HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XIX. — LA CURIOSITÉ SCIENTIFIQUE ET LA RÉACTION.

 

 

Ces œuvres composées pour les fêtes d'un sanctuaire ou d'une cité ne représentent pas toute l'activité intellectuelle des Grecs. A côté d'elles continuent à se développer des formes de pensée indépendantes du patriotisme municipal. En Grèce, comme partout, la science est internationale. A l'exception de Socrate, et peut-être d'Empédocle, les savants et philosophes du Ve siècle sont de grands voyageurs : on peut comparer l'existence d'un Sophocle, d'un Aristophane, d'un Phidias même, qui n'a pas été plus loin qu'Olympie, à celle d'Anaxagore, ou à celle des grands sophistes, dont l'existence n'est qu'une triomphale promenade depuis la Sicile jusqu'en Asie Mineure. Cet état d'esprit s'exprime par l'existence d'une véritable langue internationale, l'ionien littéraire, qu'emploient jusqu'en 425 environ les savants de tous pays, Ioniens, Doriens, d'Asie comme Hérodote et Hippocrate, ou de Sicile comme Hellanicos de Syracuse. Il faut bien une langue de prose commune entre ces savants d'origines si diverses : aucune ville, aucune région n'a au Ve siècle le monopole de la science : la Sicile, l'Asie Mineure, les îles de la Mer Égée, la Grèce du Nord produisent des physiciens, des médecins, des sophistes, des historiens. Le prestige politique et artistique d'Athènes risque à cet égard de faire illusion ; pendant longtemps elle n'a été qu'un rendez-vous de penseurs venus de tous les points de la Grèce. C'est seulement à la fin du Ve siècle, et, chose curieuse, à l'heure où commence le déclin de sa puissance, qu'on voit des historiens et des philosophes athéniens manifester leur originalité à l'ombre de ses murailles menacées.

Il n'est pas surprenant que cette pensée cosmopolite ne soit pas très influencée par les événements. Les guerres médiques elles-mêmes n'ont pas déterminé de coupure : les philosophes du Ve siècle se préoccupent des mêmes questions que ceux du vie et y apportent des réponses du même ordre. C'est au problème de la matière que s'attachent l'Ionien Anaxagore et surtout le Sicilien Empédocle (première moitié du Ve siècle), qui a eu la géniale intuition de supposer que tous les corps résultent de combinaisons, dans des proportions variables, d'éléments simples ; comme il arrive d'ailleurs souvent dans la science grecque, un point de vue fécond, appuyé sur une expérimentation insuffisante, s'est exprimé en formules inexactes, et la théorie des quatre éléments — le feu, l'air, l'eau, la terre — et de l'attraction du semblable par le semblable, a pesé lourdement sur la chimie jusqu'au XVIIIe siècle.

D'autres, continuant la tradition de Parménide, reprennent le problème de la connaissance. Protagoras d'Abdère (480-410) déclare que l'homme est la mesure des choses, affirmation célèbre, diversement interprétée, qui semble bien en tous cas être l'amorce d'une théorie de la relativité. Plus radical, le Sicilien Gorgias (seconde moitié du Ve siècle) démontrait que l'Être est inconnaissable. De pareilles théories, dans un autre milieu, auraient amené à la négation de la science. Mais une curiosité active, élément essentiel du tempérament grec, réagissait contre ces tendances nihilistes. Les constructeurs les plus aventureux, les critiques les plus subtils, conservent le goût des notions exactes et de l'observation. Gorgias était géomètre, Empédocle s'intéressait aux faits qui relèvent maintenant de la chimie ou de la biologie, Anaxagore tentait de modestes expériences de physique. Cet état d'esprit a permis l'élaboration d'une théorie où se manifeste la hardiesse intellectuelle des Grecs et leur amour de la clarté. Deux philosophes de cette ville d'Abdère, où était né Protagoras et qui était un centre scientifique actif, Leucippe et son disciple Démocrite (seconde moitié du Ve siècle) ont mis sur pied un système du monde cohérent. Derrière la convention des qualités sensibles ils affirment l'existence d'atomes, différents seulement par leurs formes, et par la manière dont ils se meuvent et s'accrochent les uns aux autres dans le vide. L'univers sensible était ainsi réduit à des combinaisons en nombre infini de formes et de mouvements ; les antinomies signalées depuis plus d'un siècle entre le problème de la connaissance et celui de la matière étaient résolues. Galilée et Descartes reprendront cette conception géométrique de l'univers ; de tous les systèmes élaborés par la pensée grecque, l'atomisme est celui qui devait fournir à la chimie moderne les hypothèses les plus commodes et les plus fécondes.

