HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE DES GUERRES MÉDIQUES DANS HÉRODOTE.

LIVRE I. — LA PREMIÈRE GUERRE MÉDIQUE.

 

 

CHAPITRE II. — LA RÉVOLTE DE L'IONIE.

 

§ I. — Les causes de la révolte. - L'intervention d'Athènes et l'incendie de Sardes.

Le récit de la révolte ionienne dans Hérodote fourmille de détails que la critique, réduite au témoignage d'un seul auteur, est également incapable de rejeter et d'accepter sans réserves. Aussi l'examen des faits particuliers ne saurait-il conduire à des résultats satisfaisants. C'est l'ensemble du récit dans ses grandes lignes qu'il faut considérer : l'historien a-t-il bien saisi et bien rendu la physionomie générale des événements ? En a-t-il démêlé les causes véritables ? En a-t-il apprécié sans parti pris les conséquences ? Voilà les questions qu'il est essentiel de se poser d'abord ; et il est d'autant plus nécessaire d'y répondre, que l'historien parait avoir pris plus nettement parti lui-même dans les événements dont il raconte l'histoire. Ici, par exemple, Hérodote est aussi affirmatif que possible sur les causes de la révolte de l'Ionie : avons-nous lieu de douter qu'il ait pu connaître sûrement ces causes et les juger avec impartialité ? D'autre part, l'intervention d'Athènes au début de la guerre et l'incendie de Sardes lui apparaissent comme des faits de la plus haute importance, qui dominent toute la suite des guerres médiques : est-ce là une appréciation exacte des choses ou le résultat d'une illusion ? Tels sont les deux points qui nous arrêteront d'abord.

Rien ne ressort plus clairement du récit d'Hérodote que les motifs intéressés qui déterminent le tyran Aristagoras à secouer le joug du Grand Roi. Le secours prêté aux exilés de Naxos n'est, dans la pensée d'Aristagoras, qu'un moyen de soumettre l'île à sa domination, et lui-même fait briller aux yeux d'Artapherne la possession des Cyclades jusqu'à l'Eubée (V, 30-31) : tant il s'en faut que l'auteur du mouvement ait été à l'origine inspiré par un sentiment patriotique ! Cependant l'échec subi devant Naxos risque de compromettre Aristagoras aux yeux des Perses : la crainte d'une disgrâce le décide à écouter les conseils de son beau-père Histiée, qui, lui aussi, ne pousse à la révolte que pour sortir de la captivité dorée où on le tient à la cour de Suse. Aussitôt, les tyrans restés fidèles à Darius sont déposés, et les villes placées sous le commandement de stratèges. Ainsi est proclamée la révolte, sans qu'aucune délibération commune ait eu lieu entre les cités grecques de la côte d'Asie, sans qu'aucune entente préalable soit intervenue entre l'Ionie soulevée et les États de la Grèce continentale.

Plusieurs considérations peuvent inspirer quelque doute sur cette appréciation des causes de la révolte ionienne. Attribuer à des tyrans comme Histiée et Aristagoras des vues égoïstes, des intentions désintéressées, n'est-ce pas en quelque sorte faire œuvre de bon démocrate ? Et l'on sait qu'Hérodote, si réservé le plus souvent dans l'expression de ses idées politiques, ne se fait pas faute de montrer les avantages de la liberté sur la tyrannie (V, 78). De plus, ces tyrans ne sont pas des tyrans ordinaires, de ceux qui, à la façon de Polycrate ou de Pisistrate, ont pu, malgré le vice radical de leur gouvernement, faire de grandes choses pour leur pays ; ce sont des tyrans compromis dans le parti de Darius : cet Histiée est celui qui a sauvé le Grand Roi lors de la délibération des Ioniens au Danube ; et, de même qu'il ne songeait alors qu'à maintenir son autorité, il n'a pas eu non plus d'autre but, en excitant Aristagoras contre Darius, que de reprendre possession de Milet. L'aversion de l'historien pour les tyrans en général peut donc se compliquer encore d'une rancune particulière contre ceux qui ont manqué jadis une si belle occasion de perdre l'armée perse. Enfin, si le récit d'Hérodote trahissait quelque antipathie à l'égard d'Aristagoras, ne serait-ce pas l'effet de l'influence exercée sur l'esprit de l'historien par l'écrivain dont il parait suivre ici l'opinion, Hécatée de Milet ? On a souvent remarqué avec quelle précision Hérodote rapporte certaines propositions faites, dans le conseil d'Aristagoras, par Hécatée (V, 35, 124-126) ; ce logographe, personnage important de Milet, semble s'être opposé de tout son poids aux résolutions du tyran ; Hérodote, en approuvant ces sages propositions, a peut-être pris parti pour leur auteur, au point de juger trop sévèrement la conduite d'Aristagoras. Ce soupçon ne serait-il pas de nature à ébranler la confiance que mérite Hérodote, quand il représente la révolte de l'Ionie, à l'origine, comme l'acte irréfléchi d'un tyran qui craint de tomber en disgrâce auprès du Grand Roi, et qui compromet par égoïsme le sort de toute une province ?

Tel n'est pas notre sentiment. Hérodote préfère à la tyrannie un régime de liberté, c'est vrai ; mais est-ce que cette tendance l'empêche de rendre justice à certains tyrans ? Est-ce que Miltiade n'était pas tyran de la Chersonèse ? Et qui a mieux parlé de Polycrate qu'Hérodote lui-même ? Il est vrai aussi que l'attitude des tyrans ioniens en Scythie lui apparaît comme digne du dernier mépris ; mais cette lâcheté se montre dans des faits, que rien ne nous autorise à nier. Enfin est-ce qu'Hérodote est suspect de partialité en faveur d'Hécatée ? Tout au contraire, on sait combien de fois, surtout au IIe livre, il le critique et le raille ; il n'était donc pas disposé à accepter sans contrôle les vues de son prédécesseur, et le fait seul qu'il est ici d'accord avec Hécatée est assez rare, pour qu'on y voie la preuve des raisons solides qu'il avait de blâmer l'entreprise aventureuse d'Aristagoras.

