LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE NOUVEAU TESTAMENT

 

CHAPITRE VIII. — LA PROPAGATION DU CHRISTIANISME

 

 

En général, il est plus difficile d’empêcher l’homme de croire que de le faire croire.

ERNEST RENAN, Marc-Aurèle, p. 582.

 

Ce chapitre a pour objet d’examiner en général ce qui a pu favoriser la conversion des gentils au christianisme, ou au contraire ce qui était de nature à y faire obstacle.

Considérons d’abord les idées régnantes. Les idées ne sont pas les causes les plus apparentes des révolutions, mais elles en sont peut-être les causes principales. Or les idées que les progrès de la philosophie avaient développées dans le monde hellénique le préparaient on ne peut mieux aux croyances chrétiennes. C’était d’abord le monothéisme. On ne croyait plus à ces dieux humains des poètes, à leurs batailles, à leurs amours. On ne se représentait plus la divinité que comme l’âme de la nature, ou comme la justice suprême qui faisait prévaloir la loi morale. Je ne dirai pas que la Bible fût monothéiste dans le sens philosophique ; mais enfin les Juifs, n’ayant chez eux qu’un seul dieu, n’avaient pas de difficulté à accepter le monothéisme, et Juifs et chrétiens se trouvaient, en effet, monothéistes au moment précisément où le monde entier tendait à l’être et n’était arrêté que par la coutume et la soumission au culte établi. Leur dieu invisible, qui n’avait ni sexe ni aventures, devint aisément ce qu’on appelle un dieu spirituel, tel que le voulaient des esprits las de la mythologie. Il est vrai que le dieu des Juifs habitait un temple, et que, dans ce temple, comme dans ceux des autres dieux, on égorgeait des bœufs et des moutons pour son service. Cela était choquant pour les esprits capables de quelque philosophie ; ils voyaient avec dégoût ce culte grossier, qui prétendait acheter les faveurs divines par des viandes et des parfums. Mais il est à remarquer que les chrétiens, ayant rompu avec les Juifs, n’allaient plus au Temple de Jérusalem, et par conséquent ne sacrifiaient plus (car on ne sacrifiait à ce dieu-là nulle part ailleurs) ; de plus, à partir de l’an 70, le Temple et les sacrifices disparurent ; de sorte que, sur ce point encore, si considérable, la foi nouvelle apportait aux mécontents ce qu’ils demandaient. Enfin, dans les religions gréco-romaines, rien n’avait été plus discrédité par la philosophie que ce qu’on nommait, la divination : or il se trouva qu’il n’y avait chez les Juifs, et par conséquent chez les chrétiens, ni oracles, ni augures, ni aruspices, et, par là aussi, les chrétiens rejoignaient l’école d’Épicure et les incrédules. En un mot, le christianisme, en tant qu’il était une négation, ne pouvait être qu’en parfait accord avec les raisonneurs, ou simplement les indociles : il était avant tout une critique, comme l’a dit M. Nisard clans une phrase que j’ai citée déjà[1].

Un passage de l’Apologie d’Apulée nous montre qu’il y avait alors des gens qui prétendaient faire preuve de bel esprit en se moquant des choses saintes. Il nous peint ainsi son adversaire, Æmilianus, comme un homme qui n’a jamais prié un dieu, jamais visité un temple ; qui ne daignait pas même, en passant devant un édifice sacré, faire la démonstration accoutumée de baiser sa main ; qui, même à la campagne, ne s’acquittait d’aucune des dévotions ordinaires. On était mal vu quand on vivait ainsi, mais on était parfaitement libre de vivre ainsi ; ni la loi ni l’autorité n’avaient rien à voir dans cette conduite. Les chrétiens profitèrent de cette liberté ; seulement, chez les gentils, les irréligieux avaient pour la religion du mépris plutôt que de la haine, et le mépris peut s’arrêter à l’indifférence ; tandis que les Juifs et leurs héritiers détestaient les dieux helléniques comme des ennemis et des persécuteurs. Ils ajoutaient ainsi à la force de la critique la violence de la passion, qui la rendait bien plus menaçante.

Mais la philosophie, avec les protestations de la raison, avait fait entendre aussi celles du sentiment moral, plus énergiques chez le grand nombre et plus redoutables. Le monde avait soif de justice plus encore que de vérité. Le sentiment de la fraternité humaine s’était développé de plus en plus et elle anime tous les écrivains de cette époque, moralistes, poètes, orateurs. On s’indignait contre la guerre, contre la conquête, contre les brutalités de l’esclavage, contre les tueries de gladiateurs. On maudissait la richesse, qui, par la monstrueuse inégalité de la société d’alors, paraissait la forme la plus scandaleuse et la plus blessante de l’injustice. On la regardait comme étant à la fois fille et mère de l’iniquité. On détestait dans le luxe son insolence et tout ce qu’il cogitait d’opprobre et de misère aux petits. Enfin on flétrissait la débauche, déjà méprisable, là où elle ne paraît pas avoir d’autre tort ; mais qui est si vite coupable, et constitue si aisément, dans les sociétés humaines, la plus révoltante des oppressions. La débauche en grand, et prise dans l’ensemble d’une cité, c’est le pauvre livré aux plaisirs du riche. Cela n’est que trop vrai dans tous les temps, mais cela était bien plus cruellement vrai dans l’antiquité ; car aujourd’hui les plus faibles peuvent se défendre à force de vertu et d’énergie ; autrefois ils ne le pouvaient pas ; la pudicité n’était pas permise à l’esclave[2]. L’esclavage était en particulier la cause principale de l’espèce de vice qui a été le grand scandale du monde gréco-romain. L’impudicité amène d’ailleurs à sa suite les avortements, les infanticides, l’exposition des enfants.

