HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXVI. — PHILIPPE DE MACÉDOINE.

 

 

Mais il se trouvait que ce tuteur du roi de Macédoine, son oncle Philippe, était un de ces hommes qui changent le cours prévu des événements. Son courage physique, son énergie, en firent un des plus beaux militaires de son temps ; il en fut le meilleur diplomate, par sa souple ténacité, et des qualités de séduction auxquelles ses ennemis même ne restaient pas insensibles. Il est le plus remarquable représentant de cette série de souverains qui réunirent les qualités du Barbare et celles du Grec civilisé, et qui, depuis Mausole jusqu'à Mithridate, jouèrent un rôle si considérable dans l'hellénisme vieillissant. Mais, quelles qu'aient pu être dès le début les ambitions de cet homme étonnant, son premier soin ne pouvait être que de reconstituer le domaine du jeune roi confié à ses soins. Il s'y employa avec opiniâtreté, mais sans rechercher de parti-pris les solutions brillantes et héroïques. S'il défit l'armée d'Argaios, c'est en payant les Péoniens et les Thraces qu'il les décida à évacuer les territoires occupés et à abandonner leurs prétendants respectifs. Par contre ce fut une bataille rangée qui débarrassa la Haute-Macédoine des Illyriens ; du coup les vassaux de cette région rentrèrent dans le devoir ; la Macédoine retrouvait à peu près ses limites du temps d'Archelaos. Ce fut vers le même temps que le jeune roi Amyntas eut le tact de s'effacer définitivement devant son oncle, qui prit le titre de roi en 360.

Philippe connaissait la Grèce ; otage à Thèbes pendant plusieurs années, il avait vu de près l'infanterie béotienne et pu mesurer la force et la faiblesse du système fédératif. Il est cependant peu vraisemblable qu'il ait, dès son arrivée au trône, conçu le projet de réunir toute la Grèce sous son autorité : c'eût été une ambition inouïe, de la part d'un jeune homme de vingt-cinq ans, et qui venait de reconstituer péniblement un royaume délabré. Dans ces premières années, il se montra surtout préoccupé d'arrondir son empire du côté de la mer, vers le Pangée et la Thrace, en attendant la Chalcidique. Mais le Pangée, la Thrace, la Chalcidique, nécessaires à l'expansion maritime de la Macédoine, étaient aussi des points vitaux pour Athènes. Et cependant Philippe ne se souciait pas d'entrer en conflit direct avec une ville qui possédait 350 trières dans ses arsenaux. De là, pendant plusieurs années, l'attitude complexe, contradictoire, du roi, tantôt agressif vis-à-vis des Athéniens, tantôt prêt aux arrangements et aux concessions. En 357, Philippe s'emparait d'Amphipolis, la ville tant regrettée d'Athènes depuis 424 ; c'était, disait-il, pour la rendre aux Athéniens, en échange de Pydna qui devait lui donner l'accès de la région de l'Olympe. Pydna occupée, Philippe garda les deux villes, et, en plus, Crenides, en plein district minier du Strymon. Athènes déclara la guerre à Philippe ; les hostilités furent menées sans conviction de part et d'autre, et l'on en serait peut-être venu à un arrangement, si Philippe n'avait pas été entraîné à se mêler plus directement des affaires de Grèce.

