HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

CONCLUSION.

De la sincérité et de l'impartialité d'Hérodote, considéré comme historien des guerres médiques. — Est-il vrai qu'il ait manqué d'intelligence dans les choses de la politique et de la guerre ? — De l'influence de ses idées religieuses et morales sur la valeur historique de son témoignage. — Les défauts d'Hérodote comme historien sont en partie compensés par les éminentes qualités qui donnent à son récit l'intérêt, le mouvement et la vie.

 

 

Malgré l'éclat qui s'attache à son nom, l'historien des guerres médiques n'a pas, aujourd'hui encore, une gloire incontestée. On accuse son caractère, autant que son esprit ; on ne lui reconnaît volontiers qu'un incomparable génie de conteur. Nous avons tâché, dans le cours de ce travail, d'apprécier et de discuter les raisons de ce jugement ; il nous reste à exposer en quelques pages les conclusions de notre étude.

I. Les qualités morales d'Hérodote, sa bonne foi, son impartialité, la sincérité des réflexions personnelles qu'il mêle à ses récits, la franchise des déclarations par lesquelles il confesse son ignorance ou proclame les résultats de ses patientes recherches ; en un mot, la loyauté de son caractère, comme homme et comme écrivain, voilà ce qui frappe d'abord le lecteur. Mais il n'y a pas une de ces qualités qui ait échappé au soupçon. On l'a traité de menteur dans l'antiquité, et, de nos jours même, c'est bien de mensonge aussi qu'on l'accuse, quand on croit découvrir en lui un compilateur qui dissimule ses emprunts, ou plutôt ses vols, un charlatan qui se donne les apparences d'un chercheur et d'un témoin. On lui a reproché jadis une partialité d'autant plus perfide qu'elle se cachait sous des airs de bonhomie, et, aujourd'hui encore, si on ne lui prête pas des intentions calomnieuses, on admet qu'il a cédé à ses goûts personnels, à son aversion pour certaines villes, à sa prédilection pour d'autres, à des considérations de convenance ou d'intérêt. En dépit du soin qu'il a pris d'avouer ses doutes et ses scrupules, de distinguer expressément les choses qu'il sait de celles qu'il ignore, et de justifier toujours le choix qu'il fait entre plusieurs traditions, on a soutenu, de son temps même, qu'il avait accueilli à la légère les premières informations venues, préoccupé seulement de plaire à un auditoire de passage, et le même reproche reparaît chez les critiques modernes qui considèrent son récit des guerres médiques comme un recueil de fables populaires, de légendes poétiques, ramassées sans critique et sans ordre, pour le seul plaisir de conter.

Il nous a paru que ces accusations diverses, les unes plus brutales, les autres plus discrètes, étaient également injustes.

Nous ne possédons pas l'œuvre originale de Ctésias ; mais ce que nous savons de l'homme et de ses écrits nous fait assez mal augurer des attaques qu'il dirigeait contre Hérodote. L'ancien médecin d'Artaxerxès ne représente pas pour nous, dans l'histoire des guerres médiques, une tradition purement perse : s'il a pu recueillir à la cour de Suse quelques souvenirs suspects de ces événements lointains, il s'est inspiré surtout d'idées grecques ; il a écrit son livre à son retour de Suse, et sous l'influence de Sparte, dont il avait embrassé le parti ; sa critique d'Hérodote est condamnée à nos yeux par le défaut de sincérité qu'on remarque en lui, et par les circonstances où il a entrepris de se faire valoir aux dépens de son devancier.

On n'a pas tout à fait renoncé de nos jours à cette accusation ancienne, qui prête à Hérodote la ressource de mentir quand il veut avoir l'air de savoir ce qu'il ignore. On fait, il est vrai, la part plus grande à ces mensonges inconscients, qui résultent d'un attachement aveugle à une tradition fausse ; mais on veut aussi que parfois, de sa seule autorité, Hérodote ait comblé les lacunes d'un récit incomplet. Dans ce sens, les critiques modernes s'attaquent surtout aux chiffres que fournit l'historien ; ils admettent à la rigueur le total des vaisseaux grecs aux combats d'Artémision et de Salamine, ou bien encore celui des hoplites à la bataille de Platées ; mais ils soutiennent qu'Hérodote a inventé le détail des contingents particuliers de chaque ville, et ils n'hésitent pas à lui attribuer une méthode de combinaisons savantes, qui équivaut, en fin de compte, à une précision charlatanesque. Nous avons opposé à ces hypothèses plusieurs remarques : si Hérodote avait usé de ces moyens, pourquoi sa fantaisie n'aurait-elle pas également imaginé des chiffres pour toutes les armées, grecques ou barbares, qu'il introduit dans son histoire ? Pourquoi n'aurait-elle pas déterminé de la même manière l'effectif des Athéniens et des Platéens à Marathon, des Locriens aux Thermopyles, des Perses, des Saces et des autres tribus barbares, sur tous les champs de bataille où elle les fait paraître ? C'est la tradition populaire qui est sujette à inventer de ces chiffres, et nous ne nions pas qu'Hérodote n'ait pu quelquefois s'y laisser prendre ; mais sa sincérité et sa bonne foi éclatent dans les endroits mêmes où, victime d'une illusion de cette nature, il explique ce qu'il sait et ce qu'il devine, ce qu'il pourrait dire avec certitude et ce qu'il doit passer sous silence, faute de renseignements.

