'enfante son imagination raffinée ; il empale les uns, enterre vivants les autres, écorche vifs ceux-ci, crève les yeux à ceux-là. Un autre empereur, Frédéric II, assiégeant Rome, fait fendre en quatre la tête de ses prisonniers et leur marque le front d'une croix rouge, etc. Passons-nous en Angleterre ; partout débordent les mêmes instincts féroces et sanguinaires. C'est Édouard II qui fait pendre et éventrer en une fois vingt-huit gentilshommes, et qu'on tuera quelques années après en lui enfonçant un fer rouge dans les entrailles. C'est Jean-sans-Terre qui fait mourir de faim vingt-trois otages, dans une prison, et dont on dira plus tard, après sa mort : Le roi Jean souille l'enfer. C'est Henri II qui, pris de colère contre un page, saute sur le pauvre diable pour lui arracher les yeux. Un poète contemporain dit de Richard Cœur-de-Lion qu'il fut le meilleur roi qu'on pût trouver en aucun geste. Or, veut-on connaître un trait de la vie de Richard ? Un jour, sortant de maladie, à Saint-Jean-d'Acre, il veut à toute force manger du porc. Le cuisinier royal n'en a point. Tout à coup, pendant qu'il se morfond et gémit sur sa détresse, voilà qu'un jeune Sarrazin, frais et joufflu, côtoie la tente de son maître ; une idée diabolique s'empare du cuisinier ; il le saigne, le cuit et le sert. Richard mange le mets qu'on lui offre, et le trouve si bon, qu'il demande la tête. Le cuisinier l'apporte en tremblant. Richard s'indigne-t-il ? Nullement ; il se met à rire, et déclare que l'armée n'a plus à craindre la famine. Saint-Jean-d'Acre pris, il fait décapiter trente captifs des plus nobles, ordonne à son cuisinier d'en faire bouillir les têtes, en mange une de bon appétit, et fait servir les autres aux envoyés de Saladin, qui viennent lui demander grâce pour ces victimes. Le repas terminé, les soixante mille prisonniers sont conduits dans une plaine et massacrés sous les yeux de Richard[15].

L'Italie nous offre absolument le même spectacle. Jetons seulement un coup d'œil sur la malheureuse Péninsule, pendant la guerre des Guelfes et des Gibelins : les populations se bloquent, s'obstruent, s'étouffent mutuellement ; les prétentions s'entrechoquent sur tous les points. Ces hostilités locales, attisées par les plus viles passions, se signalent par un caractère de cruauté primitive et de bouffonnerie féroce. Les moyens les plus usités consistent à égorger les prisonniers, à brûler les moissons et les villages, à massacrer les habitants désarmés, sans distinction d'âge ou de sexe, à briser la tête des enfants contre les pierres. Une histoire de ce temps est un registre de boucherie. A Forli, on ferre les prisonniers comme des ânes ; à Milan, on les met sur les chemins les mains liées derrière le dos, avec de la paille allumée ; à Mantoue, on coupe le nez à trois mille Véronais à la fois. A Terni, trois cents tours émergeaient au-dessus des maisons ; d'en haut, les combattants s'accablent à coups de béliers, de pierres, de flèches et de traits ; les rues sont coupées par de grosses et longues chaînes attachées d'une tour à l'autre, pour arrêter les incursions et construire des barricades. A Vérone, onze mille Padouans sont égorgés à la fois dans les prisons de Saint-Georges. C'est encore à Vérone qu'Eccelino III de Romano fait dresser sur la place de vastes bûchers, où vaincus, suspects, accusés, innocents, sont entassés par familles et par classes. Souvent, au commencement de la bataille, un parti se croyant victorieux incendie les maisons de ses adversaires ; vaincu, il voit, en fuyant, ses propres maisons incendiées à leur tour, et le sac tourné en sens inverse. Les villes, dit un chroniqueur, restent encombrées de ruines, comme si quelque tremblement de terre les avait secouées.