Toutefois, s'il n'y a pas lieu de contester l'opinion d'Hérodote sur les causes directes de la révolte ionienne, peut-être faut-il compléter en quelque manière sa pensée. Oui, c'est Aristagoras qui a soulevé l'Ionie, et pour des motifs personnels, sans se soucier ni de la liberté politique ni de l'indépendance nationale des cités qu'il exposait à la ruine. Mais peut-être faut-il ajouter que le tyran, sans s'en douter, ou même en s'en doutant, pouvait compter sur le mécontentement général des Ioniens. Ce n'est pas le caprice d'un homme seul qui peut déterminer un pareil soulèvement : il y avait dans les républiques grecques d'Asie une aspiration légitime vers un régime meilleur[1], et Hécatée lui-même, tout en rejetant l'idée d'une rébellion ouverte, n'était pas de ceux qui approuvaient l'état de choses actuel. Ce mécontentement, chez un esprit modéré, n'allait pas jusqu'à la révolte ; chez le peuple, il pouvait à l'occasion produire les effets les plus violents. C'est bien Aristagoras qui est responsable de la guerre ; mais le peuple lui-même aida tout d'abord l'ambition de son chef révolté, et bientôt ce fut lui qui eut seul à subir toute la vengeance du Grand Roi. Ce qu'il y avait de légitime dans la révolte, même au début, et ce qui s'y mêla ensuite d'efforts généreux, voilà ce que la critique de nos jours peut facilement entrevoir dans le récit d'Hérodote ; voilà ce que l'historien n'a pas suffisamment expliqué peut-être ; mais, en attribuant le premier rôle à deux tyrans ambitieux, Hérodote a vu la vérité : il n'a pas voulu passer pour dupe des belles paroles que l'orateur ionien avait fait entendre à Sparte et à Athènes pour entraîner ces villes dans son alliance : en parlant de son dévouement à la cause des cités grecques, Aristagoras mentait, et c'est tout ce qu'Hérodote a voulu établir. Sur ce point, la vérité de son appréciation nous apparaît comme incontestable.

L'autre objection qu'on a faite au récit de la révolte ionienne dans Hérodote a une portée plus haute : elle vise une conception générale des causes immédiates de la guerre médique. En deux mots, on soutient que l'intervention d'Athènes et l'incendie de Sardes n'ont pas eu, aux yeux des Perses, et par suite dans l'histoire de la guerre, l'importance que leur accorde l'historien[2]. Voici les principaux arguments qu'on oppose à Hérodote.

Athènes, à la prière d'Aristagoras, décrète l'envoi de vingt vaisseaux pour secourir les Ioniens (V, 97). L'effectif de ce corps expéditionnaire n'est pas connu, mais on peut en fixer approximativement le maximum. Admettons que ces vingt vaisseaux (des πεντηκόντοροι à 50 rameurs) aient été moins des vaisseaux de guerre que des vaisseaux de transport ; le nombre des hommes transportés sur chacun d'eux ne peut guère avoir dépassé une centaine ; encore dans ce nombre n'y avait-il pas que des combattants. Supposons cependant 100 soldats par vaisseau ; le chiffre de 2.000 hommes est un maximum. Faut-il ajouter à ce petit corps d'armée l'effectif des cinq vaisseaux d'Érétrie, et grossir d'autant les forces athéniennes ? Non ; car Hérodote a soin de dire qu'Érétrie vint au secours des Athéniens, non par condescendance pour Athènes, mais par reconnaissance pour Milet (V, 99) ; d'ailleurs, Érétrie avait un général indépendant, Evalcidès (V, 102). Arrivés en Asie, à Éphèse, que font les Athéniens ? Ils se réunissent aux autres alliés convoqués par Aristagoras, et c'est Aristagoras qui prend l'initiative d'une marche contre Sardes : il ne commande pas lui-même l'expédition, mais il l'ordonne, et les Athéniens ne font qu'y prendre part avec d'autres contingents de villes ioniennes. Une fois l'armée en route, il n'est plus question d'eux ; ce sont les Ioniens qui surprennent la ville de Sardes ; c'est un soldat quelconque qui y met le feu par hasard ; ce sont les Ioniens qui abandonnent la ville pendant la nuit, et qui, poursuivis par l'armée perse, se battent sans succès près d'Éphèse. Après cette campagne peu brillante, les Athéniens renoncent définitivement à la lutte ; rentrés dans leurs foyers, ils résistent à toutes les nouvelles sollicitations d'Aristagoras (V, 103). Cependant Darius apprend ce qui s'est passé à Sardes ; on lui dit que le chef du mouvement est Aristagoras de Milet ; mais le Grand Roi s'inquiète peu des Ioniens, il aura facilement raison d'eux ; ce qui l'indigne, c'est la conduite d'Athènes. Il prend son arc, et, lançant une flèche vers le ciel, il supplie Zeus de le venger des Athéniens. Puis il ordonne à un de ses serviteurs de lui faire entendre trois fois à chaque repas ces mots : Maître, souviens-toi d'Athènes (V, 105). Cette grande colère de Darius n'est-elle pas disproportionnée avec le mal que lui a fait cette ville ? Et cette mise en scène a-t-elle, je ne dis pas quelque vraisemblance, mais le moindre fondement historique ? Que pouvait faire à Darius l'intervention assez mesquine d'Athènes ? Que pouvait lui faire même l'incendie d'un temple à Sardes ? Il ne s'agissait pas là d'une atteinte portée à la religion de Zoroastre, et cet incendie n'était même pas prémédité. Hérodote tient pourtant à ce que ce double fait, la campagne des Athéniens en Asie et l'incendie de Sardes, ait dès lors dominé l'esprit du Grand Roi. Lorsque, maitre de l'Ionie, Darius charge Mardonius de reprendre ses projets de conquête en Grèce, c'est contre Érétrie et Athènes qu'il l'envoie (VI, 43), et l'expédition échoue, puisque Mardonius ne dépasse pas la presqu'île de l'Athos. Deux ans après, nouveaux efforts dirigés cette fois encore contre Érétrie et Athènes : Darius ordonne à Datis et à Artapherne de lui amener prisonniers et esclaves les habitants de ces deux villes (VI, 94), et en effet il s'avance directement, contre elles. Quand il a pris Érétrie, il en incendie les temples en souvenir de Sardes (VI, 401), et il se dispose à en faire autant à Athènes, quand il est arrêté à Marathon. Mais cet échec même ne lui fait pas oublier, à lui ni à son fils, la vengeance qu'il poursuit : Xerxès, en annonçant sa résolution de marcher contre Athènes, rappelle encore l'incendie de Sardes en même temps que la défaite de Marathon (VII, 8), et l'historien, jusqu'au bout fidèle à cette conception, montre par la bouche d'Artémise le but de la guerre atteint du moment où Athènes est prise et incendiée (VIII, 68). A cette prétendue préoccupation du Grand Roi, on oppose ce fait, qu'un long temps 's'écoula entre la campagne des Athéniens en Asie (498) et la marche directe des Perses sur Athènes et Érétrie. L'expédition de Mardonius n'était que la continuation des conquêtes de Mégabaze en Europe, et c'est par suite d'une exagération manifeste que la tempête de l'Athos prit les proportions d'un désastre : la domination perse se consolida encore de ce côté par la conquête de la Macédoine et. par la soumission des peuplades thraces qui pouvaient gêner la puissance de Darius. Plus tard, il est vrai, Darius marcha sur Érétrie, mais ce ne fut pas sans avoir soumis d'abord Naxos et les autres Cyclades ; quant à Athènes, ce fut le terme de la campagne ; mais en était-ce bien le but ? Vainqueur, Datis se serait-il arrêté là, et n'aurait-il pas poussé sa marche jusqu'à Sparte, bien que Sparte n'eût pris part ni à la révolte de l'Ionie ni à l'incendie de Sardes ?