C'est un mensonge d'une autre sorte qu'on lui reproche, quand on le soupçonne d'avoir puisé dans des livres la plupart des informations qu'il nous donne pour le fruit de son enquête personnelle. Sans doute quelques-uns des savants qui défendent aujourd'hui cette hypothèse mettent sa bonne foi hors de cause ; ils voient dans cette méthode d'exposition une espèce de convention littéraire, et sentent à peine le besoin d'excuser un procédé que justifient, suivant eux, les usages du temps. Mais d'autres ne dissimulent pas la raison intéressée de cette méthode : l'historien a voulu éclipser les logographes ses rivaux, et, pour paraître mieux informé qu'eux, il a pris indûment l'apparence d'un témoin. Sous une forme ou sous une autre, ce soupçon nous semble aussi peu fondé. Pour pouvoir affirmer qu'Hérodote a copié, sans le dire, mais en toute simplicité, des écrits que son auditoire ne lui demandait pas de citer, il faudrait constater cet usage chez d'autres auteurs contemporains, et, à défaut de cette indication, qui ne serait pas encore une preuve certaine, il faudrait reconnaître sûrement dans Hérodote la trace de ces emprunts. Or la démonstration que M. Diels a tentée dans ce sens, pour Hécatée de Milet, demeure hypothétique, et, quant à ces Mémoires de Dicæos, qui auraient fourni presque toute la matière des livres VII et VIII d'Hérodote, ils n'existent, nous l'avons vu, que dans l'imagination de M. Trautwein. D'autre part, M. Sayce n'a pas prouvé la mauvaise foi da voyageur, et M. Panofsky nous a laissé incrédule, quand il a entrepris de révéler par quelle fiction Hérodote attribue à des témoins, entendus ou interrogés sur place, des opinions qu'il s'est faites lui-même, d'après ses livres et ses réflexions personnelles. Ne subtilisons pas : si Hérodote est de bonne foi, comme on le répète volontiers, c'est jusque dans ses moindres assertions qu'il faut croire à la sincérité de sa parole, et, en réalité, rien ne nous empêche de lui accorder jusqu'au bout cette confiance qu'il inspire tout d'abord par la franchise et la simplicité de son langage.

Cette honnêteté naturelle exclut la partialité malveillante, l'esprit de médisance et de dénigrement, que Plutarque a cru découvrir en lui : le traité de la Malignité d'Hérodote est une œuvre instructive et curieuse, mais foncièrement fausse. Cependant il ne suffit pas de s'abstenir sciemment de toute calomnie ; il faut encore ne se laisser guider par aucune passion, tenir la balance égale entre tous les partis, ne poursuivre aucun avantage personnel, aucun autre but que la vérité. Ainsi conçue, l'impartialité est un don supérieur de l'esprit, un des plus rares et des plus précieux ; mais elle a son fondement dans le caractère. Nous verrons plus loin si Hérodote n'a pas parfois cédé à l'influence d'idées morales ou religieuses ; disons tout de suite qu'il n'a obéi, dans son histoire des guerres médiques, à aucune considération d'intérêt, à aucune passion politique ou patriotique. C'est ce qui résulte, à nos yeux, de l'étude que nous avons faite des circonstances où il a composé cette histoire. A-t-il voulu flatter, comme on le dit, les Athéniens ? Mais, pour lui attribuer cette intention, il faudrait être sûr qu'il a lu devant eux la partie de son œuvre où il vante leur dévouement à la cause commune, leur initiative dans la défense de la Grèce, leurs victoires de Marathon, d'Artémision et de Salamine. Or la preuve de cette hypothèse n'est pas faite ; la théorie de M. Ad. Bauer n'a pas réuni tous les suffrages, et, pour notre part, si nous admettons qu'Hérodote a lu aux Athéniens, entre autres choses, quelques fragments de ses trois derniers livres, nous pensons aussi qu'il dut choisir dans ses notes des morceaux qui eussent pour son auditoire un intérêt de nouveauté, c'est-à-dire des descriptions et des récits recueillis par lui-même ailleurs qu'en Grèce et en Attique. A-t-il, au contraire, en célébrant à la fois le mérite d'Athènes et celui de Sparte, cherché à réconcilier deux villes qui se disposaient à entrer en lutte, qui déjà même étaient aux prises l'une avec l'autre ? Mais cette conception repose sur une théorie invraisemblable, que nous avons rencontrée dans les ouvrages de MM. Kirchhoff et Nitzsch, mais que nous croyons avoir réfutée. Non, Hérodote n'a pas écrit son histoire des guerres médiques à Athènes pendant les premières années de la guerre du Péloponnèse, dans des conditions où il lui eût été impossible de se dégager de tout parti pris, de toute passion politique. Il était alors, et depuis longtemps, retiré à Thurii, en dehors des préoccupations qui agitaient la Grèce ; il a suivi de loin ces premières hostilités des deux villes qui se disputaient l'empire ; mais il n'a fait allusion à ces événements que dans de courtes notes, ajoutées après coup à son récit, et inspirées seulement par un esprit philosophique et religieux. Dira-t-on que, juge impartial des États grecs, il n'a pas su cependant s'élever au-dessus des préjugés du patriotisme ? Mais l'épithète que lui donne Plutarque, quand il l'accuse d'être l'ami des barbares, répond assez à ce soupçon, et nous voyons, en effet, qu'Hérodote rend partout justice à la valeur des Perses, et qu'il explique avec soin les causes de leur infériorité à la guerre. Enfin, arbitre équitable entre les Grecs et les barbares, Hérodote a-t-il eu l'intention d'exalter le passé, de grandir les exploits d'un âge héroïque ? A-t-il eu, en un mot, cette espèce de partialité qui consiste à voir tout en beau ? Mais, ici encore, remarquons qu'il avoue les fautes et les faiblesses des Grecs, loin de mettre seulement en lumière leurs belles actions. Comme il le déclare lui-même au début de son livre, il a voulu assurer la gloire des œuvres grandes et admirables, mais en même temps, et en premier lieu, il s'est proposé de conserver le souvenir, quel qu'il fût, des événements arrivés parmi les hommes.

