HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE DES GUERRES MÉDIQUES DANS HÉRODOTE.

LIVRE II. — LA SECONDE GUERRE MÉDIQUE.

 

 

CHAPITRE I. — LES PRÉPARATIFS DE XERXÈS. - LA MARCHE DE L'ARMÉE PERSE JUSQU'À THERMÉ.

 

§ I. — Le début du VIIe livre d'Hérodote.

Ce qui frappe tout d'abord le lecteur d'Hérodote, en passant du livre VI au livre VII, c'est un changement dans la composition et le ton de l'ouvrage. Jusque-là, l'historien avait embrassé, dans une vaste revue de tous les peuples barbares, le développement de l'empire perse, ainsi que l'histoire particulière des États grecs depuis le milieu du vie siècle : dans toute cette partie de son livre, il suivait sans doute un plan ; mais il se permettait presque à chaque pas des digressions, des écarts, des épisodes quelquefois fort longs, qui se suffisaient à eux-mêmes, et qui par eux-males intéressaient le lecteur, au point de lui faire oublier souvent le but principal de l'œuvre. A travers cette série variée de contrées et de peuples, on s'apercevait à peine que la domination perse gagnait chaque jour du terrain, que les événements se pressaient, que la crise devenait de plus en plus menaçante, et on arrivait à l'affaire de Marathon presque sans se douter que les guerres médiques étaient commencées. C'est qu'elles duraient en réalité depuis longtemps : la première menace de Cyrus à l'adresse des députés de Lacédémone en avait été comme le prélude ; mais depuis lors les choses avaient marché lentement, et l'historien en avait suivi paisiblement le cours. L'expédition de Datis et d'Artapherne n'avait pas éclaté tout à coup : elle n'était que la suite des entreprises déjà nombreuses qui avaient poussé le Grand Roi contre la Grèce. C'est à peine si la campagne de Marathon se distinguait de celle qui avait échoué au mont Athos, et cette expédition même de Mardonius était la conséquence de la bataille de Ladé et de la prise de Milet. Tous ces événements s'enchaînaient les uns aux autres, sans que l'attention du lecteur fût spécialement attirée sur la lutte décisive qui allait se livrer. Aucun début épique n'annonçait d'héroïques exploits ; aucun moyen dramatique n'était mis en œuvre pour faire ressortir la grandeur de la crise. Au contraire, fidèle à la méthode qu'il avait adoptée dès le principe, Hérodote s'interrompait parfois au moment le plus intéressant pour exposer les différends des villes grecques entre elles, les querelles de Sparte et d'Argos, d'Athènes et d'Égine. H mêlait au récit même de la bataille de Marathon des digressions inattendues : entre la victoire de Miltiade et sa mort, il trouvait moyen de placer l'histoire d'Alcméon, couvert d'or par le roi Crésus, et le récit plus épisodique encore des noces d'Agariste.

Tout autre est le tableau par lequel s'ouvre le livre VII. En quelques lignes l'historien résume les dernières années de Darius, ses projets de campagne contre la Grèce, la révolte de l'Égypte. Avant de réprimer les rebelles, Darius désigne Xerxès pour son successeur ; puis il meurt, et aussitôt Xerxès reprend les projets de son père. L'Égypte réclame d'abord son attention ; mais Hérodote n'indique que par un mot la soumission du pays révolté : on dirait qu'il a hâte de nous introduire à la cour de Suse, dans le conseil royal, où de grandes résolutions vont être prises. C'est là que successivement se font entendre le Roi, Mardonius, Artabane : discours solennels qu'Hérodote développe avec une complaisance toute particulière. Puis, les hésitations de Xerxès sont longuement dépeintes : des rêves, tantôt séducteurs, tantôt menaçants, poussent le Grand Roi à la guerre ; une scène dramatique, mais par certain côté plaisante, nous représente Artabane revêtant les insignes royaux et prenant place dans la couche royale pour voir si le fantôme fatal lui apparaîtra. Enfin la guerre est décidée ; il n'est plus question que des immenses préparatifs qui occupent tout l'empire. Un canal s'ouvre dans l'isthme du mont Athos, des ponts réunissent les deux rives de l'Hellespont ; des magasins de vivres, disposés en Thrace et en Macédoine, attendent le passage de l'armée. Tout est prêt : Xerxès se met à la tête de ses troupes ; des prodiges célestes marquent son départ de Sardes ; des actes de cruauté témoignent de son absolue rigueur dans l'exécution des ordres formidables qu'il a donnés ; en vain des orages, des coups de tonnerre semblent vouloir détourner le Roi de sa route ; en vain Artabane à Abydos, avant de retourner à Suse, renouvelle ses conseils de prudence et l'expression de ses craintes. Xerxès, du haut de son siège de marbre, jouit du spectacle- merveilleux de sa magnifique armée et de sa flotte innombrable ; puis il arrive dans la plaine de Doriscos, où il passe en revue toutes les forces de son empire. Une énumération brillante de cette armée donne à Hérodote l'occasion de peindre les peuples multiples et multicolores qui la composent. L'historien n'omet aucun détail : on dirait qu'il a assisté à tout ce qu'il raconte, qu'il a tout vu, qu'il a, comme le roi lui-même, parcouru les rangs des troupes et pris des notes avec les secrétaires royaux. Il sait encore par où ont passé en Thrace les trois corps d'armée placés sous le commandement de six généraux en chef, comment ils se sont réunis à Acanthe, point où la flotte devait franchir le canal, puis à Thermé, en Macédoine, dans un pays ami et sûr, où était le rendez-vous général. Dans cette longue route, il n'ignore pas le chiffre des dépenses que les Thasiens ou les Abdéritains ont dû faire pour entretenir la table du Roi. En un mot, il n'oublie rien de ce qui peut rendre plus saisissante la physionomie de cette immense armée qui envahit la Grèce comme un torrent. Mais, chose plus singulière et plus nouvelle encore, Hérodote ne perd pas un instant de vue l'objet de sa description : durant tout ce début du livre VII (chap. 1-130), il ne dit pas un mot des Grecs ni de leurs préparatifs de résistance : pas une digression, pas un épisode étranger au sujet. Toute la lumière est en quelque sorte projetée sur cette multitude incroyable de peuples asiatiques, et sur le monarque tout-puissant qui la mène.

Tel est le tableau grandiose qui annonce et fait pressentir des événements plus grandioses encore. Nulle part ailleurs Hérodote n'avait avec autant d'art concentré sur un point tout l'intérêt de son histoire.

Cette habile composition révèle déjà lé souci de frapper l'imagination du lecteur ; mais la marque personnelle de l'historien est plus sensible encore si l'on considère dans ce magnifique début du VIIe livre le caractère qu'Hérodote prèle à ses personnages et l'impression qui se dégage de leurs actes et de leurs paroles. Le portrait de Xerxès répond à une conception que l'historien s'est faite d'un tyran aveuglé par l'orgueil et conduit à sa perte par une divinité vengeresse. Les préparatifs énormes de cette expédition insensée concourent à faire ressortir la vérité religieuse qui est pour Hérodote la morale de toute la guerre.

Enfin le style même de ce morceau comporte des imitations ou des souvenirs d'Eschyle, qui font penser qu'Hérodote a voulu donner une forme dramatique à ces graves délibérations de la cour de Suse, à cette marche triomphante de Xerxès. Les discours, les dialogues, les mots à effet tiennent ici plus de place que jamais dans son livre, et chacun de ces morceaux fait éclater l'opposition entre la tyrannie aveugle du Grand Roi et la fière indépendance de l'esprit grec.

Ces considérations, qui s'imposent au lecteur attentif d'Hérodote, doivent nous faire réfléchir sur la valeur historique de tout ce passage. La belle ordonnance qui préside à ce récit est-elle seulement l'œuvre de l'historien, ou s'accorde-t-elle en même temps avec les faits ? Les idées morales d'Hérodote répondent-elles à une vue juste, à une intelligence exacte des choses ? Cette conception grandiose de l'expédition de Xerxès est-elle le fruit de l'imagination populaire, éblouie par l'éclat de victoires inespérées, ou bien se justifie-t-elle en réalité par un déploiement de puissance inouï ?

Pour répondre à ces questions, il nous faut examiner dans le détail le récit d'Hérodote, et suivre pas à pas Xerxès depuis son avènement au trône jusqu'à son arrivée à Thermé.

 

§ II. — L'avènement de Xerxès. - La guerre résolue.

Les trois courts chapitres dans lesquels Hérodote raconte comment Xerxès fut désigné par son père Darius, pour lui succéder sur le trône (VII, 2-4), ont soulevé une double objection.

La première, indiquée par Stein dans une note de son commentaire explicatif, est la suivante : d'après Hérodote, le débat intervenu entre Xerxès et son frère aîné Artobazanès eut lieu du vivant de Darius ; mais Plutarque[1] et Justin[2] rapportent que ce débat se produisit seulement après la mort du roi : cette seconde version ne serait-elle pas préférable à la première ? Car, dit Stein, si la version d'Hérodote était fondée, Darius aurait dû déjà se prononcer avant son départ pour l'expédition de Scythie. L'argument nous semble faible : autant il est naturel qu'un vieillard de soixante-quatre ans pense à se donner un successeur avant d'entreprendre une campagne en Égypte et une autre en Grèce, autant cette précaution peut paraître inutile trente ans plus tôt, lorsque le prince est dans toute la force de l'âge et dans tout l'éclat de la prospérité.

La seconde objection est relative au rôle que joua, dit-on, le roi spartiate Démarate dans cette affaire de la succession. Suivant Hérodote, Darius hésita longtemps avant de se prononcer ; mais enfin Xerxès fit valoir un argument décisif : c'est que, venu au monde après l'avènement de Darius, il était seul vraiment fils de roi, et que dans ce cas, à Sparte, par exemple, l'usage était de laisser la couronne aux fils nés déjà sur le trône : cet argument lui avait été suggéré par Démarate. Or M. Wecklein ne doute pas que toute cette histoire ne soit de pure invention : l'influence seule d'Atossa est ce qui avait décidé Darius en faveur de Xerxès, et, comme d'ailleurs le principe ainsi établi se trouvait coïncider avec un usage spartiate, ce fut assez pour que les Grecs se plussent à attribuer à l'un d'entre eux le mérite d'avoir contribué à l'avènement de Xerxès[3].

Il convient de remarquer d'abord que la prétendue influence de Démarate n'est nullement garantie par Hérodote. Bien au contraire, en homme qui connaît le monde et surtout le monde oriental, l'historien estime que, même sans l'intervention du roi spartiate, Xerxès l'aurait emporté : Car, dit-il, Atossa était toute-puissante (VII, 3). Ce n'est donc pas Hérodote qui est ici en cause, puisque lui-même indique finement la raison dernière du choix de Darius. Mais la tradition répandue chez les Grecs doit-elle être pour cela entièrement rejetée ? On sait que Démarate vivait alors à la cour de Suse, et que dans la suite il accompagna Xerxès en Grèce. Darius aimait à s'entourer d'étrangers, à les interroger, à s'éclairer sur leurs usages et leur civilisation. Pourquoi le Roi, encore hésitant ; n'aurait-il pas en effet entendu parler du principe adopté à Sparte pour la succession au trône ? Démarate pouvait bien avoir des raisons pour appuyer les droits de Xerxès : n'était-ce pas son intérêt de voir sur le trône de Perse un prince orgueilleux, facile à prendre par l'amour-propre ? Les efforts de Démarate n'ont pas eu sans doute tout l'effet qu'on leur prête — Hérodote le premier a soin de nous avertir qu'il n'y attache pas lui-même plus d'importance qu'il ne convient — ; mais admettre que la tradition ait inventé de toutes pièces le fait d'une intervention qui a pu si naturellement se produire, voilà ce qui ne nous paraît pas conforme aux règles d'une sage critique.

Aussitôt après l'avènement de Xerxès, un drame se joue à la cour -de Suse : il s'agit de savoir si le Roi reprendra les projets belliqueux de son père contre la Grèce, ou s'il n'écoutera pas plutôt ses propres instincts et les conseils de la prudence, personnifiée dans Artabane. Bien des péripéties amènent le dénouement : d'abord enclin à jouir paisiblement de sa toute-puissance, le Roi prête ensuite l'oreille aux discours séducteurs de Mardonius, aux instances des Aleuades de Thessalie, aux manœuvres habiles des Pisistratides ; décidé à faire la guerre, il convoque son conseil, et cette fois l'opposition éloquente d'Artabane ne fait qu'exciter sa colère ; cependant bientôt les remords pénètrent dans son âme et tout à coup il change les ordres qu'il a déjà donnés ; mais alors un songe effrayant lui montre un fantôme qui le menace des plus cruels traitements ; en vain cherche-t-il à repousser le songe ; Artabane même aperçoit le fantôme et se laisse convaincre. La guerre est résolue (VII, 5-19).