Les théories des physiciens du Ve siècle n'étaient pas encore des sciences au sens moderne du mot. Il manquait à ceux qui les ont élaborées le sens de l'expérimentation. Observateurs avisés, ils n'ont jamais fait que des expériences rudimentaires. On ne leur voit pas, vis-à-vis de la nature, l'attitude de prudence scrupuleuse qui est celle du savant d'aujourd'hui. Ce qui augmentait encore leur présomption était l'assurance de pouvoir posséder l'ensemble des connaissances humaines. A une époque où le nombre des notions d'un caractère scientifique était restreint, et où les livres étaient rares, il n'existait ni division .des sciences ni répartition du travail : Platon a caricaturé les savants universels de son temps. Seule la médecine, pour des raisons faciles à discerner, constituait un art, τέχνη, avec des spécialistes animés d'un esprit vraiment scientifique — conséquence de ce rationalisme que les Grecs ont toujours montré dans ce domaine, et qui se manifeste dans l'Iliade, où ce sont déjà des chirurgiens, non des magiciens, qui soignent les blessés. Au Ve siècle on trouve constituées de véritables écoles, analogues à celles qu'on rencontre au moyen-âge dans l'Europe du Sud-Ouest. A la plus importante, celle de Cos, appartenait Hippocrate (né vers 460) dont le nom a été .donné à tout un ensemble de travaux médicaux émanant sans doute d'auteurs divers. Les ouvrages de cette collection sont de valeur inégale ; mais on y trouve souvent une observation attentive des faits pathologiques, une connaissance de l'anatomie aussi avancée qu'il était possible à une époque qui ne pratiquait pas, la dissection, un effort pour délimiter la science médicale ; dans le traité Des airs, des eaux, des lieux sont exposés les rudiments d'une géographie humaine.

A côté de l'homme physique, les savants du Ve siècle étudient l'homme intérieur, ses formes de pensée et leur expression. Prodicos de Céos, Protagoras, composent des traités intermédiaires entre la grammaire, les études de vocabulaire, et la philosophie du langage. Il y avait sans doute encore beaucoup de puérilité dans ces essais — pas plus que dans certaines tentatives philologiques de notre XVIIe siècle. Mais ces études théoriques s'accompagnaient d'un enseignement pratique ; ces grammairiens enseignaient la rhétorique ; Gorgias est resté le type de ces professeurs d'éloquence. Les philosophes dont l'activité était ainsi spécialisée portent désormais le nom de sophistes. Ce nom avait eu des sens fort différents, désignant d'abord tout homme exercé dans son métier, puis la compétence intellectuelle en général. C'est seulement à la fin du Ve siècle que ce terme prend une signification restreinte et péjorative. Cette défaveur ne tient pas seulement à une vague défiance de la masse vis-à-vis des intellectuels. Les sophistes adoptaient volontiers une attitude de faste et de présomption. Si cet orgueil n'avait reposé que sur le sentiment de la dignité de la science, personne n'y eût trouvé à redire. Mais on voyait les sophistes parcourir la Grèce vêtus de pourpre, et leur opulence était le fruit de leçons qu'ils faisaient payer cher : ce mercantilisme choquait les esprits distingués. Plus graves encore étaient les malentendus provoqués par certaines de leurs déclarations. L'étude des formes du raisonnement les avait amenés à poser en principe qu'il y a dans toute affirmation une part de vérité. En chaque chose, il y a deux discours, en opposition l'un avec l'autre, disait Protagoras. Il s'agissait de faire ressortir cette vérité, tâche à laquelle les sophistes se sont appliqués avec subtilité ; et leurs efforts ont pu être interprétés comme des tentatives pour faire triompher le discours moins bon du discours meilleur, c'est-à-dire, aux yeux du public, l'injustice du bon droit.