Cette tâche, l'a-t-il accomplie avec conscience ? A-t-il fait tous les efforts qu'elle exige ? Ou bien a-t-il recueilli au hasard les premières informations venues ? A quelques mots de Thucydide, qui comportent un doute sur le zèle des historiens ses prédécesseurs, se rattache toute une série de critiques, que nous avons signalées d'abord chez Niebuhr, et qui se retrouvent jusque chez quelques-uns des derniers commentateurs d'Hérodote. On l'accuse d'avoir pris indistinctement toutes les traditions qui s'offraient à lui, comme si nous ne voyions pas, dans son livre même, qu'il a fait un choix entre une foule de récits répandus de son temps dans le peuple. On soutient qu'il a reproduit les données d'une tradition poétique, comme si l'ordre et la suite de sa narration pouvaient provenir d'une tradition de ce genre. On le soupçonne d'avoir mis bout à bout des morceaux empruntés à des versions traditionnelles, comme si la personnalité, l'originalité de son style n'éclatait pas à chaque page de son histoire. Enfin la peine que se donne Hérodote, pour découvrir et raconter la vérité, apparaît dans ses déclarations réitérées, dans les doutes qu'il exprime quelquefois, dans la satisfaction qu'il éprouve souvent à rectifier une erreur ou à établir la certitude d'un fait.

En résumé, le récit des guerres médiques dans Hérodote est une œuvre de bonne foi, entreprise et exécutée par un homme sincère, avec une entière impartialité. Mais ces garanties mêmes ne suffisent pas à prouver la valeur historique de ce récit.

II. Quelques savants, en effet, disposés à reconnaître les qualités morales d'Hérodote, lui refusent plusieurs des qualités essentielles de l'esprit qui font l'historien. On assure qu'il lui a manqué, pour écrire une histoire solide des guerres médiques, l'intelligence de la politique et l'intelligence de la guerre. On ajoute que ses idées morales et religieuses lui ont fait voir partout, dans le cours des événements, l'intervention mystérieuse d'une puissance surnaturelle.

Nous n'avons pas dissimulé, en analysant le récit d'Hérodote, les lacunes graves que présente l'histoire politique de la Perse et de la Grèce durant la période des guerres médiques. Un savant moderne, qui essaierait d'écrire cette histoire, ne manquerait pas d'accorder plus de place à l'état politique des deux partis en présence, et il étudierait l'influence que les changements survenus dans cet état politique ont exercée sur la marche des affaires. Du côté des Perses, il chercherait à s'éclairer sur la situation générale de l'empire, au moment où le conflit avec la Grèce allait éclater ; il insisterait sur les négociations antérieures du Grand Roi avec les États limitrophes qui devaient lui ouvrir l'accès de l'Europe, sur les difficultés intérieures qui pouvaient se produire dans une si vaste domination, sur les causes multiples de discorde que cachait mal une administration fortement organisée. Du côté des Grecs, il examinerait séparément l'attitude réciproque des villes et des confédérations ; il mettrait surtout en lumière la puissante ligue péloponnésienne, dont Sparte était la tête ; il expliquerait, par les intérêts opposés des institutions, la conduite des différentes cités, et dans chacune d'elles il découvrirait le jeu des partis politiques. Que de révolutions n'entrevoit-on pas aujourd'hui, dans la seule république d'Athènes, depuis le temps où pour la première fois elle eut à faire face aux barbares, jusqu'aux victoires définitives de Platées et de Mycale ! Chaque personnage nouveau qui apparaît à la tête des armées ne représente-t-il pas un revirement dans l'opinion du peuple ? Et ce revirement n'a-t-il pas son contrecoup dans les alliances de la ville, dans ses rapports avec toute la Grèce ?

Hérodote ne satisfait pas complètement sur ce point la curiosité des modernes ; il donne parfois en passant, et comme au hasard, une indication précieuse, que relève avec soin notre critique en éveil, mais que lui-même néglige, et qu'il parait oublier ; d'autres fois, il ne nous fournit même aucune donnée sur des changements politiques dont il ne nous fait apercevoir que les résultats. Faut-il rappeler, par exemple, le silence de l'historien sur les causes de l'abstention d'Athènes dans la révolte ionienne après l'incendie de Sardes, sur le procès de Miltiade avant la bataille de Marathon, sur l'ostracisme d'Aristide, et en général sur tous les détails de la politique intérieure d'Athènes entre la première et la seconde guerre médique ? C'est à Aristote que nous devons de savoir que l'Aréopage joua un grand rôle à la veille de la bataille de Salamine, et qu'il recouvra pour un temps, en souvenir de ces éclatants services, une part de son ancienne puissance. Des lacunes semblables se font sentir dans l'histoire des autres États grecs. Est-ce donc que notre auteur n'a pas compris l'importance de ces questions politiques, ou, la comprenant, n'a-t-il pas su les résoudre ?