Telle est l'objection ; nous l'avons exposée fidèlement, lui donnant même plus de force qu'elle n'en a chez les historiens modernes qui, comme Duncker, rejettent cependant sur ce point la tradition d'Hérodote.

Disons d'abord qu'ici, comme dans beaucoup de passages du même historien, le mélange de récits anecdotiques, d'une authenticité douteuse, ne suffit pas pour qu'on ait le droit de suspecter tout le reste. Ces anecdotes peuvent être écartées, sans que la tradition qui leur a donné naissance soit foncièrement fausse. Hérodote a recueilli, sur l'impression produite à la cour de Suse par la prise de Sardes, deux détails qu'il rapporte avec son exactitude ordinaire, mais qu'il ne donne pas pour des faits incontestables : c'est Darius lançant une flèche vers le ciel pour appeler Zeus à son secours, et c'est le mot de l'esclave : Maitre, souviens-toi d'Athènes ! Ces deux faits sont présentés l'un et l'autre comme une tradition dont l'historien n'assume pas la responsabilité ; s'il les cite, c'est d'abord parce que son devoir est de rapporter tout ce qu'il a entendu dire, et aussi parce que ces faits lui paraissent exprimer au fond une vérité. Mais il n'y attache pas lui-même plus d'importance qu'il ne convient : lorsque, avant de commencer le récit de la campagne de Datis, il résume les causes qui poussent Darius à la guerre, il en énumère trois : le mot de l'esclave, la présence des Pisistratides, enfin le désir qu'a Darius de soumettre toutes les villes grecques qui n'accepteraient pas sa domination (VI, 94). Qui ne voit ici une gradation dans la valeur de ces motifs ? Le premier ne figure là en quelque sorte que pour mémoire, le second a déjà plus de force, mais ce n'est encore qu'un prétexte ; le troisième est le vrai. Ainsi Hérodote n'est pas dupe de l'anecdote qu'il a racontée, et cette anecdote n'a, en effet, aucune vraisemblance. Mais le fond du récit ne pourrait être révoqué en doute que si l'historien avait inventé lui-même, dans son imagination, cette scène dramatique, et s'il l'avait mise en lumière dans son livre pour marquer d'une manière solennelle le début de la grande guerre. C'est l'opinion que parait avoir eue Grote, qui fait remarquer à ce propos la manière épique d'Hérodote, et compare l'attitude de Darius à celle d'Achille dans l'Iliade, au moment où il envoie Patrocle et les Myrmidons délivrer les Grecs désespérés[3]. Nous pensons, au contraire, qu'Hérodote n'a rien inventé, et que, s'il avait voulu donner un début épique à la guerre médique, il s'y serait pris d'une façon singulière ; car cette anecdote de la flèche est comme perdue dans le récit de la révolte de l'Ionie, entre les détails que donne l'historien sur Onésilos de Cypre et d'autres détails sur Histiée à la cour du Grand Roi. Quant à l'anecdote de l'esclave, elle n'est ni de l'invention d'Hérodote ni de celle de ses contemporains : le mot était historique longtemps avant lui ; car deux fois dans sa tragédie des Perses Eschyle insiste à dessein, ce semble, sur le souvenir douloureux qu'Athènes laissera dans l'esprit des barbares. Comme je gémis, dit le messager, en me souvenant d'Athènes ![4] Et ailleurs : Souvenez-vous d'Athènes et de la Grèce, dit l'Ombre de Darius aux vieillards perses[5]. Ainsi le mot de l'esclave était déjà connu d'Eschyle : vrai ou faux, il exprimait sous une forme saisissante les dispositions où dut être réellement Darius après l'intervention des Athéniens dans la révolte de l'Ionie.

