HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XX. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE JUSQU'À LA PAIX DE NICIAS.

 

 

Quatorze ans après la trêve de 445 éclatait une guerre qui devait laisser bien loin derrière elle tous les conflits antérieurs entre Grecs. L'enjeu de la lutte, son acharnement, le caractère dramatique de certains épisodes, le fait aussi d'avoir été racontée par un Thucydide, en font un des événements les mieux connus de l'antiquité. On l'a parfois considérée comme la dernière manifestation d'un long conflit entre Ioniens et Doriens. Cette théorie, qui semble avoir été déjà exprimée au temps de Thucydide, ne répond guère à la réalité. En fait, il n'y avait au Ve siècle ni bloc ionien ni bloc dorien : entre une ville de propriétaires-soldats, comme Sparte, un port à population mêlée comme Corinthe, un centre politique et intellectuel comme Syracuse, n'existait d'autre lien qu'une similitude de dialecte et une communauté provisoire d'intérêts. Il ne faut pas oublier d'autre part que l'alliance de la dorienne Corcyre et de l'ionienne Athènes fut une des occasions de la guerre, que parmi les alliés de Sparte on compte les Béotiens, qui n'avaient rien de dorien, et plus tard les cités éoliennes et ioniennes de la confédération athénienne, qu'Athènes par contre bénéficia de la neutralité bienveillante, puis de l'alliance effective de la dorienne Argos.

La cause profonde de la guerre fut, nous dit Thucydide, l'extension de la puissance athénienne et la crainte qu'elle inspirait aux Lacédémoniens. II ne s'agit pas là du conflit entre deux impérialismes. Avant la guerre du Péloponnèse, on ne peut parler d'un impérialisme de Sparte. Dans la confédération péloponnésienne la liberté des cités participantes était respectée. Il en allait différemment du côté d'Athènes. On sait comment s'était constitué son empire. Il n'est pas certain que quelques Athéniens n'aient pas rêvé d'une organisation plus vaste et plus souple. Vers 447, Périclès invita les villes grecques à envoyer des représentants à Athènes pour y traiter, avec certaines questions religieuses, de la liberté de la navigation et du maintien de la paix. La mauvaise volonté de Sparte fit échouer cette réunion qui aurait pu être l'amorce d'une fédération panhellénique. Désormais les hommes d'État athéniens ne songeront plus qu'à développer et à centraliser la puissance de leur cité. Dès 455, le trésor de la confédération avait été transféré sur l'Acropole ; en 446, on voit les habitants de Chalcis faire juger leurs procès au criminel à Athènes, pratique qui s'étendra bientôt à toutes les villes sujettes ou alliées ; en 442, la confédération fut divisée en cinq circonscriptions, pour répartir le tribut qui pesait lourdement sur les sujets d'Athènes — certaines cités, Égine, Thasos, ne payaient pas moins de 30 talents chacune — ; toute une organisation était nécessaire pour en assurer la perception : flotte spéciale, commissaires, garnisons. La centralisation était renforcée par les lotissements (clérouquies) établis, souvent en guise de punition, sur le territoire des cités sujettes, au bénéfice des citoyens athéniens, qui, à la différence des émigrants d'autrefois, restaient citoyens de leur ville d'origine. Enfin Athènes se mêlait des affaires intérieures de la confédération, et s'efforçait d'y établir des constitutions démocratiques analogues à la sienne

Ce régime créait un ressentiment qui se manifesta d'une manière aiguë dès 439. A Samos, une des rares cités qui avait conservé le rang d'alliée, les aristocrates, mécontents de voir Athènes prendre parti dans une vieille querelle entre Samos et Milet, et imposer à la cité une constitution démocratique, poussèrent la ville à la révolte ; Byzance suivit aussitôt le mouvement ; les insurgés essayèrent vainement de trouver des appuis dans le monde grec ; seul le satrape de Lydie promit de leur envoyer le secours d'une escadre phénicienne. Périclès agit vigoureusement. Une flotte de 60 vaisseaux dont il prit le commandement partit pour Samos ; augmentée de contingents insulaires qui portèrent à 200 le nombre de ses unités, elle mit le siège devant Samos, pendant que des détachements croisaient sur les côtes de Carie, à la rencontre de l'escadre phénicienne qui ne se montra pas. Après un investissement de neuf mois, et des engagements de succès divers, les Samiens durent capituler, passèrent au rang de ville sujette et reçurent garnison. Byzance fit sa soumission. Outre l'intérêt que le gouvernement perse continuait à montrer aux événements de la Mer. Égée, l'événement montrait l'état d'esprit qui régnait dans la confédération.