Le combat n'a plus rien de fortuit ni d'accidentel ; il est permanent, réfléchi et organisé. On proscrit ses ennemis par milliers, on rase les maisons par centaines. La moitié des villes est dépeuplée et abattue ; on procède par extermination. Il ne s'agit pas de vaincre, mais d'extirper et d'abolir. La commune n'est plus, le parti est tout. Credenza, grand conseil, podestat, tout est englouti dans le parti victorieux. Chaque faction a son chef, sa discipline, ses assemblées, son trésor, ses diplomates ; on vit sous les armes, l'œil au guet, l'oreille tendue vers la campagne, d'où peuvent revenir tout à coup les proscrits, renforcés de leurs partisans des villes voisines. L'Italie se couvre de sociétés pareilles, aux deux couleurs. Toutes s'associent et se fondent en deux vastes ligues. On fraternise sur les champs de bataille, à la lueur des incendies, au milieu des carnages, et parmi ces combattants aucun n'est sûr de se coucher dans une maison qui reste debout jusqu'au lendemain matin. La contradiction universelle pénètre dans les mœurs, dans l'intimité de la vie, dans les moindres détails des actions journalières ; une moitié de l'Italie agit au rebours de l'autre. Les drapeaux, les couleurs, les fruits de la 1 terre, la manière de se promener, de claquer les doigts, de bâiller, tout devient signe de parti. Les Gibelins mettent leurs plumes à gauche, les Guelfes les mettent à droite ; les Gibelins prêtent serment en levant l'index, les Guelfes lèvent le pouce ; les Gibelins coupent les pommes de travers, les Guelfes les coupent perpendiculairement. Les habitants de Bergame reçoivent, un jour, une députation de Calabrais : à la manière de couper l'ail, ils s'aperçoivent que leurs hôtes sont du parti contraire, ils les égorgent pendant la nuit[16].

 

Mais-ce ne sont pas seulement les seigneurs qui donnent l'exemple de ces débordements. Chez le peuple et la bourgeoisie percent les mêmes instincts féroces : en-même temps que le baron s'arroge le droit de vie et de mort sur ses vassaux, le vilain prétend battre sa femme comme il l'entend, et se fait justice lui-même par le fer et par le feu, par la ruine et par le meurtre. Au XIIe siècle, les bourgeois de Laon, irrités contre leur évêque Gaudri, qui vient d'abolir leurs franchises, se soulèvent au cri de : Commune ! Commune ! Armés d'épées, d'arcs, de cognées, de haches, de massues et de lances, ils traversent la cathédrale et courent sus au prélat, qui, voyant que la défense est inutile, se réfugie dans le cellier de l'église, et se cache dans un tonneau ; mais un de ses serviteurs l'aperçoit et le dénonce. Alors les bourgeois l'entraînent ; le malheureux évêque a beau faire mille promesses, on ne l'écoute pas ; un des assaillants lève sa cognée et lui fend la tête, un autre lui mutile Je visage, un troisième lui coupe les jambes et les mains, et quand le prélat est bien mort, la bande le dépouille et le jette dans la rue. Pendant qu'une partie de ces forcenés s'acharnent sur le cadavre et l'assomment à coups de pierres, le reste met le feu à la maison épiscopale, à la cathédrale et à douze abbayes de-religieuses[17].

 

V. — RÔLE DES MOINES

 

Voilà lés hommes, nous pourrions dire voilà les bêtes fauves que les moines se chargent d'apprivoiser. Tâche difficile. Mais comment les disciples de saint Benoît ne remporteraient-ils pas la victoire ? N'ont-ils pas Dieu pour eux ? Grâce à l'austérité de leur vie, les moines gagnent d'abord tous les cœurs. Leur désintéressement visible à tous prouve assez qu'il s'agit pour eux d'une œuvre sérieuse. Malgré leurs travaux apostoliques, ces rigides ascètes ne laissent pas de vivre du travail de leurs mains. Ils fondent des couvents, dans lesquels ils installent à la fois des séminaires, des écoles savantes et des institutions agricoles. A la vue de ces œuvres multiples, les Barbares comprennent qu'en travaillant au bien de leur âme, les moines se préoccupent avec non moins de zèle de leurs intérêts temporels ; cette sollicitude les Louche et favorise leur conversion. Pour gagner le cœur de ces populations primitives, les missionnaires recourent, au besoin, à une stratégie savante. C'est ainsi que saint Grégoire le Grand, consulté par le moine Augustin, le futur apôtre de l'Angleterre, lui conseille de ne point abattre les temples des idoles, mais de les faire servir au culte chrétien. Le peuple, disait ce grand pape, le peuple habitué depuis longtemps à fréquenter ces temples, continuera de s'y rendre plus volontiers qu'à des églises nouvelles. Docile à ces instructions, le moine Augustin n'abolit pas certains usages païens, tels que les repas qui se font en l'honneur des faux dieux ; mais il substitue les saints martyrs aux idoles, et christianise ainsi ces festins. A des hommes aussi grossiers il est impossible de tout enlever à la fois. Il faut épurer leurs affections, et, lorsque cela est possible, conférer, pour ainsi dire, le baptême aux objets qui reçoivent leur culte. L'histoire nous a conservé de magnifiques paroles de saint Grégoire sur cette stratégie apostolique : Pour monter au sommet d'une échelle, il faut monter d'échelon en échelon. Qui voudrait d'un seul bond s'élancer du degré inférieur au degré supérieur tomberait infailliblement et se donnerait la mort. De même, dans les choses spirituelles, il faut avancer pas à pas, initier graduellement ces barbares au véritable esprit du christianisme et de l'Église, et ne travailler que peu à peu à extirper l'idolâtrie[18].

