HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

PREMIÈRE PARTIE. — HÉRODOTE ET SES CRITIQUES ANCIENS ET MODERNES.

LIVRE I. — LES ANCIENS.

 

 

CHAPITRE II. — CTÉSIAS.

Si nous ne découvrons pas chez Thucydide toutes les intentions qu'on lui prête à l'égard d'Hérodote, encore faut-il avouer que les plus légères sévérités d'un tel historien prennent à nos yeux une importance considérable : le caractère de l'homme donne du poids à ses moindres paroles.

Tout autre est le cas de Ctésias. Ce médecin de Cnide, devenu historien par occasion, ne jouit pas d'une réputation qui nous dispose à lui accorder d'abord notre confiance. Ses attaques contre Hérodote pourront avoir de la valeur, si elles reposent sur une tradition digne de foi ; mais elles ne devront rien à la personne même de leur auteur.

Faut-il donc attribuer du moins ce genre de mérite à Ctésias ? Faut-il, en dépit des soupçons qui pèsent sur sa véracité, voir une tradition originale dans son récit des guerres médiques ? En un mot, est-ce bien la tradition perse que nous a conservée Ctésias ? Est-il vrai que les fragments, malheureusement fort pauvres, de son œuvre représentent pour nous ce témoignage précieux des vaincus, que l'on souhaite toujours de pouvoir opposer au témoignage des vainqueurs ?

Pour répondre à cette question, il nous faut d'abord revenir brièvement sur la personne de Ctésias, et nous demander ce que valent les attaques anciennes qui lui ont fait auprès de nous cette réputation fâcheuse. Par un rapprochement curieux, en effet, plusieurs auteurs anciens enveloppent dans la même condamnation Ctésias et Hérodote : si nous acceptons ce témoignage pour l'un, pouvons-nous le rejeter pour l'autre ?

Nous ne tomberons pas dans cette contradiction ; mais après avoir défini la portée de ces attaques, nous verrons si, pour Ctésias mieux que pour Hérodote, elles ne se justifient point par d'autres textes et par l'étude directe des fragments de son ouvrage.

On s'explique sans peine que Ctésias, écrivant en ionien, peu après Hérodote, une histoire des peuples de l'Asie, Assyriens, Mèdes et Perses, ait été de bonne heure associé par l'opinion aux logographes qui avaient composé des Περσικά, des Μηδικά ou des Άσσυριακά, et à Hérodote lui-même, qui avait touché aux mêmes sujets. A regarder les choses de haut, on pouvait, au temps d'Aristote par exemple, grouper les historiens en deux séries : dans l'une se plaçaient les logographes, puis Hérodote et Ctésias ; dans l'autre Thucydide et les historiens de son école. Assurément des points de contact rapprochaient Hérodote des conteurs ioniens : comme eux il avait mêlé à son histoire des légendes que Thucydide, traitant le même sujet, aurait écartées de son chemin. A cet égard Ctésias ressemblait à Hérodote, et tous deux s'étaient appliqués à charmer le lecteur par la richesse, la variété des anecdotes, et par l'habileté de la composition[1]. Cette préoccupation commune a fourni l'occasion de les comparer l'un à l'autre, et de les assimiler aux poètes épiques ou tragiques, inspirés par le même désir de plaire. A cette observation générale se ramènent en somme les critiques suivantes. Théopompe déclare qu'il saura conter les fables dans son histoire mieux qu'Hérodote, Ctésias, Hellanicus et les auteurs qui ont écrit sur l'Inde[2]. Strabon parle de la φιλομυθία qui défigure les livres des anciens historiens sur la Perse, la Médie, l'Assyrie, et, reprenant la pensée de Thucydide. il condamne les écrivains qui cherchent à plaire par des récits merveilleux : on croirait plutôt, dit-il, Hésiode et Homère que Ctésias, Hérodote, Hellanicus et les autres du même genre[3]. Enfin c'est la même classification que suit Lucien quand il embrasse dans la même accusation tous les écrivains capables de raconter des mensonges, Hérodote et Ctésias de Cnide, et avant eux les poètes, à commencer par Homère[4]. Les mêmes hommes expient dans l'île des impies le crime d'avoir menti dans leurs livres[5]. Si nous n'avions que ces textes pour juger Ctésias, nous ne pourrions pas le condamner plus que nous ne faisons Hérodote, d'après des preuves aussi vagues.