Plus grave était l'inquiétude que provoquait en Grèce l'extension de l'empire athénien. Sans doute, lorsqu'il avait été question de soutenir les Samiens révoltés, la majorité des membres de la ligue péloponnésienne avait décidé de s'abstenir ; mais c'était bien moins par amitié pour Athènes que par respect de la trêve de trente ans, et par le sentiment que l'heure d'agir n'était pas encore venue. En fait, chacun se rendait compte du danger de l'extension de la puissance athénienne. La confédération ne suffisait plus à son ambition. Reprenant la politique des Pisistratides, Périclès jalonnait la route du Pont-Euxin de possessions athéniennes ; des clérouquies étaient envoyées en Chalcidique ; à l'embouchure du Strymon, où Amphipolis, débouché des mines du Pangée, fut fondée en 437 ; en Chersonèse de Thrace ; à Sinope, à Amisos. De l'autre côté du monde hellénique, Athènes nouait des relations avec les villes siciliennes restées indépendantes de Syracuse ; en Grèce elle prenait la tête de l'entreprise panhellénique qui créa, à côté de l'emplacement de Sybaris (cf. p. 134), la ville de Thourioi, peuplée de descendants de la ville détruite et de colons venus de tous les points de la Grèce (444/3). C'étaient surtout les villes maritimes qui se préoccupaient de ces progrès : Syracuse, Corinthe, Mégare ; cette dernière défendait péniblement son indépendance, et une mesure inique écarta en 432 ses commerçants de tous les marchés de la confédération athénienne. Sparte fut plus lente à s'émouvoir ; et ce furent des querelles entre Athènes d'une part, Corinthe et Mégare de l'autre, qui furent l'origine de la guerre.

Le premier de ces conflits ne paraissait pas, à ses débuts, être l'amorce d'une conflagration générale. La ville d'Épidamne, colonie de Corcyre, dont le territoire était infesté par les Illyriens, demanda du secours à sa métropole ; celle-ci refusant d'intervenir, les Épidamniens s'adressèrent à Corinthe, métropole de Corcyre (435). Il y avait un vieux compte à régler entre Corcyre et Corinthe, qui trouvait que sa colonie manifestait vis-à-vis d'elle-même trop d'indépendance, et lui faisait dans l'Adriatique une insupportable concurrence. L'occasion parut bonne aux Corinthiens, qui envoyèrent à Épidamne une colonie et une garnison soutenue par une flotte de 75 navires. Les Corcyréens battirent l'escadre et s'emparèrent de la garnison. Les Corinthiens firent des préparatifs considérables pour une expédition de vengeance. C'est alors que les Corcyréens, inquiets, demandèrent du secours à Athènes, où l'Assemblée décida de signer avec Corcyre une alliance défensive, et d'y envoyer du renfort. C'était un geste grave : Périclès, qui pouvait en prévoir les conséquences, considérait un grand conflit comme inévitable, et ne voulait pas laisser à l'ennemi l'appoint de la flotte corcyréenne et la libre navigation dans la Mer Ionienne. Dans l'été de 433, aux îles Sybota, près de la pointe Sud de Corcyre, se rencontrèrent les escadres de Corinthe et de Corcyre, celle-ci assistée de 10 trières athéniennes qui avaient reçu mission, non d'attaquer, mais d'empêcher tout débarquement des Corinthiens dans l'île de Corcyre. La flotte corcyréenne était battue, malgré la participation des équipages athéniens, qui, contrairement aux ordres, se laissèrent entraîner dans la mêlée, — quand l'arrivée de 20 autres trières athéniennes arrêta les Corinthiens et sauva Corcyre d'un débarquement. Les flottes se séparèrent après cette bataille indécise.