Je répète que tout est plein, à cette époque, dans les écrivains, des révoltes de la conscience humaine. Le christianisme n’en a pas l’honneur, ; ses Pères, pour leur prédication, n’ont fait que puiser dans les écrits des philosophes, remplis d’une morale en tout sens bien autrement riche que l’Ancien et le Nouveau Testament[3]. Mais ce qui est vrai aussi, c’est que les Juifs, et après eux les chrétiens, trouvant cette morale autour deux, l’ont embrassée avec une ardeur que n’y portaient pas toujours au même degré ceux qui n’y avaient pas le même intérêt. Les Juifs avaient cruellement souffert, dès le temps de Pompée, de la guerre et de la conquête. Tous ceux qui s’étaient affiliés à eux, et qui s’enrôlèrent ensuite sous le nom du Christ, formaient une classe de gens plus durement atteints qu’aucune autre par les violences ou les scandales de la société romaine. Ils n’étaient pas loin des misérables qui recrutaient l’esclavage, les arènes, les lieux de prostitution ; ils étaient accablés par les usures. Ils haïssaient d’ailleurs le mal même qui n’allait pas jusqu’à eux, parce que les maîtres qu’ils détestaient étaient ceux qui faisaient ce mal et qui avaient à en répondre. Les mécontents sont volontiers austères, parce que les heureux sont facilement corrompus, et cela est d’autant plus vrai que la distance entre les uns et les autres est plus grande ; elle était énorme dans le monde romain. Ainsi cet ascétisme chrétien, qu’on se représente quelquefois comme devant faire peur et écarter la foule, était plutôt un attrait.

Mais le premier attrait, celui qui explique avant tout le succès du christianisme, c’est que le christianisme a été une tentative de révolution sociale. Cette révolution était sans limite dans ses ambitions et ses rêves ; il fallut donc qu’elle avortât, mais cependant tout ne fut pas perdu dans son effort. Il est difficile qu’il n’y ait pas de l’illusion dans un mouvement révolutionnaire, mais il n’y en a jamais eu de pareille à celle-là, puisque, au lieu de prétendre à renverser un gouvernement pour en établir simplement un autre, on prétendait entrer par un miracle sous le gouvernement de Dieu même, et changer la face de la nature avec celle de l’humanité, et cela dès le lendemain, pour ainsi dire. Quelles promesses ! et quel élan a dû les suivre ! Si les hommes sont déjà si aisément remués par l’espoir d’un changement ordinaire, comment résister à cette immense espérance[4] ? Sans doute cela était difficile à croire, et peut-être ne le croyait-on qu’à moitié ; mais on en jouissait au moins comme d’un beau songe ; avec ces idées, on s’excitait et on s’enflammait les uns les autres, et surtout on en était plus fier à l’égard de ceux du dehors et plus disposé à les braver. Il est vrai que cette grande attente fut déçue, mais la déception ne fut jamais décisive ni avouée ; la brillante perspective demeurait toujours ouverte, tout en reculant insensiblement. Et, en attendant la révolution imaginaire, il se faisait cependant une révolution réelle, qui, quoique plus modeste, avait son prix. Il s’établissait une petite société en dehors de la grande, dont les membres étaient unis par la communauté des croyances et des affections. Ils avaient des chefs à eux, des règles à eux, des ressources à eux ; et cela en toute liberté d’abord ; car les Romains étaient accoutumés à laisser aux Juifs cette liberté, et les chrétiens dans l’origine en profitèrent. El cette société avait en vue un idéal de sainteté et de charité ; ils prétendaient se distinguer par leurs mœurs du reste des hommes ; ils condamnaient les vices ; ils s’assistaient et se secouraient entre eux ; ils s’attachaient à leurs frères avec l’ardeur qu’ils mettaient à se séparer des infidèles : Aimez-vous les uns les autres ![5] ce mot était l’âme même des églises et leur raison d’être ; s’ils avaient entre eux quelque différend, ils choisissaient des arbitres parmi les frères plutôt que de s’adresser aux juges du dehors. Ils se vantaient de vivre ainsi loin du mal, dans l’espérance, dans la paix et dans la joie. Si le mal pourtant se faisait encore sentir à eux, ils avaient au moins la satisfaction de le maudire, comme venant du siècle, dont ils n’étaient pas, et auquel ils se flattaient d’échapper bientôt.