Une nouvelle puissance militaire s'y était constituée depuis quelques années. La Phocide avait toujours mal supporté de voir le sanctuaire de Delphes, situé sur son territoire, géré par la ligue amphictyonique. Quelques notables phocidiens avaient été, par cette ligue, et à l'instigation des Béotiens, condamnés .à payer une forte amende au dieu. Ils refusèrent de se soumettre, leurs concitoyens prirent fait et cause pour eux, et, sous la conduite de Philomélos, s'emparèrent de Delphes (356). L'autorité morale du sanctuaire était bien affaiblie ; depuis cent cinquante ans, il avait soutenu successivement les puissants du jour, et les vaincus du lendemain ; les Perses, puis les Athéniens, puis les Spartiates, et maintenant les Béotiens ; et Démosthène pourra bientôt parler de l'ombre qui est à Delphes ; mais à l'abri de cette ombre s'étaient entassées des richesses énormes. Les Phocidiens, imitant ce qu'avaient fait huit ans plus tôt les Arcadiens à Olympie, n'hésitèrent pas à s'en emparer. A cette époque, où la guerre se faisait avec des armées mercenaires, celui qui avait l'or avait du coup la puissance militaire. On s'en aperçut bien le jour où Philomélos put réunir une armée de 10.000 soldats. En même temps, il négociait en Grèce, s'assurait l'alliance de tous les ennemis de Thèbes : Sparte, Corinthe, Athènes. Cependant il fut vaincu et tué dans une bataille où ses troupes, encore mal dressées, avaient dû affronter l'infanterie thébaine soutenue par la cavalerie thessalienne. Mais ses successeurs Onomarchos et Phayllos reprirent la lutte et renforcèrent leur armée ; Onomarchos pénétra en Béotie, et rappela les habitants d'Orchomène, coup direct porté à l'influence de Thèbes, qui était alors engagée dans une malencontreuse expédition en Asie Mineure ; en Thessalie, il soutint Lycophron, tyran de Phères, contre le reste de la confédération.

Tant que cette nouvelle guerre sacrée n'avait intéressé que la Grèce centrale, Philippe n'était pas intervenu. Mais jamais les rois de Macédoine n'étaient restés indifférents à ce qui se passait en Thessalie ; il y avait là des réserves en hommes, en chevaux, en blé, qu'on ne pouvait laisser aux mains des tyranneaux de Phères, encore moins de la confédération phocidienne. Philippe descendit donc en Thessalie ; il fut deux fois vaincu (354) : l'armée phocidienne était maintenant la meilleure de la Grèce. Mais Philippe n'était pas homme à rester sur une défaite. En 353, il reparaissait en Thessalie, et, soutenu par la cavalerie confédérée, il défit près de Phères l'armée de Lycophron et celle d'Onomarchos, qui resta sur le champ de bataille. Les conséquences de cette victoire furent considérables ; non seulement c'était la fin des tyrans de Phères, mais la Thessalie se trouvait enfin unie, et unie sous l'hégémonie de fait de la Macédoine ; du même coup Philippe se trouvait entraîné à poursuivre directement cette guerre sacrée, où il était entré de biais. Et, comme Phayllos réorganisait son armée, Philippe voulut le prévenir, et, marchant sur la Phocide, se présenta devant les Thermopyles (353/2).

Cette démarche cristallisa les inquiétudes que la politique macédonienne éveillait depuis quelque temps. La sensibilité des Grecs était beaucoup plus vive pour tout ce qui était en deçà qu'au delà des Thermopyles. Philippe trouva au défilé l'armée de Phayllos renforcée de 10.000 Grecs, dont 5.000 hoplites athéniens. Comme au temps des guerres médiques, une coalition se formait contre l'envahisseur venu du Nord, mais cette fois c'était Athènes qui dès l'abord en prenait la direction : Thèbes ne pouvait naturellement que favoriser la politique de Philippe qui menaçait les Phocidiens ; Sparte, qui n'avait pu envoyer qu'un millier d'hommes, était empêtrée dans des tentatives malheureuses pour rétablir son hégémonie dans le Péloponnèse, et n'arrivait même pas à s'emparer de Mégalépolis. Athènes au contraire, après l'insuccès de la guerre contre Mausole, était entrée dans une période de recueillement où elle avait retrouvé des forces nouvelles. Ce n'étaient plus les stratèges qui y étaient les martres de la politique ; de plus en plus spécialisés dans les choses militaires à mesure que la guerre, avec la tactique et le matériel modernes, devenait un art plus difficile, ils cèdent la place aux civils, à des hommes que leurs talents administratifs ou oratoires désignaient pour la conduite des affaires de la cité. Un parti d'hommes prudents, à la tête desquels était Euboulos, réorganisait les finances délabrées, faisait commencer au Pirée un grand arsenal, et reconstituait la flotte, qui comptait, en 353/2, 350 trières, chiffre inouï et jamais atteint jusque-là.