En marge du mouvement intellectuel on trouve un homme dont l'influence sur le développement de la pensée grecque, et, on peut le dire, de la pensée européenne a été immense. C'est Socrate, qui n'est pas, comme lei sophistes, un grand seigneur de la science cosmopolite, mais un Athénien de condition modeste, et qui n'a quitté sa ville natale que pour prendre part aux premières campagnes de la guerre du Péloponnèse. Par son bon sens, son goût de la clarté, sa bonhomie, il était sans doute très près de ces artisans de l'Agora dont il fréquentait les boutiques. Mais à ces qualités nationales s'ajoutaient les particularités d'un tempérament remarquable. A vrai dire, l'image de Socrate, comme celle de tous les grands hommes qui n'ont rien écrit, a été déformée par des disciples qui nous ont laissé de lui des portraits divers. On peut se le figurer comme un homme d'une vie intérieure intense, écoutant les interdictions de sa conscience, qu'il appelait, avec plus ou moins d'ironie, son génie, doué d'une audace intellectuelle supérieure même au courage physique dont il avait donné des preuves en campagne. Sa grande affaire paraît avoir été le perfectionnement de l'être moral, auquel il prétendait arriver en soumettant à la critique les notions fausses et obscures : il s'était passionné pour cette tâche dont il avait fait une sorte d'apostolat, interrogeant ses concitoyens au hasard des rencontres, et les forçant, par un jeu d'interrogations subtiles, à reconnaître le mal fondé de leurs croyances. Dans ces enquêtes il n'a pas été sans profiter des méthodes d'analyse des sophistes, dont il blâmait cependant l'orgueil et le mercantilisme ; de fait, la foule ne l'a distingué ni des sophistes ni des physiciens, dont les théories l'avaient séduit dans sa jeunesse ; et, avant même que les circonstances ne créassent entre lui et ses concitoyens un conflit tragique, c'est sur lui que semble s'être concentrée l'antipathie railleuse que beaucoup d'Athéniens éprouvaient vis-à-vis des intellectuels.

 

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Tous ces ouvriers de la pensée et de la langue ont exercé sur leurs contemporains une grande influence. En apprenant à leurs auditeurs à décomposer leurs idées, à les grouper, et à se servir d'un vocabulaire ajusté aux nuances de la pensée, les sophistes ont fait faire un grand progrès à l'art de la parole. En particulier, le dialecte attique, qui était resté jusqu'au début du Ve siècle un parler archaïque, devient grâce à eux, dans le dernier quart du Ve siècle, un instrument souple et précis. Nous ignorons s'ils eurent une influence sur les orateurs du temps de Périclès, dont les discours n'avaient sans doute rien de commun avec les subtiles analyses que leur prête Thucydide ; mais l'action des sophistes se reconnaît dans les premières œuvres de l'éloquence judiciaire qui nous soient parvenues, les Tétralogies attribuées à Antiphon de Rhamnonte (mort en 411) ; ce sont des exercices d'école composés sur des thèmes fictifs. Le même Antiphon a composé, pour des causes réelles, des plaidoyers où la subtilité des raisonnements et l'art d'établir les vraisemblances rappellent la sophistique, mais où la sobriété des récits montre quel art distingué pouvait sortir de ces exercices d'assouplissement.

Toute la littérature s'imprègne de ces disciplines nouvelles. Si, sous l'influence de la tragédie, l'histoire devient une forme d'art, sous l'influence de la philosophie elle devient œuvre de réflexion. C'est, à vrai dire, la première de ces tendances qu'on remarque chez Hérodote d'Halicarnasse (né vers 484). Un effort de composition se marque dans ses neuf livres, où le résultat de ses enquêtes (ίστορίαι) sur les peuples d'Orient sert de vaste préface au récit des guerres médiques ; l'art du conteur y est exquis. Mais sa critique est encore rudimentaire, son information, inégale, et, lorsqu'il s'agit de faits récents, ses narrations embarrassent singulièrement les historiens modernes ; les événements sont rattachés à des causes souvent puériles, ou tout au plus à cette idée, déjà banale de son temps, que la prospérité excessive engendre des catastrophes. Quoique l'Athénien Thucydide ne soit que d'un quart de siècle plus jeune (460 à 400 environ), il semble que plusieurs générations les séparent. Né d'une famille où se mêlaient des éléments étrangers et le sang des descendants de Miltiade, il a fortement subi l'influence des philosophes. De la guerre du Péloponnèse, où il a pris une part active, puisqu'il a exercé la stratégie en 424, il a laissé un récit d'une rare valeur. Aucune période de l'histoire grecque, peut-être de l'antiquité, ne nous est connue avec plus de certitude et de clarté. Son exposé est dépouillé ; mais on a l'impression d'y trouver tout l'essentiel, et cette narration nue d'événements tragiques n'en est que plus poignante. L'influence de la philosophie se reconnaît, d'abord à un effort soutenu d'impartialité, ensuite à une recherche attentive des causes ; de là une étude raffinée de l'âme des individus et des foules, exprimée dans une langue que la sophistique a pourvue d'un vocabulaire nuancé, et qui s'essaye avec une gaucherie puissante aux constructions oratoires.