Mais cette tolérance n'est pas exclusive d'une sage fermeté, témoin l'histoire suivante.

Thierry II, roi de Bourgogne, attiré par la réputation de saint Colomban, allait le visiter quelquefois dans son monastère de Luxeuil. Le moine irlandais profitait de ces entrevues pour reprocher au roi chevelu les désordres qui contaminaient sa vie. Le roi promettait de s'amender ; mais, arrêté dans la voie du bien par son aïeule Brunehaut, il retombait bientôt dans ses égarements. Or il arriva, dit le moine Jonas, historien de saint Colomban[19], que l'homme de Dieu alla trouver un jour Brunehaut dans son manoir de Bourcheresse. A la vue du moine irlandais, la reine s'empressa d'accourir à sa rencontre et de lui présenter les quatre fils de Thierry. Mais saint Colomban, qui prévoyait quelque piège : Que veulent ces enfants ? s'écria-t-il. Ce sont les enfants du roi, dit Brunehaut ; fortifie-les par tes bénédictions. Les enfants du roi ? répondit Colomban, sache bien que leurs mains ne porteront jamais le sceptre ! Violemment irritée de cette réponse, Brunehaut invective le saint, et lui jure une guerre à mort. Elle défend d'abord à tous les religieux de quitter leurs monastères, et, non contente de cette interdiction, elle menace de sa vengeance tous ceux qui recevraient les moines ou leur porteraient secours. Pendant que Brunehaut souffle la colère dans l'âme du roi, Colomban s'efforce d'éclairer Thierry. Ce moine se rendait à la villa royale d'Epoisses. Le soleil fardait l'horizon de ses clartés crépusculaires lorsque l'homme de Dieu parvint à la porte du palais : le roi lui offre l'hospitalité, mais, sur le refus de Colomban, Thierry, sans songer à s'offenser de cette rudesse monastique, envoie à l'Irlandais quelques mets de sa table. C'était tout un somptueux repas. Le moine demande ce que ces raffinements culinaires signifient : — C'est un présent du roi, répondent les serviteurs. Colomban repousse les mets avec horreur : — Il est écrit, dit le vénérable cénobite, il est écrit que le Très-Haut réprouve les dons des impies ; les lèvres des serviteurs de Dieu ne doivent pas se souiller de ce qui vient de la main de ceux qui interdisent à ses serviteurs l'accès et la demeure des autres hommes. A peine a-t-il achevé de prononcer ces paroles, que les vases qui contiennent les mets sont miraculeusement brisés.

Voilà comment saint Colomban et tous les moines mérovingiens revendiquaient les droits de la conscience proclamés par le christianisme.

 

Autre trait de cette sévérité évangélique.

Le successeur du premier roi chrétien de Kent, Eadbald, s'était uni par les liens du mariage à sa belle-mère, veuve de son père. Malgré les observations des moines, il refuse de rompre cette union. Aussitôt, les missionnaires déclarent que leur devoir est de se séparer du prince, et d'abandonner le pays. Toutefois, avant rie partir, ils veulent tenter une dernière démarche, dans l'espérance que le roi changera peut-être de sentiment.

Les plus anciens vont trouver le roi et lui reprochent son crime. Changement complet dans l'esprit du monarque. Eadbald, repentant, fait rompre son union et se sépare de sa belle-mère.

De tels exemples sont fréquents à cette époque.

 

Une des premières préoccupations des moines fut de flétrir la guerre, distraction sanguinaire de l'homme libre, et de réhabiliter le travail. L'ordre de Saint-Benoît, dit Michelet, donna au monde ancien, usé par l'esclavage, le premier exemple de travail accompli par des mains libres. Pour la première fois, le citoyen, humilié par la ruine de la cité, abaisse ses regards sur cette terre qu'il avait méprisée. Il se souvient du travail ordonné au commencement du monde dans l'arrêt porté sur Adam. Cette innovation du travail libre et volontaire sera la base de l'existence moderne.