Les Corinthiens estimaient que les Athéniens avaient violé la trêve de trente ans. Cette question juridique n'était pas réglée quand un nouvel incident mit les deux cités aux prises. Peu de temps après la bataille des fies Sybota, un décret athénien ordonna à Potidée de Chalcidique, ville de la confédération, mais ancienne colonie corinthienne restée en rapports avec sa métropole, de raser ses fortifications, de donner des otages, et de chasser les magistrats que Corinthe y envoyait chaque année. En même temps, Athènes décidait l'envoi d'une escadre et d'un corps de débarquement de 2.000 hommes, à la fois pour réduire Potidée et pour surveiller Perdiccas, roi de Macédoine, qui intriguait avec les villes de Chalcidique et les Péloponnésiens. Les forces athéniennes arrivèrent en Chalcidique pour y trouver Potidée et les cités voisines en révolte, Perdiccas en guerre ouverte contre Athènes (432) : Corinthe envoyait 2.000 hommes de secours. Athènes de son côté expédia 2.000 hommes qui, joints au premier contingent, après un engagement heureux, s'installèrent sur l'isthme de Potidée et le fortifièrent pendant que l'escadre bloquait la ville.

Cette fois les hostilités étaient directes. A Sparte, dans un congrès de la confédération péloponnésienne, les Corinthiens se plaignirent de la conduite des Athéniens, les Mégariens firent valoir l'iniquité du décret qui les frappait ; l'assemblée spartiate, réunie en séance privée, décida que la trêve était rompue ; quelques semaines après, un nouveau congrès vota la guerre. Chacun se prépara désormais aux hostilités qui ne pouvaient commencer qu'au printemps prochain. Le gouvernement de Sparte, à la tête duquel était un vieillard prudent, le roi Archidamos, s'engageait sans enthousiasme dans cette aventure ; il fallut l'insuccès d'une dernière 'ambassade envoyée à Athènes pour lui faire accepter l'inévitable. C'est que l'issue de la lutte était incertaine. Athènes avait pour elle son empire, ses ressources financières, mille talents en réserve sur l'Acropole, sa flotte, qui comptait it ce moment près de 300 trières, ses équipages exercés, la capacité de production de ses arsenaux ; elle avait aussi en plus d'une réserve de 10.000 vieilles classes et métèques, une armée de terre de 13.000 hoplites et de 1.000 cavaliers, sinon la plus disciplinée de toute la Grèce, du moins la mieux rompue à toute espèce de guerre, et qui depuis cinquante ans avait fait ses preuves depuis la Thrace jusqu'à l'Égypte. La ligue péloponnésienne, qui, à défaut d'Argos, avait l'appoint des États de la Grèce centrale, pouvait mettre sur pied une armée de 40.000 fantassins, dont le noyau était les 4.000 hoplites de Sparte, d'armement archaïque, sans doute, mais fortement organisés ; les villes du golfe de Corinthe disposaient d'une centaine de trières. Dans un conflit où les forces opposées se balançaient ainsi, les impondérables étaient destinés à jouer un grand rôle, de même que les événements qui pouvaient se produire à l'intérieur des États belligérants.

 

***

 

Au début du printemps de 431, un allié de Sparte mit de son côté des torts irréparables. Thèbes voyait d'un mauvais œil Platées rester, depuis 519, en dehors de la ligue béotienne, et maintenir avec Athènes une alliance cimentée par le sang versé en commun à Marathon et à Platées même. Cette situation pouvait faire, en cas de guerre, de la petite ville une base d'opérations en Béotie. Une nuit de mars, un détachement thébain, sans provocation aucune, pénétra dans Platées. Après un moment de stupeur, la population se ressaisit, défit les envahisseurs dans un combat de rues, mit à mort 180 Thébains qui n'avaient pu s'enfuir, et demanda l'aide d'Athènes, qui envoya d'urgence une garnison de secours. L'acte odieux des Thébains, et cette nuit sanglante, appelaient des représailles et contribuèrent à donner, dès le début, à la guerre un caractère d'étrange férocité.

Quelques semaines après, 25.000 Péloponnésiens et Béotiens envahirent l'Attique, campèrent à Éleusis, puis à Acharnes, ravagèrent cultures et forêts, et se retirèrent au bout d'un mois. Le vieux roi Archidamos, qui commandait l'expédition, n'avait su concevoir que ce plan de campagne indigent, qui fut encore appliqué l'année suivante, et qui n'était pas fait pour amener une décision rapide : avec le matériel de siège dont on disposait alors il ne pouvait être question d'un assaut, et Athènes, à l'abri de ses murailles, pouvait toujours se ravitailler par mer. Périclès se contenta de faire rentrer dans la ville tous les habitants de l'Attique, de refuser tout engagement sérieux, de tenter une diversion sur les côtes du Péloponnèse et de ravager le territoire de Mégare. Cette tactique était fondée sur l'idée que le peuple qui possède une forte marine est invincible : on sait à quelle dangereuse paresse peuvent mener ces principes d'insulaires. Périclès ne semble pas avoir prévu qu'il viendrait un jour où Sparte aurait à sa disposition une flotte puissante et exercée.