Le théâtre lui-même subit l'influence de la philosophie. Euripide (480-406), un des esprits les plus cultivés de son temps, introduit dans ses tragédies des éléments nouveaux. Les sentiments y sont étudiés avec plus de subtilité ; l'amour, pour lequel Eschyle et Sophocle se bornaient à de pudiques allusions, est dépeint avec cette pénétration qui charmait notre Racine ; dans les Bacchantes on trouve une étude remarquable du délire mystique. A cette psychologie se mêlent non seulement les réflexions morales de rigueur dans la tragédie, mais des considérations sur l'homme et l'univers, où se reconnaît un lecteur, peut-être un auditeur d'Anaxagore et de Protagoras. Ces éléments font perdre à la tragédie, en valeur artistique, ce qu'elle gagne par ailleurs : les personnages d'Euripide sont parfois d'insupportables raisonneurs, et ses parties lyriques ont souvent la banalité d'un livret d'opéra.

 

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Le grand public n'a pas toujours fait à ces nouveautés un accueil favorable. Sans doute, dans les milieux où existait le goût des choses de l'esprit, les savants et les sophistes étaient accueillis avec enthousiasme. On sait quelle hospitalité Protagoras, Hippias, Prodicos, trouvaient chez l'Athénien Callias. Les penseurs de toute espèce pouvaient même arriver à jouer un rôle politique. Après l'expulsion du tyran Méton d'Agrigente, Empédocle fut chargé de réformer la constitution dans un sens démocratique : Hippias d'Élis, Gorgias de Léontion, ont été ambassadeurs de leur cité ; à Athènes, Anaxagore exerçait son influence dans le cercle d'hommes cultivés dont Périclès était le centre. Mais le commerce de ces penseurs développait chez ceux qui les fréquentaient une grande liberté d'esprit, une propension à critiquer les idées qui étaient à la base de la religion et des institutions ; et la masse pressentait le danger de ces discussions. Cette inquiétude, même dans une ville aussi libérale qu'Athènes, s'exprima bientôt par des actes. Une accusation d'impiété fut portée contre Anaxagore, qui fut forcé de s'éloigner ; plus tard, en 415, ce fut le tour de Protagoras.

Le poète comique Aristophane est essentiellement le représentant de cet état d'esprit. Il semble n'avoir apporté aucun changement essentiel à l'armature de la vieille comédie, qui ne permettait guère, ni le développement d'une action bien nouée, ni l'étude des caractères. Ses comédies sont des pièces de circonstance, comme des revues de fin d'année, où des événements récents sont rappelés sous une forme plaisante, et groupés tant bien que mal autour d'un rudiment d'intrigue et d'un personnage central présenté en charge. Il y a déployé un tempérament d'artiste, qui sait allier aux grossièretés traditionnelles le plus gracieux réalisme, et une fantaisie charmante. Mais ses idées sont rudimentaires. Conservateur enragé, il se représente sous un aspect merveilleux le bon vieux temps ; il raille tout ce qui est nouveau, aussi bien l'évolution des institutions démocratiques que les idées philosophiques du jour, concentrées, par une synthèse absurde, dans le personnage du Socrate des Nuées (423), ou les innovations théâtrales dont Euripide est le représentant bouffon. Tout cela ne va pas sans contradictions, et le même homme qui chante la gloire des Cavaliers (424) et de la jeunesse aristocratique d'Athènes n'a pas assez de railleries pour les théories qui trouvaient précisément dans ces milieux le meilleur accueil. L'influence de cet homme d'un si grand talent n'a pas été heureuse ; il a sa part de responsabilité dans le procès de Socrate, peut-être aussi dans la réaction et le désarroi moral qui se manifestent à Athènes dans les dernières années du Ve siècle.

Malgré cette opposition, Athènes était devenue au cours du Ve siècle le centre intellectuel de la Grèce, comme elle en était le centre artistique. Avant même que se constituât une école de philosophie vraiment athénienne, une sorte de tradition s'était créée, pour les savants et penseurs, d'aller recevoir à Athènes une consécration analogue à celle qu'au XVIIIe siècle les philosophes et écrivains de l'Europe venaient chercher à Paris. Cette souveraineté de l'esprit, qui n'est pas sans rapports avec la suprématie politique, devait lui survivre ; les désastres de la guerre du Péloponnèse n'empêcheront pas Athènes de rester, suivant le fier mot de Thucydide, l'école de la Grèce.

 

Bibliographie. — L. ROBIN. La pensée grecque. (Bibliothèque de Synthèse historique, XIII). — P. MAZON. Essai sur la composition des comédies d'Aristophane. Paris, 1904. — M. CROISET. Aristophane et les partis.