Sans prétendre faire d'Hérodote un Thucydide, il nous est impossible de souscrire à ce jugement. Si l'historien des règnes de Darius et de Xerxès est aussi peu explicite sur les embarras intérieurs de l'empire perse, n'est-ce pas que les documents lui faisaient défaut ? Et son ignorance n'a-t-elle pas la même excuse pour la plupart des faits de la vie politique des Grecs ? Mais surtout n'est-il pas vrai de dire, qu'Hérodote n'a point songé à faire l'histoire de ces révolutions politiques ? Nous voyons quelque injustice à soutenir qu'il n'a pas réussi dans une œuvre qu'il n'a pas tentée. Là peut-être a été son erreur ; de là sans doute résulte son infériorité à l'égard des modernes. Mais cette faute aurait plus de gravité s'il avait entrepris, comme on l'a cru, une histoire générale de la Grèce, et s'il avait voulu, après avoir raconté les guerres médiques, suivre le développement des États grecs jusqu'au milieu du Ve siècle. Inexplicable eût été sa négligence, si, voulant exalter, comme l'a pensé M. Kirchhoff, la cité de Périclès, il n'avait pas d'abord étudié les origines de cette démocratie. Mais tel n'a point été l'objet d'Hérodote : c'est la guerre de l'indépendance nationale seule qu'il a tâché de faire revivre ; en s'abstenant de toucher aux luttes politiques qui avaient suivi cette grande crise, il s'est donné en quelque sorte le droit de passer aussi sous silence celles qui s'étaient produites dans le temps même de la guerre.

Aussi bien ces allusions, qui se présentent dans son récit sous une forme épisodique, dans un discours ou dans une réflexion personnelle, peuvent-elles nous inspirer quelque confiance dans la sagacité de son esprit. S'il n'a pas formulé une appréciation générale du gouvernement des rois de Perse, que de traits, répandus çà et là dans son œuvre, contribuent à nous donner une idée juste de cette autorité absolue, tempérée seulement par la déférence du souverain envers les principaux dignitaires de sa cour ! Nous ne nions pas qu'il n'ait souvent prêté une physionomie grecque aux personnages perses qu'il met en scène ; mais nous affirmons aussi qu'il a compris la nature de la domination exercée par les maîtres de l'Asie depuis Cyrus jusqu'à Xerxès ; il a senti la grandeur de cette monarchie formidable et le mépris même qu'elle pouvait avoir, au début de la guerre, pour de petites républiques sans union et sans force. Il a finement indiqué la toute-puissance d'une femme comme Atossa auprès d'un prince faible comme Xerxès, et il a peint en quelques traits énergiques les misères morales de ces dynasties orientales. Pour la Grèce, sans tracer un tableau complet de son état politique, il n'a pas omis, ce semble, les faits essentiels qui pouvaient éclairer l'histoire des guerres médiques : c'est à lui que nous devons de saisir le rôle prépondérant de Sparte dans les affaires de la Grèce à la fin du siècle, les embarras que cause ensuite à cette ville l'hostilité d'Argos, puis les désordres intérieurs qui naissent de la rivalité des rois entre eux, et de la lutte des éphores avec la royauté. L'alliance fédérale des États grecs, en face de l'invasion barbare, ne se montre pas à nous, il est vrai, dans tout le détail de son organisation politique ; mais nous relevons pourtant chez l'historien, avec plusieurs expressions techniques qui semblent empruntées au langage officiel du temps, quelques-uns des actes accomplis par le conseil de l'Isthme. Dans Athènes même, à défaut d'une histoire des partis politiques avant la bataille de Salamine, nous rencontrons du moins la mention expresse de cette loi fameuse par laquelle Thémistocle a fondé la puissance maritime des Athéniens. Peut-on dire, d'autre part, que l'historien se soit trompé en supposant des complications politiques dans Athènes au moment où Miltiade tenait Datis en échec à Marathon ? La critique de M. Delbrück sur ce point nous a semblé arbitraire. Peut-on soutenir davantage que certaines négociations, destinées à former une entente entre Xerxès et les Carthaginois pour l'attaque de la Grèce, aient échappé à Hérodote ? Mais nous nions la vraisemblance et la possibilité même de ces négociations. En un mot, sans égaler à cet égard un Thucydide ou un Polybe, Hérodote a pourtant fixé les grandes lignes de la politique de la Grèce pendant les guerres médiques.