On a comparé plus d’une fois la communauté chrétienne à ces associations de mécontents qui s’élèvent aussi contre la société moderne ; mais il y avait cette différence que le christianisme ne préparait pas l’insurrection, chose qui, dans le monde romain, n’était pas possible. Les chrétiens ne menaçaient pas, n’effrayaient pas, ou du moins ils ne menaçaient et ne pouvaient menacer que de l’enfer[6]. Ils irritaient quelquefois ; mais aussi ils touchaient, par cela seul qu’étant impuissants, ils paraissaient résignés. La guerre qu’ils faisaient consistait à prendre part de moins en moins à tout ce par quoi subsistait l’empire ; ils le vidaient en se dérobant ; chaque jour, l’empire se sentait moins vivre, tandis que les églises vivaient davantage. Ceux qui gouvernaient ces églises étaient élus dans des conditions, j’en conviens, qui n’étaient pas très démocratiques, mais qui en faisaient cependant des personnages d’un autre caractère et d’un autre esprit que les délégués de l’empereur. On pouvait espérer, dans le cercle où s’exerçait leur autorité, plus de liberté et plus de justice que l’on n’en trouvait ailleurs. Il est naturel que leur troupeau n’ait pas cessé de grossir. Ainsi, sans révolution violente, l’état social se transformait insensiblement ; c’est en cela surtout que la propagande chrétienne a consisté, et c’est par où elle a été si puissante. Malheureusement ce mouvement s’est arrêté par le triomphe même de l’Église. Dès qu’elle a été assez forte pour se faire accepter par l’État, il a dû arriver bientôt qu’elle ne fût plus qu’un instrument de gouvernement, ou qu’un gouvernement pareil à un autre et souvent pire.

Il doit paraître contradictoire, quand on a dit que le christianisme a réussi en satisfaisant à des instincts de critique et d’incrédulité, de dire ensuite qu’il a gagné les esprits par l’attrait de la superstition. Et cependant ces deux propositions sont également vraies. Le monde gréco-romain, sous l’influence de la philosophie, s’était détaché des anciennes croyances, et, d’un autre côté, sous l’influence contraire d’un abaissement général de l’esprit humain, qui suivit l’éclipse de la liberté, il les remplaça par de nouvelles erreurs et de nouvelles ténèbres. Nous ne trouvons dans l’histoire de la littérature latine qu’un seul esprit absolument libre, c’est Cicéron[7]. Sénèque déjà, sous Néron, ne l’est pas assez. Le vieux Pline mêle des vues hardies avec les imaginations les moins raisonnables. Et, au temps de Trajan, quelle pitié de voir un personnage tel que l’autre Pline croire aux songes et aux revenants et nous faire des contes enfantins, et quel regret que Tacite lui-même ne soit pas exempt de ces faiblesses !

Il ne faut donc pas s’aviser de dire que le christianisme s’est fait croire dans un temps où on ne croyait à rien ; au contraire, on croyait beaucoup et surtout on avait besoin de croire. Il y avait là un double courant, et c’est ce qui arrive souvent, même ailleurs que dans les choses religieuses. C’est par 93, par le roi guillotiné, par les serments de haine à la monarchie, qu’on est arrivé à l’intronisation de l’empereur. De même on ne voulait plus, au temps de Claude, des anciens dieux ni des anciennes fables, mais en même temps on en cherchait d’autres : la foi nouvelle fournit son Christ et sa Résurrection. Il lui arriva même, en certains cas, de ne changer que les mots : Augustin n’a-t-il pas dit : Les dieux, que nous autres nous nommons les anges[8] ?

Voilà comment se propagea le christianisme dans cette première période obscure, mais décisive, où il, ne se répandait guère que parmi les petits et les illettrés, ou du moins parmi ceux qui n’avaient de science qu’une science juive. Il monta cependant peu à peu vers des régions plus hautes, et on peut penser que la transition se fit par l’école juive d’Alexandrie, telle que les écrits de Philon nous la font connaître. Dès qu’il y eut des chrétiens à Alexandrie, ils durent mettre la doctrine hellénique au service de la foi nouvelle.