Les campagnes de la Gaule et de la Germanie, de l'Irlande et de l'Espagne, délaissées par les aborigènes, dont la fiscalité romaine usurpait les ressources, étaient transformées en déserts. D'épaisses forêts avaient repris possession des plaines que le blé jaunissait jadis. Les cités étaient séparées par d'immenses fourrés, au milieu desquels on ne pouvait s'aventurer sans se déchirer le corps aux ronces, et sans courir le risque d'être dévoré par les bêtes fauves ou dépouillé par les bandits qui peuplaient les halliers. Alors apparaissent les moines. Ils s'engagent à travers ces forêts, abattant avec elles la superstition, qui, comme le dit Ozanam, en faisait à la fois le prestige et l'horreur, s'abritant sous les arceaux des grands chênes, ou bien adossant leurs moutiers aux flancs de quelque mont buissonneux. Du littoral de la Méditerranée jusqu'aux rives du Rhin et du Danube d'abord, puis, après le ixe siècle, jusqu'au fond de la Scandinavie et du Groenland, le défrichement des forêts s'opère sous la hache de ces intrépides bûcherons. Les moines éventrent les montagnes, percent des routes, assainissent les marais, peuplent les déserts de communautés florissantes, et des garrigues et des landes font de luxuriantes prairies et des champs nourriciers.

En ce qui concerne la France, on a calculé que le tiers de notre territoire avait été mis en culture par les moines, et que les trois huitièmes de ses villes et de ses villages leur doivent leur origine. M. de Montalembert a dressé la liste des chefs-lieux de diocèse, de département ou d'arrondissement, auxquels un monastère a servi de berceau. En laissant de côté les localités moins importantes, telles que Cluny, Tournus, Mouzon, Paray-le-Monial, la Chaise-Dieu, Aigues-Mortes, etc., voici quelques noms qu'on nous permettra de citer :

Saint-Brieuc, Saint-Malo, Saint-Léonard, Saint-Yrieix, Saint-Junien, Saint-Calais, Saint-Maixent, Saint-Sever, Saint-Valery, Saint-Riquier, Saint-Omer, Saint-Pol, Saint-Amand, Saint-Quentin, Saint-Venant, Bergues-Saint-Vinox, Saint-Germain, Saint-Pourçain, Saint-Pardoux, Saint-Dié, Saint-Avold, Saint-Servan, etc. D'autres, sans porter leur origine écrite dans leur nom, n'en sont pas moins nés à l'ombre du cloître : Guéret, Pamiers, Perpignan, Aurillac, Luçon, Tulle, Saint-Pons, Saint-Papoul, Saint-Girons, Saint-Liziers, Lescar, Saint-Denis, Redon, la Réole, Sarlat, Abbeville, Domfront, Altkirch, Remiremont, Uzerches, Drives, Saint-Jean-d'Angély, Gaillac, Mauriac, Brioude, Saint-Amand, Nantua, Chérery, Saint-Rambert, Saint-Trivier, Ambronay ; dans la seule Franche-Comté, Lure, Luxeuil, les deux Baume, Faverney, Château-Châlon, Salins, Morteau, Mouthe, Montbenoît et Saint- Claude, tous fondés par les moines, qui ont peuplé le Jura et ses versants ; et que de noms encore à ajouter !

Si nous sortons de France, nous trouvons :

En Belgique : Gand, Bruges, Maubeuge, Nivelle, Stavelo, Malmedy, Malines, Saint-Trond, Soignies, Ninove, Renaix, Liège, etc.

En Allemagne : Fulde, Fritzlard, Wissembourg, Saint-Goar, Verden : Ilonter, Gondersheim, Quedlimbourg, Nordhausen, Lindau, Kenipten, Munster, etc.

En Angleterre : Westminster, Bath, Reading, Dorchester, Whitby, Beverley, Ripon, Boston, Hexham, Evesham, Saint-Edmunds-Bury, Saint-Yves, Saint-Albans, etc. etc.

D'après quelques savants, le climat s'est ressenti lui-même de ce travail des moines. Quand le sol était recouvert d'épaisses forêts, nos ancêtres vivaient sous ce ciel gris et brumeux dont parle Jules César, et jouissaient à peu près de la même température que la Pologne actuelle. En trans- formant le sol, les moines en élevèrent la moyenne de la chaleur climatérique à un degré supérieur à ce qu'elle est demeurée de nos jours[20]. Observons, toutefois, que nos vaillants défricheurs surent conserver avec un soin jaloux les vieilles et hautes futaies : sachant quel important rôle jouent les forêts dans les phénomènes physiques, ils ne livrèrent à la cognée que les fourrés dont le maintien était considéré comme superflu.