Examinons d'abord l'influence qu'Hérodote attribue aux Aleuades et aux Pisistratides. Pour Mardonius nous reviendrons plus loin sur son rôle, à propos du discours qu'il prononce dans le conseil du roi et de la réponse que lui fait Artabane.

Plutôt que de nier la vérité du témoignage d'Hérodote en ce qui touche les Aleuades, on serait tenté de croire que l'historien n'a pas suffisamment insisté sur les manœuvres des agents politiques que cette puissante famille entretenait auprès du Grand Roi. Après s'être assuré de la neutralité ou de l'appui de la Macédoine, c'était en Thessalie que le roi de Perse devait chercher des alliés, et rien ne pouvait plus contribuer à le décider à la guerre que l'empressement volontaire des Aleuades. Remarquons toutefois que, pour songer à une expédition à travers la Thessalie, le Roi devait être d'abord gagné au projet de Mardonius et au plan de campagne de l'année 493. Alors seulement les Aleuades devenaient des alliés nécessaires. Jusque-là leur action ne pouvait que venir confirmer les propositions et les desseins de Mardonius, et c'est avec raison qu'Hérodote les a cités seulement en seconde ligne.

L'historien insiste davantage sur le rôle des Pisistratides (VII, 6) : c'est que, pour tenter le Grand Roi, ceux-ci lui présentaient, dans la personne d'Onomacrite, un chresmologue fameux, versé dans la connaissance des anciens oracles, et très capable aussi d'en inventer de nouveaux. Cet Onomacrite s'attachait à débiter devant Xerxès des oracles, qui, sous leur forme ancienne ou avec de légers remaniements, pouvaient faire bien inaugurer d'une campagne contre la Grèce.

Que faut-il entendre par là ? Que Xerxès ait cru à ces prétendues prédictions d'Onomacrite, comme pouvait y croire la foule ignorante des Grecs ? Hérodote ne dit rien de pareil : lui-même n'ajoute ici aucune foi à de tels oracles (il sait trop comment Onomacrite s'entendait à les arranger), et Xerxès n'y croit pas davantage. Mais, que ces prédictions aient pu seconder utilement les instances des Pisistratides et des Aleuades, on se l'explique sans peine : il n'était pas indifférent pour Xerxès de savoir qu'il trouverait en Grèce, avec l'assistance de partis puissants, l'opinion publique elle-même préparée par des oracles à l'idée d'une irrésistible invasion. Ainsi la confiance que les Pisistratides accordaient à ces prédictions était à elle seule un gagé précieux pour l'avenir. Voilà dans quelle mesure on peut accepter l'idée d'une influence immédiate exercée par Onomacrite sur l'esprit du Roi. Plus tard, pendant son séjour en Grèce, Mardonius ne se fera pas faute de s'entourer de devins grecs et de consulter les sanctuaires prophétiques les plus renommés (VIII, 133-135) ; mais il ne s'agit pas même ici d'une adhésion de ce genre, même apparente ; Hérodote dit seulement que les Pisistratides se servaient d'Onomacrite pour appuyer leurs demandes, et rien n'est plus vraisemblable : on sait quel prix jadis Hipparque avait attaché aux antiques recueils de prédictions ; dans une circonstance pour eux aussi grave, comment n'auraient-ils pas eu recours à tout ce qui pouvait servir leurs dernières espérances ?

Mais, pourrait-on objecter, Onomacrite, d'après Hérodote, prédit au Roi le passage de l'Hellespont, le joug imposé à la mer (VII, 6). N'est-ce pas là une prédiction radie, imaginée après l'événement ? Et ne voit-on pas comment la tradition grecque, rapportée par Hérodote, a voulu prêter à Onomacrite une influence directe sur l'un des actes les plus extraordinaires de Xerxès ? Est-ce que déjà dans Eschyle les anciens oracles qui avaient inquiété jadis Darius ne se rapportaient pas, eux aussi, à ce passage de l'Hellespont[4] ? Et ce rapprochement ne prouve-t-il pas que l'imagination grecque, en voyant dans cette entreprise gigantesque le témoignage irrécusable de l'orgueil insensé de Xerxès, se plut à le signaler d'avance comme un acte annoncé par les oracles ? Hérodote lui-même est préoccupé avant tout de cette grande œuvre dans les discours qu'il fait tenir à Xerxès et à Artabane. Μέλλω ζεύξας τόν Έλλήσποντον έλάν στρατόν διά τής Εύφώπης, dit Xerxès (VII, 8 β) et Artabane lui répond de même : Ζεύξας φής τόν Έλλήσποντον έλάν στρατόν διά τής Εύφώπης ές τήν Έλλάδα (VII, 10 β). Est-ce que cette conception répond à une vérité historique ?

Pour ce qui regarde Onomacrite, on peut sans peine accepter sa prédiction, dans la forme où Hérodote la rapporte, sans lui attribuer pour cela le don de prophétie. Deux hypothèses sont possibles : ou bien, effectivement, de vieux oracles avaient cours en Grèce, qui menaçaient l'Europe d'une invasion asiatique, d'une armée passant par un pont jeté sur le détroit, et dans ce cas Onomacrite put invoquer ces oracles, avant même de savoir quels étaient les projets de Xerxès — de telles rencontres sont incontestables : dans le nombre immense des prédictions qui avaient cours avant la guerre du Péloponnèse, il s'en trouva une, au témoignage de Thucydide lui-même, qui se réalisa ; elle était relative à la durée de la guerre[5] — ; ou bien, dès le moment où la question de guerre fut agitée autour du Roi, ce fut l'avis de Mardonius qui prévalut, et cet avis comportait la construction d'un pont destiné à rejoindre les deux rives du détroit : Onomacrite avait pu entendre parler de cette grande œuvre, et c'est à la prédiction de ce fait qu'il fît servir, d'une manière plus ou moins factice, quelque ancien oracle remanié.

Mais Onomacrite ne bornait pas là ses prophéties, et il en avait d'autres pour toute la guerre (VII, 6). C'est donc Hérodote qui a détaché cet oracle des autres prédictions d'Onomacrite, et qui l'a mis en lumière. C'est lui qui a fait ressortir en cet endroit, ainsi que dans les discours de Xerxès et d'Artabane, l'importance de ce projet. En cela, s'est-il trompé ? A-t-il été victime d'une illusion ? ou bien en réalité cette idée a-t-elle eu un rôle prépondérant dans les préparatifs de Xerxès ? Qu'on y réfléchisse bien : c'était là ce qu'il allait y avoir de nouveau dans l'expédition projetée ; c'était par là que Xerxès allait égaler son père Darius, qui avait jeté un pont sur le Bosphore, et c'était grâce à ce pont qu'il allait pouvoir envahir l'Europe avec une armée innombrable. Cette considération me paraît décisive pour justifier à la fois Hérodote, qui insiste tant sur ce point, et Eschyle, qui en fait le centre de son drame — puisque l'entrave imposée à Poséidon est la première cause de la chute de Xerxès —, et la Grèce tout entière, que cette entreprise semble avoir frappée tout d'abord plus qu'aucun antre des préparatifs du Grand Roi[6].

Passons à la délibération qui a lieu dans le conseil du Roi aussitôt après la soumission de l'Égypte. Xerxès y prend le premier la parole, moins pour consulter ses conseillers que pour leur faire connaître sa volonté ; Mardonius appuie les projets de son maître, tandis qu'Artabane les désapprouve ; une courte réplique du Roi met fin à la discussion (VII, 8-11).

Il n'est pas douteux que la scène ainsi décrite ne soit tout entière de la composition d'Hérodote : la tradition, eût-elle sa source dans les rapports oraux de personnages présents à la délibération, ne pouvait fournir à l'historien que des indications générales. L'essentiel est de savoir si Hérodote, en composant lui-même ces discours, y a mis seulement ses propres idées, ou s'il a fait tenir à ses personnages un langage conforme, au moins dans l'ensemble, à l'opinion qu'ils avaient pu réellement soutenir. M. Wecklein, sur ce point, est très catégorique : Les discours dans Hérodote n'ont, dit-il, absolument aucune valeur historique ; ils ne tiennent pas lieu, comme chez d'autres historiens anciens, de réflexions générales sur les événements ; ils ne peuvent que troubler le regard et fausser le jugement[7].

Ne considérons pour le moment que le discours de Xerxès. Une chose parait d'abord confirmer l'opinion de M. Wecklein : c'est que dans ce discours, plus encore que dans les autres, abondent les souvenirs d'Eschyle.

En effet, la résolution du Grand Roi s'appuie sur trois considérations principales qui se retrouvent dans la tragédie des Perses. La première est que les souverains de l'Asie, ses prédécesseurs sur le trône, n'ont jamais cessé de faire la guerre et d'étendre leur empire ; Xerxès ne veut pas rester au-dessous d'eux (VII, 8 α). N'est-ce pas dans Eschyle que le chœur des vieillards se plaint de la volonté divine qui, de toute antiquité, impose aux Perses la nécessité de soutenir des guerres[8] ? Et que dit Atossa pour excuser son fils, sinon que dès conseillers funestes lui mettaient sans cesse sous les yeux l'exemple de ses pères, et lui reprochaient de ne pas agrandir encore l'empire qu'il tenait d'eux[9] ? La seconde pensée que développe Xerxès est qu'il doit châtier Athènes, et venger à la fois l'incendie de Sardes et la défaite de Marathon (VII, 8 β) : c'est aussi ce que rappelle Atossa, quand elle questionne le chœur sur Athènes[10]. Enfin, dit Xerxès, Athènes vaincue, j'apprends qu'aucune ville grecque ne sera capable de nous résister, et nous serons maîtres de toute la Grèce (VII, 8 β) : c'est le mot que répond le chœur à Atossa, Ainsi donc les Athéniens ont une innombrable armée ?[11] Il y a, dans la forme même des paroles qu'Hérodote prête à Xerxès ou à Mardonius, des ressemblances curieuses avec Eschyle'. Une telle imitation peut-elle se concilier avec les exigences de l'histoire ?

Cette objection n'aurait toute sa force que si l'on pouvait prétendre qu'Eschyle n'a rien mis dans sa pièce qui fût conforme à la vérité historique. Mais cette accusation serait injuste : Eschyle a fort bien vu et marqué certains caractères du peuple perse, et, par exemple, l'idée qu'il se fait d'un empire condamné à s'accroître sans cesse, ou à périr, est de celles qu'ont le mieux mises en lumière les historiens modernes de la Perse et de l'Orient. D'autre part, c'est Athènes sans doute qui dut se flatter, après la guerre, d'avoir à elle seule repoussé les barbares, et servi de boulevard à toute la Grèce ; mais outre qu'en effet le Roi, vaincu à Salamine, renonça personnellement à la lutte, ne peut-on pas penser que, même avant cette bataille, Athènes avait surtout attiré l'attention de Xerxès, elle qui la première avait envahi l'Asie, et qui avait confirmé à Marathon l'opinion qu'elle avait déjà donnée d'elle par cette audacieuse initiative ? Sur tous ces points Eschyle, en s'exprimant comme il fait, reste dans la vérité historique, et Hérodote n'en sort pas davantage en imitant son prédécesseur, ou plutôt en se rencontrant avec lui. Est-ce à dire d'ailleurs qu'il le suive en tout ? Eschyle n'est pas toujours aussi exact ; plusieurs parties de son œuvre ne relèvent pas, à proprement parler, de l'histoire : tel est presque tout le rôle de l'Ombre de Darius, personnage idéal que le poète oppose au malheureux roi vaincu, et qu'il transfigure aux dépens de la vérité. Darius, devenu un modèle de prudence, ne passe-t-il pas dans Eschyle pour avoir recommandé à Xerxès de ne rien entreprendre contre la Grèce ? Hérodote dit expressément le contraire, et avec raison. Ainsi l'historien n'est pas toujours d'accord avec le poète, et cela suffit, ce semble, pour que nous ne rejetions pas a priori son témoignage, quand ce témoignage est conforme à celui d'Eschyle.

On connaît l'attitude de Mardonius dans le conseil. C'est lui qui, depuis l'avènement de Xerxès, avait travaillé de tous ses efforts à entraîner le Roi dans une guerre nouvelle«, lui parlant tantôt de vengeance à exercer, tantôt de conquêtes merveilleuses à ajouter à son empire, et dissimulant sous ces prétextes spécieux son ambition personnelle (VII, 5). Dans la séance solennelle que décrit Hérodote, Mardonius, certain d'obtenir l'approbation royale, insiste avec assurance sur les facilités qu'offre la guerre contre la Grèce, et présage au Roi les plus brillantes victoires (VII, 9).