C'était le parti d'Euboulos qui avait fait décider l'envoi du contingent athénien aux Thermopyles. Devant ce déploiement de forces, Philippe recula et rentra en Thessalie. Mais Euboulos ne voulut point exploiter son succès. Il était l'ennemi d'une politique d'aventures, et avait fait accepter ces principes de prudence aux Athéniens, qui, la même année, avaient refusé de secourir les Rhodiens révoltés contre Artémise, la sœur et veuve de Mausole, laquelle avait succédé à son mari. Et sans doute Euboulos espérait-il qu'Athènes pourrait vivre en bonne intelligence avec Philippe. Mais l'équilibre entre ces deux puissances n'était pas réalisable : le roi de Macédoine manifestait dès lors des ambitions incompatibles avec les intérêts qu'Athènes avait dans le Nord de la Mer Égée, et qu'aucun homme d'État athénien ne pouvait sacrifier. Outre la question d'Amphipolis, que Philippe n'avait jamais rendue, il n'était pas au pouvoir d'Euboulos d'éviter les causes de frottement en Thrace. En 351, Philippe, qui, après son échec aux Thermopyles, avait affermi sa domination vers l'Ouest en réduisant à la vassalité les rois d'Épire et d'Illyrie, se retourna contre la Thrace, et imposa son alliance au roi des Odryses, Chersoblepte : c'était là une menace pour Sestos, qu'Athènes venait de reprendre, et pour les clérouquies qu'elle venait d'envoyer en Chersonèse. Plus graves encore devaient être les événements de Chalcidique. Il y avait là, sur la frontière de la Macédoine, toute une région de forêts, et de villes prospères qui suivaient avec inquiétude les progrès du roi. Olynthe, la plus puissante d'entre elles, ne pouvait que regretter de s'être alliée avec Philippe en 356, et même d'être sortie en 371 de la confédération athénienne. Aussi se décida-t-elle à conclure avec Athènes une alliance défensive, qui devait rapporter à elle la sécurité, à Athènes Amphipolis. En 349, Philippe pénétra en Chalcidique, et, comme Athènes envoyait du renfort, il sut l'empêcher de prendre une part plus active à la guerre en organisant la révolte de l'Eubée. Le résultat fut qu'Athènes dut, une fois de plus, reconnaître l'indépendance de la grande île si nécessaire à son ravitaillement, et qu'elle ne put empêcher Olynthe d'être prise et rasée, ni les villes de la Chalcidique d'être incorporées à la Macédoine (348).

Ces graves événements condamnaient la politique suivie jusqu'alors. On avait manqué à la fois de prévoyance et de décision. Si aux Thermopyles Athènes avait pu aligner 5.000 hommes, en Chalcidique on avait pratiqué le système des petits paquets, envoyant d'abord 30 trières et 2.000 hommes, puis 28 trières et 4.000 hommes ; puis, quand il était trop tard, 17 trières et 2.000 hommes. Mais surtout on n'avait pas su voir qu'il y avait quelque chose de changé en Grèce, et que si Athènes voulait sauver ce qui restait de la confédération, ce n'était plus de Sparte, ni de Thèbes qu'il fallait se garder, mais de la jeune puissance septentrionale. Pour lutter contre ce nouvel ennemi, il fallait oublier les vieilles inimitiés, les souvenirs d'Aigos-Potamos et de Mantinée, et reconstituer contre Philippe l'union de Salamine et de Platées. Il fallait aussi qu'à Athènes on mit fin au laisser-aller de ces dernières années. L'emploi toujours plus grand des mercenaires avait fait oublier le principe de l'impôt du sang dû par tous les citoyens ; c'étaient des étrangers — soldats et même chefs, comme l'Eubéen Charidémos — qui, en Thrace ou dans l'Archipel, se battaient pour le compte d'Athènes ; et, par une bizarre contradiction, ces pratiques, naturellement très dispendieuses, n'empêchaient pas les prodigalités inutiles ; les fêtes fréquentes étaient une ruine pour les finances, surtout avec l'habitude, prise depuis quelques années, d'y distribuer à tous les Athéniens une gratification allant jusqu'à cinq drachmes par tête. L'économie la plus stricte, le respect des lois militaires, une politique d'oubli et d'alliance avec les cités grecques, étaient pour Athènes une nécessité vitale.