Il ne faut pas, en effet, attribuer aux Athéniens dans la campagne de Sardes un rôle par trop secondaire. Sans doute les Athéniens et les Érétriens réunis ne formaient pas un corps de plus de 2.000 ou de 2.500 hommes ; mais sait-on combien de troupes purement ioniennes les accompagnaient ? Peut-on affirmer que ce corps de 2.000 hoplites, bien armés, disparaissait au milieu des contingents ioniens ? N'est-il pas plus probable qu'il formait le centre de résistance de l'armée confédérée, et que les chefs délégués par Aristagoras étaient plutôt des guides que des commandants ? Il ne fallait pas une armée considérable pour prendre Sardes, qui n'avait pas de murailles ; mais, pour tenter une pareille attaque, il fallait un secours du dehors, un élan imprimé aux Ioniens par des troupes pleines de hardiesse et de confiance. Les Athéniens sans doute se laissèrent conduire par Aristagoras ; mais ils étaient venus pour agir, et c'est leur présence qui avait décidé la campagne. Ainsi la responsabilité de l'expédition leur incombait à juste titre ; elle devait surtout leur être attribuée par Darius ; car, pour le chef d'un immense empire comme était alors la Perse, le soulèvement d'une province était peu de chose, et Darius lui-même avait passé les premières années de son règne à réprimer des révoltes de ce genre sur tous les points de son royaume. Ce qui était grave, c'était une intervention étrangère ; c'était cette attaque venue du dehors, et qui ne se bornait même pas à une descente sur la côte, mais qui pénétrait jusque dans l'intérieur des terres, et prenait les airs d'une invasion. Certes il n'avait pas fallu de grands efforts pour disperser cette troupe téméraire ; mais le sol de l'empire avait été violé, la capitale d'un satrape était tombée aux mains de l'ennemi. Un tel méfait appelait un châtiment.

Ne faut-il pas croire aussi que l'incendie de Sardes, l'incendie du temple de Cybèle surtout, fut vraiment pour les Athéniens une circonstance aggravante ? Hérodote ne prétend pas que Darius ait vu là une injure faite à sa religion ; niais le souverain protège toutes les parties de son empire, et rien n'est plus sacré à ses yeux que les sanctuaires : l'incendie d'un temple est une provocation qui s'adresse à ce que le peuple, et par suite le roi, ont le plus à cœur de défendre ; une ville privée de ses temples est une ville ruinée, désormais inhabitable ; porter le feu dans Sardes, c'était annoncer l'intention de dévaster tout l'empire. Il est vrai qu'Hérodote attribue l'incendie à un accident ; mais les Perses, et particulièrement Artapherne, pouvaient-ils en juger ainsi ? L'attentat était manifeste, les Athéniens ne pouvaient le nier ; comment les Perses, déjà mécontents de la Grèce, n'auraient-ils pas saisi avidement ce prétexte ? Car n'oublions pas qu'il s'agit seulement d'un prétexte : Hérodote ne soutient pas que Darius ait, pour cette cause seule, résolu la guerre et brûlé les temples ; il parle d'une raison alléguée par le Grand Roi (V, 102). Or cette raison était, en apparence, excellente : il s'agissait de venger une injure, de rendre aux Athéniens la pareille, et cette occasion, c'étaient les Athéniens mêmes qui l'offraient. Artapherne ne dut pas manquer de signaler au Roi toute cette affaire, et, si les choses ne se passèrent pas alors à la cour de Suse comme le rapporte la tradition, du moins peut-on se représenter chez Darius un mouvement d'indignation, de colère, suivi de la ferme résolution de ne pas laisser impuni un tel acte. Que le Grand Roi ait ou non invoqué les dieux contre Athènes, du moins dut-il se promettre à lui-même de châtier la ville insolente ; qu'il ait pris ou non la peine de se faire rappeler le nom d'Athènes, on peut croire qu'il grava désormais ce nom dans sa mémoire, pour s'en servir à l'occasion contre les peuples occidentaux qu'il se proposait de soumettre à son empire.

Mais, dit-on, l'expédition de Mardonius ne fut pas dirigée contre Athènes ! — Qu'en sait-on ? L'explication d'Hérodote est très plausible : le général perse, après avoir levé des troupes et des vaisseaux tout le long de la côte asiatique, s'achemine vers la Grèce comme fera plus tard Xerxès ; naturellement il ne laisse derrière lui aucune peuplade qu'il n'ait soumise, et ainsi chaque étape de sa marche ajoute une conquête aux précédentes ; mais s'ensuit-il que cette marche n'ait pas eu un but, au moins fictif ? Le contraire serait plus étonnant ; c'est en portant sur un point tous ses efforts que Mardonius cherche à entraîner avec lui tous les peuples ; quelques-uns résistent ou s'opposent à son passage, comme les Bryges ; des difficultés d'un autre ordre, comme une tempête, se présentent ; le temps passe, et la mauvaise saison arrive avant que le but soit atteint (VI, 43-45).

