HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXV. — CITÉS, CONFÉDÉRATIONS, MONARCHIES.

 

 

Les événements semblaient se mettre d'accord avec les idées qu'on trouve dans l'air dès la première moitié du IVe siècle et que les écrivains de cette époque commençaient à exprimer. Dans tout le monde grec on voit se constituer ou se reconstituer des groupements qui dépassaient les limites des cités d'autrefois. Sans doute subsiste-il encore des villes qui, incapables de former autour d'elles une confédération, refusent cependant d'entrer dans les confédérations voisines ; Argos, fidèle à une vieille politique d'égoïsme, est surtout préoccupée d'empêcher la formation d'une ligue analogue à celle qui s'était constituée autrefois autour de Sparte : à Mantinée elle avait envoyé des renforts contre les Arcadiens ; mais elle-même n'est que le centre d'un très petit territoire. De même les ports de la région de l'Isthme, Sicyone, Corinthe, Mégare, peu à peu détachés de Sparte, mènent une existence isolée. Mais à côté de ces quelques villes qui représentent encore le principe périmé de la petite cité autonome, se créent ou se maintiennent des systèmes politiques plus importants et plus complexes, qui annoncent les grands États de l'époque hellénistique. La ligue dont Sparte est le centre, bien réduite depuis Leuctres, n'occupe plus que le quart du Péloponnèse ; mais à côté d'elle l'Arcadie, divisée en deux partis, il est vrai, au moment de la bataille de Mantinée, la Messénie renaissante, l'Achaïe, constituent des fédérations dont chacune a son organisation politique, financière, militaire. Il en va de même de la Grèce centrale, où la ligue béotienne, malgré la catastrophe de Mantinée, reste défendue par la meilleure infanterie de la Grèce ; où, dans l'état montagnard de la Phocide, vont bientôt se révéler des chefs énergiques. La Thessalie, sauf le petit territoire qui demeure aux mains des tyrans de Phères, constitue une vaste fédération aristocratique qui aurait pu, mieux dirigée, jouer un plus grand rôle dans les affaires de Grèce, avec sa forte population — peut-être un demi-million d'habitants — et sa cavalerie ; mais elle était paralysée par des querelles entre la vieille maison des Aleuades et les tyrans de Phères, héritiers ambitieux et sanguinaires de Jason.

De tous ces groupements, le plus puissant était celui qu'Athènes, avec ténacité, avait commencé à reconstituer autour d'elle dès le début du IVe siècle. Au lendemain de la bataille de Mantinée, il comprenait toutes les îles de la Mer Égée, avec l'Eubée reconquise en 357, des points d'appui en Chalcidique, en Thrace, en Propontide ; à l'Ouest les îles si importantes de Cephallénie et de Corcyre. C'était l'ancien empire athénien, moins les villes asiatiques, moins Byzance aussi, et moins Amphipolis. Et si Athènes semblait résignée à voir les cités d'Asie obéir aux satrapes du Roi, elle estimait ne pouvoir se passer des ports du Bosphore, ni de la ville qui commandait la région du Pangée ; en 360, l'échec du stratège Timothée devant Amphipolis mécontenta l'opinion publique au point de déclencher une série de procès et de condamnations contre des militaires et des hommes politiques de premier plan, comme Callistratos, le chef de la politique anti-thébaine des dernières années. D'autre part, dans la confédération même se manifestaient des signes de mécontentement ; on commençait à oublier, à Athènes, l'enseignement des dernières années de la guerre du Péloponnèse, et la fédération tendait à redevenir un empire ; peu à peu des tributs imposés remplaçaient les contributions volontaires ; les clérouquies reparaissaient à Samos, à Potidée ; les habitants de certaines lies devaient de nouveau accepter la juridiction des tribunaux athéniens ; la constitution des cités n'était même pas respectée. On verra bientôt les effets de cette politique.

 