Le défaut d'intelligence dans les choses militaires serait une lacune plus grave encore chez Hérodote. Mais il faut s'entendre sur la valeur de cette accusation. Sans doute l'historien des guerres médiques n'a eu ni l'expérience personnelle de la guerre, ni même, à ce qu'il semble, le goût des batailles. Esprit curieux, voyageur attentif à toutes les manifestations de la vie sociale, il a cherché à se soustraire le plus possible aux guerres de son temps ; il a joui mieux que personne des bienfaits de la paix, qui lui permettait de recueillir les matériaux de son œuvre ; il ne s'est associé, après son départ d'Halicarnasse, qu'à des entreprises pacifiques, et il s'est tenu à l'écart, loin de ses amis politiques même, du jour où la guerre a menacé d'embraser la Grèce. Aussi, comme historien, n'éprouve-t-il jamais l'enthousiasme belliqueux d'un Froissart ; il admire dans la guerre la vertu qu'elle suppose et développe chez les combattants, plutôt que les grands coups de lance, les péripéties de la mêlée, le spectacle enivrant de la lutte et du carnage. Mais ces dispositions d'esprit, à elles seules, n'excluent point l'intelligence des combinaisons stratégiques : aimer la guerre est une condition utile, mais non pas nécessaire, pour la bien comprendre.

Observons en outre que, si les récits de bataille chez Hérodote laissent trop souvent, dans l'esprit du lecteur, des doutes et des obscurités, c'est peut-être que le souvenir de ces détails, qui échappent facilement aux contemporains, n'avait pas été conservé par des témoins dignes de foi. L'historien moderne se donne, il est vrai, le droit de combler les lacunes d'une tradition, de restituer la vraie physionomie des faits ; il discute, corrige et redresse les témoignages. Hérodote n'a pas eu ce degré supérieur de la critique ; il s'est borné à choisir prudemment entre les données diverses qui lui étaient fournies ; ainsi s'expliquent les lacunes qui subsistent parfois entre les différents moments, d'ailleurs bien observés, d'une bataille.

Mais, dit-on, il ne pèche pas seulement par défaut : il se trompe à la fois dans l'ensemble de ses -conceptions stratégiques et dans le détail des faits qu'il croit avoir le mieux établis. C'est M. Delbrück surtout qui a fait valoir ce genre de critique, et c'est lui qui, par exemple, rejetant la donnée fondamentale suivant laquelle les Perses auraient envahi la Grèce avec une armée formidable, estime que le nombre des combattants était, à peu de chose près, le même des deux côtés, et que les Perses l'emportaient par leur ordre et leur discipline. Nous n'avons pas accepté ces opinions paradoxales, et, tout en signalant les exagérations d'une tradition dont Hérodote s'est fait l'écho plutôt que le garant, nous avons admis la vérité du fait que l'historien a mis lui-même plusieurs fois en lumière, et qui est celui-ci : l'avantage est resté aux Grecs, sur mer, parce que les vaisseaux perses, trop nombreux pour l'étroit espace où ils étaient resserrés, s'embarrassaient eux-mêmes dans la bataille, sur terre, parce que les soldats barbares, armés à la légère, sans bouclier et sans armes défensives, se trouvaient exposés aux coups d'un ennemi que protégeaient, dans le combat dé pied ferme, un casque, une cuirasse, une armure entière d'hoplite. L'historien qui a signalé ces faits essentiels peut s'être trompé sur des chiffres, sur des manœuvres de détail ; il ne mérite pas, ce semble, le reproche de manquer d'intelligence dans les choses de la guerre.

Et, de fait, nous avons vu, par la minutieuse analyse qui remplit la seconde partie de notre travail, qu'il fallait souvent compléter les données d'Hérodote, mais qu'on pouvait et qu'on devait s'en tenir aux traits principaux qu'il a lui-même tracés. Renoncer à ce témoignage, pour reconstruire sur une base nouvelle les batailles de Marathon et de Platées, c'est faire preuve assurément de connaissances générales sur l'histoire de l'art militaire, mais c'est s'exposer aussi à de graves méprises. Tel qu'il est, le compte rendu de ces batailles dans Hérodote ne ressemble pas, quoi que dise Niebuhr, aux scènes épiques de l'Iliade. La vraisemblance du récit, jointe à la conviction où nous sommes qu'Hérodote n'a par lui-même rien inventé, sinon dans la forme de sa narration, nous autorise à penser qu'il est arrivé, non pas peut-être à la vérité, mais plus près de la vérité que nous ne pouvons nous-mêmes le faire, vu la distance qui nous sépare des événements.

III. On dit enfin que la croyance d'Hérodote dans l'action immédiate de la divinité sur le cours des affaires humaines égare et trouble la netteté naturelle de son jugement. Profondément convaincu de l'intervention divine dans les moindres circonstances de la vie, il ne craint pas, tantôt de signaler les manifestations directes de cette puissance surnaturelle, tantôt d'en découvrir l'influence cachée dans les faits, en apparence fortuits, de l'histoire. Sa morale tient à sa religion ; l'une et l'autre lui servent à interpréter les événements historiques. Dans quelle mesure cette philosophie religieuse va-t-elle jusqu'à les dénaturer ?