A vrai dire, d'autres charges pèsent sur lui. Son livre sur l'Inde contient, avec beaucoup de détails curieux et de faits exacts, des fables manifestes, qu'il a le tort de ne pas donner pour telles. Hérodote, lui aussi, dans les chapitres qu'il consacre aux Indiens, répète des erreurs ; mais il cite ses auteurs[6]. Ctésias semble avoir voulu assumer seul la responsabilité de ses descriptions, et c'est justement en se déclarant témoin oculaire de certains phénomènes, qu'il se trahit. On ne lui reprocherait pas de décrire des animaux fantastiques, s'il laissait entendre, ou s'il permettait seulement de comprendre, que ces figures symboliques étaient sculptées sur les monuments de la Perse ou de l'Inde. Mais il va jusqu'à dire qu'il a vu de ses yeux à la cour d'Artaxerxès cet animal monstrueux, la martichora, qui a la tête d'un homme, le corps d'un lion et la queue d'un scorpion[7]. Il ne se contente pas de rapporter la croyance suivant laquelle une épée, plantée en terre, écarte la neige, la grêle et la foudre ; il déclare qu'il a vu deux fois ce phénomène à la cour du Grand Roi[8]. Que penser aussi de sa longue description des Pygmées[9] ? Photius atteste que Ctésias, en exposant toutes ces fables, prétendait dire la plus exacte vérité, et qu'il invoquait à ce propos sa propre expérience ou le témoignage de témoins oculaires[10]. Quelle confiance accorder aux déclarations analogues dont il accompagne ses récits historiques ?

Certains passages des Περσικά ne risquent pas moins de compromettre sa véracité. On a lieu de douter, en effet, du rôle que s'attribue Ctésias dans les négociations intervenues entre les Grecs et les barbares, soit après la bataille de Cunaxa, soit en 398, lors de l'alliance conclue par l'Athénien Conon avec la Perse. Après la défaite du jeune Cyrus à Cunaxa, Ctésias raconte qu'il fut envoyé en ambassade auprès des chefs grecs[11]. Or cette assertion est contredite par Xénophon en termes formels : De la part du Roi et de Tissapherne vinrent alors des hérauts ; c'étaient des barbares, et, avec eux, un Grec, Phalinos[12]. Quant à la mission de Ctésias auprès de Conon, elle n'est pas contestée ; mais quelques auteurs, au témoignage de Plutarque[13], rapportaient que les choses ne s'étaient point passées comme le disait Ctésias : au lieu d'être désigné spontanément par le Grand Roi pour cette mission. il aurait lui-même, par un artifice habile, provoqué ce choix en ajoutant de sa main quelques mots à la lettre de Conon.

Est-il nécessaire, après cela, de rappeler que tous les critiques anciens ont signalé dans les livres de Ctésias une tendance à l'effet, une recherche du dramatique, en un mot des préoccupations littéraires qui s'accordent mal avec le respect de la stricte vérité ? Les exemples que nous avons cités suffisent à faire connaitre le caractère de l'historien qui se posait en adversaire d'Hérodote, et qui, prenant presque en tout le contre-pied de son devancier, l'accusait d'être un menteur et un conteur de fables[14]. Une telle accusation se retourne trop facilement contre son auteur.

Il n'était pas inutile d'établir ces faits, avant d'aborder la question spéciale que nous nous sommes posée : quelle était la valeur du récit que Ctésias faisait des guerres médiques ? Et d'abord, dans quelle mesure ce récit reposait-il sur une tradition perse ?

On fait dire parfois à Ctésias autre chose que ce qu'il a réellement avancé lui-même à ce sujet[15]. On suppose que ses informations sur les guerres médiques dérivaient des βασιλικαί διφθέραι que mentionne Diodore[16], et qui ne seraient autre chose que-des annales royales, des chroniques, où les scribes auraient enregistré, depuis la plus haute antiquité, les affaires de la cour et notamment les services rendus au Grand Roi. Le caractère officiel de ces rapports explique, d'après M. Gilmore, les différences qui séparent Ctésias d'Hérodote et des autres historiens grecs[17]. Le même éditeur, dans son introduction aux livres VII et suivants des Περσικά, cite les textes du livre d'Esther, qui nous font connaître l'usage perse de l'inscription des bienfaiteurs sur une sorte de livre d'or[18]. Si on rapproche de ces textes les passages où Hérodote mentionne des listes officielles de ce genre[19] on est tenté d'admettre que Ctésias a eu entre les mains et utilisé pour son ouvrage des documents rédigés par la chancellerie perse.