Le quatrième évangile est le seul, écrit du Nouveau Testament où elle ait pénétré ; mais c’est seulement avec Justin, je l’ai dit, que le christianisme prend tout à fait possession des lettres et de-la philosophie grecques. Il acquiert ainsi une autorité toute nouvelle, et cette puissance oratoire dont la source, comme l’a dit Cicéron, est dans la largeur et l’élévation de la pensée[9]. Tout le monde connaît le début célèbre de l’Apologétique de Justin : A l’empereur Titus Ælius Hadrianus Antoninus Pius Augustus, à son fils... au saint sénat, à tout le peuple romain, au, nom de ces hommes de toute race injustement hais et maltraités, moi Justin, fils de Priscus, fils de Bacchius, de Flavia Neapolis..... l’un d’eux, j’adresse cet appel et cette requête... voilà l’éloquence chrétienne ; elle n’était pas née jusqu’alors. La voilà encore dans cette argumentation de Tertullien, que l’Église depuis a oubliée : Prenez garde que ce ne soit aussi crime d’irréligion, de refuser la liberté dans la religion, de ne pas laisser à chacun le choix de son dieu, de m’empêcher de rendre hommage à celui qui me plaît et de me contraindre à rendre hommage à celui qui ne me plaît pas. Nul ne se soucie d’un hommage forcé, pas même un homme. Et que de beaux traits on a pu citer dans les Pères[10] ! mais le christianisme n’a trouvé ce ton et ces accents que quand les chrétiens n’ont plus été seulement les disciples du Nouveau Testament, mais aussi ceux de Platon, de Cicéron, de Sénèque. Il n’y a de pleinement beau dans la littérature chrétienne, comme dans tolite littérature quelle qu’elle soit, que ce qui sort d’une pensée libre et humaine.

Mais il s’est produit, à partir de là, une étrange méprise, qui s’est perpétuée jusqu’à nous. Quand il y eut des hommes à la fois chrétiens et philosophes, ce qu’ils pensaient comme philosophes, ils crurent le penser comme chrétiens, et ils en firent honneur au christianisme, dont leur illusion accrut prodigieusement l’autorité. Ce sont les Juifs d’Alexandrie qui avaient eu les premiers cette illusion, dont les chrétiens héritèrent. La métaphysique chrétienne est hellénique ; la plus grande partie de la morale chrétienne ne l’est pas moins. On peut s’en assurer en relisant simplement Sénèque. Voici quelques traits pris dans ses livres. Dans son traité Des bienfaits (IV, 22), ayant dit que le devoir de la reconnaissance doit aller jusqu’à braver la mort et les supplices pour s’acquitter envers le bienfaiteur, il dit : Quand je serais sur le chevalet, quand on mettrait le feu sous chacun de mes membres et qu’il m’envelopperait tout vivant ; quand ce corps, où habite une bonne conscience, fondrait tout entier, j’aimerais encore ce feu dont la flamme ferait éclater ma fidélité... Je continue les citations.

La route du ciel est plus facile aux âmes enlevées de bonne heure à la société des hommes. L’âme ici-bas, étouffée par le corps, obscurcie, infectée, écartée de la vérité qui est son domaine et plongée dans l’erreur, ne fait que se débattre contre cette chair qui pèse sur elle ; elle fait effort vers les hauteurs dont elle est descendue, et où l’attend un repos éternel. (A Marcia, 22.) Pour ne jamais craindre la mort, pensez-y toujours. (Lettre XXX, 18.)

Ainsi faisait Sestius : après la journée, retiré dans sa chambre pour le repos de la nuit, il interrogeait son âme. De quelle maladie t’es-tu guérie aujourd’hui ? Quel vice as-tu combattu ? En quoi es-tu devenue meilleure ? Moi aussi, j’exerce cette magistrature et me cite chaque jour à mon tribunal. Quand on a enlevé la lumière, et que ma femme ; qui sait mon usage, s’est renfermée dans le silence, je repasse ma journée entière et reviens sur toutes mes actions et toutes mes paroles. (De la colère, III, 36.)

Il faut vivre comme si nous vivions devant un témoin ; il ne faut avoir de pensées que celles que nous aurions si on pouvait pénétrer au fond de notre cœur, et il y a quelqu’un qui le peut. Qu’importe que quelque chose échappe aux hommes ? rien n’est fermé pour Dieu. Il est présent dans nos consciences, il intervient dans nos pensées. Que dis-je ! il intervient ? Comme s’il était jamais absent ! (Lettre LXXXIII, 1.)

Il est d’un malhonnête homme d’exiger de ta femme qu’elle soit chaste, tandis que tu vas corrompre les femmes des autres. II ne t’est pas plus permis d’avoir une maîtresse, qu’à elle d’avoir un amant. (Lettre XCIV, 2.)

C’est une erreur de croire que l’esclavage prenne l’homme tout entier ; la meilleure partie de son être échappe. Tout ce qui tient à l’âme est libre : nous n’avons pas toujours le droit d’ordonner, et ils n’ont pas toujours l’obligation d’obéir. (Des bienfaits, III, 20.)

Le Sage recueillera le naufragé ; il abritera l’exilé ; il donnera l’aumône au misérable ; non pas cette aumône insultante, avec laquelle la plupart de ceux qui se prétendent charitables humilient et dégradent ceux qu’ils secourent, redoutant jusqu’à leur contact ; il donnera comme un homme doit donner à un homme ; il lui fera sa part du patrimoine commun. (De la clémence, II, 6.)