Toutes ces vérités n'étaient pas bonnes à dire à des hommes pleins de vieux préjugés vis-à-vis de Thèbes et de Sparte, amis de leurs aises et de leurs plaisirs, et peu désireux, une fois débarrassés des corvées de l'éphébie, de reprendre l'équipement militaire pour aller batailler hors de l'Attique. Et cependant il y avait à Athènes un petit groupe d'hommes qui ne craignaient pas de prêcher cette politique énergique. Leur faible nombre était compensé par le talent oratoire de quelques-uns d'entre eux, Hypéride, qui s'était déjà fait remarquer lors du procès contre Callistratos, et surtout Démosthène. Ce dernier appartenait, comme tant de grands hommes d'Athènes, à la bourgeoisie industrielle. Son père, un gros fabricant d'armes, lui avait laissé une fortune que ses tuteurs administrèrent mal ; le procès qu'il leur intenta à sa majorité, suivi de plusieurs causes retentissantes, avait déjà attiré l'attention sur lui avant que son énergique intervention dans les affaires d'Olynthe fit de lui un des chefs de la politique athénienne. On a parlé avec mépris de ce parti d'orateurs, de cette république d'avocats ; en réalité, par leur culture, leur esprit critique, leur courage civique, ils constituaient bien plutôt un parti d'intellectuels à qui l'on ne peut en tous cas refuser le patriotisme et la clairvoyance.

Pour l'instant, Athènes, mal préparée matériellement et moralement à une guerre pénible, avait besoin de faire cesser cet état de demi-hostilité qui régnait entre elle et Philippe et qui lui avait déjà coûté aussi cher qu'une guerre ouverte. Elle était à peu près isolée en Grèce ; en Phocide, les trésors de Delphes s'épuisaient, et avec eux la possibilité de lever des mercenaires ; au reste, la politique des chefs phocidiens était pleine de contradictions, et, après avoir offert aux Athéniens les forts des Thermopyles, ils venaient de les occuper pour leur propre compte. Philippe de son côté désirait la paix : Athènes était encore la première puissance maritime du monde grec. L'assemblée d'Athènes accepta aisément le principe d'envoyer à Philippe une ambassade composée de Démosthène, de Philocrate, et d'un autre avocat, Eschine. C'était un homme, dont la famille, autrefois aisée, avait subi de dures épreuves, et qui avait dû lui-même faire bien des métiers ; il lui en était resté beaucoup de souplesse, d'agrément, et d'aplomb. Mais, sans accepter tout ce que raconte Démosthène, avec qui cette ambassade devait le brouiller à jamais, sur ses vices et sa vénalité, on peut au moins estimer qu'il était dépourvu de sens politique. S'il a en fait favorisé les progrès et préparé le triomphe de Philippe, il semble n'avoir pas été de ceux qui, comme Isocrate, les souhaitaient pour le plus grand bien de la Grèce ; et cette hégémonie macédonienne dont il a été l'un des artisans, il l'a déplorée comme les autres une fois qu'elle fut réalisée. Mais en 346 il semble avoir été, avec beaucoup d'Athéniens, hypnotisé par le danger thébain. C'est avec ces idées qu'il arriva auprès de Philippe ; sa faconde fit de lui le principal personnage de la délégation, Démosthène s'étant montré fort gauche devant le roi. Un protocole fut rédigé par Philocrate, où chacune des deux parties garantissait, par une alliance réciproque, le maintien du statu quo. C'était, pour Athènes, renoncer à Amphipolis et à la Chalcidique. Au moins fallait-il hâter la signature définitive, pour que rien d'irréparable ne fût consommé, ni en Thrace, où Chersoblepte et l'Athénien Charès résistaient péniblement à la nouvelle flotte macédonienne, ni en Phocide. Mais, après que l'Assemblée athénienne eut ratifié, non sans peine, le protocole de Philocrate, les mêmes ambassadeurs, qui devaient recueillir la signature de Philippe, revinrent à Pella avec une lenteur fâcheuse ; lorsqu'ils y arrivèrent, au bout de trois semaines, les dernières forteresses de la Thrace avaient été enlevées, et le royaume de Chersoblepte était devenu un état vassal de la Macédoine. Un aimable accueil, des promesses illusoires relatives à l'Eubée, à Oropos, et à Platées, firent oublier à Eschine, à Philocrate, quelques semaines plus tard à l'Assemblée d'Athènes, ce déplorable événement, et leur firent négliger ce qui se passait en Phocide, où le fils d'Onomarchos, Phalaicos, voyant la situation perdue, capitulait quelques jours après la signature de la paix de Philocrate (346). La troisième guerre sacrée était finie, la Phocide dépeuplée par le bannissement, ses villes rasées, une énorme amende imposée au pays ; Philippe restait maitre des Thermopyles, la Macédoine avait deux voix au Conseil amphictyonique, à qui l'administration du sanctuaire delphique était de nouveau rendue, et qui avait maintenant, pour faire exécuter ses décisions en Grèce, l'armée de Philippe. Entre Athènes et les premiers postes macédoniens, il n'y avait plus que la Béotie, ennemie d'Athènes.