Il paraît n'avoir pas mesuré non plus les conséquences morales des dispositions adoptées. Dans cette armée inerte derrière ses murailles, chez ces propriétaires ruraux qui voyaient brûler leurs récoltes, chez ces citadins remuants et influençables, se manifestèrent bientôt des signes d'énervement. Un événement dont Périclès n'est pas responsable, mais dont les mesures prises augmentèrent la gravité, vint accroître la démoralisation. Au printemps de 430, alors que les Péloponnésiens venaient d'entrer de nouveau en Attique, une maladie venue d'Orient, apportée sans doute par un vaisseau, et qui paraît avoir été la peste bubonique, éclata au Pirée, puis à Athènes. Dans ces deux villes, où plusieurs milliers de réfugiés étaient entassés au mépris de toute hygiène, la maladie, qui, avec des intermittences, sévit pendant trois ans, fit d'affreux ravages ; l'armée seule perdit plus de 5.000 hommes. Les sentiments s'exaspérèrent ; un absurde procès en malversations fut monté contre Périclès ; il dut payer une énorme amende et abandonner les fonctions de stratège qu'il exerçait depuis quinze ans. Au printemps suivant, par un bizarre revirement qu'il faut peut-être expliquer par la prise de Potidée (hiver 430/29) — suivie, il est vrai, par une défaite athénienne en Chalcidique il fut réélu, pour peu de temps d'ailleurs car, atteint lui-même par la peste, il succomba durant l'été. Il laissait une Athènes fière de sa splendeur, consciente de sa puissance, mais engagée dans un conflit où sa responsabilité ne peut être niée.

 

***

 

En tous cas la conduite de la guerre ne devait pas avoir à souffrir de sa disparition. L'homme dont l'influence remplaça la sienne, sinon au Conseil des stratèges, où il n'entra qu'en 424, du moins à l'Assemblée populaire, Cléon, n'était pas la brute ridicule qu'a représentée Aristophane. II appartenait à cette classe de négociants qui voulait un régime radicalement démocratique, et il avait le patriotisme sans nuances d'un jacobin. Soutenu par l'opinion publique, il voulut donner à la guerre une impulsion plus active. Les mêmes dispositions se manifestent à Sparte, sous l'influence de Brasidas, un officier hardi et d'esprit ouvert. Des deux côtés on se rendait compte qu'il ne fallait pas chercher une décision sous les murs d'Athènes ; l'invasion printanière de l'Attique n'eut plus lieu que d'une manière intermittente (428, 427, 425) et des deux côtés on chercha d'autres théâtres d'opérations. Dès 429, les Péloponnésiens mirent le siège devant Platées, qui devait faire une résistance de deux ans. La même année, une escadre athénienne, envoyée l'automne précédent dans le golfe de Corinthe pour en bloquer les ports, remportait en face de Naupacte, sous le commandement de Phormion, deux victoires consécutives qui montrèrent la maladresse manœuvrière des équipages péloponnésiens. Par contre, un coup de main de Brasidas sur le Pirée faillit réussir.

En 428, un grave événement mit en péril l'empire athénien. L'île de Lesbos, un des rares États de la confédération qui avait gardé son rang d'allié, se révolta, et fut immédiatement admise dans la ligue péloponnésienne qui se prépara à lui envoyer du secours. Cléon agit avec énergie ; dès l'automne, une flotte et un corps de débarquement bloquaient Mytilène, centre de la révolte ; une escadre fit une démonstration sur les côtes de Laconie, une autre, sur l'Isthme où se concentrait l'armée péloponnésienne. L'été suivant le parti démocratique de Mytilène obligea le gouvernement à capituler avant que la flotte de secours ne fût arrivée. La répression fut terrible ; peu s'en fallut qu'un premier vote de l'Assemblée athénienne, qui avait décidé la mise à mort de tous les Mytiléniens mâles, ne fût exécuté avant l'arrivée du contre-ordre qui ne frappait que les responsables. La guerre prenait un caractère atroce ; dans ce même été 427, après un siège où les Péloponnésiens s'étaient exercés A de laborieux essais de poliorcétique, les restes de la garnison de Platées durent se rendre, furent égorgés, la ville rasée, le territoire affermé au profit des Thébains. La même année des troubles éclatèrent à Corcyre entre démocrates et aristocrates : Athènes et les Péloponnésiens envoyèrent chacune une division navale ; finalement l'arrivée de 60 trières athéniennes assura le triomphe du parti démocratique ; les représailles qu'il exerça pendant plusieurs jours furent affreuses, et eurent leur répercussion dans toute la Grèce, divisée en deux camps.