En réalité, cependant, Ctésias lui-même ne prétend pas (au moins dans le résumé que nous a laissé Photius) qu'il ait dépouillé les βασιλικαί διφθέραι pour composer l'histoire proprement dite des Perses, depuis l'avènement de Cyrus. Ce qu'il a tiré de ce recueil, ce sont, au témoignage de Diodore, les plus anciens récits qu'il rapporte sur l'Assyrie et la Médie : à propos de Memnon venant au secours des Troyens, il déclare que cet événement était raconté dans les βασιλικαί άναγραφαί[20], et, quand il parle plus longuement de ces livres où était conservé le souvenir des actions anciennes, c'est au sujet des rois mèdes, dont il se prépare à retracer l'histoire[21]. Quelle idée convient-il donc de se faire de ces βασιλικαί διφθέραι ? Il est impossible de supposer qu'il ait existé en Perse des chroniques remontant jusqu'au temps des souverains assyriens et mèdes. Les rois de Perse n'ont pu connaître sur cette histoire antérieure de l'Asie que des récits fabuleux, des légendes locales, mêlées peut-être de quelques souvenirs historiques. Ce que Ctésias a pu consulter à ce sujet, ce ne sont pas des annales, mais plutôt des espèces de poèmes nationaux, de chants épiques, comme on en trouve à l'origine de presque toutes les nations civilisées. De telles traditions poétiques ont existé en Perse, et s'y sont reine maintenues à travers les siècles : témoin ce Livre des rois de Firdousi, vaste recueil où s'est accumulée la matière d'une riche épopée iranienne[22]. Voilà la source où a puisé l'historien qui a conté comme on sait les légendes de Ninus, de Sémiramis et de Sardanapale ; voilà les livres où était enregistrée l'histoire fabuleuse des rois mèdes. Sans nul doute, les fondateurs de la dynastie perse elle-même ont été l'objet de traditions analogues, et on se représente aisément, au temps de Ctésias, de pareils récits encore répandus en Perse sur la personne de Cyrus, de Cambyse et de leurs successeurs. Est-il permis de confondre ces livres royaux avec les documents officiels que mentionnent Hérodote et le livre d'Esther ? Et faut-il penser, par exemple, que les βασιλικαί διφθέραι, composées d'abord sous la forme d'une ample épopée, allaient peu à peu en se resserrant, en se desséchant pour ainsi dire, jusqu'à ne comporter plus que des listes de noms propres ? Le champ est ouvert aux hypothèses ; mais il nous a paru bon de remarquer seulement que Ctésias, pour l'histoire des guerres médiques, ne s'autorisait, ce semble, ni de l'une ni de l'autre de ces deux sources. Il se contentait, pour toute la période historique de son sujet, d'affirmer qu'il rapportait une tradition perse[23] : ce qu'il n'avait pas vu lui-même, il le racontait, disait-il, d'après les Perses qu'il avait interrogés. Que doit-on penser de cette assertion, en ce qui regarde le récit particulier des guerres médiques ?