 

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C'est sans doute à partir de ce moment que Philippe, cousaient de sa force matérielle, du prestige que lui conféraient sec victoires et sa situation à l'amphictyonie delphique, put songer à étendre son hégémonie sur la Grèce entière. La Macédoine n'était-elle pas désormais le plus puissant des États continentaux du monde hellénique ? Outre le grand territoire directement soumis à son roi, elle était entourée d'une ceinture d'États vassaux : la Thrace, I 'Épire, où régnait Alexandre, le jeune beau-frère de Philippe ; la Thessalie, réorganisée en quatre provinces (tétrarchies) sous le protectorat de la Macédoine, et jouissant sous ce nouveau régime d'une paix intérieure qu'elle n'avait pas connue depuis soixante ans. Un jeu d'alliances bien combinées allait compléter cette situation. Par la soumission de Cotys, seul l'Hellespont séparait ce royaume vassal de Philippe des possessions d'Artaxerxès Ochos. Ce n'était pas, on le sait, un voisin méprisable ; après avoir vu des mouvements nationalistes lui enlever la Phénicie et Chypre, le privant ainsi de ses meilleurs marins, il avait, appuyé par le dynaste carien Idrieux, frère et successeur d'Artémise, soumis Chypre, puis, grâce à des renforts envoyés par Thèbes et Argos, repris Sidon et toute la Phénicie, et enfin reconquis l'Égypte, indépendante depuis soixante ans ; le royaume du grand Darius, était donc reconstitué dans son intégrité. Quels que pussent être dès lors les projets asiatiques de Philippe, le moment n'était pas venu de se mettre à dos un si puissant voisin, et les deux souverains signèrent, vers 345, un traité d'alliance. On peut penser que Philippe ne négligeait pas la Grèce ; dans le Péloponnèse, les craintes qu'inspirait l'esprit, de revanche de Sparte valurent à la Macédoine l'alliance de Messène et de Mégalépolis ; les oligarques d'Élis, en Eubée ceux d'Oréos et d'Érétrie, arrivés au pouvoir depuis que l'île était sortie de la confédération athénienne, faisaient une politique macédonienne.

Seule Athènes résistait aux avances que multipliait Philippe. Au lendemain de la paix de Philocrate, le roi de Macédoine décidait le conseil amphictyonique à attribuer à Athènes Délos, qui réclamait son indépendance ; en 343, il envoyait à Athènes une ambassade chargée de négocier une révision de la paix de 346 ; en 342, il offrait de lui restituer, dans les Sporades, l'îlot d'Halonnésos, un nid de pirates qu'il avait lui-même récemment nettoyé ; il proposait de régler par l'arbitrage un conflit qui s'était élevé entre les clérouques de Chersonèse et la ville de Cardia, soumise à son autorité. Toutes ces tentatives se heurtèrent à l'intransigeance du parti patriote dont Démosthène était l'âme. Le grand orateur estimait que la politique d'équilibre rêvée par Euboulos était impossible, et il voulait qu'Athènes se préparât à la lutte. Et comme ceux qui considèrent, à tort ou à raison, que la patrie est en danger, il demandait d'abord des mesures énergiques vis-à-vis de ceux qui, dans Athènes même, ne partageaient pas sa manière de voir. Des procès furent intentés contre les responsables de la paix de 346 : Philocrate, qui dut quitter Athènes sans attendre sa condamnation ; Eschine, qui ne fut acquitté qu'à une faible majorité ; l'inquiétude commença à régner dans le parti de la paix, et, dans la population athénienne, la phobie des traîtres et des espions. En même temps, Démosthène ne cessait de réclamer le service militaire effectif, l'amélioration de la flotte, une réduction des dépenses somptuaires.