Mais là ne se borna pas le travail des moines : vêtus de l'habit du pauvre et du paysan, ils s'adonnèrent aux fonctions les plus humbles. La fille et la sœur de Clovis, Arboflède et Théodechilde ; Ingoberde, veuve de Caribert, et Radegonde, femme de Clothaire, et tant d'autres qui, dans les premiers siècles de la monarchie, échangèrent la pourpre royale contre la bure monastique, battent le blé, traient les brebis, dirigent la charrue et pétrissent le pain. Autour des monastères, on cultive des jardins, on amende les terres, on greffe les arbres sauvages, et, par des procédés aujourd'hui perdus, ces arboriculteurs méconnus créent d'admirables variétés de fruits ; ils construisent de vastes métairies, canalisent les rivières, défoncent les collines, drainent les prairies et dessèchent les marais. Le monastère lui-même est, comme le dit M. l'abbé Martin, un vaste atelier ; les religieux travaillent le fer et le bois, ils tissent le chanvre et le lin, ils préparent les cuirs et les parchemins, ils taillent le marbre, forgent le fer, martèlent le cuivre et commencent à peindre la pierre ; ils enseignent même les éléments de la navigation aux marins, se reposant des labeurs du jour dans les extases de la musique ou dans la transcription nocturne des chefs-d'œuvre de l'antiquité[21]. Le monastère est à la fois un centre de travail manuel et de labeur intellectuel. A Saint-Asaph, trois cents moines cultivent les champs, trois cents copient les manuscrits, et trois cent soixante-cinq entretiennent le chant perpétuel. Il en est de même, proportion gardée, dans tous les monastères du moyen âge. Dire ce que le monachisme a fait pour les lettres nous serait impossible : un volume in-folio n'y suffirait pas. L'exiguïté de notre cadre ne nous permet que quelques indications sommaires.

Dès les premiers temps du christianisme, on voit se fonder en Palestine des monastères de lettrés , dit M. de Montalembert, on ne peut entrer sans savoir lire et écrire. Plus tard, saint Grégoire le Grand rend l'instruction obligatoire pour les clercs, et l'historien de l'abbaye de Cluny, M. P. Lorain, nous apprend que certains ordres monastiques furent fermés aux ignorants et ouverts à ceux-là seuls qui étaient capables de transcrire les manuscrits. Et pourtant, ainsi que le dit le pieux et docte Mabillon, les communautés monastiques n ont pas été établies pour être des académies de science, mais de vertu, et l'on n'y faisait cas des sciences qu'autant qu'elles pouvaient contribuer à la perfection religieuse. Les moines avaient donc d'autant plus de mérite à cultiver les lettres. Leur désintéressement et leur modestie vont même si loin, qu'ils embrassent la partie la plus laborieuse et la plus humble de la littérature : la transcription des manuscrits. Moins préoccupés de leur renommée que de la gloire des autres, ils copient non-seulement les livres d'église, les Pères, les docteurs, mais les historiens, les poètes profanes et tous les auteurs de l'antiquité. Bède le Vénérable passe ses derniers jours dans ce travail ; saint Colomban, la dernière heure de son existence. Parmi les plus habiles copistes, on cite Goutbert de Sithieu, Regimbert de Hichemont, Radulphe de Saint-Waast d'Arras, Bernard d'Hildesheim, etc.

Les religieuses se livrent avec la même ardeur à ce travail ingrat : sainte Césarie et ses compagnes du couvent d'Arles, sainte Mélanie, sainte Arnilde et sainte Renilde montrent une dextérité que les Annales monastiques ont préconisée. Pendant ses voyages apostoliques en Allemagne, saint Boniface prie une abbesse d'Irlande de lui écrire en lettres d'or les Épîtres de saint Pierre.

Les religieuses anglo-saxonnes sont, du reste, tellement versées dans la littérature ancienne, qu'elles écrivent à l'apôtre de la Germanie dans la langue de Virgile et d'Homère. Non moins savantes, sainte Leoba, sainte Hadegonde, sainte Baudonivie, sainte Bertille de Celle, sainte Aldegonde de Maubeuge, entretiennent un commerce épistolaire qui révèle l'instruction la plus variée : quelques-unes de ces doctes moniales font venir à grands frais des livres, et, à l'exemple de sainte Gertrude, les envoient quelquefois chercher jusqu'à Rome. L'activité est générale. C'est dans les cellules des moutiers bénédictins que s'élaborent et s'accumulent les matériaux de notre histoire nationale ; Bède, le Religieux de Saint-Denis, Raoul Glaber, Ordéric Vital écrivent la généalogie de la France et de l'Europe, racontent les gestes de nos pères, nous font assister à leurs exploits et nous décrivent leurs coutumes et leurs mœurs. Marculfe compulse les premiers formulaires du droit ; Angésine et Benoît Lévite coordonnent les capitulaires ; Lanfranc et saint Anselme fondent la scolastique ; saint Thomas d'Aquin définit, discute et résout toutes les questions théologiques et philosophiques. Les moines, suivant le conseil de l'Évangile, ne gardent pas jalousement pour eux seuls le trésor de connaissances qui leur est confié. Pendant que les uns, comme Ulphilas, vont au loin transmettre les sciences aux barbares, les autres ouvrent des écoles au peuple : partout, à l'ombre des moutiers, s'élèvent des écoles sur les bancs desquelles l'indigène et l'étranger, le clerc et le laïc peuvent gratuitement s'asseoir. Partout on semble pénétré de ce principe que devait formuler plus tard le pape Benoît XIII dans la bulle d'approbation des Frères des Ecoles chrétiennes : Ignorantia omnium origo malorum, l'ignorance est l'origine de tous les maux.