Au jour de la mort, on n’a plus que ce qu’on a donné (Des bienfaits, VI, 3), — etc., etc. ; on remplirait un volume de choses semblables.

Le chrétien qui lira ces choses sans être prévenu dira tout d’abord : Voilà des pensées chrétiennes. Mais elles ne viennent ni de l’Ancien Testament, ni du Nouveau, ni de la prédication de l’Église. J’ai eu le droit de le dire ailleurs : Il n’y a pas de philosophie chrétienne. Il y a la philosophie hellénique, sur laquelle le christianisme a mis sa main[11].

Cette vérité, que le christianisme n’a rien apporté au monde de nouveau en fait de philosophie morale, ses apologistes y résistent obstinément, et cependant il n’y en a pas de plus assurée. On s’est retranché à dire que les sentiments mêmes qu’il a empruntés à la morale antique, il les a profondément modifiés et transformés. On a allégué, par exemple, que l’examen de conscience est tout autre chose chez les chrétiens que ce qu’il était dans la philosophie de Pythagore ; que le philosophe étudiait sa conscience avec calme, tandis que le chrétien interroge la sienne avec anxiété, torturé par tes scrupules, et tremblant toujours d’avoir mérité la damnation. Ainsi le christianisme, dit-on, a fait connaître à l’âme des besoins et des troubles que les anciens n’avaient point ressentis. En supposant que cela soit vrai, et je n’en suis pas bien sûr (car nous ne connaissons que fort peu les dévots des temps antiques), un tel changement serait-il à l’honneur du christianisme et pourrait-il s’appeler un progrès ? J’en dirai autant du culte de la, virginité, de celui de la pauvreté, et en général des habitudes, de la vie claustrale ; ce sont là des choses, sinon absolument nouvelles, du moins que le christianisme a beaucoup développées ; mais j’y vois un sujet d’accusation et non d’éloge, et il s’en faut beaucoup que le monde moderne lui doive quelque chose pour cela.

J’ai déjà indiqué, dans la Préface du tome III, une illusion qui se mêle souvent à l’idée qu’on se fait de ce qu’on appelle sentiments chrétiens. On signale dans nos grands classiques chrétiens, par exemple, certaines élévations ou certaines délicatesses qu’on ne trouve pas aisément, dit-on, chez les anciens, et on s’écrie : Voilà la supériorité du christianisme. Il faudrait dire : Voilà la supériorité des temps modernes ; voilà le résultat du travail de la pensée sur elle-même et des progrès de l’humanité. La plupart des observations de ce genre que Chateaubriand a faites dans son Génie du christianisme, quand elles sont vraies, ce qui n’arrive pas toujours, doivent être expliquées ainsi.

Et cela s’applique, non pas seulement-là des sentiments et à des idées, mais même à des faits. Ainsi on ne célèbre rien tant, dans le catholicisme, que l’institution des Filles ou Sœurs de la Charité : Voyez, dit-on, quelle belle chose l’Église a faite ! et on ne réfléchit pas que l’Église avait vécu quinze cents ans avant d’y penser. On ne fait pas attention que cette création date de ce qu’on peut appeler le dernier âge du christianisme ; qu’elle est venue quand le monde commençait à échapper à l’Église de tous côtés, et que l’esprit qui l’a faite est l’esprit moderne, et va précisément en sens contraire de l’esprit monastique, qui avait seul régné si longtemps. Ces filles n’ont ordinairement pour monastères que les maisons des malades ; pour cellule qu’une chambre de louage ; pour chapelle que l’église de leur paroisse ; pour cloître que les rues de la ville ou les salles des hôpitaux ; pour clôture que l’obéissance ; pour grille que la crainte de Dieu, et pour voile qu’une sainte et exacte modestie ; ce sont les expressions mêmes de Vincent de Paul[12]. En un mot, le service de Dieu est devenu le service de l’humanité, et la prison de pierre est remplacée par la liberté de la conscience. Je ne croirai pas être trop hardi si j’ose dire que, dans la sœur de charité, Vincent a en quelque sorte laïcisé la nonne du moyen âge. Mais revenons aux premiers chrétiens.

Ceux qui avaient quelque philosophie semblent d’abord avoir dû être arrêtés par la difficulté d’accepter des croyances aussi peu raisonnables que celles qui leur étaient présentées ; mais j’ai dit déjà combien, à cette époque, la superstition était forte, et combien faible était la raison. Les philosophes et les savants d’alors n’étaient en réalité ni des savants ni des philosophes. Ils ignoraient honteusement la nature ; ils n’avaient aucune idée juste ni de la terre, ni du ciel, ni de l’homme et de la vie. Ils n’avaient non plus aucune critique historique : ils prenaient sans difficulté pour authentique ce qu’on leur donnait comme écrit par un Moise ou un David. Ils acceptaient des pièces telles que le prétendu rapport de Pilate à Tibère et celui de Tibère au sénat sur la divinité de Jésus[13]. Ils étaient des enfants, qu’on pouvait conduire avec des contes[14].