Les nations frontières du monde hellénique elles-mêmes étaient entraînées dans la lutte. Dès l'automne de 429, Sitalcès, roi des Odryses de Thrace, avait, à l'instigation d'Athènes, envahi la Macédoine avec une horde énorme ; son expédition, arrêtée par l'hiver, donna à réfléchir au traître Perdiccas et aux États de la Grèce centrale. En 426, le conseil des stratèges, où se trouvait un homme entreprenant, Démosthène, conçut le plan d'une grande opération par l'Ouest, qui, soumettant les peuplades de l'Acarnanie et de l'Étolie, devait, par la Phocide, pénétrer en Béotie. Les hoplites athéniens, déroutés d'abord par la tactique des archers étoliens, subirent au printemps une grave défaite ; mais à l'automne une brillante victoire assurait à Démosthène la possession de l'Acarnanie et d'Ambracie.

 

***

 

De plus en plus on se persuadait que la décision devait être cherchée à l'Ouest. En Sicile, comme la démocratie syracusaine avait soumis Agrigente (vers 446) et essayait de reconstituer à son profit l'empire de Hiéron, les villes qui ne voulaient pas accepter son hégémonie envoyèrent en 427 une ambassade, dirigée par Gorgias, pour demander du secours à Athènes, qui expédia sur les lieux une petite division navale. En 425, pendant que les Péloponnésiens faisaient une dernière et vaine invasion en Attique, une nouvelle escadre partit pour la Sicile ; elle s'arrêta sur la côte occidentale de Messénie, pour y déposer, sur la presqu'île escarpée qui commande la rade de Pylos, un corps d'hoplites sous le commandement de Démosthène. L'emplacement était bien choisi pour une base d'opérations. L'armée spartiate, revenue de l'Attique, et la flotte péloponnésienne arrivèrent à Pylos ; une attaque par mer échoua contre les fortifications élevées par les soldats athéniens, et les Lacédémoniens firent la faute de débarquer 420 hoplites — le dixième de l'infanterie spartiate — dans l'île de Sphactérie, qui ferme la baie. Il arriva ce qu'on pouvait prévoir : une escadre athénienne bouscula les vaisseaux péloponnésiens, pénétra dans la baie, et mit le blocus autour de l'île. Le siège se prolongeant, à la fin de l'été, Cléon, impatienté, se fit décerner par l'Assemblée un commandement extraordinaire et arriva à Pylos avec un renfort de troupes légères ; une attaque vigoureuse, où Démosthène fit un large emploi des archers et frondeurs, emporta la position : trois cents Lacédémoniens survivants furent faits prisonniers, humiliation sans précédent pour une armée qui n'avait jamais capitulé.

L'événement renforçait à Athènes l'influence de Cléon, qui fut nommé stratège, et des partisans de la guerre à outrance. Mais l'année 424, à part une croisière qui aboutit à l'occupation de Cythère, ne répondit pas aux espérances éveillées par le succès de Sphactérie. L'expédition de Sicile avait trouvé des résistances, provoqué des inquiétudes, groupé finalement toutes les villes dans une convention pacifique signée à Géla : la flotte athénienne dut se retirer. Une opération entreprise avec de gros effectifs contre Mégare échoua : les Athéniens ne gardèrent que le port de Nisaia. Ce même été, les Spartiates s'avisèrent enfin qu'Athènes était vulnérable dans ses colonies : Brasidas, avec une petite armée d'Hilotes affranchis et de mercenaires arcadiens, quitta Mégare qu'il venait de sauver, traversa la Béotie amie, la Thessalie timidement hostile, mais confondue devant l'audace de cette petite troupe, la Macédoine où Perdiccas ne demandait qu'à trahir une fois de plus, et s'empara d'Amphipolis avant que Thucydide (l'historien), qui commandait l'escadre de Thrace, ne pût dégager la ville. Actif et adroit, il sut grossir son armée de contingents barbares, et toutes les villes de la région firent soumission : Athènes ne gardait plus que le port d'Eion, perdait les forêts de Chalcidique et les mines du Pangée. Pendant ce temps, elle subissait une cruelle défaite en Béotie, où ses stratèges avaient préparé une invasion par trois côtés, qui devait être appuyée par un soulèvement du parti démocratique. Le soulèvement échoua ; les trois armées n'agirent pas de concert ; celle qui avait pénétré en Béotie par le Sud-Est fut écrasée à Délion, laissant un millier d'hoplites sur le terrain.