Si l'on considère dans leur ensemble les dix chapitres du résumé de Photius, on est frappé tout d'abord de voir que la défaite des Perses y est formellement avouée, sans ménagements ni réticences. Datis débarque à Marathon, et il y est battu par Miltiade[24]. A Platées, l'armée perse succombe, et Mardonius prend la fuite[25]. Xerxès lui-même, à Salamine, perd cinq cents vaisseaux, et abandonne la victoire aux Grecs[26]. Admettons que le résumé succinct de Photius ait supprimé les nuances qui pouvaient atténuer chez Ctésias l'aveu de cette triple défaite : le médecin d'Artaxerxès n'en reconnaissait pas moins l'infériorité des armes perses, et l'échec total de l'entreprise. Est-il possible que telle ait été la version, officielle ou non, des Perses ? Les Grecs eux-mêmes, malgré l'éclat de leur victoire, n'ont pas eu, ce semble, la naïveté de croire que les Perses racontaient comme eux l'histoire de cette guerre, et le rhéteur Dion Chrysostome nous paraît avoir exprimé une opinion fort ancienne en Grèce, lorsqu'il attribue à un Mède la version suivante des guerres médiques : Darius envoya Datis et Artapherne contre les villes de Naxos et d'Érétrie ; ces villes prises, l'expédition revint en Asie. Cependant, tandis que la flotte perse était mouillée dans un port de l'Eubée, quelques vaisseaux, une vingtaine environ, avaient été jetés sur la côte de l'Attique, et un combat s'y était engagé entre les matelots et les indigènes. Plus tard, Xerxès, ayant fait campagne contre tous les Grecs, vainquit d'abord les Lacédémoniens aux Thermopyles et tua leur roi Léonidas, puis il prit et saccagea la ville des Athéniens, et réduisit en esclavage tous ceux qui n'avaient pas pris la fuite. Ayant alors imposé un tribut aux Grecs, il revint en Asie[27]. Voilà bien par quelles altérations de la vérité et par quelles réticences le patriotisme des barbares devait chercher à dissimuler l'histoire réelle de ces événements ! A vrai dire, Dion Chrysostome nous semble avoir mis dans la bouche d'un Perse, à propos de la journée de Marathon, une opinion qui depuis longtemps avait cours en Grèce ; peut-être même a-t-il inventé de toutes pièces cette prétendue conversation avec un barbare ; mais du moins avait-il raison de penser que les Perses, loin de faire l'aveu de leurs défaites, avaient retenu seulement de cette grande entreprise le souvenir glorieux des Thermopyles et de la prise d'Athènes.

Le récit de Ctésias contient en outre une grossière erreur chronologique : la bataille de Platées aurait eu lieu, selon lui, avant le combat naval de Salamine[28]. Cette confusion des campagnes de 480 et de 479 ne peut guère s'expliquer que par la situation géographique de Platées, dans la Grèce centrale, entre les Thermopyles et l'Attique ; elle est donc plus naturelle chez un auteur grec, qui disposait de cartes géographiques, que dans une tradition barbare, et ce n'est pas encore à ce trait que nous reconnaîtrons la marque d'une origine perse. Ajoutons que Dion Chrysostome, en faisant allusion à cette erreur, dans le même discours que nous avons déjà cité, la mentionne au nombre des contradictions que présente en général l'histoire, même écrite par des contemporains : il ne parle pas des contradictions qui proviennent de traditions propres à des peuples différents.