Datis prend une autre route, mais vise le même but : à défaut d'une ancienne injure à venger, ce qui le pousse vers Athènes, c'est Hippias, présent sur la flotte. La conquête des Cyclades, avant l'attaque d'Érétrie et d'Athènes, n'est que le préliminaire indispensable d'une descente en Attique. Vainqueur d'Athènes, qu'aurait fait Datis ? Se serait-il arrêté là, content d'avoir châtié les auteurs de l'incendie de Sardes ? C'est peu probable ; mais il est probable aussi que le reste de la conquête eût été facile. Ce qui est sûr, c'est que, depuis la prétentieuse ambassade de Sparte auprès de Cyrus, Athènes seule avait eu en face des Perses un rôle actif et parfois provocateur ; c'est que depuis longtemps elle avait fait sentir à Artapherne son indépendance et sa mauvaise humeur ; c'est que, surtout, elle avait eu, au début de la révolte ionienne, l'initiative d'une invasion en Asie, dans un temps où les Perses n'avaient pas encore touché le sol de la Grèce propre. Ces raisons étaient suffisantes pour la désigner la première à l'attention et à la vengeance du Roi. Elle a eu conscience de cet état de choses ; elle a mémo proclamé bien haut les intentions hostiles de Darius à son égard, et sur ce point elle ne s'est pas trompée.

Après avoir fait aussi large la part de la vérité dans le récit des commencements de la révolte ionienne, il convient de signaler brièvement les détails qui peuvent paraître douteux : l'échec de l'expédition navale dirigée contre Naxos par Aristagoras et le général perse Mégabate fut-il dû, comme l'indique Hérodote, à une véritable trahison de Mégabate, qui aurait lui-même averti les Naxiens (V, 33) ? L'idée d'un dissentiment survenu entre les deux chefs est vraisemblable, mais non dès le début des opérations : on ne comprend pas comment Mégabate, après avoir prévenu lui-même les Naxiens, serait resté encore quatre mois devant la ville, feignant de s'associer à une entreprise contre le succès de laquelle il aurait travaillé dès l'origine. Il est probable que les Naxiens furent prévenus, malgré les précautions prises par Mégabate pour dissimuler sa marche, et qu'ensuite un conflit se produisit entre les deux chefs alliés[6]. Mais nous retiendrions volontiers du récit d'Hérodote le fait, que la cause du désaccord fut une affaire de discipline : l'histoire de Scylax de Myndos, ce commandant pris en flagrant délit de négligence et sévèrement châtié par Mégabate (V, 33), peut n'être pas une pure fable ; c'est plutôt un exemple, entre plusieurs, des traitements durs infligés aux soldats de la flotte par le général perse, habitué à exercer une discipline que les Ioniens pouvaient difficilement supporter.

La scène que décrit Hérodote entre Aristagoras et Cléomène à Sparte contient aussi plusieurs traits manifestement inexacts : que penser du langage d'Aristagoras proposant à Cléomène de l'entraîner jusqu'à Suse ? Il est certain que le tyran de Milet se fût contenté d'une expédition beaucoup moins longue. De même, lorsque l'historien montre Aristagoras poursuivant le roi jusque dans son palais et cherchant à le corrompre à prix d'or, ce récit trahit l'antipathie héréditaire que les vieux Spartiates ressentaient pour la fourberie des Ioniens. C'est à une tradition spartiate qu'Hérodote a emprunté tous ces traits (V, 49-51).

En revanche, il n'y a pas lieu de mettre en doute les détails de l'expédition de Sardes : la défaite des Athéniens et des Érétriens à Éphèse y est trop naïvement exposée pour qu'on la puisse nier. Si les Athéniens avaient eu l'idée de justifier leur retraite soudaine après la prise de Sardes, ils n'auraient pas eu de peine à trouver un motif plus glorieux. Charon de Lampsaque, au témoignage de Plutarque, ne parlait pas de cette défaite[7] ; mais on voit par diverses citations de ce logographe qu'il avait très brièvement raconté les événements de cette période : son silence ne prouve rien contre le récit d'Hérodote.

 

§ II. — La guerre sur l'Hellespont, à Cypre et en Carie. - La bataille de Ladé et la prise de Milet. - Soumission de l'Ionie.

L'histoire du soulèvement de l'Ionie après la retraite des Athéniens comprend une série d'opérations militaires dont le théâtre embrasse toute la côte occidentale de l'Asie Mineure depuis l'Hellespont jusqu'à File de Cypre. Les savants modernes s'appliquent surtout, dans l'étude critique de ce récit, à démêler la suite chronologique des événements, et ils y arrivent, malgré la sobriété, disons mieux, l'insuffisance des indications fournies par l'historien. Ici pourtant Hérodote donne un point de repère précieux, en affirmant que la prise de Milet eut lieu dans la sixième année qui suivit la révolte d'Aristagoras (VI, 18). C'est dans cet intervalle de six ans qu'on s'efforce de mettre à sa vraie date soit la guerre de Cypre, soit celle de Carie[8]. Ces détails ont leur valeur ; mais les résultats de cette enquête, fussent-ils définitifs, ne prouveraient pas encore que l'historien eût donné aux événements leur véritable caractère. On imaginerait, à la rigueur, un chroniqueur exact dans l'exposé d'une tradition partiale ou fausse. Tel n'est pas le cas d'Hérodote, et, si sa chronologie manque le plus souvent de suite, c'est peut-être parce qu'il ne s'attache pas à une seule tradition, et qu'il prend son bien tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Nulle part la variété de ses sources n'est plus sensible que dans cette partie de son œuvre. Montrons, par quelques exemples, la manière dont il utilise, en les rapprochant et en les combinant, des traditions différentes ou même opposées.