Bien entendu, ces mesures ne pouvaient suffire. Elles devaient avoir pour complément une politique extérieure énergique et avisée. Dans un esprit très réaliste, sans se laisser hypnotiser par les sentiments et les traditions, Démosthène voulait pratiquer un véritable renversement des alliances ; non seulement on devait renoncer à la politique de bascule qui, dans le Péloponnèse, soutenait tantôt Sparte, tantôt ses adversaires, mais on devait se réconcilier avec la Béotie, et enfin, quelle que pût être la répugnance de l'opinion publique à une pareille démarche, rechercher l'alliance du roi de Perse ; si entreprenant que fût Ochos, ce n'est pas lui qui présentement menaçait les libertés grecques. Une tournée diplomatique de Démosthène dans le Péloponnèse valut à Athènes l'alliance des principaux États de la presqu'île. Mais une ambassade envoyée en Perse revint sans avoir rien obtenu, et les adversaires de Démosthène ne manquèrent pas dès lors de le représenter comme un agent du Roi. Pour Thèbes, quoique Démosthène fût proxène de cette cité, l'alliance des deux villes ne devait se réaliser que sous la menace directe de Philippe, et trop tard.

Dans ces conditions, et tant que les dispositions de la Béotie restèrent incertaines, il fallait que les hostilités qu'on était décidé à engager contre Philippe eussent pour théâtre des points éloignés ; la guerre dans la Grèce centrale, c'était, à bref délai, l'Attique envahie, et les gens d'Athènes savaient ce que cela voulait dire. Dès 342 un détachement athénien envoyé à Ambracie empêchait Philippe de s'emparer de cette ville pour le compte de son beau-frère le roi d'Épire. Du coup, Corinthe, métropole d'Ambracie, et Corcyre, étaient gagnées à l'alliance athénienne. Dans le Nord de la Mer Égée, les besoins vitaux d'Athènes et les ambitions de Philippe créaient tout naturellement des causes de conflit. En 342, Chersoblepte, qui manifestait trop d'indépendance, fut détrôné, son royaume devint province macédonienne, menace directe pour Byzance, qui se prit à regretter, comme Olynthe huit ans auparavant, d'être sortie de la confédération athénienne. En Chersonèse, le corps de protection des établissements athéniens était commandé par Diopeithès, un militaire actif et débrouillard, vivant sur le pays soumis à Philippe, et ne craignant pas d'attaquer des villes sujettes du roi. Les années 341-340 furent marquées pour Athènes par de gros succès militaires. En Eubée, les tyranneaux d'Eubée, amis de Philippe, furent expulsés ou firent leur soumission, et l'île tout entière redevint le boulevard de l'Attique. Une énergique intervention de la flotte athénienne, appuyée de contingents des îles, força Philippe à abandonner le siège de Byzance. D'un bout à l'autre de la Grèce s'affirmait le succès de la politique de Démosthène, telle qu'il venait de l'exposer dans les périodes entraînantes de la IIIe Philippique ; depuis l'affaire de Byzance la guerre était officiellement déclarée au roi de Macédoine, et Athènes se trouvait à la tête d'une vaste coalition. Dans Athènes même, le prestige de Démosthène était considérable ; inspecteur général de la marine, il pouvait sans discussion imposer une réforme du commandement naval, et même faire accepter que les revenus employés jusque-là aux fêtes fussent désormais affectés au service de la guerre.