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Sur les confins de l'hellénisme, les groupements politiques prennent une autre forme. Le voisinage des barbares, parfois aussi l'obscurcissement du sentiment civique dans des populations à demi-grecques, y favorisait le maintien ou l'établissement de monarchies militaires. En Sicile l'autorité que le péril carthaginois avait conférée à Dionysios passa, sans qu'aucune question dynastique eût été posée, à son fils Dionysios le jeune. Celui-ci n'avait ni les qualités ni les défauts qui font un chef. Sous l'influence de son oncle Dion, il voulut essayer d'appliquer à Syracuse les principes politiques de Platon, qu'il avait fait revenir en Sicile jusqu'au jour où il crut s'apercevoir que son oncle travaillait pour son propre compte avec le secret espoir de le renverser. Dion et Platon furent renvoyés à Athènes (360). Là s'organisa une étrange conspiration d'intellectuels, qui avait l'Académie pour centre, et qui permit à Dion, en 357, de débarquer en Sicile à la tête de 3.000 mercenaires. Soutenu par les garnisons carthaginoises de l'Ouest, appuyé par l'opposition républicaine des villes grecques, il entra à Syracuse en triomphateur ; Dionysios fut assiégé dans la forteresse construite par son père dans l'fle d'Ortygie ; en 356, une victoire de Dion dans le port même de Syracuse rendait plus précaire encore la situation de Dionysios, qui réussit à forcer le blocus, et à s'enfuir jusqu'à Locres. Mais lorsqu'on vit Dion établir son autorité par les mêmes moyens que le vieux Dionysios, la même opposition qui avait contribué à la chute de son neveu se reconstitua contre lui ; une période de luttes compliquées s'ouvrit, qui devait se terminer par l'assassinat de Dion (354) et le retour de Dionysios le jeune à Syracuse. Au cours de ces révolutions, la confédération créée par Dionysios l'ancien s'était disloquée, et les Carthaginois s'apprêtaient à profiter une fois de plus de cette situation troublée.

De l'autre côté du monde hellénique, en Asie Mineure, un État monarchique s'était constitué sous l'autorité d'Hécatomnos, seigneur de Mylasa, qui avait soumis à son autorité presque toute la Carie et qui avait fini par se faire reconnaître comme satrape de la région par le Roi. L'autorité du gouvernement de Suse devenait de plus en plus précaire dans la Méditerranée orientale ; non seulement Artaxerxès, malgré ses armées de mercenaires commandées par les meilleurs généraux grecs de l'époque, Iphicrate, puis Timothée, n'arrivait pas à réprimer l'insurrection égyptienne, mais c'est à grand'peine qu'il venait à bout d'un soulèvement des satrapes d'Asie Mineure, appuyé par Sparte (372-359). A la faveur de cette situation, Mausole, le fils d'Hécatomnos, qui avait participé pour un temps à la révolte des satrapes, mais qui avait fait sa soumission à un moment où on pouvait encore lui en savoir gré, avait pu étendre son autorité du côté de l' Ionie et de la Lycie. Très hellénisé, malgré son nom carien, et cette étrange physionomie à demi barbare qu'une admirable statue nous a conservée, il voulait faire de la Carie un état civilisé. Il profita du mécontentement qui régnait dans la confédération athénienne pour en détacher les îles qui commandent la côte de Carie : Chios, Rhodes, Cos ; pendant ce temps Halicarnasse devenait sous son autorité une ville moderne et un grand port. Le nouveau roi, Artaxerxès Ochos, monté sur le trône en 359/8, ne pouvait que favoriser la politique de l'entreprenant satrape, comme, un siècle et demi plus tôt, Darius l'avait fait vis-à-vis d'Aristagoras de Milet. Athènes envoya deux flottes considérables dans la Mer Égée, à Chies, et à Byzance, qui, naturellement, s'était jointe aux révoltés. Un échec d'Iphicrate et de Timothée devant Chios (356) indigna l'opinion publique d'Athènes, et donna lieu à un procès où Timothée fut condamné à l'amende effrayante de 100 talents ; mais Charès, qui succéda aux deux vieux stratèges, ne fut pas plus heureux qu'eux. Athènes essaya alors de s'attaquer directement à la Perse, en soutenant la révolte du satrape de Phrygie, Artabaze. Mais le nouveau roi était un homme énergique, qui avait rétabli, à la mode asiatique, son autorité dans son royaume' en faisant exécuter un certain nombre de parents et de seigneurs gênants ; A peine Charès avait-il débarqué en Asie qu'on apprit la concentration de forces de terre et de mer considérables en Cilicie. Athènes ne tenait pas se mettre une grande guerre sur les bras ; Charès fut rappelé. Du même coup on renonçait à la lutte contre Mausole, et l'on reconnaissait l'indépendance des trois fies, qui, peu de temps après, reçurent une garnison carienne. A la même époque, Mytilène, et Corcyre, se détachèrent de la confédération, qui se réduisait d'une manière inquiétante et devait compter maintenant avec la Carie, passée au rang de grande puissance maritime.