La guerre de Cypre n'est guère que le récit du soulèvement d'Onésilos (V, 104-115) : on sait que ce chef, après s'être rendu maître de Salamine, était parvenu à entraîner dans la révolte toutes les villes de l'île, sauf Amathonte. Les troupes du roi de Perse finirent cependant par l'emporter, et Onésilos trouva la mort dans une bataille. Sa tête, tranchée par les Amathontins, fut suspendue par eux aux portes de leur ville, en souvenir du siège qu'ils avaient dû soutenir contre lui ; mais voici que dans ce crâne, devenu creux et vide, un essaim d'abeilles vint se loger, et le remplit de rayons de miel. En présence de ce prodige, l'oracle déclara aux Amathontins qu'ils devaient inhumer la tête, et sacrifier tous les ans à Onésilos comme à un héros. Cet usage, dit Hérodote, subsistait encore de mon temps (V, 114). Voilà une tradition qui paraît bien provenir d'Amathonte, et c'est là sans doute, dans le sanctuaire local d'Onésilos, que se formèrent quelques-unes des légendes relatives à ce personnage, comme la ruse imaginée par son fidèle serviteur carien pour tuer le cheval du général perse Artybios. Mais faut-il croire que toute la guerre de Cypre soit racontée par Hérodote d'après ces informations ? Une tradition plus favorable aux villes révoltées nous parait percer dans le reste du récit ; car, des deux grands combats livrés à Cypre, sur mer et sur terre, le premier, dit Hérodote, fut une victoire navale des Ioniens sur les Phéniciens, l'autre ne tourna au désavantage des Cypriotes que grâce à la trahison des troupes de Curium. Nous ne voyons aucune raison valable pour douter de ces deux faits ; mais nous ne pensons pas que les Amathontins, qui faisaient partie de l'armée perse victorieuse, aient expliqué leur victoire par une trahison : c'est là plutôt une explication de vaincus. Le succès de la flotte ionienne ne fut pas non plus tel qu'il pût compenser la défaite de l'armée de terre, et le fait qu'Hérodote attribue dans cette occasion le prix de la valeur aux Samiens ne permet guère de douter qu'il n'ait reproduit sur ce point une tradition ionienne (V, 112).

Mais les Ioniens eux-mêmes se divisèrent avant la fin de la révolte : sans parler du parti qui dès le début s'était opposé au mouvement, et qui semble avoir jusqu'au bout cherché des mesures de conciliation, les villes mêmes qui envoyèrent des vaisseaux à la bataille de Ladé ne se comportèrent pas toutes de la même manière : quelques-unes donnèrent le signal de la trahison, d'autres suivirent cet exemple, d'autres enfin y résistèrent, et se sacrifièrent héroïquement. Chacune de ces villes dut avoir sa façon de raconter les choses, et Hérodote même nous le dit (VI, 14) ; mais l'historien ne s'enferme dans aucune tradition locale ; il ne plaide aucune cause. Favorable aux idées de conciliation que représentait Hécatée, et auxquelles Artapherne donna plus tard satisfaction en pacifiant le pays, Hérodote n'en montre pas moins sous des couleurs très sombres les châtiments imposés soit aux Milésiens, soit aux insulaires ioniens, traqués comme des bêtes fauves et honteusement traités (VI, 31-32). S'il y a là quelque exagération, c'est dans le sens du parti qui avait conduit la guerre à outrance ; c'est sous l'influence de traditions purement ioniennes. Mais Hérodote n'a garde de suivre partout et toujours ces traditions. Dans le récit de la bataille de Ladé, la mollesse des Ioniens, leur insubordination, leur manque de discipline et de courage, sont mis en lumière avec complaisance, et tous les commentateurs ont fait remarquer l'indulgence de l'historien pour les Samiens, qui les premiers avaient abandonné la lutte (VII, 14). Toutefois, dans le même passage, est signalée avec éloge la conduite des onze triérarques samiens demeurés fidèles à la cause ionienne : Hérodote avait vu les noms de ces triérarques sur une stèle de l'agora de Samos (VI, 14) ; s'il s'était contenté de rapporter une tradition attachée à ce monument, sans doute il eût parlé autrement des chefs qui avaient donné le signal de la trahison. En réalité, dans toute cette histoire, Hérodote mêle des traditions différentes, et c'est sa propre opinion qu'il expose, c'est le résultat mûri de ses recherches ; c'est le récit impartial d'un homme sage, qui voit le pour et le contre, le faible et le fort de chaque cause, et qui n'a aucun parti pris. Il préfère les Grecs aux barbares ; mais il sait les défauts des Grecs, et il reconnait ce que les barbares font de bien. Il n'est pas favorable à la révolte, parce qu'il la sait d'avance condamnée ; mais il ne craint pas de signaler à l'occasion les exploits de quelques révoltés, et, à la fin, les malheurs de l'Ionie.

Cet éclectisme d'Hérodote, dans l'usage qu'il fait des sources, n'est donc déterminé que par le souci de connaître la vérité. Aussi devons-nous croire que l'historien a consulté des documents sûrs quand il fournit des chiffres précis. Le nombre des vaisseaux perses à la bataille de Ladé nous a paru suspect parce qu'il se retrouve exactement dans l'expédition de Scythie et à Marathon ; mais le chiffre de 353 vaisseaux ioniens, avec l'indication détaillée des contingents de chaque ville, ne soulève aucune objection. Soit qu'un logographe antérieur ait donné ce nombre, soit qu'un texte officiel, public ou religieux, ait conservé ce souvenir, Hérodote ne l'a pas recueilli d'une tradition suspecte. De male, certains noms propres, d'un caractère tout carien, ne permettent pas de douter qu'il n'ait eu pour l'expédition de Carie des renseignements locaux.

En résumé, ni dans l'ensemble, ni dans la suite des faits particuliers, le récit de la révolte ionienne chez Hérodote ne présente de réelles impossibilités. Que dans le détail plus d'une anecdote douteuse se glisse au milieu de faits avérés ; que des discours, des réflexions morales se rencontrent parfois là où on souhaiterait une exposition plus méthodique des opérations militaires, c'est incontestable ; mais c'est ainsi que l'historien a compris son rôle, et on n'oserait pas affirmer qu'il n'a pas rendu aussi exactement que possible soit le caractère des peuples en présence, soit les causes et les conséquences des événements.