Ce rôle de Mardonius a été généralement considéré comme historique : en comparant cette tradition avec d'autres indications qui se tirent des récits antérieurs d'Hérodote, M. Curtius a cru pouvoir pénétrer assez loin dans la connaissance des partis à la cour de Suse : le parti de la guerre, avec Mardonius pour chef, se serait trouvé en présence d'une opposition nombreuse, composée de vieux conseillers de Darius, et représentée dans Hérodote par Artabane, dans Eschyle par le chœur[12]. M. Wecklein a tenté de renverser tout cet échafaudage d'hypothèses, et il l'a fait d'une manière aussi intéressante que subtile[13]. Les Grecs, dit-il, n'ont eu aucune donnée sur les dispositions particulières des conseillers perses ; mais ils ont inventé ce qui avait dû se passer à Suse avant la guerre, d'après ce qu'ils avaient vu en Grèce de leurs propres yeux. Or Mardonios avait été la véritable victime de toute la campagne : c'est lui qui, en succombant à Platées, avait achevé la défaite de l'armée perse. Une fin aussi misérable ne pouvait être qu'un châtiment : l'auteur responsable de la guerre payait par là sa témérité coupable. Ainsi Mardonius devint aux yeux des Grecs, par le fait seul de sa mort, l'homme qui avait entraîné Xerxès, le conseiller perfide qui avait trompé et perdu son maître. De cette idée est née toute la légende de Mardonius, telle qu'Hérodote la rapporte.

Admettons pour le moment, et sous toutes réserves, avec M. Wecklein, qu'aucune tradition perse, relative aux débats qui avaient précédé la guerre, ne soit parvenue, directement ou indirectement, aux oreilles d'Hérodote. La disposition d'esprit que M. Wecklein prête aux Grecs est fort juste : soit par un instinct naturel, soit sous l'influence des œuvres littéraires qui s'étaient produites au début du y° siècle, des poésies de Pindare et d'Eschyle, par exemple, il nous parait certain que l'esprit grec eut une tendance à chercher dans l'histoire l'accomplissement d'une volonté divine, la sanction d'une loi morale. Si cette tendance se marque surtout chez Hérodote, si elle est même chez lui le fond de sa morale, nous concevons sans peine que telle ait été aussi, d'une manière assurément plus vague, la préoccupation du peuple en présence des grands événements de la guerre médique. Mais de cette observation profonde M. Wecklein nous semble tirer une conclusion excessive : que la mort de Mardonius ait frappé l'imagination des Grecs, et qu'ils en aient cherché la cause morale, c'est ce que nous ne prétendons pas contester ; mais n'y avait-il pas dans la conduite de Mardonius en Grèce, et pendant sa dernière campagne, bien des faits graves, bien des crimes, qui pouvaient aux yeux des Grecs justifier sa mort violente, beaucoup mieux que son initiative dans le conseil de Xerxès ? La ruine d'Athènes, l'incendie des maisons et des temples, accompli de sang-froid, était une faute qui appelait à elle seule un châtiment exemplaire. Si la mort de Mardonius dut inspirer aux Grecs l'idée qu'il expiait un crime, n'était-ce pas à l'égard des Grecs eux-mêmes que ce crime devait avoir été commis ? Et, de fait, la tradition grecque, d'après une anecdote racontée par Hérodote, désignait Mardonius comme la victime expiatoire du meurtre de Léonidas (VIII, 114). Mais le fait d'avoir encouragé Xerxès à la guerre ne pouvait guère passer pour un crime aux yeux des Grecs ; n'est-ce pas plutôt une tradition perse qui aurait vu les choses sous un pareil jour ? Ainsi le raisonnement de M. Wecklein, malgré la justesse du point de départ, conduit, ce semble, à une conclusion erronée.

A notre avis, sans même que la tradition perse y fût pour rien, les Grecs purent facilement se faire une idée juste du rôle de Mardonius auprès du Grand Roi : on n'ignorait pas à Athènes et à Sparte que Mardonius avait en 493 envahi l'Europe par le nord de la Grèce, et que, forcé alors de renoncer à poursuivre sa campagne, il n'avait pas renoncé à prendre un jour sa revanche, en exécutant le même plan. On savait aussi que seul, après Salamine, il avait demandé à rester en Grèce. Cette conduite le signalait naturellement comme celui des conseillers de Xerxès qui avait le plus contribué à la déclaration de la guerre. Quant à son ambition personnelle, au secret désir qu'il aurait eu de se créer en Europe une sorte de principauté indépendante, est-ce que cette ambition n'avait pas percé déjà dans les ménagements dont il avait usé en 493 à l'égard des Ioniens vaincus, en leur rendant leurs institutions démocratiques (VI, 43) ?

Si l'on accepte dans ses grandes lignes le portrait de Mardonius, tel qu'il apparaît au début du VIIe livre, il est à peine nécessaire de remarquer que son discours contient cependant plusieurs traits qui révèlent la pensée de l'historien plutôt que la sienne propre. Tel est surtout le développement relatif à la manière dont les Grecs se font les uns aux autres la guerre (VII, 9 β) : non pas que ce passage même soit un simple hors-d'œuvre dans la bouche de Mardonius ; mais il trahit pour les Grecs un sentiment mêlé d'admiration et de pitié qui convient mieux à Hérodote : l'esprit chevaleresque qui poussait les Grecs à choisir pour champ de bataille une plaine découverte, une sorte de champ clos, et à s'y entretuer jusqu'au dernier, paraissait une folie héroïque à un esprit aussi sage, aussi pacifique qu'Hérodote, et il trouvait peut-être qu'un conseil indirect, venant d'un ennemi, était de nature à frapper davantage son auditoire. Mais, en reconnaissant ici la marque de l'écrivain, nous n'allons pas jusqu'à soupçonner, avec l'éditeur Stein, une addition faite par Hérodote dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, alors que Périclès recommandait aux Athéniens de s'enfermer dans leur ville plutôt que de s'exposer à un inutile massacre[14]. Il n'y a dans la parole et la conduite de Périclès qu'une coïncidence fortuite avec l'idée générale exprimée par l'historien.

Le discours d'Artabane est composé de même (VII, 10) : la pensée propre d'Hérodote y apparaît tout d'abord. C'est une idée chère à notre auteur que ce développement moral sur les dangers de l'orgueil et la jalousie des dieux (VII, 10 ε). D'autre part, les craintes d'Artabane au sujet de la rupture des ponts paraissent bien avoir été suggérées à Hérodote par le projet discuté dans le camp des Grecs après Salamine (VII, 10 β) ; enfin il est clair que l'éloquente péroraison, où Artabane annonce à Mardonius le triste sort qui l'attend en Grèce, est une prédiction faite après coup (VII, 10 θ), avec cette circonstance aggravante, que la mort présagée à Mardonius comme le plus cruel châtiment était au contraire, dans l'esprit des Perses, la plus haute récompense que pût obtenir un fidèle observateur de la religion. Ces exemples suffisent pour nous convaincre qu'Hérodote n'a pas eu ici le souci de la couleur locale, et nous pouvons même nous dispenser d'opposer à ces faits telle expression, tel développement, qui porte un caractère plus ou moins oriental[15]. Mais faut-il, pour cette raison, rejeter tout le personnage d'Artabane ? Faut-il nier qu'il ait joué quelque rôle dans les conseils de Xerxès, et penser avec M. Wecklein qu'il n'y a rien de fondé dans cette opposition entre Mardonius et un oncle du Roi, entre l'aveuglement de l'un et la prudence de l'autre ? Si l'on va jusque-là, il faut admettre que toute la scène suivante, avec les songes de Xerxès et l'interprétation qu'en donne Artabane, est une pure fantaisie, un véritable roman dû à l'imagination des Grecs. Cette conclusion nous paraît absolument inacceptable.

Et d'abord, Hérodote dit formellement le contraire : il commence le récit du rêve de Xerxès en l'attribuant aux Perses (VII, 12). Or quelle raison aurait-on ici de douter de sa parole ? L'importance des songes dans la croyance des Perses est un fait connu, et les légendes relatives au rêve de Xerxès font pendant à celles qu'Hérodote a rapportées ailleurs sur les rêves d'Astyage et de Cyrus. Disons mieux : il ne s'agit pas ici seulement d'une simple vision, comme celle qu'Eschyle prête à Atossa au début des Perses ; à ce récit du rêve de Xerxès fait suite une scène étrange, où Artabane revêt les vêtements de Xerxès, et consent à s'étendre dans la couche royale. Ces détails offrent une singularité si curieuse, que nous nous refusons à y voir une invention de l'imagination grecque. Les Perses, eux aussi, ont eu leurs récits populaires, et c'est la marque de ces légendes que porte encore la tradition arrangée par Hérodote[16]. Les incertitudes et les hésitations de Xerxès n'avaient pas échappé à son entourage : dans son âme de souverain faible et vaniteux s'était livrée une lutte terrible entre sa passion de conquête, entretenue par Mardonius, et les conseils de la raison que lui faisait entendre Artabane. Le fantôme qui le poussait à la guerre, c'était, pour les Perses, son mauvais génie ; pour les Grecs, dans le récit d'Hérodote, c'est le dieu jaloux d'une trop haute puissance et vengeur d'un orgueil excessif. Ainsi l'historien grec adapte avec un art parfait les traditions orientales au goût de son public : rien de plus dramatique que les paroles à double entente que prononce Artabane, convaincu enfin par l'apparition du fantôme : Oui, c'est une force divine qui te pousse, c'est un fléau envoyé par les Dieux, qui menace, à ce qu'il semble, les Grecs (VII, 18). L'auteur a choisi dans les récits perses les traits qui conviennent le mieux à l'idée générale de son œuvre et aux sentiments de son auditoire, et il n'y a peut-être pas trop de subtilité à prétendre, avec Stein, que le dernier rêve de Xerxès, l'apparition de l'olivier qui ombrage toute la terre (VII, 19), rappelait agréablement aux Athéniens l'olivier sacré de l'Acropole, miraculeusement sauvé dans l'incendie de la ville, et la victoire que ce prodige leur avait présagée. Mais nous ne disons pas pour cela que tout ce songe de Xerxès ait été imaginé par la tradition grecque : il en est ici de l'olivier comme de la vigne qui ombrage toute l'Asie dans le rêve d'Astyage (I, 108), ou bien encore des ailes immenses que voit Cyrus sur les épaules du fils d'Hystaspe, et qui couvrent à la fois l'Asie et l'Europe (I, 209).

 

§ III. — Les préparatifs du Grand Roi. - Le percement de l'Athos et le pont jeté sur le détroit de l'Hellespont.

Après cette introduction dramatique, Hérodote n'entre pas encore immédiatement dans le récit des préparatifs de Xerxès. Deux chapitres (VII, 20-21) marquent un point d'arrêt dans l'exposé des événements : l'historien compare à la campagne de Xerxès toutes les expéditions lointaines, historiques ou légendaires, qui l'ont précédée, et, sous une forme oratoire qui n'est pas dans ses habitudes, il se demande quel peuple de l'Asie le Grand Roi n'entraîna pas avec lui dans cette invasion de l'Europe.

Énumérant alors les travaux préparatoires, entrepris par Xerxès durant quatre années après la révolte et la soumission de l'Égypte, Hérodote signale avant tout le percement de l'Athos, la construction des ponts sur l'Hellespont, et les magasins de vivres et d'approvisionnements établis en divers endroits du parcours que devait suivre l'armée. Sur ce dernier point, les informations d'Hérodote, sauf une légère difficulté géographique[17], ne donnent prise à aucune critique ; on sent qu'elles sont puisées à bonne source : aussi bien les villes de Doriscos, d'Eïon et de Thermé étaient-elles désignées d'avance, par la richesse même des vallées qui y aboutissent, pour servir d'entrepôts aux provisions recueillies en Thrace et en Macédoine.

Au sujet du percement de l'Athos, deux questions se posent : le canal a-t-il été réellement ouvert et achevé ? Dans quelle intention Xerxès a-t-il entrepris cette œuvre ?

Plusieurs savants modernes ont douté de l'exécution du canal : du nombre est l'éditeur d'Hérodote Stein[18], ainsi que M. Wecklein[19]. La raison première de ce doute est le témoignage d'un écrivain ancien, Démétrios de Scepsis[20] : cet auteur estimait que le canal n'avait jamais été navigable, à cause d'un banc de rocher situé en travers de l'isthme, à 10 stades de la côte. Ce témoignage, venant d'un témoin oculaire, parait avoir d'abord quelque autorité. Mais remarquons pourtant que cet auteur vivait au milieu du Ier siècle avant notre ère, alors que certainement le canal était bouché depuis plus de trois siècles. Ce qu'a vu Démétrios de Scepsis, c'est à peu près l'état de choses que les voyageurs modernes ont pu, eux aussi, constater. Or les archéologues qui ont étudié la question sur place, Cousinéry[21] et Leake[22] entre autres, ont signalé des restes visibles du canal, et remarqué que le percement de cet isthme, large seulement d'une douzaine de stades, ne présentait aucune difficulté insurmontable. Le cas du canal de Corinthe, demeuré inachevé dans toute l'antiquité, était tout différent, quoi qu'en dise Stein. D'ailleurs il ne faut pas comparer les moyens dont disposaient les Grecs aux ressources de Xerxès : il est probable que jamais les Grecs n'auraient tenté une œuvre comme les ponts de l'Hellespont. Du moment où Xerxès a eu l'idée de faire ce travail, nous devons penser qu'il a mis tout en œuvre pour le conduire à bonne fin : or il se trouve même qu'ici l'exécution de son dessein ne rencontrait pas d'obstacle sérieux.