Mais un danger subsistait du fait de l'attitude de Thèbes ; et précisément cette ville allait créer, dans ce foyer d'intrigues qu'était le sanctuaire de Delphes, un incident gros de conséquences. En 340, à l'Assemblée amphictyonique, le bruit courut que les gens d'Amphissa, excités en sous-main par Thèbes, voulaient proposer une motion hostile à Athènes. Le conflit, dans l'intérêt de la Grèce, aurait dû être résolu pacifiquement. Mais Eschine, délégué d'Athènes à l'Assemblée, crut très habile la parade par laquelle il dénonça les empiètements des gens d'Amphissa, qui cultivaient un territoire réservé au dieu. Il sut exciter l'Assemblée, et, comme une expédition organisée par les gens de Delphes n'aboutit qu'à un échec bouffon, l'Amphictyonie décida une campagne pour l'année prochaine. C'était une nouvelle guerre sacrée qui se préparait ; et, comme on pouvait le prévoir, Philippe, à peine revenu d'une expédition dans la région du Danube, en obtint le commandement dans l'été de 339. La précédente l'avait amené aux Thermopyles ; en prévision d'un événement de ce genre, les Thébains, peut-être inquiets déjà, occupèrent Nicaia, principale forteresse du défilé. On se croyait donc bien tranquille lorsqu'en novembre 339 on apprit soudain que Philippe, négligeant la garnison thébaine, venait d'occuper Élatée, qui, au débouché des défilés de l'Oeta, commande la route de la plaine béotienne. Cette nouvelle, foudroyante pour Athènes comme pour Thèbes, eut au moins pour résultat de réaliser ce qui n'avait pu être obtenu depuis dix ans : l'alliance des deux villes. La politique de Démosthène avait donc son couronnement, mais bien tard, et la guerre dans la Grèce centrale était désormais inévitable.

Les confédérés purent mettre sur pied une armée de 40.000 hommes, dont une division alla couvrir Amphipolis, tandis que le plus gros gardait, devant Élatée, la frontière béotienne. Les opérations d'hiver furent défavorables à Philippe. Mais au printemps de 338 un détachement macédonien pénétrait en Locride, anéantissait le corps allié, et s'emparait d'Amphissa. En automne, le gros de l'armée de Philippe forçait l'entrée de la Béotie, et rencontrait près de Chéronée l'armée grecque. En face des Béotiens se trouvait le plus fort contingent macédonien, commandé par Alexandre, le fils du mi ; il bouscula la phalange thébaine, et prit à revers les Athéniens qui, après avoir enfoncé l'aile commandée par Philippe, se croyaient déjà vainqueurs ; la bataille s'acheva en déroute. Thèbes ouvrit ses portes. Athènes par contre avait encore sa flotte intacte, et, au premier moment, on y prit les mesures nécessaires pour soutenir un blocus. Mais les vieillards pouvaient encore rappeler ce qu'avaient été les dernières années de la guerre du Péloponnèse, et les Longs-Murs, qui n'avaient pas été réparés depuis la réfection hâtive de 393, n'étaient peut-être pas en état de résister aux machines modernes. Le stratège Phocion, un des bons militaires d'Athènes, depuis longtemps résigné à l'idée d'un accord, poussait aux .négociations ; elles furent facilitées par Philippe lui-même, qui ne tenait peut-être pas, après l'échec de Byzance, à tenter un nouveau siège. Il envoya à Athènes Démade, un des prisonniers de Chéronée : c'était un orateur de talent, convaincu de l'inutilité d'une résistance prolongée. En l'absence de Démosthène, parti en mission pour essayer de ravitailler la ville, il sut faire accepter à l'Assemblée des conditions en somme avantageuses : Athènes gardait sa liberté, son territoire, Salamine, ses clérouquies à Samos, Imbros, Lemnos, l'administration du sanctuaire délien. Mais la confédération athénienne était dissoute, et cette fois pour toujours ; pour toujours aussi étaient perdus les points vitaux des Dardanelles et du Bosphore, qui assuraient à Athènes son indépendance économique.

