LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE NOUVEAU TESTAMENT

 

NOTE SUR L’HYPOTHÈSE QUE JÉSUS ÉTAIT ATTEINT DE FOLIE

 

 

Le principal fondement de cette hypothèse, dans le livre de M. Jules Soury, Jésus et les Évangiles, 1878, est que Jésus se soit cru le Christ. M. Soury a vu là le signe caractéristique d’une espèce particulière de folie, la mégalomanie ou délire des grandeurs, par laquelle les hôpitaux sont peuplés, qui est incurable et qui va toujours aboutir à la démence. Jésus lui a paru avoir été un de ces malheureux qui croient être le pape ou l’empereur, chez qui il y a perversion complète des facultés intellectuelles et des perceptions, et qui finissent par la paralysie générale. Ma réponse pourrait être fort courte, puisque je ne pense pas que Jésus ait cru être le Christ et qu’il se soit donné pour tel, et que je me suis appliqué à établir qu’il n’y a pas de raison suffisante de lui imputer celte illusion.

Mais, quand on ne se rendrait pas à mes raisons, et quand on voudrait que Jésus se soit imaginé qu’il était le Christ, je n’accepterais pas pour cela encore le diagnostic de M. Soury. L’idée d’un empereur et celle d’un pape sont des idées très déterminées et prises dans la réalité, de sorte qu’il faut avoir perdu absolument tout sens de la réalité pour croire qu’on est l’empereur ou le pape. L’idée d’un Christ, au contraire, est des plus vagues ; on ne sait pas bien ce qu’elle contient, et elle se rapporte plutôt à l’avenir qu’au présent. Le rêve d’étire un jour le Christ n’était peut-être pas, pour un Juif illuminé, quelque chose d’aussi extraordinaire qu’on pourrait le croire. Notre La Fontaine nous dit bien que, quand il songe en veillant, il va détrôner le sophi.

M. Soury trouve encore dans l’Évangile des actes ou des mots qui lui paraissent marqués du caractère de la folie. Mais, outre que nous ne sommes jamais bien sors qu’un trait rapporté dans l’Évangile soit authentique, il arrive d’ailleurs souvent que le mot ou le fait nous est présenté d’une façon brusque, détaché de tout ce qui pourrait le préparer ou l’expliquer, et par conséquent sans que nous puissions le bien comprendre. Ainsi, dans le procès de Jésus, on lui impute d’avoir dit une parole que les divers évangiles rapportent dans des formes diverses ; la plus étrange est celle-ci : Je puis démolir le sanctuaire de Dieu, et le rebâtir en trois jours (Matth., XXVI, 61 ; comparer Marc, XIV, 58). Cela est sans doute fort déraisonnable, et rappelle ce que raconte Joseph d’un prophète ou voyant d’Égypte qui, sous Néron, souleva jusqu’à 30.000 hommes et amena ces malheureux jusque devant les murs de Jérusalem, affirmant, dit Joseph, que ces murs tomberaient à sa seule parole. Mais est-il certain que ce voyant ait parlé ainsi[1] ? Et est-il certain que Jésus lui-même ait dit les paroles qu’on lui prête ? Et puis, quand les a-t-il dites ? à qui ? à propos de quoi ? Nous n’avons pas là-dessus la moindre lumière ; comment donc pourrions-nous juger son discours ? Tout le monde connaît un autre passage oit Jésus dit à ses disciples : Si vous avez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne que voici : Transporte-toi d’ici là-bas, et elle se transportera, et rien ne vous sera impossible (Matth. XVII, 19). Personne n’a été dupe de cette hyperbole, et n’a cru que Jésus ait prétendu déplacer en réalité les montagnes. Pourquoi la phrase sur le Temple n’aurait-elle pas le même sens ?

J’ai peine à croire, d’ailleurs, que l’esprit même le plus exalté ait pu faire alors l’hypothèse de la destruction du Temple. J’imagine plutôt que c’est après que le Temple a été détruit qu’on a prêté de telles paroles à Jésus.