Mais, dit-on, la description que fait Hérodote des travaux de percement porte le caractère d'une tradition populaire ; car on y signale comme un trait de l'habileté des Phéniciens le seul système qui Mt applicable à une construction de ce genre : pour que le canal eût la largeur voulue, il fallait bien donner aux deux rives une forme évasée (VII, 23). La remarque est juste, et nous reconnaissons qu'Hérodote aurait pu faire comme nous cette réflexion. Ajoutons cependant que, si l'usage de ces travaux était alors tout à fait ignoré des Grecs, un esprit même aussi observateur qu'Hérodote pouvait regarder comme une nouveauté ce qui nous semble relever des notions les plus élémentaires de l'art. Et puis, la tradition n'aurait-elle pas conservé le souvenir d'un fait réel ? On peut supposer que l'entreprise, mal commencée, subit d'abord des avaries, et qu'elles furent réparées ensuite par des ouvriers plus habiles. On sait que la même chose advint à l'Hellespont.

Quelle était donc l'intention de Xerxès en faisant creuser ce canal ? La raison avouée, dit Hérodote, était d'éviter les tempêtes qui avaient assailli la flotte de Mardonius quand elle avait voulu contourner la presqu'île de l'Athos (VII, 22). Mais, ajoute l'historien, pour arriver à ce but, le Grand Roi pouvait recourir à un moyen plus simple, qui consistait à faire passer la flotte par-dessus l'isthme sur des rouleaux : s'il n'a pas procédé ainsi, c'est qu'il voulait, dans son orgueil, élever un monument grandiose de sa toute-puissance. Cette appréciation d'Hérodote prête à la critique. Le transport des bateaux par terre, tel qu'il se pratiquait à Corinthe au Ve siècle, n'était pas applicable aux gros bâtiments qui composaient la flotte perse. Si Xerxès voulait à tout prix éviter la pointe de l'Athos, il n'avait pas d'autre moyen que de percer l'isthme. Était-il donc si nécessaire de soustraire la flotte à un danger, après tout, hypothétique ? Hérodote n'a peut-être pas tort de soupçonner encore une autre raison. Mais cette raison était-elle seulement l'orgueil ? Songeons que le Roi, pour assurer sa marche à travers la Thrace, avait besoin de gagner à sa cause les populations du littoral : il y avait en Chalcidique des villes nombreuses qui possédaient des vaisseaux, et qu'il fallait séduire par la perspective d'avantages sérieux. Acanthe était un des points importants de ces contrées : Hérodote nous dit qu'il y avait dans cette ville un marché considérable. Qui sait si l'intention de Xerxès n'a pas été de favoriser, par l'ouverture d'une voie nouvelle, ces petits ports du golfe Singitique, que les tempêtes de l'Athos séparaient des villes plus considérables situées sur la côte de la Thrace dans le golfe du Strymon ? Dans ce cas, l'intérêt autant que l'orgueil aurait inspiré le percement de l'Athos.

Quoi qu'il en soit, les Grecs ne paraissent pas avoir vu tout d'abord dans ce travail une preuve de l'orgueil exalté du Grand Roi ; car le drame d'Eschyle ne contient pas une seule allusion à ce fait : loin de considérer cette œuvre comme un des témoignages de l'aveuglement insensé de Xerxès, Eschyle ne la mentionne même pas, tandis qu'il fait une si grande place à la construction du pont. En revanche, l'idée timidement exprimée par Hérodote fit vite son chemin : le canal ayant cessé de bonne heure d'être navigable, on ne vit plus là qu'une entreprise folle destinée à compléter l'œuvre de l'Hellespont : comme Xerxès, bouleversant l'ordre des éléments, avait fait de la mer la terre, il avait voulu aussi faire de la terre la mer, et l'on sait quelles antithèses ce double crime contre les lois naturelles fournit plus tard aux orateurs athéniens[23]. Hérodote est peut-être pour quelque chose dans le succès de cette idée au fond inexacte. Le percement de l'Athos nous apparaît plutôt comme un moyen grandiose employé par le Roi, d'abord pour assurer la navigation de sa flotte dans des parages difficiles, ensuite pour établir son autorité d'une manière durable auprès des populations de la Thrace et de la Chalcidique.

Dans la description de ce travail, l'historien emploie pour la première fois une expression qui revient souvent dans le VIIe livre : les ouvriers de Xerxès travaillèrent, dit-il, sous les coups de fouet au percement du canal (VII, 22). Ailleurs, c'est sous les coups de fouet que l'armée passe l'Hellespont (VII, 56) ; Xerxès ne se fait pas faute d'avouer qu'il conduit ses troupes à coups de fouet (VII, 103), et le combat des Thermopyles fournit un exemple du fait (VII, 223). N'est-ce pas là une expression de mépris, qui nous révèle les sentiments des Grecs libres à l'égard des hordes d'esclaves dont se compose l'armée perse ? Et dès lors faut-il attribuer le moindre fondement à ce témoignage d'Hérodote ? Sans doute, l'usage des châtiments corporels a dû paraître aux Grecs une preuve de l'avilissement auquel les Perses condamnaient Leurs sujets ; mais cet usage n'a rien qui doive nous surprendre, quand on songe que tant de peuples modernes, et des plus fiers, en ont si longtemps conservé d'analogues. Aussi bien une discipline énergique, impitoyable, était-elle nécessaire, pour forcer à la marche, ou à un travail régulier, une multitude formée d'éléments aussi disparates que l'armée de Xerxès.

La description des ponts de bateaux, établis entre Abydos et Sestos sur l'Hellespont, présente, comme le percement de l'Athos, une double difficulté (VII, 33-36) : il s'agit de savoir si les données fournies par Hérodote peuvent servir à expliquer d'une manière satisfaisante la construction des ponts, et si les sentiments que l'historien prête à Xerxès dans l'accomplissement de cette œuvre ont quelque chance d'être conformes à la vérité.

Hérodote parait avoir porté un intérêt particulier à cette construction gigantesque : du moins entre-t-il dans de minutieux détails pour en décrire les différentes parties. Il n'avait pu cependant en voir lui-même que des débris : les Athéniens possédaient dans leurs temples plusieurs morceaux des câbles sur lesquels reposait le plancher de bois, recouvert de terre, qui avait servi de passage à l'armée (IX, 121). De plus Hérodote avait pu constater sur place, dans ses voyages sur les rives de l'Hellespont, les restes des cabestans énormes autour desquels on avait enroulé l'extrémité des câbles. D'autres traces du passage de Xerxès pouvaient exister encore trente ou quarante ans après l'année 480. Mais la plupart des détails rapportés par Hérodote, tels que le nombre des vaisseaux compris sous chaque polit, la disposition de ces vaisseaux par rapport au courant, la place des ancres, ne pouvaient s'être conservés que dans une tradition orale. Pour apprécier la valeur de cette tradition, nous examinerons quelques-unes des indications qui ont paru le plus contestables.

Une première inexactitude, d'après l'éditeur Stein, consiste en ce que les ponts, suivant Hérodote, auraient été construits tous les deux à l'endroit le plus étroit du canal, au point appelé plus tard heptastadion[24]. Or Stein remarque avec raison que, les deux lignes de bateaux qui formaient le double pont étant de longueur inégale, leur direction ne devait pas être parallèle ; d'ailleurs, on ne pouvait faire aboutir les deux ponts au point le plus proéminent de la côte ; il fallait les diriger vers l'une ou l'autre des vallées qui s'ouvrent au nord-est et au sud-ouest du promontoire. Cette critique n'a que le tort de démontrer une vérité trop évidente : si Hérodote a parlé de l'endroit où l'Hellespont mesure sept stades, c'est que cet endroit passait de son temps (comme encore au temps de Strabon) pour le point où se trouvait jadis le ζεΰγμα de Xerxès ; mais cette manière de parler n'exclut pas l'hypothèse, que les ponts aboutissaient, l'un un peu à l'ouest, l'autre un peu à l'est du promontoire.

Le nombre des bateaux compris sous chaque pont (314 du côté de la mer Égée, 360 du côté de la Propontide) confirme cette idée. Le pont le plus court, destiné au passage des bagages et des bêtes de somme, partait d'Abydos et formait avec la côte d'en face un angle droit — vers le point où s'élève aujourd'hui le fort Boghali — ; l'autre, conduisant plus directement d'Abydos vers Sestos, formait une oblique, plus longue que la perpendiculaire ; mais cette oblique épargnait à l'armée et au roi lui-même un léger détour dans l'intérieur de la Chersonèse. Si l'on connaissait la largeur moyenne des trières et des pentécontores, ainsi que les intervalles laissés entre chaque bâtiment, on pourrait déterminer la longueur exacte des deux ponts ; mais ce chiffre même ne permettrait pas encore de reconnaître sûrement leur place, à cause des changements survenus dans l'état du rivage asiatique depuis le temps de Xerxès. On sait que nulle part en cet endroit la largeur du détroit n'est inférieure à 10 stades, au lieu de sept.

A défaut d'une indication précise sur la place des ponts, Hérodote en fournit une autre qui servira peut-être à y suppléer. Il nous faut citer ici le texte même, parce qu'il est sujet à discussion : Voici comment ils s'y prirent. Ils attachèrent ensemble trois cent soixante vaisseaux de cinquante rames et des trirèmes, et de l'autre côté trois cent quatorze. Les premiers présentaient le flanc au Pont-Euxin, et les autres, du côté de l'Hellespont (VII, 36). Stein déclare que les mots soulignés ne peuvent offrir aucun sens raisonnable : l'adjectif έπικαρσίας étant opposé, dit-il, à κατά 'ρόον, ces deux déterminatifs doivent se rapporter l'un et l'autre aux bâtiments mêmes qui forment le pont ; or la première de ces deux déterminations est irrationnelle et inadmissible, la seconde est tellement naturelle et nécessaire qu'il n'était pas besoin de la mentionner. L'adjectif έπικάρσιος signifiant oblique, en travers, il est absurde de supposer que les navires de l'un des deux ponts présentaient le flanc au courant ; ils ne pouvaient être placés que suivant le fil de l'eau, κατά 'ρόον, et c'est pourquoi il était bien inutile d'indiquer cette disposition pour l'autre pont. Ou Hérodote, conclut Stein, n'a pas bien compris les explications qui lui avaient été données sur cette construction, ou du moins il s'est mal exprimé. En réalité, ajoute le savant éditeur, le mot intx4patoc se rapporte à la disposition des navires, non pas relativement au courant, mais relativement au rivage ; car, tandis que partout ailleurs le courant de l'Hellespont marche parallèlement aux deux rives, il se produisait entre Sestos et Abydos, au témoignage de Strabon[25], ce phénomène, que le courant passait presque directement de l'un à l'autre de ces deux ports, en traversant obliquement le détroit ; à cet endroit donc il était impossible d'établir le pont juste dans le sens du courant, et il fallait aller chercher, un peu au nord d'Abydos, un autre point d'attache ; de ce point à la côte de Sestos, la ligne formée par les navires était à peu près perpendiculaire aux deux rivages, mais chaque navire, isolément, était disposé obliquement par rapport à cette ligne ; en d'autres termes, l'axe du pont n'était pas perpendiculaire à l'axe des navires.

A cette explication nous objectons que le pont ainsi construit aurait eu sensiblement moins de largeur que l'autre — ce qui eût été une particularité remarquable, digne d'être signalée par la tradition — ; mais surtout nous ne voyons pas ce qui s'oppose à l'interprétation littérale du texte d'Hérodote. La différence que signale Strabon dans la direction du courant nous explique précisément la remarque de l'historien : Les navires, dit-il, étaient rangés, du côté de l'Euxin, obliquement par rapport au courant, du côté de l'Hellespont, suivant le fil de l'eau (VII, 36). Certes une telle disposition n'aurait pas été choisie à dessein par les ingénieurs perses ; mais c'était à Abydos même qu'il fallait construire les ponts : Xerxès l'avait ordonné, et son ordre devait s'exécuter. Dès lors il fallait bien affronter la difficulté que causait en cet endroit le courant presque direct qui venait de Sestos : il s'agissait de laisser au pont toute sa largeur, c'est-à-dire de placer les bâtiments perpendiculairement à la direction des câbles, et pour cela de les maintenir fortement dans cette position par des ancres. D'ailleurs, une fois chaque navire maintenu sur ses ancres dans une direction oblique par rapport au courant, les câbles et les poutres entrelacées devaient donner à cette espèce de radeau une cohésion et une consistance telles qu'il pût résister sans peine à l'action oblique du courant. Cette difficulté vaincue valait la peine d'être notée, et c'est ce qu'a fait Hérodote, en ajoutant que les bâtiments de l'autre pont avaient une position normale, κατά 'ρόον, ce qui n'est pas dès lors une pure naïveté.