Quelques erreurs, non sans importance, nous ont paru découler de cette disposition d'esprit, qui se marque dans toute l'œuvre d'Hérodote. Un oracle ancien est-il parvenu à sa connaissance ? Au lieu d'y chercher l'inspiration personnelle des prêtres à un moment donné de l'histoire, ou d'y reconnaître, comme il y a lieu quelquefois de le faire, une pièce fabriquée après coup dans l'intérêt d'une cause, Hérodote admet sans difficulté la possibilité d'une révélation réelle ; il n'affirme pas qu'il en soit toujours ainsi ; mais il penche à croire que, si quelque grande catastrophe ou quelque grande victoire s'est produite, les dieux n'avaient pas été sans la faire prévoir. Ainsi fut annoncée, par exemple, suivant lui, la mort héroïque de Léonidas, et, dans ce cas particulier, l'adhésion de l'historien à la tradition religieuse qui rapportait cet oracle nous parait d'autant plus préjudiciable à la valeur de son récit, que l'intention politique des Spartiates, quand ils répandaient cette prétendue prédiction, se révèle mieux aujourd'hui à notre esprit. En même temps que par les oracles, la volonté divine se manifeste quelquefois par des signes surnaturels, par des prodiges : Hérodote ne conteste pas en principe le miracle ; au contraire, il le signale volontiers, quand cette dérogation aux lois de la nature vient justifier à ses yeux l'idée qu'il se fait d'un événement. Ainsi l'importance du moment solennel où Xerxès quitte Sardes, pour se mettre en marche contre la Grèce, lui parait confirmée par l'éclipse de soleil qui aurait alors assombri le ciel. Nous pouvons aujourd'hui, par des calculs 'scientifiques, rejeter même la coïncidence de ce phénomène naturel avec le départ du Grand Roi, et corriger sûrement le témoignage d'Hérodote. Ailleurs, enfin, les préoccupations morales de l'historien le portent à établir entre les faits des rapports qui n'existent pas, à voir la conséquence d'un acte ancien dans un événement récent, à attribuer, par exemple, l'expulsion. Éginètes, en 431, aux cruautés dont, ils s'étaient jadis rendus coupables au temps de la bataille de Marathon.

Qu'observe cependant, comme 'nous l'avons fait, tous les passages de l'histoire des guerres médiques où Hérodote mentionne l'accomplissement d'un oracle, signale un prodige, ou note un exemple de ces châtiments qui révèlent l'existence d'une loi morale ; on verra que cette foi naïve n'a pas profondément altéré l'histoire. IL y a eu certainement des oracles qui, formulés dans ce langage ambigu qu'affectaient la Pythie et ses interprètes, ont réellement servi de thème aux discussions des Grecs, et ont inspiré leurs résolutions : la tradition relative à la muraille de bois qui devait sauver Athènes à Salamine nous a paru reposer sur un fondement historique. Il y en a eu d'autres qui, publiés aussitôt après un événement, ont contribué à en perpétuer le souvenir sous une forme sensiblement rapprochée de la vérité. Par exemple, l'oracle qui passait pour avoir décidé les Athéniens à invoquer Borée, avant le naufrage de la flotte perse au cap Sépias, nous permet de nous faire une idée assez claire des dispositions réelles du peuple à la nouvelle de cette catastrophe inespérée. Quand, ailleurs, Hérodote cite un oracle rendu aux Cnidiens ou aux Crétois, aux Milésiens ou aux Argiens, son témoignage, quelque naïf qu'il soit, nous sert à saisir les excuses on les prétextes invoqués par ces peuples pour justifier leur conduite. Quant aux prodiges, ils figurent assez souvent dans le récit d'Hérodote comme des faits auxquels la foule ajouta foi dans un moment critique ; mais l'historien n'en garantit pas lui-même l'authenticité : il les rapporte comme on les a crus, et comme on les lui a racontés. L'expérience d'Hérodote lui avait, à cet égard, ouvert les yeux sur bien des supercheries, bien des superstitions, et, s'il est toujours resté fidèle à sa croyance au miracle, nous ne devons pas admettre qu'il ait nécessairement partagé la crédulité des hommes simples dont il a recueilli la tradition. Le moraliste, enfin, qui se plaît à constater dans l'histoire du monde la sanction infaillible d'une loi morale, ne dénature pas pour cela les faits ; il les observe, et il établit ensuite entre eux des rapports de cause à effet, que nous pouvons, suivant les cas, accepter ou négliger. Nous avons montré, par de nombreux exemples, comment la raison politique et profonde des événements n'avait pas échappé à Hérodote autant qu'on veut bien le dire : l'historien avisé n'a pas méconnu l'esprit de conquête qui poussait Darius contre les Scythes d'abord, puis contre la Macédoine et la Grèce ; mais il a indiqué accessoirement, que l'expédition de Scythie répondait aux invasions anciennes des Cimmériens en Asie Mineure ; il a rattaché l'attaque de Mardonius et de Datis contre Athènes à la campagne des Athéniens en Asie, au début de la révolte ionienne, et, dans ces deux cas mêmes, nous n'avons pas cru pouvoir affirmer qu'il se soit totalement trompé. Souvent, d'ailleurs, les réflexions religieuses et morales d'Hérodote ne visent pas à expliquer la raison des choses ; elles se bornent à signaler une conséquence singulière d'un événement, qui a déjoué en quelque sorte la prévoyance des hommes. La guerre soutenue par Athènes contre les Éginètes a sauvé la Grèce, dit-il quelque part, et, en s'exprimant ainsi, il ne prétend point faire tort à la sagesse politique de Thémistocle ni à la valeur des Athéniens ; il parle comme un témoin impartial , qui voit les choses de haut, et qui se plait à saisir entre elles des rapports inattendus. II n'altère pas davantage l'histoire quand il parait pénétrer dans les desseins mêmes de la Providence. Après avoir raconté les naufrages successifs de la flotte perse au cap Sépias et sur les côtes de l'Eubée : Tout cela, dit-il, arrivait par la volonté divine, pour que les forces des deux partis fussent égales. Une telle conception du rôle de la Providence ne s'accorde-t-elle pas facilement avec une méthode rigoureuse dans la recherche des faits ?