La guerre depuis huit ans, et sans résultats : l'empire athénien subsistait à peu près intact, avec sa flotte invincible et sans cesse renouvelée ; la ligue péloponnésienne n'était pas ébranlée, et l'exemple de Délion prouvait que d'autres infanteries pouvaient réparer les défaillances des hoplites spartiates. A Sparte, les partisans de la paix faisaient valoir l'amoindrissement du nombre, si restreint déjà, des citoyens, et le danger d'une révolte des Hilotes, dont un grand nombre, incorporés dans l'armée, avaient pris le goût de la liberté ; enfin ils rappelaient que la trêve conclue en 451 entre Sparte et Argos allait expirer et que la vieille rivale de Sparte ne cachait pas ses sympathies pour Athènes ; aussi, dès 426, on rappela le vieux roi Pleistoanax, exilé vingt ans auparavant pour avoir signé la convention de 446, jugée scandaleuse par certains nationalistes. A Athènes, toute une coterie d'aristocrates, admirateurs de Sparte, n'avait cessé de déplorer la guerre ; par un revirement de partis que les circonstances expliquent, ils voyaient se joindre à eux la classe rurale, jusqu'alors le plus ferme soutien des gouvernements démocratiques, mais qui était lasse d'assister, impuissante, au ravage de l'Attique, lasse aussi de payer plus lourdement, dans cette guerre comme dans tant d'autres, l'impôt du sang. Bien des citadins trouvaient aussi que tout ce remue-ménage n'avait pas de motifs sérieux, et regrettait le bon temps où l'on trouvait sur le marché des porcs de Mégare et des anguilles du lac Copaïs ; dès le printemps de 425, Aristophane exprimait dans les Acharniens ce pacifisme terre-à-terre. L'homme en qui s'incarnaient toutes ces tendances, Nicias, un des plus riches Athéniens d'alors, général heureux dans de petites circonstances, jouissait d'une confiance justifiée par l'attachement qu'il montrait à la démocratie, et que ne diminuait pas l'opposition qu'il faisait à Cléon. Après le désastre de Denon, des négociations, amorcées depuis Sphactérie, furent reprises et aboutirent à un armistice. Restaient à régler les affaires de Thrace, où Brasidas voulait exploiter sa victoire, mais où Cléon était parti avec 1.000 hoplites pour rétablir la situation. Dans l'automne de 422, pendant que l'armée athénienne revenait d'une reconnaissance sous les murs d'Amphipolis, Brasidas, sorti à l'improviste de la ville, tomba sur les hoplites athéniens qui se gardaient mal ; ce fut une déroute, où périrent 600 Athéniens, et Cléon parmi eux ; mais Brasidas fut mortellement blessé pendant la poursuite. La disparition de ces deux hommes devait faciliter les négociations. Au printemps de 421, Nicias et Pleistoanax firent ratifier, par les assemblées de leurs cités respectives, un traité de paix pour cinquante ans, qui rétablissait à peu de choses près la situation d'avant 431 ; Athènes recouvrait toutes ses possessions ; à la place du territoire de Platées, elle obtenait le port de Mégare ; par contre elle restituait les points occupés pendant les hostilités, et rendait les prisonniers de Sphactérie. Pour parvenir à cette paix blanche, Athènes et les villes du Péloponnèse avaient dépensé sans compter l'argent et les hommes. L'énormité des sacrifices et l'inanité du résultat auraient pu faire espérer que le traité de Nicias était le prélude d'une période de paix.

 

Bibliographie. — THUCYDIDE. Histoire..., I-IV.