Si le témoignage d'Hérodote semble acceptable sur ce point, à plus forte raison peut-on l'admettre pour les autres détails relatifs aux traverses posées sur les câbles, aux planches jointes sans interstices, et au sol artificiel formé avec de la terre sur ce radeau. Toute cette œuvre des constructeurs perses ne saurait être exactement reconstituée d'après les indications de l'historien ; mais sa description nous donne du moins une idée suffisante de l'habileté déployée dans ce travail extraordinaire.

L'intention de Xerxès dans cette circonstance est manifeste : bien résolu à suivre le plan de Mardonius pour envahir la Grèce par le nord, il voulait faire passer en Europe une telle quantité de troupes qu'il aurait eu les plus grosses difficultés à les embarquer sur une flotte, même pour la simple traversée de l'Hellespont. Mais peut-être aussi le souvenir du pont du Bosphore excitait-il en lui le désir de faire autant et mieux que son père : unir l'un à l'autre les deux continents par un monument durable, établir une route solide là où la nature avait mis un abîme en apparence infranchissable, une telle entreprise n'avait-elle pas de quoi flatter l'orgueil d'un monarque tout-puissant ? Devons-nous croire que cette ambition ait effectivement dominé l'esprit du Grand Roi ? Eschyle, qui s'est fait le premier interprète de cette tradition, voit dans l'acte de Xerxès l'attentat le plus grave aux lois divines, la violation flagrante de l'ordre qui préside aux destinées du monde et de l'humanité. Le récit d'Hérodote trahit le même sentiment : après la destruction des ponts, quand les éléments semblent résister aux efforts du Roi pour les vaincre, Xerxès s'irrite ; il ne souffre pas que la nature lui inflige un échec ; les premiers constructeurs sont mis à mort, tandis que l'Hellespont lui-même est châtié comme un rebelle, comme un vil esclave ; on le fouette, on lui met des entraves, on le marque même au fer rouge (VII, 35). Hérodote n'admet pas ce dernier trait ; mais il accepte les autres, et ne doute pas que Xerxès n'ait voulu châtier l'onde indocile.

Quelque erreurs de détail ne doivent pas nous faire traiter de fable toute cette tradition. Si la marque au fer rouge est une idée grecque, inséparable du traitement infligé aux esclaves, les coups de fouet donnés à la mer ont paru à Spiegel traduire, sous une forme inexacte sans doute, un fait réel, c'est-à-dire les cérémonies sacrées dans lesquelles les mages, armés de leur baguette, cherchaient à conjurer l'élément humide[26]. Les entraves jetées dans l'Hellespont ont peut-être une origine analogue[27], et l'authenticité de la tradition n'est pas douteuse en ce qui regarde les paroles d'imprécation et de mépris que le Roi fait adresser à l'Hellespont : Onde amère, ton maître t'inflige ce traitement parce que tu l'as offensé, sans que tu aies souffert de lui aucun mal. Le roi Xerxès te passera de force ou de gré. C'est bien justement qu'aucun homme ne t'offre de sacrifices, car tu n'es qu'un fleuve trouble et saumâtre (VII, 35). On reconnaît dans ces mots une inspiration d'un caractère bien oriental, à savoir le mépris de l'eau amère et stérile de la mer, opposée à l'eau douce et féconde des fleuves[28]. L'idée du mécontentement de Xerxès à l'égard de l'élément rebelle n'est donc pas une pure invention grecque, et Stein rapproche avec raison de ce fait d'autres passages de notre historien, qui prouvent que les Perses avaient l'habitude de punir ou de récompenser des êtres inanimés[29]. Reconnaissons que les coups de fouet donnés à l'Hellespont ont eu un caractère religieux ; mais quel était après tout le but de ces formalités ? Xerxès ne visait qu'à se concilier, soit par les prières, soit par les menaces, l'élément terrible qui avait une première fois détruit l'œuvre royale. La colère et l'orgueil nous apparaissent toujours comme les raisons dernières de sa conduite. La tradition grecque a pu exagérer chez Xerxès les effets de cet orgueil insolent ; mais cette vue ne manquait pas, au fond, de vérité.

 

§ IV. — La marche de Xerxès à travers l'Asie Mineure, la Thrace et la Macédoine. - Dénombrement de l'armée et de la flotte perses à Doriscos.

Les préparatifs de la guerre avaient occupé Xerxès ou ses généraux pendant quatre années pleines après la révolte de l'Égypte (VII, 20). Si l'on rapproche cette donnée des autres indications chronologiques qu'on peut relever çà et là dans le VIIe livre, on trouve entre elles une concordance parfaite, qui permet d'ajouter foi sur ce point au témoignage d'Hérodote : les quatre années pleines dont parle ici l'historien sont comptées du printemps de l'année 484 au printemps de l'année 480, et, comme d'autre part Hérodote dit avec certitude que le Roi quitta Sardes pour Abydos au printemps (VII, 37), il en résulte que, dans sa pensée, la première partie du voyage de Xerxès, depuis Critalla en Cappadoce[30] jusqu'à Sardes, appartient encore à la période des préparatifs de la guerre. Il est évident en effet, a priori, que la marche des troupes, depuis les confins les plus éloignés de l'empire jusqu'à Sardes, ne put pas se faire avec l'ordre et la régularité d'une armée en campagne. A vrai dire, l'armée n'était pas alors formée : le Roi n'avait pas dû faire venir à Sardes, encore moins à Critalla, à l'est de l'Halys, les troupes levées dans les satrapies occidentales de l'Asie Mineure. Tout au plus, la première réunion générale de tous les contingents asiatiques dut-elle avoir lieu à Abydos. A partir de ce point, Xerxès put se mettre vraiment à la tête de toutes les forces de son empire ; mais c'est seulement à Doriscos qu'il les constitua définitivement suivant une organisation régulière.

Si donc Hérodote parle de la route suivie par Xerxès depuis Cri-talla en Cappadoce jusqu'à Sardes, il faut voir là seulement l'itinéraire d'une partie de l'armée. Aussi bien, de Critalla à Sardes, y avait-il des chemins plus directs que celui que décrit Hérodote, et il n'est pas vraisemblable que Xerxès ait fait faire un long détour à des troupes venues déjà de fort loin, pour les amener au point où elles devaient prendre leurs quartiers d'hiver. En revanche, lui-même pouvait avoir intérêt à passer par les villes de Phrygie, comme Celænæ, chez des populations peu guerrières, plus difficiles peut-être à entraîner que les peuplades barbares du reste de l'empire. D'une manière générale, ce que décrit Hérodote jusqu'à Abydos, c'est la route suivie par le Roi lui-même, par son escorte, et par une foule encore confuse de contingents divers.

Cette description contient quelques traits authentiques : par exemple des détails géographiques incontestables, et aussi des données exactes sur la garde particulière du Roi. Mais nulle part peut-être le caractère anecdotique et légendaire de la tradition n'apparait mieux que dans cette partie du récit ; nulle part les doutes ne nous semblent mieux fondés.

Et d'abord, c'est au départ de Sardes que se rattache dans Hérodote un fait dont l'inexactitude a pu être scientifiquement démontrée : la prétendue éclipse de soleil, qui se serait produite au moment même où le Roi se mettait en marche pour Abydos (VII, 37). Des calculs astronomiques, d'une entière certitude[31], démontrent que, dans les années 481-478, il y eut cinq éclipses de soleil, dont deux seulement visibles en Grèce et à Sardes : l'une, le 2 octobre 480 — c'est celle dont Hérodote parle dans un autre passage de son livre, IX, 10 — ; l'autre, le 16 février 478. C'est de cette dernière que la tradition locale se souvint sans doute, et c'est ce phénomène, alors considéré comme un présage effrayant, qu'elle rattacha au départ de Xerxès pour cette expédition malheureuse.

Il nous est permis de considérer également comme purement légendaires les prodiges que signale Hérodote, sans y croire d'ailleurs, et qui étaient de nature, comme l'éclipse, à faire pressentir au Roi les dangers où il se jetait en aveugle : nous parlons du lièvre né d'une jument, et du poulain monstrueux né d'une mule (VII, 57).

D'autres faits, sans porter autant en eux-mêmes la marque de leur invraisemblance, n'en sont pas moins douteux. Telle est, suivant nous, l'admiration de Xerxès pour un magnifique platane qu'il rencontre sur sa route après avoir passé la vallée du Méandre ; il le comble de présents, de colliers et de bracelets d'or, et le confie à la garde d'un de ses officiers (VII, 31). Le goût des rois perses pour les beaux arbres est un fait connu, dont les preuves, déjà nombreuses, ont trouvé récemment une nouvelle confirmation dans l'intéressante lettre du roi Darius[32]. Cette singularité avait dû frapper les Grecs, et il ne serait pas surprenant que la tradition l'eût présentée sous la forme d'une anecdote spéciale localisée dans un pays où les platanes sont en effet fort beaux.

L'aventure du riche Lydien Pythies, ce bienfaiteur de Darius, qui fait à Xerxès une réception somptueuse (VII, 26-32), et qui plus tard, à la suite d'une demande indiscrète, devient la victime d'un acte tyrannique et odieux du Grand Roi (VII, 37-39), appartient à cette catégorie de faits qui reposent peut-être sur quelque fond réel, mais qui offrent cependant tous les caractères de la légende. Nous ne prétendons sans doute nier ni la richesse de ce petit-fils de Crésus, ni les dons qu'il avait faits à Darius — le platane et la vigne d'or, objets d'art célèbres, ciselés par le fameux Théodoros de Samos[33] —, ni la générosité de Xerxès à son égard. Mais cette partie même de l'aventure paraît arrangée par l'historien pour préparer le contraste entre le dévouement de Pythios et la cruauté du Roi. Sois toujours tel que tu t'es montré aujourd'hui, lui dit Xerxès en le quittant ; tant que tu agiras ainsi, tu n'auras à t'en repentir ni dans le présent ni dans l'avenir (VII, 29). Oubliant cette recommandation, qui ressemble à une menace, Pythios, au départ de Sardes, demande au Roi la grâce de conserver avec lui l'un de ses cinq fils, qui tous devaient prendre part à la campagne ; mais alors Xerxès entre dans la plus vive colère, et il inflige au père le châtiment terrible de voir l'armée défiler entre les deux tronçons du cadavre de ce fils bien-aimé. Ce dernier trait, comme beaucoup de ceux qui entrent dans la composition des légendes, semble venir d'un usage réel, que M. de Gobineau a été le premier à signaler à ce propos. C'est un usage toujours pratiqué en Perse que de faire passer ceux qu'on veut préserver de malheurs entre les deux parties d'un être sacrifié. Il m'est arrivé plusieurs fois en Asie de me soumettre à cette cérémonie, et de trouver sur ma route des moutons amenés devant mon cheval, et égorgés à mon intention, et dont la tête était jetée à ma droite et le tronc à ma gauche ; et plus l'existence sacrifiée a de valeur, plus aussi le charme a d'efficacité. Rien n'était donc plus propitiatoire pour les projets de Xerxès que le meurtre demi-politique, demi-religieux, du fils de Pythios[34].

Malgré cet intéressant rapprochement, l'anecdote, sous la forme que lui donne Hérodote, reste suspecte : qu'un châtiment exemplaire, combiné avec une sorte de cérémonie religieuse, ait eu lieu au départ de Sardes, c'est possible ; mais faut-il croire que précisément la victime de cet exemple ait été le plus grand bienfaiteur de Xerxès, le seul, dit Hérodote, qui ait offert au Roi une aussi large hospitalité ? Voilà où le doute est permis. De plus, il faut remarquer que l'anecdote du Lydien Pythios a son pendant dans celle du Perse Œobaze : ce personnage demande à Darius, avant l'expédition de Scythie, de garder près de lui un de ses fils ; Darius, avec une ironie cruelle, lui promet de les lui laisser tous les trois, et il les lui livre en effet, mais mis à mort (IV, 84). La forme de ces deux récits diffère ; mais l'idée fondamentale en est la même, et on y reconnaît la tendance, qu'ont toutes les légendes, à représenter par un exemple unique, mais particulièrement significatif, une vérité qui s'est produite dans des cas plusieurs fois répétés. Ici, tant pour l'expédition de Scythie que pour celle de Grèce, il s'agissait de rappeler quelle sévérité impitoyable les deux rois avaient montrée dans l'exécution de leurs ordres : il n'y avait pas de service rendu, pas de faveur qui pût exempter du service ces hommes que Xerxès conduisait à leur perte. Des légendes locales durent se produire vite sur ces terribles levées d'hommes, qui privaient les familles de leurs enfants jusqu'au dernier, et la tradition grecque s'empara de ces récits pour caractériser à la fois la grandeur de l'expédition et l'impassible rigueur du tyran.