Une chose aidait ces raisonneurs à ne pas se montrer trop difficiles : c’est la demi-liberté que l’état flottant du dogme laissait encore alors à leurs pensées. Justin par exemple croit que les âmes sont naturellement mortelles ; qu’elles ne survivent au corps que s’il plaît à Dieu de leur conserver la vie, soit pour être récompensées, soit pour être punies ; qu’il les conserve en effet, les unes dans une demeure heureuse, les autres dans un séjour fâcheux, jusqu’au jour du jugement ; qu’à partir de là, les âmes des élus deviennent immortelles, tandis que celles des réprouvés sont châtiées, tant que Dieu juge à propos de faire durer leur existence et leur châtiment. Il ne croit donc pas aux peines éternelles. Et on sait que plus d’un Père de l’Église, même de ceux qui portent le titre de saint, comme Clément d’Alexandrie, professe ainsi des opinions qui ont été condamnées depuis.

Ainsi ni la morale du christianisme, ni sa métaphysique non plus, n’étaient véritablement nouvelles, ni faites pour étonner ou pour écarter personne. Ce qui a étonné, ce qui a été nouveau, mais aussi ce qui a touché et enlevé les hommes, c’est la foi au Christ qui allait venir et à la résurrection prochaine. C’est par là que le monde a été pris, c’est-à-dire parce que le christianisme avait en lui de moins solide et de moins durable. Aujourd’hui, personne ne pense plus à la résurrection : pour le Christ, on ÿ pense sans doute ; il est aux âmes pieuses un ami et un consolateur invisible et toujours présent. Mais ces âmes pieuses ne sont après tout qu’un petit nombre, et la foule, qui se croit chrétienne, ne s’occupe guère de Jésus-Christ. Tout le monde alors s’en occupait avec passion, et n’avait que le Christ et la résurrection dans la pensée. Le principe de cette foi et de cette ardeur, c’était la souffrance des âmes blessées. La servitude romaine avait produit un état de choses qui était devenu insupportable, et où la vie n’était plus vivable, suivant l’expression des Grecs. J’ai déjà cité un mot profond d’un de mes maîtres : L’histoire est une série de ressources pour une série de misères[15]. Une série, parce que la ressource devient souvent à son tour une misère nouvelle, pour laquelle il faut une autre ressource. L’empire romain condamné devait être détruit. Il le fut au dehors, assez tard, par l’invasion des barbares ; mais de très bonne heure il commença de l’être au dedans par la propagande juive et chrétienne. Les hommes du Christ ne pouvaient, ce semble, que rêver la transformation du monde ; mais le rêve fut si ardent qu’il eut une action, et qu’en associant simplement  leurs haines et leurs vœux, ils transformaient tout insensiblement en effet. C’est là la révolution chrétienne. Le changement de religion est ce qu’il y eut dans cette révolution de plus apparent ; c’est ce qui fut le spectacle ; mais le plus grand résultat fut la ruine de la société romaine, et les peuples détachés les uns des autres pour constituer un monde nouveau.

Maintenant revenons en arrière, pour considérer les deux grands obstacles que le christianisme a trouvés sur son chemin : l’un est l’autorité du passé, l’autre est la persécution. Le premier a été, je crois, le plus difficile à vaincre. Nous voyons assez, aujourd’hui encore, combien sont profondes les racines d’une religion. On naît, on grandit au milieu d’elle ; on y est plongé comme dans l’air que l’on respire ; on a appris à connaître les dieux comme à connaître ses parents ; on a toujours eu sous les yeux leurs images ; on a prié, on a vu prier autour de soi ; sacrifices, processions, toutes les démonstrations religieuses ont fait leur trace ; les grands événements de l’existence, naissances, mariages, morts, solennités publiques ne se sont produits qu’enveloppés d’un grand appareil religieux ; les dieux sont établis partout au dehors ; ils le sont plus puissamment encore dans l’âme de nos semblables et de nos proches[16]. Rompre avec des croyances, c’est rompre avec eux ; c’est contrister un père, une mère, une sœur, une femme aimée ; c’est blesser toutes ses affections en même temps que tous ses intérêts. Enfin ceux qui ne croient plus ne sont pas toujours eux-mêmes bien sûrs de ne plus croire ; ils croient encore assez pour avoir peur, et ils ont peur en effet de ces dieux qu’ils ont envie de quitter; car enfin qui sait s’il n’y a rien à risquer en les quittant? Comment donc le christianisme est-il venu à bout de toutes ces attaches ? La réponse est plate, mais péremptoire : il en est venu à bout avec le temps. La prédication chrétienne commence sous Claude, et il y avait eu auparavant un siècle de prédication juive ; la religion des gentils a duré encore à partir de là 400 ans. En 400 ans, il se fait et se défait bien des choses. Je ne sais pas combien il faudra de siècles à la libre-pensée pour faire son œuvre ; certainement il viendra un temps où elle sera faite ; nous ne le verrons pas, mais nous en sommes sûrs, et il sera dit alors de nous comme dans l’évangile : Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru.