Si les monastères s'ouvrent à l'ignorance, ils ne se ferment pas à la pauvreté : chaque couvent sert d'asile aux malheureux, qui ont même, dit M. de Montalembert, un droit primordial sur les biens monastiques. Dans beaucoup d'abbayes, on trouve, comme dans la Rome chrétienne, le grenier des pauvres. Quelques maisons, comme Whitby, l'île du fanal, servent de port et de refuge aux naufragés ; toutes les abbayes donnent l'hospitalité aux voyageurs ou aux proscrits, à tous ceux que les invasions ou les guerres chassent de leurs foyers. Afin de garantir les faibles contre les violences des barons, les monastères se fortifient au besoin comme des citadelles, et les abbés négocient avec les ducs et les comtes.

Les moines, en leur qualité de tuteurs nés des peuples, ne pouvaient naturellement se dispenser de veiller à l'émancipation des esclaves. Aussi, pendant que les conciles combattent la servitude et en flétrissent les abus, les religieux encouragent partout les affranchissements. Les iniquités commises à la faveur de l'esclavage sont d'ailleurs telles, qu'on voit des païens ne pouvoir recevoir le baptême, et des pécheurs l'absolution, qu'après avoir congédié les serfs qui leur font cortège[22]. Fortunat raconte que tous les esclaves espagnols, scots, bretons, gascons, burgondes, accourent en foule auprès de saint Germain, bien sûrs qu'il les affranchirait. Chaque fois que le pieux évêque reçoit une aumône, son premier mouvement est de s'écrier : Rendons grâces à la divine clémence, car nous pourrons racheter un esclave[23]. Justinien avait autorisé les esclaves à se faire moines, malgré leurs maîtres, sauf à procurer à ces derniers une indemnité. Grégoire le Grand prescrit même de racheter aux frais de l'Église tout esclave qui voudrait se faire chrétien. Plus tard l'Église décrète l'affranchissement des esclaves auxquels on avait imposé un travail exagéré[24].

Les actes de manumission sont enregistrés sur les missels, en regard du texte évangélique dont ils sont l'application. Les monastères consacrent plus tard à la rédemption des captifs les revenus de leurs biens, les aumônes des fidèles ou le produit de leurs propres travaux. De nouveaux instituts se forment même pour cette mission spéciale, et si nos lecteurs veulent savoir combien de captifs ont été rachetés par les ordres monastiques, qu'ils méditent les chiffres suivants : Les serfs : soixante millions d'attachés à la glèbe furent rendus à la liberté. Les captifs : l'ordre des Trinitaires en délivra neuf cent mille ; l'ordre de la Merci, cinq cent mille. Total, un million quatre cent mille. Et au prix de quels sacrifices héroïques ! Il y eut des rachats, entre autres celui de l'auteur de Don Quichotte, Cervantes, qui coûtèrent jusqu'à 25.000 livres aux Pères de la Merci. Mgr Pavy, évêque d'Alger, calcule que la délivrance de ce million et demi d'esclaves a dû s'élever à la somme énorme de huit milliards quatre cents millions.

Tuteurs des pauvres et des opprimés, les moines font subir même aux rois l'ascendant de leurs vertus ; ils ont dans leur parole un accent de franchise qui émeut les plus farouches et paralyse les plus cruels. Ferme-t-on l'oreille à leurs protestations, ils subissent la mort avec la joie des premiers martyrs.