Aucune objection fondamentale ne peut être faite au récit d'Hérodote sur le passage de Xerxès dans la plaine de Troie et sur les sacrifices offerts aux mânes des héros antiques (VII, 42-43) ; mais il faut cependant, pour accepter ce récit, supposer que les chefs des troupes grecques qui accompagnaient Xerxès — il devait y en avoir, bien que la plupart des contingents de la côte servissent sur la flotte — avaient averti le Roi de la grandeur des souvenirs qui s'attachaient à ces lieux. Car il n'y avait pas de raison pour que Xerxès reconnût dans les sanctuaires d'Ilion un culte national, et nous nous étonnons que Duncker ait vu dans ce récit d'Hérodote le souvenir de cérémonies iraniennes[35]. La déesse Athéna Ilias était une divinité purement grecque, et les héros dont le Roi voulut honorer la mort, c'étaient les héros grecs et troyens. Toutefois, dans cette interprétation même, il faut admettre que la légende grecque ajouta plus d'un trait à la vérité le tonnerre, les éclairs, la foudre qui détruit un certain nombre de soldats perses au moment où Xerxès passe au pied de l'Ida ; puis, après les sacrifices sur l'Acropole de Pergame, cette panique qui s'empare de l'armée : tout cela ressemble bien à un récit né en Grèce, lorsque, après la délivrance, on se plut à voir et à signaler partout des signes qui avaient annoncé à Xerxès sa défaite, aux Grecs leur éclatante victoire. L'Asie renouvelant l'antique guerre de Troie, et Xerxès continuant l'œuvre de vengeance interrompue pendant des siècles, voilà l'idée qui se dégagea peu à peu en Grèce des événements glorieux de la guerre médique ! Dès lors il était naturel de représenter Xerxès comme frappé de stupeur en passant sur ce champ de bataille où dormaient tant de héros. Ainsi les sacrifices offerts à Athéna Ilias n'étaient plus un simple hommage rendu par le Grand Roi à des souvenirs vénérables ; ils devenaient la preuve manifeste de cette prétendue vérité, que Xerxès invoquait, à Ilion même, les dieux et les héros qui jadis avaient pris part à la lutte célèbre dont il allait être lui-même le continuateur.

Le Scamandre, ajoute Hérodote, fut le premier fleuve dont le lit se dessécha au passage de l'armée perse (VII, 43). Cette observation curieuse se retrouve dans quatre endroits du même récit : comme le Scamandre, le fleuve Mélas (VII, 58), puis le Lisos, sur la côte de Thrace, ensuite un marais voisin d'Abdère (VII, 109), et enfin l'Echeidoros en Macédoine (VII, 427), furent absorbés par les hommes et les bêtes de somme. Au contraire, l'Hermos, le Caïque en Asie, l'Hèbre, le Nestos, le Strymon, l'Axios en Europe, suffirent aux besoins de l'armée[36]. Sur quoi repose cette assertion ? Et quelle peut bien en être la valeur ? La précision de ces données empêche, ce semble, de penser ici à une tradition orale ; d'autre part, il n'est guère permis de croire que l'historien lui-même, d'après sa connaissance des lieux, ait fait à sa guise cette distinction entre les grands fleuves traversés par Xerxès et les fleuves plus petits. Reste l'hypothèse que cette indication se trouvait dans un des écrits consultés par lui, dans le récit de quelque logographe. Nous savons par Hérodote même que le passage de l'Hellespont avait été raconté avant lui (VII, 55) : toute la marche de Xerxès avait dû donner lieu aux remarques les plus diverses. Hérodote n'insiste pas sur ce que d'autres ont exposé longuement ; mais il fait allusion à ces récits antérieurs, et c'est presque par allusion qu'il parle de ces fleuves desséchés. Quel est le cours d'eau, dit-il au début de la campagne, que Xerxès n'ait pas épuisé pour apaiser la soif de ses soldats, hormis celui des grands fleuves ? (VII, 21.) Ajoutons que, vu l'état de la plupart des torrents en Grèce après la saison des pluies, ce trait n'est pas de ceux qui doivent le plus nous surprendre dans un récit mêlé de fables autrement incroyables.

Nous n'insisterons pas de nouveau sur les scènes variées et pathétiques du passage de l'Hellespont : nous avons déjà parlé du rôle d'Artabane auprès de Xerxès, et des conseils que fait entendre le sage vieillard, au moment décisif où le Roi va mettre le pied en Europe. Dans ce récit, un des plus beaux de tout son livre, l'historien ajoute le charme de son art délicat à une tradition formée des éléments les plus divers : nul doute qu'il n'ait fait lui-même un choix dans les fictions nombreuses qu'il avait pu recueillir ; mais, parmi ces fictions, il y avait aussi des souvenirs exacts, des détails que la critique la plus sévère ne peut contester. Telle est la description de la matinée glorieuse où, dès avant le lever du soleil, sur les deux ponts jonchés de branches de myrte, fument les parfums de l'Orient ; le soleil parait, et le Grand Roi adresse à l'astre ses prières, en même temps qu'il verse des libations dans la mer, et y jette une coupe, un cratère d'or et un cimeterre. Quelle couleur donne à ce récit la simple énumération des rites orientaux ! Et à peine le passage achevé, avec quel art l'historien résume toute cette scène par ce mot, forgé ou non, d'un Hellespontin naïf : Ô Zeus ! s'écrie-t-il, pourquoi, prenant la figure d'un homme et le nom de Xerxès, conduis-tu le monde entier à la conquête de la Grèce ? Il ne t'en fallait pas tant pour arriver à tes fins (VII, 53-56).

Nous avons hâte d'aborder une question qui prête, plus que ces détails anecdotiques, à une discussion importante. Le dénombrement de Doriscos fournit à Hérodote l'occasion d'énumérer toutes les forces de l'armée perse, et de donner le chiffre total de cette armée. Aucun point n'a été plus controversé.

L'effectif complet des contingents asiatiques s'élève à un chiffre tellement exorbitant, que je ne sache pas un seul historien qui l'ait accepté tel quel[37]. Tous, plus ou moins, le corrigent et le réduisent, d'après diverses indications : le plus souvent, le point de départ de ces calculs rectificatifs est le récit que fait Hérodote lui-même des événements ultérieurs de la guerre, tels que la retraite de Xerxès après Salamine et la campagne de Mardonius. C'est ainsi que l'étude des marches et des contremarches de Mardonius en Attique et en Mégaride, avant la bataille de Platées, a amené récemment M. Delbrück à des résultats nouveaux et inattendus[38]. Nous ne contestons pas ici la valeur de cette méthode ; mais nous en examinerons plus utilement les conclusions partielles, à propos des événements mêmes sur lesquels elles se fondent. D'ailleurs, si la vérité est ici notre but, nous ne nous proposons pas moins (ce qui est plus modeste, mais plus sûr) de rechercher comment la vérité a pu être connue de l'historien qui nous guide, et comment elle s'est transformée. Pour cela, il nous faut avant tout étudier à fond le passage où Hérodote expose le dénombrement des Perses ; dans ce texte même, il nous faut déterminer les notions exactes et sûres, pour les distinguer de ce qui est pure hypothèse. Tout le monde est d'accord pour reconnaître qu'Hérodote a eu sous les yeux des documents authentiques (ou la copie de ces documents) sur les effectifs de l'armée perse. Précisons, mieux encore qu'il ne l'a fait, la nature et la portée de ces indications.

Le premier point à noter dans la marche de l'armée à travers l'Asie Mineure, depuis Sardes jusqu'à Abydos, et encore dans le passage de l'Hellespont, c'est que les contingents venus de toutes les parties de l'empire forment une troupe désordonnée, confuse (VII, 40-41, 55). Seule, durant tout ce parcours, l'escorte particulière du Roi est, d'après Hérodote, régulièrement constituée. Au départ de Sardes, les 24.000 hommes dont elle se compose défilent suivant un ordre de marche qui ressemble un peu à une procession : en tête, 1.000 cavaliers perses et 1.000 hommes de pied armés de piques, puis les chevaux sacrés appelés Νησαΐοι, le char de Zeus, le char de Xerxès, et derrière, de nouveau, 1.000 soldats armés de piques et 1.000 cavaliers ; après quoi, la troupe des 40.000 Immortels à pied, et un autre corps de 10.000 cavaliers perses (VII, 40-41). Les détails précis que donne ici Hérodote sont empruntés sans nul doute aux usages perses, encore en vigueur de son temps : l'effectif de cette escorte pouvait être plus ou moins complet ; mais l'ordre de ce cortège et les signes distinctifs du costume pour les différents corps qui le composent sont d'une vérité certaine. D'ailleurs c'est le même ordre que l'historien indique pour le passage de l'Hellespont (VII, 55), si ce n'est qu'alors les 20.000 hommes, piétons et cavaliers, qui suivaient d'abord le Grand Roi, prennent la tête de la colonne, comme pour assurer sa marche jusqu'à Doriscos. Mais, à ce moment encore, le reste de l'armée forme une troupe non organisée, dans laquelle Hérodote distingue seulement les bagages et les bêtes de somme, qui passent sur l'un des ponts, la cavalerie et l'infanterie qui passent sur l'autre.

On va ainsi jusqu'à Doriscos, dans la belle et large plaine qui termine la vallée de l'Hèbre. C'est là que le Roi a décidé de procéder à une double opération (VII, 59). En conséquence, la flotte vient se ranger sur le rivage de la mer jusqu'au promontoire de Serrhion, tandis que sur terre on procède au recensement et au classement de l'armée.

Quel est au juste le genre d'opération indiqué ici par Hérodote ? Nous en pouvons juger d'une manière certaine, par les résultats mêmes qu'il nous donne, ces résultats ne pouvant provenir que de documents officiels. Or, après l'opération terminée, l'infanterie, pour ne parler que d'elle d'abord, se trouve répartie suivant un classement méthodique, dont voici l'ordre, en commençant par les groupes les plus petits : des pelotons de 10 hommes, des compagnies de 100, des bataillons de 1.000, et des divisions de 10.000 forment les unités fondamentales, commandées par des chefs dont le nom répond au nombre de leurs hommes, δεκάρχαι, έκατοντάχαι, χιλώρχαι, μυριάρχαι. Les δεκάρχαι et les έκατοντάχαι sont nommés par les μυριάρχαι, les χιλώρχαι et les μυριάρχαι eux-mêmes par les chefs placés immédiatement au-dessus d'eux. Ces chefs ne sont pas les généraux proprement dits, στρατηγοί, qui, au nombre de six, conduisent l'armée sur trois colonnes de Doriscos à Thermé. Les chefs dont il s'agit ici sont toujours appelés par Hérodote άρχοντες : c'est à eux qu'a été dévolu le soin du recensement et du classement de l'armée (VII, 81), et c'est leur liste qu'Hérodote a eue sous les yeux. Ils sont au nombre de 29, et sous leurs ordres sont groupées 46 peuplades, chaque peuplade étant soit isolée sous un seul commandant, soit réunie à une ou deux autres. Ces άρχοντες ne sont pas des satrapes, puisqu'il y en aurait eu seulement vingt, et que les satrapes sont d'ailleurs nécessaires dans leurs provinces ; ce sont les chefs perses préposés par Xerxès à la direction des peuplades avant l'organisation définitive de l'armée. Ces chefs sont évidemment ceux qui ont amené à Abydos et à Doriscos les contingents particuliers des États, alors commandés en sous-ordre par leurs chefs nationaux. Voilà ce qu'a voulu dire Hérodote en parlant des troupes encore non organisées, encore confuses et pêle-mêle aussi longtemps que la division par groupes de 40, de 100, de 1.000 et de 10.000 hommes n'était pas faite, il devait y avoir de grandes inégalités entre les contingents particuliers des peuples. Là les Perses, à eux seuls, représentaient peut-être 40.000 ou 50.000 hommes, peut-être plus ; ailleurs une petite peuplade du fond de l'Asie n'en comprenait que quelques milliers. Arrivé à Doriscos, Xerxès voulut d'abord, non pas faire une revue — car la revue n'eut lieu que plus tard, après là formation définitive de l'armée —, mais compter et ranger ses troupes, ces deux opérations devant être inséparables l'une de l'autre : puisque les nouvelles unités devaient être des unités numériques, il fallait constituer ces unités en comptant les hommes qui les composaient, et ce calcul se fit κατά έθνεια, c'est-à-dire par peuples. Les άρχοντες, qui commandaient les έθνεια, furent chargés de ce soin ; c'est à eux qu'il appartint de former les divisions et subdivisions que comportait le nombre d'hommes compris dans les peuples qu'ils avaient sous leurs ordres. Hérodote nous a donné les noms de tous ces chefs, avec des indications variées sur l'armement de chaque peuplade. Il aurait pu, dit-il quelque part (VII, 96), citer aussi les noms des chefs indigènes ; mais cela lui a paru inutile, attendu que ces chefs particuliers disparurent dans l'organisation nouvelle : les τέλεα et les έθνεια n'eurent pas les mêmes commandants (VII, 81).