C'était, par contre, une principauté amie d'Athènes qui s'était constituée au débouché des terres à blé de la Scythie, dans la Chersonèse Taurique. A vrai dire, elle était faite essentiellement de cités détachées de la confédération athénienne au moment de la débâcle de la fin du Ve siècle, et qui n'y .étaient jamais rentrées. Mais des tyrans habiles y avaient renoué, grâce à une politique libérale d'exportation des céréales, de bons rapports avec Athènes, leur grande cliente. La monarchie bosporane, aussi militaire que commerçante, durant le iVe siècle, sous le règne de Leucon et de ses fils Spartocos et Parisadès, s'étendit du Caucase au Don, constituant une véritable marche de l'hellénisme du côté du Nord.

 

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Le plus vaste des États qui bordaient le monde grec était, au lendemain de la bataille de Mantinée, la Macédoine, avec sa superficie de près de 30.000 kilomètres carrés, sa population de 500.000 habitants peut-être. Les Grecs considéraient les Macédoniens comme des barbares ; de fait, ils n'étaient pas en mesure de comprendre leur dialecte, vraisemblablement apparenté au grec, mais en tous cas très aberrant. D'autre part leurs mœurs brutales, leurs grandes beuveries, leur organisation politique où la royauté dominait mal une aristocratie de grands propriétaires, choquaient à la fois la délicatesse et le sens démocratique des Grecs. Cependant un effort avait été fait dès le Ve siècle pour civiliser et helléniser le pays ; à la fin de la guerre du Péloponnèse, un roi intelligent, Archelaos, avait construit des routes, des places fortes, attiré à sa cour des savants et des poètes comme Euripide, favorisé la diffusion du grec — sous la forme du dialecte attique, qui était dès cette époque la langue de civilisation par excellence — ; plus tard, à une époque qu'on ne peut déterminer, fut constituée dans l'armée le corps d'élite de la phalange, cette redoutable formation en rangs serrés de fantassins armés de longues piques, qui se révélera bientôt invincible sur les champs de bataille ; le roi Perdiccas (365-359) avait créé une organisation financière. Néanmoins le rôle de la Macédoine dans les affaires de Grèce avait été jusqu'alors très restreint. Seuls les États qui avaient une politique septentrionale, Athènes avant 403, Sparte après Aigos-Potamos, Thèbes après Leuctres avaient eu des rapports avec les rois macédoniens. Vers 400, une tentative d'Archelaos pour occuper la Thessalie manifesta, pour la première fois, une tendance à communiquer directement avec le monde hellénique. Mais l'activité de la Macédoine était paralysée par des révolutions de palais continuelles. Pendant quarante ans, de 399, date de la mort d'Archelaos, jusqu'en 359, neuf rois se sont succédé sur le trône ; pendant ces règnes, écourtés en général par des assassinats, non seulement tout progrès territorial était impossible, mais la Macédoine semblait sans défense contre ses voisins. Les Illyriens, depuis 384, exerçaient leur suzeraineté sur une partie du royaume, et Perdiccas était tombé (359) en essayant d'affranchir de leur joug les provinces du Nord, cette région des lacs et de la Tscherna dont les événements de 1918 ont montré l'importance stratégique. A la mort de Perdiccas, l'héritier légitime, Amyntas, étant encore un enfant, trois prétendants, plus ou moins apparentés à. la famille royale, se déclarèrent, tous trois s'appuyant sur l'étranger : Argaios sur les Athéniens ; Archelaos, frère aîné de Perdiccas, sur les Péoniens ; Pausanias, sur les Thraces ; l'ère de l'anarchie et de l'impuissance ne semblait pas devoir se terminer de si tôt.

 

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Des diverses formes d'organisation politique qu'on rencontrait dans le monde hellénique vers 360, il était bien difficile de discerner celle qui avait des chances de s'imposer à toute la Grèce. Le système de la confédération, dont la ligue athénienne restait le plus brillant représentant, était exposé à un double danger, soit que le pouvoir central manquât d'autorité, comme ç'avait été le cas pour la ligue arcadienne, soit que, pour vouloir imposer cette autorité avec trop de force, on tombât dans les fautes de la démagogie impérialiste. D'autre part les monarchies, qu'il s'agît de royautés héréditaires ou de tyrannies, montraient tous les vices du pouvoir personnel, et à voir la Thessalie, avec les détestables tyranneaux de Phères, la Sicile, avec la guerre déchaînée entre l'oncle et le neveu, la Macédoine, où, entre des vassaux indisciplinés et des prétendants appuyés par des armées étrangères, le principe de légitimité était représenté par un enfant assisté d'un tuteur de vingt-trois ans, on ne pouvait guère soupçonner que, un quart de siècle après la bataille de Mantinée, la Grèce reconnaîtrait l'autorité d'un maître unique.

 

Bibliographie. — SCHAEFER. Demosthenes und seine Zeit. Leipzig, 1885-1887.