Enfin, dans le détail des faits, trouvons-nous chez Ctésias, ou du moins chez son abréviateur, la moindre trace d'une origine vraiment orientale ? Y a-t-il rien qui justifie cette singulière assertion de M. C. Müller, que l'historien, pénétré des idées perses, en était arrivé à oublier les mœurs des Grecs ses compatriotes[29] ? C'est le contraire qui nous semble vrai. A l'exception de quelques détails particuliers qui peuvent provenir de la cour même de Suse — comme ceux qui se rapportent à la maladie de Darius, à la date de sa mort et à la durée de son règne, au mariage de Xerxès, à ses fils et ses filles —, la plupart des données de Ctésias ont une couleur grecque. Ne parlons pas même ici de certaines expressions isolées qui trahissent parfois la patrie de l'écrivain et le public auquel il s'adresse[30] C'est bien le fond même du récit qui est grec, dans cette description, par exemple, du combat des Thermopyles : Contre le général des Lacédémoniens, Léonidas, posté aux Thermopyles, Xerxès envoie d'abord Artabane avec 10.000 hommes ; l'armée perse est écrasée, tandis que tombent seulement deux ou trois Lacédémoniens. Le roi ordonne ensuite une nouvelle attaque avec 20.000 hommes ; ces 20.000 hommes sont de nouveau défaits. Alors, à coups de fouet, on pousse les Perses au combat ; mais, sous les coups de fouet même, ils sont encore vaincus. Le lendemain Xerxès commande d'engager la bataille avec 50.000 hommes, et, comme il n'arrive encore à rien, il renonce pour le moment à combattre. Cependant Thorax de Thessalie et deux chefs trachiniens, Calliadès et Timaphernès, étaient dans le camp des Perses, avec une armée. Xerxès, les ayant fait venir avec Démarate et Hégias d'Éphèse, apprit d'eux que les Lacédémoniens ne seraient jamais vaincus s'ils n'étaient cernés. Alors, sous la conduite des deux Trachiniens, l'armée perse, au nombre de 40.000 hommes, passa par un sentier difficile, et prit de dos les Lacédémoniens : enveloppés, ils succombèrent tous en combattant vaillamment[31]. Chaque phrase, dans ce pâle sommaire de Photius, contient le plus bel éloge des Grecs, et quelques mots plus expressifs encore que les autres ne laissent aucun doute sur l'esprit qui animait tout le récit de Ctésias. Or nous avons ici la plus longue des descriptions que Photius nous ait laissées. D'autres morceaux, plus courts, ont le male caractère. On conne, par exemple, les deux expéditions que Xerxès, au témoignage de Ctésias, avait ordonnées contre Delphes : la première, conduite par Mardonius, avait échoué, et Mardonius y avait trouvé la mort ; la seconde, envoyée directement d'Asie après le retour de Xerxès, avait porté à Apollon les outrages du Grand Roi, et pillé le temple[32]. Faut-il voir dans ce récit le mélange de deux traditions, l'une grecque, dérivée de celle que rapporte Hérodote, et comportant l'aveu d'un échec, l'autre perse, et consacrant la revanche de Xerxès ? S'il en était ainsi, ce serait déjà la preuve que tout chez Ctésias ne provenait pas d'une source perse ; mais les termes dont se sert Photius, à propos de la seconde expédition, nous paraissent trahir, eux aussi, une origine grecque : le roi charge d'abord le général Mégabyse d'aller piller le temple ; Mégabyse se récuse, et c'est un eunuque qui reçoit la mission de venger sur Apollon la mort de Mardonius ! Pouvait-on marquer plus fortement en Grèce l'acharnement et le mépris de Xerxès à l'égard du dieu de Delphes ?

Si la source de Ctésias n'est pas exclusivement perse, d'où vient la tradition qu'il représente ? Photius atteste que l'auteur des Περσικά contredisait Hérodote presque sur tous les points, lui reprochant son amour des fables et ses mensonges. Ce texte suffit à établir que Ctésias n'avait pas, comme on l'a cru, composé tout son ouvrage à Suse, en dehors de toute communication avec les Grecs et avec la tradition nationale. Comme Thucydide, il avait eu connaissance du livre d'Hérodote, et c'est avec intention qu'il avait donné des mêmes faits une version différente. Reste à savoir à quel moment de sa carrière il avait eu entre les mains l'œuvre de son devancier. Était-ce avant son arrivée à la cour du roi de Perse ? La chose nous parait peu probable. Quoique répandu en Grèce aussitôt après la mort de son auteur, le livre d'Hérodote fut d'abord plus connu en Italie et à Athènes que dans les pays grecs d'Asie, bientôt entraînés de nouveau sous la domination perse. Le médecin de Cnide, avant d'être appelé vers 415 à la cour de Suse, ne devait pas s'être préoccupé beaucoup des écrits de son compatriote d'Halicarnasse, depuis longtemps éloigné de sa ville natale. Dans ses fonctions mêmes de médecin royal, nous doutons fort que Ctésias ait fait œuvre d'historien. Tout autres durent être ses dispositions, lorsque plus tard, en 398, il quitta la Perse pour revenir en Grèce. Après avoir été mêlé aux négociations du Grand Roi avec les États grecs, il se trouva rejeté dans le parti de Sparte, quand survint la rupture de cette ville avec Artaxerxès ; c'est alors qu'il dut entreprendre de rédiger pour les Grecs les souvenirs qu'il avait recueillis jadis en Orient. Lucien lui reproche, bien à tort, d'avoir écrit pour flatter un prince dont il était un des familiers[33] : plusieurs passages des Περσικά, relatifs à Artaxerxès et à Parysatis, ne peuvent avoir été écrits, au contraire, que loin de la cour, hors de l'empire. Plutarque est plus près de la vérité, lorsqu'il signale chez Ctésias un parti pris en faveur de Lacédémone[34]. Cette tendance que Plutarque reconnaissait dans les chapitres sur Cléarque, c'est aussi celle que nous croyons trouver dans l'histoire des guerres médiques.