C'est que la confédération n'aurait pu entrer dans le vaste plan que Philippe allait pouvoir réaliser sans peine maintenant que l'armée béotienne était détruite, la flotte athénienne neutralisée. Accueilli triomphalement dans le Péloponnèse, il ne trouva de résistance qu'a Sparte, qui, aussi têtue qu'imprévoyante, n'avait pas voulu participer à côté d'une armée thébaine à la campagne de Chéronée, mais qui dut bien se soumettre et se voir réduite à la stricte possession de la Laconie. Dès la fin de l'automne 338 Philippe réunissait à Corinthe des délégués de toute la Grèce, et leur faisait connaître le nouvel ordre de choses qu'il se proposait d'instituer. Toutes les cités, tous les États de Grèce conservaient leur liberté et leur autonomie ; des dispositions spéciales étaient prises pour y éviter toute révolution politique ou sociale. Réconciliées dans une paix générale, elles formaient une vaste ligue dont le conseil devait se réunir à Corinthe. Cette ligue signait une alliance défensive et offensive avec la Macédoine, dont le roi, en temps de guerre, prenait le commandement des opérations, chaque cité devant y participer dans la mesure de ses forces. Il y avait là, semblait-il, un progrès sur les formes d'organisation imposées successivement par Athènes, Sparte, Thèbes. La stabilité intérieure des États était assurée ; leur indépendance paraissait respectée ; aucune contribution n'était prévue ; en admettant des organismes comme les jeunes groupements du Péloponnèse (Arcadie, Messénie), la ligue semblait un acheminement vers un système fédératif plus souple. Et l'on reproche souvent au parti patriote d'Athènes de n'avoir su que retarder l'avènement de ce régime inévitable et bienfaisant.

Que ce régime fût inévitable, c'est ce qu'il est très commode d'affirmer maintenant ; mais il faut quand même tâcher de comprendre ce que pouvait avoir de monstrueux pour un Grec du IVe siècle l'union des cités helléniques sous l'autorité d'une monarchie féodale et à demi barbare. Il est contestable en tous cas que la bataille de Chéronée ait marqué pour la Grèce le début d'une ère de paix et de prospérité. En fait, sous des formes adroites et, on peut en convenir, assez douces, c'était l'hégémonie macédonienne que Philippe lui imposait : la suppression de la confédération athénienne, de la ligue béotienne, les garnisons macédoniennes établies aux points vitaux, Chalcis, Thèbes, Corinthe, Ambracie, en attendant qu'Athènes eût aussi la sienne, le disaient assez clairement ; et les rares résolutions de la diète de Corinthe ne feront jamais qu'enregistrer les décisions des rois de Macédoine. A coup sûr la politique de Philippe a eu des conséquences inouïes, mais elles sont dues en grande partie à ce fait impossible à prévoir, et en tous cas assez rare, que deux militaires et organisateurs de génie se sont succédé sur le trône de Macédoine. Et ces conséquences, il faut bien le dire, ont intéressé essentiellement la Macédoine d'une part, et, de l'autre, l'Orient ; mais la Grèce propre, la Grèce en deçà des Thermopyles n'en a jamais tiré qu'un médiocre bénéfice. La forme fédérale imposée du dehors par Philippe devait être assez précaire ; dès la mort d'Alexandre on devait voir renaître le particularisme et ses querelles. Et d'autre part la domination macédonienne devait affaiblir ce ressort, cette jeune énergie, qui avait fait des petites cités grecques, pendant deux siècles, de grandes personnes morales. A côté des vastes États qui vont se constituer, elles ne seront plus que des villes médiocres dont la vie politique, économique, et, sauf Athènes, intellectuelle, sera de plus en plus ralentie. La bataille de Chéronée marque la fin d'une époque ; et l'extraordinaire diffusion de la civilisation grecque qui en sera la conséquence ne doit pas nous faire oublier qu'on va voir disparaître cette première forme de l'hellénisme, restreinte sans doute, mais si parfaite, qui avait pour base des cités libres et prospères.

 

Bibliographie. — DÉMOSTHÈNE. Harangues ; Discours sur l'Ambassade ; Discours sur la Couronne. — ESCHINE. Discours sur l'Ambassade ; Contre Ctésiphon. — SCHAEFER. Demosthenes und seine Zeit. Leipzig, 1885-1887. — DRERUP. Aus einer alten Advokatenrepublik, Studien zur Alte Geschichte, VIII, 2. Paderborn, 1916 (témoin d'un état d'esprit spécial).