Ajoutons que cet esprit religieux, prévenu en faveur de toutes les manifestations de la divinité dans le monde, a pourtant rejeté de son sujet les traditions mythologiques qu'on y avait jusque-là rattachées. Il lui a fallu un effort singulier pour rompre avec l'habitude des logographes, qui toujours, dans leurs ouvrages sur les villes et sur les généalogies, remontaient dans le passé jusqu'aux origines légendaires et jusqu'aux ancêtres divins ; il lui a fallu se dégager même des plus généreuses illusions qu'entretenaient parmi ses contemporains les monuments de l'art et de la poésie, interprètes fidèles de la tradition populaire. Sans doute la mythologie ne perd pas auprès de lui tous ses droits ; elle reparaît çà et là dans son livre, sous la forme d'épisodes ; mais c'est beaucoup, qu'elle ait été en principe écartée d'une histoire qui traitait d'événements, non pas contemporains sans doute, mais attestés encore par des témoins oculaires.

IV. Si l'intelligence d'Hérodote dans la politique, dans la guerre, et même dans l'appréciation générale des causes historiques, ne mérite pas le dédain qu'on lui a témoigné, d'où vient donc que, malgré tout, le récit des guerres médiques dans son œuvre inspire au lecteur moderne quelque embarras et quelque défiance ? Cette impression invincible tient en partie à certains défauts réels de méthode, qu'on peut imputer à Hérodote, et en partie à des procédés d'exposition qui diffèrent étrangement de ceux qu'autorise aujourd'hui le genre grave de l'histoire.

Avec tout son amour de la vérité, toute la finesse de son esprit, toute la hauteur de son jugement, Hérodote a manqué cependant de quelques qualités secondaires, que nous demandons de nos jours à l'historien. Il a vu et interrogé les monuments, mais il n'a pas tiré de ces textes originaux tout ce qu'ils pouvaient lui apprendre ; il a fixé quelques points de repère utiles dans la chronologie des guerres médiques, mais trop souvent il a rapproché les uns des autres des faits séparés par un intervalle de plusieurs semaines ou de plusieurs mois ; enfin, il a eu le sentiment juste, que la géographie devait se mêler à l'histoire, mais, dans ses récits de bataille, il ne s'est pas appliqué à donner une description topographique qui permit de reconstituer sur place la marche et la suite des faits militaires.

Voyageur consciencieux, il a noté au passage les monuments qu'il rencontrait, plutôt qu'il ne les a recherchés de lui-même. Rarement il les a déchiffrés en personne, soit qu'il n'en eût pas le loisir, soit même qu'il en fût incapable : ignorant des langues étrangères, il ne possédait pas davantage, ce semble, la connaissance historique de la langue grecque et de ses dialectes ; la disposition matérielle même des anciennes inscriptions parait lui avoir échappé. Manquant, en un mot, d'une préparation technique pour lire les textes originaux et interpréter les monuments de l'art, il n'a pas eu le sens de cette vérité saisissante qui se dégage de ces documents, et qui donne tant de force aux récits des historiens modernes.

Ce n'est pas le goût de la précision chronologique qui semble lui avoir fait défaut ; mais, outre qu'il recueillait la plupart des indications de cette nature dans une tradition orale, nécessairement défectueuse, il a donné lieu parfois à des erreurs dont il n'est pas, à vrai dire, responsable. Sa méthode d'exposition consiste souvent à revenir sur des événements passés, et à raconter, immédiatement après, la suite de ces événements, au delà même de la date à laquelle il avait eu l'occasion de les signaler. Par une méthode analogue, après avoir conduit le récit de l'invasion de Xerxès jusqu'à son entrée en Thessalie, il rattache directement à ce moment les premiers actes des Grecs, et il mentionne ainsi avant la campagne de Tempé plusieurs faits qui doivent se placer après. De là une confusion qui ressemble à de l'inexactitude.

On attendrait enfin, de la part d'un géographe qui a si fidèlement décrit tant de contrées diverses, un tableau plus précis des lieux où s'est livré le combat de Marathon ou celui de Platées. Mais c'est là encore une sorte de documents, pour ainsi dire, qu'Hérodote a peu interrogés. Il cite des noms de villes et de sanctuaires, comme si son lecteur ou son auditeur en connaissait d'avance la place ; mais il ne tient pas à paraître avoir visité en personne les champs de bataille ; c'est une garantie de fidélité qu'on ne lui demandait pas, et qu'il «n'a pas eu lui-même le souci de donner à ceux qui le lisaient ou l'écoutaient.