Duncker ne pense pas que l'opération faite à Doriscos ait eu pour objet de compter l'effectif de l'armée perse ; car, dit-il, les satrapes avaient dû faire eux-mêmes ce compte, et envoyer à Xerxès des listes exactes, dont le rapprochement avait pu permettre au Roi de connaitre le chiffre total de son armée[39]. Sans doute ; mais nous venons de montrer que le dénombrement de Doriscos, inséparable d'un classement (VII, 81, et ailleurs VII, 60), avait pour but de faire entrer les contingents asiatiques dans des cadres nouveaux. Telle a été la mission particulière des 29 chefs qu'énumère Hérodote : ils rangeaient les troupes à mesure qu'ils les comptaient, et leur donnaient des officiers nouveaux. Ce n'est pas du tout une revue de parade que fit là Xerxès ; c'est la formation même de son armée, conformément à une méthode en quelque sorte mathématique. Cependant, ce que ce classement nouveau aurait eu de factice et de dangereux, si l'on y avait fondu indistinctement toutes les peuplades ensemble, était corrigé par le maintien de la division par peuples ou par groupes de peuples voisins.

Jusqu'à présent, ainsi interprété, le témoignage d'Hérodote ne donne prise à aucune critique : personne ne doute que l'historien n'ait trouvé dans des documents écrits la liste des 29 chefs, telle qu'il la rapporte, et celle des 46 nations embrigadées dans l'infanterie (VII, 61-83). C'est l'effectif total de cette infanterie qui parait énorme, et que personne n'accepte. Voyons donc si l'historien nous offre pour ce chiffre exorbitant de 1.700.000 hommes les mêmes garanties que pour l'organisation nouvelle de l'armée.

Tout d'abord, il déclare qu'il ne sait pas le chiffre des contingents particuliers fournis par chaque peuple (VII, 60). Il ajoute seulement que la somme de ces contingents s'éleva à 1.700.000 hommes ; mais immédiatement il explique comment on obtint ce chiffre. Or le moyen très naïf qu'il expose est en lui-même fort peu vraisemblable, et de plus, si on tient compte de ce que nous avons dit plus haut du classement de l'armée, certainement inexact. On aurait réuni d'abord 10.000 hommes sur un espace aussi étroit que possible, puis on aurait tracé autour d'eux un cercle ; sur ce cercle on aurait élevé une barrière, et il aurait suffi dès lors de faire entrer successivement dans cette enceinte autant d'hommes qu'elle en pouvait contenir, pour avoir le nombre de myriades que comptait l'armée (VII, 60). Ce récit, d'après lequel les soldats de Xerxès auraient été rangés comme des moutons dans un parc, a déjà par lui-même tout le caractère d'une légende. Mais ne voit-on pas d'où vient cette transformation de la vérité ? Il y avait eu effectivement un partage de l'armée en groupes de 10.000 hommes ; mais ce partage avait eu lieu, non pas à la fois pour l'armée tout entière, mais seulement pour chacun des groupes de peuples commandés par les 29 άρχοντες. La répartition des contingents particuliers en groupes de 10, de 100, de 1.000 et de 40.000 hommes, s'était faite sous les yeux et par les soins de chaque άρχων ; c'était déjà là une opération assez difficile : il eût été insensé de la faire précéder d'un dénombrement général, qui eût commencé par tout confondre. Xerxès n'a pas eu cette fantaisie inutile. La plaine de Doriscos était assez vaste pour permettre aux 29 groupes déjà constitués de camper séparément et de s'organiser chacun de son côté. Il résulta de ce travail un dénombrement, où l'une des unités fondamentales fut la myriade, et c'est ce qui a donné lieu à la légende racontée par Hérodote, ainsi qu'au mot d'Eschyle sur un des compagnons de Xerxès[40].

Notre explication rétablit, ce semble, un fait légèrement altéré par la tradition ; mais il resterait à expliquer le chiffre de 170 myriades, qu'Hérodote n'a pas lui-même inventé. L'une des hypothèses possibles consiste à accepter ce chiffre en supposant que bien des fois les mêmes hommes passèrent dans l'enceinte, comme des figurants de théâtre, et que d'ailleurs chaque fois il n'en passait pas 10.000[41]. Mais, outre que cette hypothèse ne s'accorde pas avec le dénombrement partiel de l'armée tel que nous l'avons exposé, elle repose encore sur cette idée fausse, que Xerxès est une sorte de fou, dont le seul désir est d'étaler sa toute-puissance, et que ses généraux cherchent à tromper en le flattant.

Duncker tient aussi à rattacher ce chiffre de 170 myriades à quelque fait réel : il suppose qu'on appliqua le mode de calcul indiqué par Hérodote, non pas aux soldats perses, mais aux hommes des équipages, à la foule des valets d'armes qui suivaient l'armée, et qu'on trouva ainsi, non pas 170, mais 17 myriades[42]. Cette explication est tellement factice qu'il est aussi simple de rejeter tout simplement le chiffre donné par Hérodote.

M. de Gobineau fait une erreur plus grave encore en croyant que les άρχοντες, les chefs des 29 groupes, sont des μυριάρχαι, et que l'ensemble des soldats s'élève à 290.000 hommes[43]. Le texte d'Hérodote est formel contre cette hypothèse.

Pour nous, le chiffre de 170 myriades ne nous parait pas si bien garanti qu'il faille nous y attacher à tout prix. Mais nous remarquerons pourtant que, sans aucune tromperie de la part des πεμπασταί perses, le chiffre des myriades, ou plutôt des μυριάρχαι, pourrait avoir été de 170, sans que l'armée comptât réellement 1.700.000 hommes. Du moment où l'on voulait maintenir la division par peuples à côté de la division nouvelle de l'armée en groupes de 10.000 hommes, il était nécessaire que bien des fractions de moins de 10.000 hommes fussent commandées par des chefs supérieurs χιλώρχαι : en d'autres termes, il dut y avoir beaucoup plus de myriarques que de myriades. Cette considération permettrait peut-être de réduire de quelques centaines de mille le chiffre donné par Hérodote : mais cette réduction ne pourrait être que fort approximative, et nous ne prétendons pas en tirer une conclusion précise.

D'autres moyens ont été tentés pour démontrer rigoureusement la fausseté du témoignage d'Hérodote et pour donner une base à de nouveaux calculs. M. Delbrück, entre autres, remarque que, d'après Hérodote, l'armée de terre, y compris la valetaille et le reste, s'élevait à 4 200.000 hommes. Or, dit-il, un corps d'armée allemand de 30.000 hommes occupe réglementairement une longueur qui varie de 3 à 5 lieues. En prenant même le minimum de cette longueur, 3 lieues, pour mesurer la ligne que pouvait former l'armée perse, on trouve que cette armée aurait occupé un espace équivalant à la distance de Berlin à Damas[44].

Ce raisonnement par l'absurde n'est pas juste, attendu que les armées modernes ont une manière méthodique et savante de faire la guerre qui était totalement étrangère aux peuples anciens, surtout aux Orientaux. Nous trouvons, par exemple, dans un ouvrage militaire français[45], qu'une colonne d'infanterie en marche se forme par rangs de quatre hommes, afin que le reste de la route soit laissé libre pour le passage des voitures et de la cavalerie. De plus, entre chaque compagnie, le règlement exige un espace de 7 mètres, puis 12 mètres pour l'état-major du bataillon, 18 mètres environ pour les mulets de bât, le caisson des munitions, etc. Et ces intervalles réglementaires augmentent encore si l'on passe du bataillon au régiment et du régiment aux brigades et aux divisions. Rien de pareil n'existait chez les Perses. Certes, conserver toujours quatre hommes de front leur eût été difficile dans les chemins suivis par eux, à travers la Thrace par exemple (l'armée était alors partagée en trois corps, VII, 121) ; mais en Asie, de Sardes à Abydos, et en Thessalie, dans la plaine, croit-on que le rang n'ait compté que quatre hommes ? Prenons un exemple : la garde particulière du Roi, d'après les règlements français de la cavalerie et de l'infanterie, aurait occupé une longueur de près de 20 kilomètres. Nul doute cependant que ce cortège n'ait été groupé autour de Xerxès, et nous pouvons nous faire une idée de ce groupement d'après un passage de Xénophon[46] : dans la description de l'escorte de Cyrus, le corps des 10.000 cavaliers forme un carré de 100 hommes de front et 100 de profondeur. C'est une disposition analogue, sinon identique, que devaient présenter les troupes d'élite qui suivaient Xerxès : d'après Hérodote, sur les 10.000 hommes de pied qui marchaient derrière le Roi, ceux qui portaient des grenades d'or au bout de leur lance, au nombre de 1.000, entouraient les 9.000 autres, qui portaient des grenades d'argent. De telles habitudes militaires (qu'il s'agisse ici de parade, peu importe) sont tellement éloignées des nôtres, qu'il n'y a pas de comparaison possible, ni surtout de conclusions à tirer de ces comparaisons.

Duncker ne nous parait pas moins bâtir un système qui pèche par la base, quand il prétend arriver au chiffre de 800.000 hommes environ d'après un calcul fondé sur les sept jours et les sept nuits qu'aurait duré, suivant Hérodote, le passage de l'Hellespont[47]. La longueur exacte et la largeur des ponts nous échappent ; mais surtout nous ignorons comment marchait alors l'armée ; or les calculs varient du tout au tout selon que l'on compte, par exemple, 10 hommes ou 20 hommes sur chaque rang. De plus, faut-il admettre que le passage ait duré réellement sept jours et sept nuits de suite sans trêve ni repos ? A ce compte il n'est pas douteux que plusieurs millions d'hommes n'aient pu passer. Mais quelle valeur attribuer à ce chiffre de sept jours et de sept nuits ? La tradition populaire ne semble ici reposer sur aucun renseignement certain.

Pour la cavalerie, Hérodote donne le chiffre de 80.000 hommes (VII, 87). L'authenticité de ce témoignage serait mieux établie, si l'auteur avait fourni le détail de ce compte, en additionnant les contingents de chaque peuple. Toutefois, comme il nous dit que les cavaliers Σαγάρτιοι étaient au nombre de 8.000 (VII, 85), on a lieu de penser qu'il eut sur ce point des données plus complètes. Le chiffre de 80.000 hommes n'a d'ailleurs en lui-même rien d'exorbitant.

Enfin le chiffre des vaisseaux de guerre (1.207 trières) est attesté de la façon la plus précise par Hérodote (VII, 89), qui énumère les contingents particuliers de chacune des nations maritimes appelées à composer la flotte ; ces nations sont au nombre de 12, et la proportion pour laquelle chacune d'elles entre dans ce total répond bien à l'importance relative que nous pouvons leur attribuer d'ailleurs. Aussi bien Eschyle a-t-il recueilli lui-même ce chiffre de 1.207, en l'appliquant, il est vrai, à la flotte perse de Salamine[48] ; mais cette coïncidence est assez significative, pour que l'un et l'autre de ces deux témoignages nous paraissent provenir d'un document officiel[49]. Et en effet, du moment où nous reconnaissons que des listes dressées à Doriscos ont pu parvenir à la connaissance d'Hérodote, quoi de plus naturel et de plus facile, dans la revue de Xerxès, que de noter le chiffre des vaisseaux ?

Moins justifié assurément est le nombre des bâtiments de transport et des barques qui accompagnaient la flotte proprement dite. Toutefois le chiffre de 3.000 n'est pas non plus invraisemblable (VII, 97).

Ce n'est pas dans les chapitres où il raconte la revue de Doriscos qu'Hérodote calcule le nombre total des hommes que Xerxès traînait à sa suite. C'est un peu plus loin, au moment où le Grand Roi est sur le point d'éprouver ses premiers échecs, avant la tempête qui détruisit une partie de sa flotte au cap Sépias. Jetons donc d'avance un coup d'œil sur ce chiffre formidable de 5 millions d'hommes, et voyons comment Hérodote y arrive. Tandis que pour la revue de Doriscos l'historien avait eu du moins des documents officiels, ici, de son propre aveu, c'est par conjecture qu'il procède : δόκησιν δεΐ λέγειν (VII, 185). Comment cette estimation dépasse certainement la mesure, c'est ce qu'il est facile de montrer.