Aredius brûle les registres du fisc où Chilpéric avait fait inscrire de nouvelles exactions ; saint Germain de Paris, qui avoit plus chière la voix du peuple que le don des rois, exerce sur les Mérovingiens la plus salutaire influence ; saint Patrice proteste contre la traite des hommes ; saint Germain de Grandval se fait égorger en protégeant la maison et la moisson du pauvre ; Faron attendrit le cœur d'un Clothaire en faveur des malheureux ; saint Valéry arrache au supplice les condamnés ; Riquier fait la leçon à Dagobert ; saint Basile, saint Ambroise, saint Léon, saint Télémaque, saint Séverin, saint Nizier, saint Colomban, fléchissent les empereurs dans leur courroux ou les punissent dans leur crime, arrêtent les conquérants dans leurs dévastations, affranchissent les esclaves, secourent les pauvres, suppriment les hécatombes humaines du cirque, amnistient les condamnés, protègent les villes contre les barbares et les peuples contre les despotes ; en un mot, déploient les plus grands efforts qui aient jamais été tentés sur la terre pour y faire régner, avec la trêve de Dieu, la Paix et la Justice[25].

C'est de la-même époque que date la messe contre les tyrans, dont on retrouve encore le texte dans quelques vieux missels. En Angleterre, le palladium des libertés britanniques, la magna charta, sort de la poussière d'une bibliothèque conventuelle, et celui qui l'a retrouvée, le cardinal Stephen Langton, est aussi celui-là même qui la revêt le premier de sa signature. Et lorsque, plus tard, Jean-sans-Terre veut violer le pacte juré, Langton prend encore sur lui de convoquer les seigneurs, et se met à leur tête pour faire rentrer dans le devoir le roi parjure. Mais, si l'on veut étudier de près le rôle politique des moines, il faut surtout parcourir l'histoire de l'Italie. Là, les religieux sont vraiment les leaders de la cité. A Bologne, c'est un moine qui remplit les fonctions de scrutateur au conseil général de la commune. Le tyran de la marche de Vérone, et la terreur des villes lombardes, Eccelin le Féroce, n'a peur que des Franciscains, et surtout de saint Antoine de Padoue. Un jour, l'éminent disciple de François entre dans le palais d'Eccelin, et, traversant les rangs des soldats, interpelle le despote en ces termes : Je vois peser sur ta tête, tyran sans pitié, chien plein de rage, je vois peser sur ta tête l'effroyable sentence de Dieu ! Quand donc seras-tu las de répandre le sang des innocents ? Puis il lui reproche, avec l'audace de la sainteté, les dilapidations, les assassinats juridiques ou non juridiques que le tyran a fait commettre par ses satellites, les spoliations dont il s'est rendu coupable, les droits dont il a spolié les peuples libres de l'Italie, le joug qu'il fait peser sur la Péninsule.

Frémissant et atterré, Eccelin écoute ces reproches vengeurs ; il lui semble voir, comme il le dit lui-même, dans les yeux du franciscain un rayon de la majesté divine. A la stupéfaction de tous, le disciple de saint François sort sain et sauf du palais.

Mais le patriarche d'Assise n'avait-il pas donné le même exemple ? Lorsque Otto de Brunswick, se rendant à Rome, passe près du monastère de Sainte-Marie, François refuse d'aller déposer ses hommages aux pieds du César apostat, et défend à ses frères de faire la haie sur le passage du despote. Plus tard, quand Frédéric II, jeune-encore, traverse l'Italie, prodiguant mille promesses de dévouement à la cause catholique, le saint ne se fait pas illusion sur ces protestations hypocrites, et lui envoie dire par un frère que l'empereur d'Allemagne ne tardera pas à être dépouillé de sa puissance et de sa gloire.

Les Franciscains jouent encore un autre rôle : ils sont les pacificateurs de l'Italie. Ils vont sur les places, dans les plaines, sur le penchant des collines, dans les prairies, au bord des fleuves, et là, devant la foule accumulée, ils tonnent contre les dissensions civiles. De Pise à Florence, de Venise à Ferrare, de Milan à Ravenne, quand on est prêt à s'entr'égorger, il suffit que l'habit de bure du moine paraisse pour que les armes tombent, et que les hommes apprennent à ne pas se détester parce qu'une montagne ou qu'une rivière les sépare.

Tel fut le rôle des moines ; les disciples de saint Colomban et de saint Benoît ont non-seulement défriché le sol de l'Europe et adouci les mœurs, mais ils ont encore assaini les intelligences et agrandi les âmes. Tous les trésors de l'antiquité profane et chrétienne, ce sont eux qui nous les ont transmis ; nos premières écoles, ce sont eux qui les ont fondées ; nos industries, c'est encore à eux que nous les devons. On retrouve leur nom à l'origine de toutes les grandes choses, et leur intervention à toutes les périodes glorieuses de notre histoire.

 

 

 



[1] Raynaldi, Ann. ecclesiast., an. 1310, § XIII.