Cette absence de rigueur dans la lecture des textes originaux, dans la fixation des dates, dans les descriptions topographiques, n'entre pourtant que pour peu de chose dans l'inquiétude que nous inspire parfois le récit d'Hérodote. Ses procédés d'exposition y contribuent davantage, c'est-à-dire sa narration, souvent anecdotique et romanesque, les dialogues et les discours qu'il y mêle. Nul doute que par là Hérodote ne rappelle encore les conteurs ioniens, et même les poètes épiques, chez qui les personnages s'interpellent, discutent et haranguent le peuple dans de longs discours. Mais il faut pourtant établir ici des différences notables, particulièrement en ce qui touche les guerres médiques. Les anecdotes romanesques pullulent chez Hérodote, et nous reconnaissons volontiers à ce caractère de la tradition la marque d'une société qui, nourrie des charmantes fictions de l'épopée, n'avait pas encore acquis le goût de la vérité toute nue. Mais ces légendes se greffent sur le récit des guerres médiques, plutôt qu'elles ne le pénètrent : c'est dans des épisodes le plus souvent qu'elles trouvent leur place. Le récit de la bataille de Marathon n'est pas interrompu par la fable d'Alcméon chargé d'or par le roi Crésus, légende plaisante que l'historien rattache cependant à la grave accusation qu'avaient encourue les Alcméonides à un moment critique pour les destinées d'Athènes. Romanesque aussi, l'histoire du devin Hégésistratos, qui avait réussi à s'échapper de prison en se coupant le pied et en perçant une muraille ! Hérodote rapporte cette légende, en même temps que celle d'un autre devin, Teisaménos, au milieu des préliminaires de la bataille de Platées. On peut regretter cette méthode, ce mélange d'éléments divers dans un exposé historique ; mais il n'est pas juste de soutenir que ces légendes, pour être ainsi rapprochées de l'histoire, la dénaturent et la faussent. Quant aux anecdotes qui, sans être nécessairement légendaires, nous semblent éclairer parfois un petit coin seulement d'une bataille, tandis qu'on souhaiterait une vue plus large de l'ensemble, elles abondent, il est vrai, chez Hérodote ; mais l'historien pouvait-il en savoir davantage sur des luttes déjà anciennes, et qui n'avaient pas offert la régularité stratégique des batailles ultérieures ? Le récit de Salamine est plein d'anecdotes de ce genre ; mais ne présente-t-il pas en quelque sorte l'image du désordre qui dut régner dans le détroit, après les premières manœuvres que l'historien nous a semblé fidèlement décrire ?

Les dialogues et les discours chez Hérodote ne relèvent pas non plus de l'histoire proprement dite. Ils ne reposent pas sur des documents authentiques. Ils sont l'œuvre de l'écrivain, et ils expriment souvent des idées étrangères aux personnages qui parlent, contraires même quelquefois à ce que ces personnages ont pu dire. Mais il faut ajouter que les réflexions personnelles de l'historien, ainsi formulées, ne manquent ni de finesse ni de profondeur, et qu'elles nous font saisir assez bien, sous cette forme dramatique, une situation réelle. Xerxès, Mardonius, Artabane, Démarate, Thémistocle, font entendre sans doute des paroles qui ne répondent pas de tous points à la vérité ; mais nous n'avons rejeté cependant ni l'existence d'un parti perse opposé à la guerre dans le Conseil du Roi, ni les discussions des généraux grecs avant et après la bataille de Salamine. D'autres discours, particulièrement pathétiques, celui que prononce Alexandre de Macédoine à Athènes pour appuyer les propositions de Mardonius, et la fière réponse des Athéniens, nous ont paru aussi inspirés de souvenirs historiques, que n'a pas effacés la mise en scène habile de l'écrivain. Allons plus loin. Si Hérodote, avec ses qualités de chercheur patient et consciencieux, a manqué de quelques-uns des attributs essentiels qui font l'historien sévère et sûr, il a racheté en quelque manière ces défauts mêmes par un don supérieur, qui tient à son génie admirable de conteur. Il a su faire vivre les personnages qu'il représente, il a animé les scènes qu'il décrit, il a reproduit, dans le tableau varié et parfois un peu confus qu'il a peint, quelque chose de la complexité même de la réalité. C'était une heureuse inspiration, que de faire entrer dans le cadre de son sujet toutes les informations qu'il avait recueillies dans ses voyages sur les mœurs des barbares et sur l'histoire antérieure de la Grèce ; mais, en même temps que cette composition donnait à son œuvre une forte unité, elle l'élevait lui-même, sans qu'il s'en doutât peut-être, à une connaissance plus haute et plus large de la vérité. Ce qu'on reproche, non sans raison, à tous les historiens de l'antiquité, c'est d'avoir idéalisé et simplifié l'histoire ; c'est d'avoir tracé quelques grandes figures de généraux ou d'hommes politiques, plutôt que dépeint la foule qui s'agite sous les ordres de ces chefs ; c'est d'avoir fortement marqué les causes politiques ou morales qui exercent leur action dans la vie d'un peuple, mais d'avoir négligé soit les hasards, les circonstances imprévues, qui décident parfois des affaires, soit les causes plus lointaines qui forment le fond de la puissance d'une ville, ou qui façonnent à l'avance le caractère d'un homme. Si Hérodote a introduit dans son livre tant de données diverses sur le costume, les croyances des peuples qu'il a montrés aux prises dans les guerres médiques, ce n'est pas sans doute, de propos délibéré, pour remplir les lacunes d'une histoire exclusivement politique, qui n'avait pas encore été écrite ; mais, spontanément, et comme par une intuition de génie, il a compensé la faiblesse de quelques-unes de ses données historiques par la richesse de son information, par l'abondance des anecdotes, des mots, des épisodes, des fables même, qui représentent pour nous les opinions, les croyances de la foule, et il a composé enfin un récit qui, vrai dans ses grandes lignes et dans la plupart de ses détails même, a en outre le mérite d'être le plus agréable qu'on puisse lire, le plus instructif, le plus vivant.

 

FIN DE L'OUVRAGE.