Parlons maintenant des persécutions. C’est là que la critique a le plus à faire pour ramener la légende à l’histoire. Elle peut d’ailleurs s’y appliquer sans scrupule. Elle nous laissera toujours de quoi plaindre ceux qui ont souffert et les admirer, et de quoi accuser ceux qui ont l’ait souffrir[17].

Je me suis assez expliqué plus haut sur ce qu’on appelle la persécution de Néron.

Pour Domitien, nous n’avons que quelques lignes succinctes de l’abrégé de Dion (LXVII, 14). Nous y apprenons que, dans la dernière année de son principat, il fit mettre à mort le consul Flavius Clemens, son cousin ; il fut condamné pour impiété ; être coupable envers l’empereur, personnage sacré, s’appelait ainsi alors[18], et que l’on condamna, sous ce même chef d’accusation, un grand nombre d’hommes qui donnaient dans le judaïsme ; les uns furent mis à mort, les autres subirent la confiscation de leurs biens. Un peu plus loin (LXVIII, 1), il est dit que Nerva, dès son avènement, arrêta les accusations d’impiété et de judaïsme. Cela paraît bien constituer une persécution ; elle se fondait sans doute sur ce que ces judaïsants refusaient de rendre à l’empereur les honneurs divins, et même de prier pour lui les dieux, et c’étaient probablement des chrétiens ; car, pour les véritables Juifs, on était habitué depuis longtemps à ce qu’ils ne prissent pas de part au culte public[19].

Cette persécution fut courte ; fut-elle étendue ? nous ne savons. Le texte ne donne pas l’impression qu’on ait fait de ces exécutions au dehors de Rome, ni au-dessous d’une certaine classe de citoyens. Cependant le mot de Juvénal, que celui qui avait décimé impunément les grandes têtes périt quand il se mit à inquiéter les savetiers (IV, 153), pourrait faire croire qu’on atteignit jusqu’à des chrétiens obscurs ; ou peut-être est-ce seulement que comme il s’agissait de religion, les plus petits s’émurent des coups mêmes qui frappaient plus haut. Les victimes peuvent être appelées, si on veut, des martyrs, puisqu’elles ont péri pour avoir cru ; cependant elles ne remplissent pas toute l’idée que nous attachons à ce mot d’ordinaire, entendant surtout par un martyr celui qui choisit la mort plutôt que de renoncer à sa foi. Ici, il ne semble pas qu’on ait eu le choix.

On a vu qu’il est parlé dans l’Apocalypse (VI, 9) de ceux qui ont été égorgés pour la parole de Dieu et le témoignage qu’ils ont rendu, et à la suite desquels d’autres doivent encore être tués comme eux. On y a vu aussi un Antipas, témoin ou martyr à Pergame (II, 13). Cela s’est passé apparemment sous Domitien. Je ne parle pas du prétendu martyre de Jean, celui par qui le livre est écrit ; d’après le texte, il a été relégué à Patmos (et non mis à mort), mais rien n’indique la date de cet exil[20].

Sous le principat de Trajan, on rencontre une pièce importante, la fameuse lettre de Pline le Jeune à Trajan avec la réponse de l’empereur. Je traduis d’abord[21].