 

§ III. — Les partis à Sparte et à Athènes pendant et après la révolte de l'Ionie.

Bien que l'histoire intérieure de Sparte et d'Athènes ne soit pas l'objet propre de cette étude, il faut en dire ici quelques mots d'après Hérodote, pour bien comprendre dans les chapitres suivants l'attitude des partis en face de Darius.

L'abstention complète de Sparte dans la révolte de l'Ionie nous permet de passer rapidement sur ce côté de la politique grecque. Disons seulement que Cléomène, roi depuis l'année 520, et plus ancien de dix ans sur le trône que son collègue Démarate (510), paraît, au début de la guerre, investi d'une autorité telle que, sans consulter son collègue ni les éphores, il rejette à lui seul la demande d'Aristagoras (V, 51) ; le même roi, vers la fin de la révolte, est encore le maitre à Sparte ; du moins dispose-t-il encore, malgré des ennemis redoutables, d'une influence prépondérante dans le conseil des éphores et de la Gérousia ; car, accusé de s'être laissé corrompre pendant sa campagne contre Argos, il parvient à se faire acquitter (VI, 82). Ainsi, jusqu'à cette époque, à la veille de la première guerre médique, c'est Cléomène qui dirige la politique spartiate, et cette politique, en apparence, se désintéresse des graves événements qui se passent alors en Orient, de l'autre côté de la mer Égée. Ce serait pourtant mal juger Cléomène que de le représenter comme le chef d'un parti décidé à contenir Sparte dans les limites de sa péninsule. Au contraire, on l'avait vu lui-même, avant la révolte de l'Ionie, se mêler activement aux affaires générales de la Grèce, et prétendre y faire la loi. Comment donc expliquer l'attitude de Cléomène en face des menaces de la Perse ? Deux raisons semblent l'avoir détourné de répondre aux avances du tyran de Milet : d'abord, le caractère d'Aristagoras et celui des Ioniens en général ; ensuite, les complications qu'une campagne lointaine aurait alors amenées dans l'intérieur du Péloponnèse. Le tyran, malgré ses belles promesses, ne fournissait pas des garanties suffisantes, et, d'autre part, des villes puissantes, comme Argos, manifestaient déjà des velléités de résistance à la domination spartiate, et cette crainte surtout doit avoir agi sur l'esprit du roi[9]. D'ailleurs, en s'abstenant de prendre part à la lutte, Cléomène ne capitulait devant personne : moins engagé qu'Athènes dans sa lutte contre Artapherne, il pouvait, sans compromettre Sparte, attendre les événements, et c'est ce qu'il fit. Mais, Argos une fois réduite et affaiblie pour longtemps, Cléomène redevenait libre de tenir tête à la Perse le jour où elle élèverait ses prétentions jusqu'à Sparte.

Les dispositions que nous prêtons ici à Cléomène paraissent ressortir de son caractère et de sa conduite : elles seraient prouvées plus sûrement encore, si l'on admettait ses prétendues relations avec les Scythes et ses projets d'invasion en Asie. Nous avons cru devoir suspecter cette tradition ; mais le seul fait que les Spartiates attribuèrent de telles pensées à Cléomène montre quelle idée ils avaient de lui et de son attitude envers la Perse.

Moins constante avait été la politique athénienne, et cela sans doute à cause de, la rivalité des partis. Le brusque revirement qui suivit l'incendie de Sardes ne peut s'expliquer que par une révolution à Athènes : tandis que l'envoi des vingt vaisseaux avait été le fait d'un gouvernement décidé à tout entreprendre contre les menées d'Hippias et d'Artapherne, la retraite de la flotte et l'abstention définitive des Athéniens marquèrent évidemment l'arrivée au pouvoir d'un parti opposé. Hérodote n'a sur ce jeu des factions politiques que des renseignements vagues. Nous y suppléons par des indications empruntées à d'autres auteurs : c'est ainsi que la nomination d'Hipparchos, un parent d'Hippias, aux fonctions de premier archonte en 496/5[10], confirme ce qu'Hérodote nous permet d'entrevoir, l'échec subi après l'expédition de Sardes par les adversaires des Pisistratides.

Mais quel est le parti dominant à Athènes au moment de la prise de Milet ? Quels sont alors les hommes au pouvoir ? Le seul indice que nous ayons ici est l'anecdote rapportée par Hérodote au sujet de la pièce où Phrynichos avait représenté ce tragique événement. Cette anecdote est la suivante : le deuil causé à Athènes par la catastrophe de Milet fut si vivement ressenti, que tous les spectateurs fondirent en larmes en assistant à la tragédie de Phrynichos, et que le poète fut condamné à une amende de mille drachmes pour avoir rappelé des malheurs domestiques ; en outre, la représentation de la pièce fut interdite à l'avenir (VI, 21). Que faut-il conclure de ce fait ? Une condamnation aussi grave fut-elle imposée à Phrynichos par des magistrats amis de Milet, blessés dans leurs sentiments de compassion pour la malheureuse ville, ou bien par des hommes qui, au contraire, redoutaient chez le peuple l'explosion d'une sympathie trop vive pour une cause qu'ils avaient eux-mêmes abandonnée ? La seconde hypothèse nous semble préférable à la première : si tout le monde à Athènes eût été d'accord pour gémir sur le sort des Milésiens, nous ne voyons pas comment le poète qui se serait fait l'interprète de ces sentiments eût mérité un châtiment ; on a peine à croire que la délicatesse artistique des Athéniens eût été jusqu'à punir un poète qui, contre les lois de l'art, les eût touchés jusqu'aux larmes. Il faut penser plutôt que la sympathie populaire se manifesta, à l'occasion de la tragédie de Phrynichos, avec un élan 'si spontané que le parti au pouvoir en fut effrayé ; car ce parti était celui-là même qui avait fait revenir les troupes athéniennes en Grèce après l'expédition de Sardes, et qui avait ensuite abandonné l'Ionie à son malheureux sort.