[2] Voici un passage de cette lettre : Ils ne méritent pas le nom de rois, ceux-là qui, factieux contre Dieu même, réduisent en captivité l'Épouse du Christ et tendent à rendre inutile la passion du Sauveur. Souvenez-vous que vous êtes de même nature que vos sujets ; tenez-vous bien à Jésus-Christ, et ne vous glorifiez pas tant de régner sur les hommes que de faire régner Jésus-Christ sur vous.

[3] Galates, III, 28.

[4] Voltaire, Essai sur les mœurs, p. 83.

[5] Voir l'encyclique en date du 3 novembre 1839. Les lettres apostoliques citées par Grégoire XVI sont datées : celles de Pie II, du 7 octobre 1462 ; celles de Paul III, du 20 mai 1537 ; celles d'Urbain VIII, du 22 avril 1639. Grégoire XVI mentionne, en outre, les lettres apostoliques adressées par Benoît XIV aux évêques du Brésil, en date du 20 novembre 1741. Cf. Le Pape et la Liberté, par le R. P. Constant, dominicain ; Paris, Palmé, 1873.

[6] Sans doute l'esclavage a pu, dans une certaine mesure, rentrer dans le plan second de la création ; mais, ainsi que saint Thomas le déclare, il n'en est pas moins contraire au plan premier. Or, l'effet de l'Évangile et le but de la loi de la grâce, c'est, comme le savant dominicain que nous citions tout à l'heure le fait remarquer, de relever et de rapprocher l'homme du plan premier. En travaillant à l'émancipation des esclaves, les papes continuaient par conséquent l'œuvre de la Rédemption.

Ce que nous venons de dire de l'esclavage peut s'appliquer également à la guerre. Bien qu'en principe la guerre ne soit nullement illicite, la théologie et l'église en désirent plutôt la suppression que le maintien. C'est dans ce sens que le magnanime Pie IX a dit un jour : Il faut que la guerre disparaisse et soit chassée de la face de la terre.

[7] Esprit des lois. — Tout le monde sait par cœur les fières paroles que le grand jus-licier du royaume d'Aragon adressait au roi au jour de son avènement : Nous qui, seuls, valons autant que toi, et qui, réunis, valons davantage, nous te faisons roi et seigneur, à condition que tu gardes nos libertés et privilèges ; sinon, non.

[8] Ce qui précède serait mal interprété si l'on y découvrait l'intention d'assimiler le gouvernement de l'Église au régime représentatif civil. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent faire de l'Église une sorte de monarchie constitutionnelle.

[9] Voir une remarquable Étude de M. Armand Ravelet, directeur du journal le Monde, sur les Conciles, Revue du Monde catholique du 25 mai 1868.

[10] Nous verrons plus loin, dans un chapitre à part, ce qu'était le fief.

[11] Il a paru en 1867 une importante Étude de M. l'abbé Jaugey sur les clercs du palais de Charlemagne. Nous lui devons des éclaircissements importants sur cette institution peu connue.

[12] Deux auteurs peu favorables au catholicisme, MM. S. Lacroix et Y. Guyot, ne peuvent s'empêcher, en citant ce fait, de rendre hommage à l'épiscopat. (Voyez Hist. des prolétaires.)

[13] V. une remarquable étude de M. Eugène Loudun sur les Barbares du Moyen-âge.

[14] Plusieurs de ces exemples sont empruntés au travail de M. E. Loudun sur les Barbares du Moyen-âge. (V. Revue du Monde Catholique, 1867.)

[15] Ce trait est malheureusement trop authentique. Il a été emprunté à l'Histoire des croisades de Michaud et Poujoulat. M. Léon Gautier en cite de plus effrayants.

[16] Voyez les Révolutions d'Italie, par J. Ferrari.

[17] Nous nous sommes étendu à dessein sur ce côté horrible du moyen âge afin de mieux faire ressortir, dans un chapitre subséquent, les actes héroïques dont cette grande époque fut le témoin. Si nous n'offrions, en effet, à nos lecteurs qu'un pareil tableau, ils auraient le droit de crier à l'injustice.

[18] Saint Grégoire ne veut pas dire qu'un homme qui n'abjure pas l'idolâtrie peut être admis au baptême. Les paroles de ce grand pontife signifient simplement que l'instruction doit être graduelle, afin d'imprimer plus profondément les notions chrétiennes dans l'esprit des néophytes.

[19] Nous modifions légèrement la traduction donnée par M. L.-M.- F. Martin dans son beau livre des Moines.

[20] Mémoire présenté à l'Académie des sciences en 1844.

[21] Montalembert, Moines d'Occident.

[22] Montalembert, Moines d'Occident, tome V.

[23] Cochin, tome II, page 412.

[24] Montalembert, Moines d'Occident, tome V, page 82.

[25] Voir une étude de M. F. Fabrège sur les Moines.