Pour chaque trière, Hérodote compte 200 hommes appartenant au peuple (phénicien, égyptien ou autre) qui l'avait équipée, et 30 épibates perses. Ce dernier chiffre peut être défendu ; car, si plus tard, dans la guerre du Péloponnèse, les épibates athéniens furent bien moins nombreux sur chaque trière, c'est qu'alors le combat naval consistait plutôt dans des manœuvres rapides que dans la lutte sur le pont. Mais ce qui est fort exagéré, c'est le nombre de 80.000 hommes en moyenne pour les 3.000 autres bâtiments ; car ce chiffre est déjà trop élevé pour les pentécontores mêmes qui étaient les navires les plus forts après les trières — 50 rameurs ne pouvaient pas conduire 30 épibates, comme les 170 rameurs de la trière — ; à plus forte raison est-il inadmissible pour la plupart des bâtiments plus petits dont il est ici question. De même, quand Hérodote ajoute 20.000 hommes au chiffre de la cavalerie pour les conducteurs des chameaux et des chars, il se fait vraisemblablement illusion (VII, 184). Mais surtout ce qui est excessif, c'est de supposer que les villes maritimes de la Thrace et de la Chalcidique aient fourni 120 vaisseaux, soit 24.000 hommes, et en outre 30.000 hommes d'infanterie, elles qui étaient déjà, au témoignage d'Hérodote, accablées de dépenses par les frais seuls d'entretien et d'approvisionnement que Xerxès exigeait d'elles[50]. Enfin, doubler le chiffre total ainsi obtenu, pour tenir compte des valets d'armes, ouvriers et artisans de toutes sortes qui suivaient l'armée sans combattre, est une exagération manifeste ; car si l'on peut admettre que les hoplites de Lacédémone et ceux des autres villes grecques étaient accompagnés d'hilotes ou d'esclaves, le même fait n'est nullement attesté pour la foule des soldats perses, armés à la légère ; très peu vraisemblable pour la plupart des cavaliers, les Indiens, par exemple, et les Arabes, il est certainement faux pour tous les hommes de la flotte.

Nous croyons avoir montré dans le détail sur quels points précis porte l'hypothèse dans les calculs d'Hérodote, et aussi ce qu'il y a de certain dans ses chiffres. Une conclusion définitive nous semble ici impossible. Peut-être est-il suffisant de dire avec Spiegel, que Xerxès avait sous ses ordres beaucoup plus d'un demi-million d'hommes, ce qui était bien la plus grande armée que le monde eût jamais vue jusqu'alors[51]. Il y a là de quoi largement justifier l'impression produite en Grèce par un tel déploiement de forces, et l'admiration dont Hérodote même ne se défend pas, lorsqu'il termine l'énumération de cette formidable armée par ces mots : De tant de myriades d'hommes, aucun par sa beauté et la hauteur de sa taille ne méritait mieux que Xerxès de posséder cette puissance (VII, 187).

Achevons brièvement le récit de la marche de Xerxès depuis Doriscos jusqu'à Thermé. Tout d'abord, le dialogue avec le roi Démarate (VII, 101-104) produit, après la description des troupes perses, un tel effet dramatique, que difficilement on pourrait le considérer comme authentique. Comment d'ailleurs le souvenir en aurait-il été conservé[52] ? C'est Hérodote, qui, profitant de la présence de Démarate dans l'escorte particulière de Xerxès, lui fait tenir le magnifique langage que l'on sait, afin d'opposer la force du courage individuel et de la liberté à l'obéissance passive de cette masse d'esclaves, conduite à coups de fouet. Il y a dans ce dialogue, à côté d'une ironie fine soit à l'adresse du Grand Roi soit à celle de Démarate lui-même, un accent de patriotisme contenu qui trahit la sympathie profonde de l'historien pour la cause nationale.

L'armée se met ensuite en marche sur trois colonnes (VII, 121). Hérodote ne décrit guère que la route suivie par le Roi, et il le fait surtout d'après des indications géographiques, d'un caractère assez général, mais aussi d'après les traditions qui s'étaient perpétuées chez les populations grecques de la côte. Parmi ces traditions, plusieurs paraissent avoir eu quelque fond de vérité, comme, par exemple, les sacrifices offerts au Strymon (VII, 113) et l'enterrement de neuf garçons vivants et d'autant de jeunes filles à l'endroit appelé Έννέα όδοί (VII, 114) ; car les orientalistes reconnaissent dans cette anecdote le souvenir de certains rites iraniens[53]. D'autres détails avaient pu être constatés sur place par Hérodote lui-même, comme le respect des Thraces pour la route suivie par Xerxès auprès d'Acanthe (VII, 115), et le culte du héros Artachaïès dans cette même ville (VII, 117)[54]. Enfin plusieurs traits de ce récit appartiennent à une tradition populaire fort sujette à caution : tels sont les renseignements que donne l'historien sur les dépenses des Thasiens pour l'entretien de l'armée royale, les provisions faites par les villes pour charger la table du Roi des mets les plus délicieux, et la gloutonnerie des officiers perses, qui emportaient même avec eux la vaisselle et le mobilier (VII, 118-120).

Dans le parcours d'Acanthe à Thermé, Hérodote fait une énumération toute géographique des villes de la Chalcidique (VII, 122-123), et il insiste aussi sur un fait qui ne se rapporte peut-être pas spécialement au passage de l'armée perse : nous voulons parler de l'épisode des lions, qui attaquent l'une des colonnes dans le pays des Péoniens. Les limites que fixe Hérodote an séjour des lions dans cette partie de l'Europe, entre le Nestos et l'Achéloos, sont intéressantes à noter (VII, 426). Il est certain que ces sortes de détails avaient pour beaucoup des auditeurs et des lecteurs d'Hérodote l'intérêt de la nouveauté.

C'est également une vue personnelle de l'historien qui se dégage d'une autre anecdote, relative au séjour de Xerxès à Thermé, et à sa visite à la vallée de Tempé (VII, 428-430). Ce n'est pas le Roi qui, après un séjour de quelques heures à l'embouchure du Pénée, put comprendre d'un coup d'œil la géographie tout entière de la Thessalie et la condition particulière faite aux habitants d'un pays facile à inonder ; c'est Hérodote qui a prêté à Xerxès ses propres idées, et qui a ainsi donné une forme dramatique à ses réflexions personnelles.

 

 

 



[1] PLUTARQUE, Sur l'amour fraternel, 18.

[2] JUSTIN, II, 10.

[3] WECKLEIN, op, cit., p. 41.

[4] ESCHYLE, Perses, v. 739 et suiv.

[5] THUCYDIDE, V, 26.

[6] Parmi les fragments de Pindare, il y en a un qui se rapporte à cette œuvre gigantesque : Τάν δείματο μέν ύπέρ πόντιον Έλλας πόρον ίρόν (PINDARE, éd. Christ, έξ άδήλ. είδ., fr. 50).

[7] WECKLEIN, op. cit., p. 11.

[8] ESCHYLE, Perses, v. 104-105.

[9] ID., ibid., v. 753-758.

[10] ID., ibid., v. 231 et suiv.

[11] ID., ibid., v. 234.

[12] CURTIUS, Histoire grecque, trad. Bouché-Leclercq, t. II, p. 270. — M. Curtius a surtout développé ces hypothèses dans le commentaire historique qu'il a donné du fameux Vase de Darius (Archäologische Zeitung, t. XV, 4857, p. 109).

[13] WECKLEIN, op. cit., p. 23-25.

[14] THUCYDIDE, II, 13, 2.

[15] Nous faisons ici allusion au développement d'Artabane sur la calomnia, laquelle était sévèrement condamnée par le Zend-Avesta (HÉRODOTE, VII, 10 η avec le commentaire de Stein).

[16] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 195, note 2 : Le récit détaillé, que fait Hérodote, des circonstances qui décidèrent Xerxès à entreprendre son expédition contre la Grèce, offre un mélange de poésie perse et d'idées grecques. Nous avons déjà rencontré les mêmes éléments dans l'histoire de la jeunesse et de l'éducation de Cyrus, dans le récit de sa mort, dans les aventures de Cambyse, le meurtre de Gaumata, l'avènement de Darius au trône, et dans quelques passages de l'expédition de Scythie ; tout cela dérive d'une poésie perse ou mède, d'une épopée perso-mède, modifiée çà et là par des idées grecques et aussi par les opinions personnelles d'Hérodote. Telle est aussi l'opinion de F. SPIEGEL, Eranische Alterthumskunde, t. II, p. 379, note : De telles poésies purent aisément se produire, peu de temps après la guerre, aussi bien dans l'Erân qu'en Grèce.

[17] La difficulté vient de la ville qu'Hérodote appelle Τυρόδιζα ή Πεινθίων (VII, 25). Le territoire de Périnthe était situé sur la Propontide, et ne se trouvait pas sur la route de Xerxès. Mais Étienne de Byzance mentionne une ville de ce nom en Thrace.

[18] HÉRODOTE, VII, 24.

[19] WECKLEIN, op. cit., p. 20.

[20] STRABON, VII, p. 331.

[21] COUSINÉRY, Voyage en Macédoine, t. II, p. 153.

[22] LEAKE, Travels in Northern Greece, III, p. 24, 123.

[23] [LYSIAS], Έπιτάφιος, 29. Ce lieu commun oratoire est un de ceux dont se moque Lucien dans le Maître de rhétorique, 18.

[24] STRABON, XIII, p. 591.

[25] STRABON, XIII, p. 591.

[26] SPIEGEL, Eranische Alterthumskunde, t. II, p. 191, note 1. — WECKLEIN, op. cit., p. 19-20.

[27] ESCHYLE, Perses, v. 746.

[28] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. IV, 4e éd., p. 126.

[29] HÉRODOTE, III, 16 ; VII, 54, 88.

[30] L'emplacement exact de cette ville n'est pas connu. C'était sans doute une des stations principales de la Route Royale à l'est de l'Halys.

[31] Ces calculs sont dus à ZECH, Astronom. Untersuch. über die wichligsten Finsternisse welche von den Schriftstellern des klassischen Alterthums erwähnt werden, Leipzig, 1853, p. 39 et suiv. — Cf. WECKLEIN, op. cit., p. 15 ; BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 135, note 2.

[32] Cette lettre est gravée sur un marbre qui a été trouvé par MM. Cousin et Deschamps près de Tralles, et qui est aujourd'hui au Musée du Louvre (Bulletin de correspondance hellénique, t. XIII (1889), p. 529 et suiv.). Le Grand Roi loue son serviteur Gadatas d'avoir transplanté en Asie Mineure des arbres qui croissent au bord de l'Euphrate, et le blâme d'avoir soumis à l'impôt les jardiniers sacrés d'Apollon.

[33] PHOTIUS, Bibliothèque, p. 612. — XÉNOPHON, Helléniques, VII, I, S 38. — DIODORE DE SICILE, XIX, 47.

[34] GOBINEAU (DE), Histoire des Perses, t. II, p. 195.

[35] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 202, note 1.

[36] Une remarque analogue se rencontre lors du passage de Xerxès en Thessalie (VII, 196) : en Thessalie, le fleuve Onochonos seul fut desséché ; en Achaïe, tous le furent, sauf le plus considérable, appelé Epidanos.

[37] L'armée de terre comptait, suivant Hérodote, 1.700.000 hommes (VII, 60). En ajoutant à ce chiffre les soldats de la flotte et les contingents levés en Europe, on arrivait au chiffre de 2.641.610 combattants (VII, 185), et l'historien admettait qu'il fallut encore doubler ce chiffre pour avoir le total des hommes que Xerxès tramait à sa suite (VII, 188) !

[38] DELBRÜCK, op. cit., p. 137-147. L'auteur attribue à Xerxès une armée de 65.000 à 75.000 combattants.

[39] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 208, note 1.

[40] ESCHYLE, Perses, v. 981.

[41] Cette hypothèse, souvent exprimée, est encore celle que propose M. AD. HOLM, Griechische Geschichte, t. II, p. 87, note 4.

[42] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 208, note 1.

[43] GOBINEAU (DE), Histoire des Perses, t. II, p. 191.

[44] DELBRÜCK, op. cit., p. 138.

[45] Manuel des connaissances militaires pratiques, 18e éd., 1888, Baudoin et Cie, Paris.

[46] XÉNOPHON, Cyropédie, VIII, 3, 5 9 et suiv.

[47] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 206, note.

[48] ESCHYLE, Perses, v. 341-343.

[49] M. WECKLEIN, op. cit., p. 5, laisse entendre qu'Hérodote a pu mal comprendre ce que dit Eschyle. Mais, outre que cette erreur est difficile à admettre, on sait qu'Hérodote ne dépend nullement d'Eschyle pour le nombre des vaisseaux grecs (il en compte 378 à Salamine et non 310, comme Eschyle).

[50] HÉRODOTE, VII, 118-120.

[51] SPIEGEL, Eranische Alterthumskunde, t. II, p. 381.

[52] Pour expliquer comment Hérodote eut connaissance de ces conversations entre Démarate et Xerxès, M. Trautwein suppose qu'elles avaient été reproduites par l'Athénien Dicæos dans ses Mémoires. Nous avons dit ci-dessus ce que nous pensions de cette hypothèse.

[53] SPIEGEL, op. cit., t. II, p. 191, note 1.

[54] M. Diels, dans un article dont nous avons déjà parlé dans la première partie de ce travail (Hermes, t. XXII, 4887, p. 425), fait une remarque curieuse sur ce point. Hérodote, parlant de la taille d'Artachaïès, dit : άπό γάρ πέντε πηχέων βασιληίων άπέλειπε τέσσερας δακτύλους. Or c'est là peut-être un souvenir du poète ALCÉE, fr. 33. M. Diels admet d'ailleurs qu'Hérodote a recueilli lui-même à Acanthe ce qu'il rapporte du culte rendu à ce héros ; mais il suppose que l'historien a complété la tradition par une réminiscence d'Alcée.