Nous avons déjà noté, d'après Photius, la peinture énergique que Ctésias faisait de Léonidas et de ses compagnons : il convient d'ajouter ici que l'inspiration grecque, sensible dans tout ce morceau, était avant tout une inspiration lacédémonienne. A en juger par les proportions que donne Photius aux autres épisodes de la guerre, aucune partie n'était plus développée que celle-là : l'exploit des Spartiates figurait au premier plan du tableau. Peut-être n'est-ce pas non plus le hasard, ou la fantaisie du compilateur, qui fait que le chef spartiate seul est nommé dans la bataille de Platées ; toute la part qu'avait prise à la victoire le contingent d'Athènes y est laissée dans l'ombre[35]. Faut-il attribuer à la même cause l'omission des combats livrés à Artémisium par une flotte où dominait l'élément athénien ? et, à une époque antérieure, n'est-ce pas à dessein que Ctésias négligeait de rappeler l'initiative d'Athènes lors de la révolte ionienne, c'est-à-dire cette première entreprise de la Grèce propre pour venir au secours de ses frères d'Asie ? Cette omission nous parait d'autant plus caractéristique (c'est-à-dire attribuable à Ctésias et non à Photius), que nulle part ailleurs, à propos des campagnes de Datis et de Xerxès, il n'est question de l'expédition athénienne en Asie et de l'incendie de Sardes. Loin d'attribuer à un aussi noble motif la haine dont les Perses poursuivaient Athènes, Ctésias racontait que les vainqueurs de Marathon s'étaient rendus coupables d'une violation du droit des gens, en refusant de rendre le corps de Datis[36]. Le récit de la bataille de Salamine contient aussi quelques traits qui s'accordent avec la tendance générale que nous signalons ici : la flotte des Grecs compte, suivant Ctésias, 700 vaisseaux, et le contingent particulier des Athéniens 110[37]. Que nous sommes loin des chiffres fournis par Eschyle, Hérodote et Thucydide ! Les Athéniens ne forment plus qu'une fraction minime de la flotte, au lieu de la moitié ou des deux tiers ! Aussi la victoire appartient-elle réellement à tous les Grecs, parmi lesquels Ctésias distingue cependant Thémistocle et Aristide, pour leurs sages conseils et leur habileté : c'est à eux que les Grecs durent un secours d'archers crétois, et c'est par leurs manœuvres adroites que Xerxès précipita son départ. Hérodote ne nous apprend-il pas que Sparte avait en effet rendu hommage à la prudence de Thémistocle[38] ? Enfin la prise et l'incendie d'Athènes sont exposés par Ctésias en deux lignes ; mais c'est assez pour que l'auteur oppose au récit d'Hérodote une version beaucoup moins athénienne : au lieu de résister jusqu'à la mort, les pauvres prêtres réfugiés dans l'Acropole, derrière leur muraille de bois, s'échappent pendant la nuit, abandonnant la place à la flamme des Perses[39].

Nous ne prétendons pas nier que quelques détails dans le récit de Ctésias n'offrent par eux-mêmes de l'intérêt, et ne puissent être utilisés par l'historien des guerres médiques. Dans le nombre il conviendrait peut-être de ranger la digue élevée par Xerxès avant la bataille de Salamine, ou bien encore la présence d'archers crétois dans l'armée grecque[40]. Mais nous avons démontré, ce semble, que Ctésias n'avait pas, comme on l'a cru, reproduit une tradition officielle des Perses, ni même une tradition perse ; nous avons vu que son récit des guerres médiques n'avait en rien l'apparence d'une relation faite par un peuple vaincu, et nous avons cru pouvoir supposer qu'une bonne partie de ses informations provenait d'une origine spartiate. Si l'on songe d'ailleurs que Ctésias n'offre pas, comme historien, des garanties suffisantes de véracité, on reconnaîtra que ses attaques contre Hérodote doivent être attribuées à de mesquines rivalités de métier, ainsi qu'à des préoccupations politiques peu propres à guider l'historien dans la recherche de la vérité.

 

 

 



[1] Voir ce qui dit PHOTIUS de Ctésias (p. 45 a, éd. Bekker).

[2] THÉOPOMPE, fr. 29 (Fragm. histor. græc., t. I, p. 283).

[3] STRABON, XI, p. 507-508.

[4] LUCIEN, Le menteur d'inclination, 2.