M. Soury allègue encore la scène des marchands chassés du Temple : Jésus chassa ceux qui vendaient et achetaient dans l’enceinte sacrée ; il renversa les comptoirs des changeurs, et les étalages de ceux qui vendaient des pigeons, et il ne souffrait pas qu’on portât aucun fardeau à travers l’enceinte (Marc, XI, 4 5). Cela, dit-on, est absurde. Si absurde en effet, que cela n’a pas même pu se passer ainsi, à moins que Jésus n’ait eu à son service une foule ameutée. Dans ce cas, ç’aurait été là une démonstration fanatique, une scène de désordre, mais non plus un acte de folie. C’eût été surtout une protestation contre le commerce des Gentils ; car c’était pour eux sans doute qu’étaient établis ces changeurs. Mais, avant tout, il faut dire, quelque fatigants que soient ces points d’interrogation perpétuels : Y a-t-il le moindre fondement à ce récit ? Les Orientaux tournent volontiers tout en image et en drame : qu’un inspiré ait dit un jour : Il faudrait chasser les trafiquants de l’enceinte du Temple, c’est assez pour qu’on ait imaginé que Jésus les en avait chassés en effet[2].

Un trait plus déraisonnable encore est celui du figuier maudit. D’après le plus ancien évangile, XI, 12, comme Jésus allait le matin de Béthanie à Jérusalem, il eut faim et s’approcha d’un figuier, mais il n’y trouva que des feuilles, car ce n’était pas le temps des figues[3]. Il apostrophe le figuier : Que personne, à tout jamais, ne mange de ton fruit ! Et il passe outre. Quand il revient le soir et repasse par le même chemin, ses disciples reconnaissent que l’arbre maudit s’est desséché jusqu’à la racine. Comment ceux qui s’écrient qu’un pareil acte est d’un fou, ne réfléchissent-ils pas d’abord que cet acte est miraculeux, et que, par conséquent, il ne peut pas être historique, tel du moins qu’il nous est conté ? La vérité est qu’il faut voir là une scène purement symbolique, et le symbolisme en a été démêlé de bonne heure, puisque déjà nous le trouvons expliqué dans les commentaires d’Ambroise[4]. Le figuier maudit, c’est Israël : il n’a que les feuilles et point de fruits ; il s’agit des fruits de la pénitence, des fruits du salut. Et pourquoi n’en a-t-il point ? parce que ce n’est pas encore le temps ; le salut ne devait venir qu’après la mort de Jésus, et par la vertu de sa croix. C’est ici le mystère de la grâce et de la prédestination, tel que Paul le développe dans ses Épîtres. La grâce n’est que pour les chrétiens ; ils sont sauvés, et les Juifs sont réprouvés ; ils sont l’arbre desséché à tout jamais. II y a là une théologie que le philosophe peut appeler extravagante, mais nullement un cas pathologique sur lequel le médecin ait à se prononcer. Comparez Luc, XIII, 6.

Je termine ici cette note, ne voyant pas dans l’Évangile d’autre passage de ce genre qui vaille qu’on prenne la peine de s’y arrêter.

 

 

 



[1] Joseph, qui le dit dans ses Antiquités (XX, XIII, 6), ne le disait pas dans sa Guerre des Juifs (II, XIII, 5), écrite plus près de l’événement.

[2] Sans recourir au symbolisme oriental, on voit naître partout ainsi des légendes. Arnobe nous représente, parmi les Gentils de son temps, des dévots qui en veulent à Cicéron de ce que ses livres sceptiques ont fourni des armes aux chrétiens contre le polythéisme, et qui disent, à ce qu’il prétend, que ces livres impies devraient être détruits par l’autorité du Sénat. Il n’en a pas fallu davantage pour qu’on ait écrit et répété que le Sénat avait réellement fait brûler sous Dioclétien, avec la Bible, les livres de Cicéron. Voir le Cicéron Le Clerc, édition in-18, t. XXX, p. 448, et t. XXXI, p. 12. Dans la citation de Baronius, il faut lire n° 17, et non 60.

[3] Matthieu, embarrassé de cette observation, l’a supprimée. Il altère d’ailleurs tout le récit.

[4] In Lucam, VII, 160.