Cependant, par suite d'un de ces rapprochements qui sont si communs dans les pays de libre discussion, les partisans des Pisistratides trouvèrent alors des alliés chez les Alcméonides eux-mêmes, leurs plus terribles adversaires à l'intérieur. C'est que ni les uns ni les autres n'étaient un parti de guerre, et c'était la guerre qui menaçait : c'était une politique nationale, mais aventureuse, que les dispositions du peuple paraissaient recommander. Or, si les partisans d'Hippias étaient décidés d'avance à s'incliner devant le Grand Roi, les Alcméonides avaient surtout le désir de défendre au dedans la politique et les institutions de Clisthène. Ils s'étaient jadis déclarés hautement contre Artapherne parce qu'Artapherne voulait leur imposer Hippias ; mais auparavant ils s'étaient montrés disposés à s'allier avec la Perse, si la Perse avait dû les aider à maintenir dans Athènes, vis-à-vis de Sparte, les institutions nouvelles de la cité. En un mot, les Alcméonides n'allaient.pas jusqu'à considérer la guerre étrangère comme une menace infaillible ; ils pensaient pouvoir encore la détourner, et redoutaient tout ce qui pouvait en hâter l'explosion.

A ce titre, ils durent, comme les partisans mêmes des Pisistratides, voir avec regret le peuple, lors de la Prise de Milet, se prononcer si chaudement en faveur des vaincus. Mais ils s'effrayèrent surtout lorsque, quelques mois plus tard, le représentant le plus autorisé de la guerre, le chef naturel du mouvement qui venait de se faire sentir, Miltiade, débarqua à Athènes.

Miltiade cédait devant la flotte phénicienne, envoyée par Darius sur les côtes de l'Ionie et de l'Hellespont pour rétablir l'ordre trop longtemps troublé par la révolte (VI, 40.41). De ce côté, en effet, comme en Carie et à Cypre, la domination du Grand Roi avait été ébranlée, et Miltiade avait contribué plus que personne à l'affaiblir. Non seulement il était revenu prendre possession de la Chersonèse, qu'il avait dû quitter longtemps auparavant, mais il avait profité de la révolte pour s'emparer de l'île de Lemnos[11]. Un adversaire aussi résolu des Perses, qui s'était déjà signalé lors de l'expédition de Scythie, savait qu'il n'avait rien de bon à attendre de Darius. Sa présence seule à Athènes dut paraître un danger aux partisans de la paix ; car il réunit bientôt autour de lui tous ceux que la ruine de Milet avait soulevés d'indignation. Hérodote nous apprend qu'un procès lui fut intenté par ses ennemis pour cause de tyrannie (VI, 104) ; les hommes désignés sous ce nom ne peuvent être que les Alcméonides et tous ceux qui redoutaient une crise violente, une rupture ouverte avec la Perse. Le danger pour la cause grecque était grave : le peuple le conjura, en acquittant Miltiade. Dès lors le vainqueur de Lemnos fut maître de la situation dans Athènes : ses adversaires coalisés n'avaient rien pu contre lui ; leur alliance ne devait pas durer longtemps. Les partisans d'Hippias purent tenter de faire cause commune avec la Perse ; les Alcméonides, malgré le péril où la prépondérance de l'ancien tyran de la Chersonèse mettait la constitution nouvelle de l'État, surent résister à la tentation de se joindre aux ennemis de la patrie : ils ne reparurent que plus tard, après la victoire, pour faire sentir au vainqueur que la république n'entendait pas se donner un maitre. En attendant, ils laissèrent le champ libre à celui que le peuple considérait déjà comme l'homme désigné pour le défendre contre l'attaque des barbares.

 

 

 



[1] On sait comment, à l'appel d'Aristagoras, toutes les cités de l'Ionie chassèrent les tyrans et mirent à la place des magistrats démocratiques, des stratèges (HÉRODOTE, V, 37 et 38).

[2] Cette idée se trouve notamment chez M. DE GOBINEAU (op. cit., t. I, p. 140-142), chez DUNCKER (Gesch. des Alterth., t. VII, 5e éd., p. 101, note 1), et tout récemment encore dans un travail de M. H. WELZHOPER (Zur Geschichte der Perserkriege, dans les Neue Jahrücher, t. CXLIII (1891), p. 145-159).

[3] GROTE, Histoire de la Grèce, trad. Sadous, t. VI, p. 137.

[4] ESCHYLE, Perses, v. 285.

[5] ID., ibid., v. 821.

[6] Cette observation est de DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 34, note 1.

[7] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 24.

[8] Pour toute la chronologie de cette guerre, cf. BUSOLT, Griech. Gesch., t. II. p. 26, note 1.

[9] Les causes de l'abstention de Sparte dans la révolte de l'Ionie ont été particulièrement étudiées par M. G. Busolt, dans son livre intitulé : Die Lakedaimonier und ihre Bundesgenossen, Leipzig, 1878, p. 326, et dans un article spécial, Neue Jahrbücher, t. CXXIX (1884), p. 154 et suiv.

[10] DENYS D'HALICARNASSE, Antiquités romaines, VI, 1. — L'archonte mentionné par Denys est le personnage dont parle ARISTOTE, Constitution d'Athènes, 22.

[11] HÉRODOTE, VI, 137-140. Nous adoptons ici la chronologie qu'a établie M. BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 20.