[5] LUCIEN, Histoire véritable, II, 31.

[6] HÉRODOTE, III, 105.

[7] CTÉSIAS, Indica, § 7 du résumé de l'Horus (p. 80 des Fragments de Ctésias, publiés par C. Müller, à la suite de l'HÉRODOTE de la coll. Didot).

[8] ID., ibid., § 4.

[9] ID., ibid., § 11.

[10] ID., ibid., § 32.

[11] PLUTARQUE, Artaxerxès, 13.

[12] XÉNOPHON, Anabase, II, 1, § 17.

[13] PLUTARQUE, Artaxerxès, 21.

[14] CTÉSIAS, Persica, § 1 du résumé de PHOTIUS.

[15] CTÉSIAS, The Fragments of the Persika, éd. by John Gilmore, London, 1888. — Selon M. C. Müller, les Perses qui avaient rédigé les chroniques royales (Persas regiorum annalium auctores) avaient de beaucoup altérer la vérité, dans l'histoire des guerres médiques, par vanité et par esprit de flatterie (De vita et scriptis Ctesiæ, p. 3).

[16] DIODORE, II, 32.

[17] CTÉSIAS, éd. Gilmore, p. 158, note au § 58.

[18] Esther, II, 21-23 ; VI, 1-11 ; X, 2.

[19] HÉRODOTE, VII, 100 ; VIII, 85, 90.

[20] DIODORE, II, 22.

[21] ID., ibid., 32.

[22] Nous empruntons cette idée à l'auteur d'un livre déjà ancien, mais plein d'intérêt : BLUM (K.-L.), Herodot und Clesias, die frühsten Geschichtsforscher des Orients, Heidelberg, 1836. M. Blum appuie son hypothèse, au sujet des βασιλικαί διφθέραι, sur des considérations générales, mais aussi sur le texte même de Diodore, qu'il interprète autrement que tous les commentateurs. Dans le passage de DIODORE (II, 32), au sujet des Mèdes maîtres de l'Asie sous le roi Arbace, M. Blum comprend le mot νόμος, non pas dans le sens de loi, mais dans le sens de chant, rythme, mélodie. Ainsi se trouverait bien mis en lumière le caractère poétique de ces vieilles traditions, qui ne pouvaient rien avoir de commun avec des annales officielles, des documents authentiques.

[23] CTÉSIAS, Persica, § 1 du résumé de PHOTIUS.

[24] CTÉSIAS, Persica, § 18.

[25] CTÉSIAS, Persica, § 23.

[26] CTÉSIAS, Persica, § 26.

[27] DION CHRYSOSTOME, XI, p. 366-367 R.

[28] On s'est demandé si cette erreur devait être attribuée à Ctésias lui-même ou à son abréviateur Photius. Nous ne doutons pas, quant à nous, que la faute ne provienne de Ctésias. D'abord, l'usage d'abréger les auteurs anciens était trop répandu au temps de Photius, pour qu'on puisse le soupçonner d'avoir par maladresse prêté gratuitement des erreurs historiques à son modèle. Ensuite, la confusion grave que présente le résumé de Photius est signalée par Dion Chrysostome (XI, p. 365 R), et cela dans des termes tels que, suivant toute vraisemblance, c'est au récit de Ctésias que le rhéteur fait allusion. Voir à ce sujet la discussion de M. H. R. PONTOW, Die Perserexpedition nach Delphi, dans Neue Jahrbücher, t. CXXIX (1884), p. 233.

[29] De vita et scriptis Ctesiæ, p. 3.

[30] Une des causes qui poussent Xerxès à marcher contre la Grèce est le désir de châtier les habitants de Chalcédoine, qui avaient renversé l'autel de Ζεύς Διαβητήριος, élevé jadis par Darius (CTÉSIAS, Persica, § 17 et 21).

[31] CTÉSIAS, Persica, § 23.

[32] ID., ibid., § 25 et 27.

[33] LUCIEN, Comment il faut écrire l'histoire, 39.

[34] PLUTARQUE, Artaxerxès, 13.

[35] CTÉSIAS, Persica, § 25.

[36] CTÉSIAS, Persica, § 18.

[37] ID., ibid., § 26.

[38] HÉRODOTE, VIII, 124.

[39] CTÉSIAS, Persica, § 26.

[40] CTÉSIAS, Persica, § 26.