Je me suis fait une loi, Seigneur, toutes les fois que j’ai des doutes, d’en référer à toi-même ; car qui pourrait mieux me déterminer dans mon embarras ou venir au secours de mon ignorance ? Les informations contre les chrétiens, je n’y ai jamais pris part, en sorte que je ne sais ce qu’il faut punir ou rechercher, ni jusqu’où il faut aller. J’ai particulièrement hésité à décider, s’il faut distinguer l’âge, ou traiter également la tendre jeunesse et l’homme mûr ; si on peut pardonner au repentir, ou si, une fois qu’on a été chrétien, il ne sert de rien de cesser de l’être ; si c’est le nom qu’il faut punir, là même où il n’y a pas de crimes, ou bien les crimes constatés sous ce nom. Cependant, quand on m’a amené des gens prévenus d’être chrétiens, voici la marche que j’ai suivie. Je leur ai demandé à eux-mêmes s’ils étaient chrétiens ; quand ils avouaient, j’ai renouvelé la demande une seconde et une troisième fois, en les menaçant du supplice ; quand ils persistaient, j’ai ordonné l’exécution ; car je ne doutais pas, quoi qu’on dût penser du fait ainsi avoué, que cet entêtement même et cette rébellion ne méritassent châtiment. Il s’en trouva d’autres, livrés au même égarement, qui étaient citoyens romains ; je les ai marqués pour être renvoyés à Rome. Bientôt, la poursuite même multipliant le délit, comme il arrive d’ordinaire, les cas sont devenus plus nombreux. On m’a adressé une dénonciation anonyme, où on nommait beaucoup de personnes. Ceux-là niaient qu’ils fussent chrétiens, ou qu’ils l’eussent été ; ils ont, en effet, invoqué les dieux en répétant mes paroles ; ils ont honoré ton image, que j’avais fait apporter tout exprès avec celles des dieux, en offrant l’encens et le vin ; en outre, ils ont maudit Christ, toutes choses auxquelles on assure qu’on ne peut réduire ceux qui sont réellement chrétiens : j’ai donc cru devoir les absoudre ; d’autres, que le dénonciateur avait signalés, se sont reconnus chrétiens, et se sont rétractés ensuite, disant qu’ils l’avaient été, mais qu’ils ne l’étaient plus, les uns depuis trois ans, d’autres depuis un plus grand nombre d’années, quelques-uns même depuis plus de vingt ans. Tous ceux-là aussi ont rendu hommage à ton image et à celle des dieux, en même temps qu’ils ont maudit Christ. Ils assuraient d’ailleurs que tour leur crime, ou leur erreur, s’était bornée à ceci, qu’ils avaient coutume de se réunir à un jour marqué, avant le lever du soleil, pour chanter une prière au Christ, comme à un Dieu, en se répondant les uns aux autres ; qu’ils s’obligeaient entre eux par serment, non à rien de criminel, mais à ne commettre ni vol, ni brigandage, ni adultère, à ne pas manquer à leur parole, à ne pas nier un dépôt réclamé ; que, cela accompli, ils avaient l’habitude de se séparer, puis ils se retrouvaient pour un repas commun,mais tout ordinaire et irréprochable[22] ; que cela même, ils avaient cessé de le faire, depuis l’édit que j’avais rendu pour interdire d’après tes ordres les associations. J’ai donc vu qu’il p avait nécessité de faire comparaître deux femmes esclaves qu’on disait être à leur service et de leur arracher la vérité en recourant à la torture ; je n’ai découvert qu’une superstition misérable et extravagante. C’est pourquoi j’ai suspendu toute procédure et me suis empressé de te consulter. Il m’a paru que cela méritait en effet une consultation, surtout à cause de la multitude de ceux qui sont menacés. Voilà une foule de gens de tout âge, de tout rang, et même des deux sexes, qui sont inquiétés et qui le seront encore ; ce ne sont pas seulement les cités, mais les bourgs et les campagnes, oit cette superstition contagieuse s’est répandue. Je crois néanmoins qu’on peut l’arrêter et la corriger. On constate déjà que les temples, qui étaient à peu près déserts, commencent à être fréquentés ; que les sacrifices de fêtes, longtemps i nier rompus, reparaissent, et qu’on afferme l’élevage des victimes, qui ne trouvait plus jusqu’ici que de très rares adjudicataires. Il est facile d’inférer de là quelle multitude de gens on peut ramener, pourvu qu’on leur permette le repentir.

 

La marche à suivre, mon cher Secundus, dans l’instruction des causes de ceux qu’on t’a dénoncés comme chrétiens, était bien celle que tu as suivie ; car on ne peut rien statuer là-dessus d’une manière générale et suivant une règle uniforme. Il ne faut pas les rechercher : s’ils sont dénoncés et convaincus, il faut les punir ; avec cette réserve, que celui qui dira n’être pas chrétien, et qui le prouvera par le fait, c’est-à-dire en rendant hommage à nos dieux, quelque suspecte que soit sa conduite passée, obtiendra grâce par son repentir. Pour les dénonciations anonymes, elles ne doivent être admises en aucune manière ; c’est chose d’un détestable exemple et qui n’est pas de notre temps.

Je traduirai aussi le passage de l’Apologétique de Tertullien où il est parlé de ces deux lettres (ch. 2).

Bien plus, nous trouvons même que l’information contre nous a été interdite. En effet, Plinius Secundus, dans le gouvernement d’une province, après avoir condamné quelques chrétiens, en avoir dégradé d’autres[23], effrayé enfin de leur grand nombre et ne sachant plus que faire, consulta alors l’empereur Trajan, déclarant qu’en dehors du refus obstiné de sacrifier, tout ce qu’il avait trouvé en s’enquérant de leurs pratiques était des réunions avant le jour, pour chanter en l’honneur de Christ et de Dieu[24], et pour s’entendre sur les règles de leur association, interdisant l’homicide, l’adultère, le vol, la trahison et tous les crimes. Alors Trajan répondit que ces gens-là ne devaient pas être recherchés, mais que, dénoncés, il fallait les punir. Ô sentence inévitablement contradictoire ! Il défend de les rechercher, comme innocents, et il ordonne qu’on les punisse, comme coupables ; il ménage et il sévit ; il ferme les yeux et il frappe. Qu’est-ce que cette justice dans laquelle tu te prends toi-même ? Si tu condamnes, pourquoi ne pas rechercher ? Si tu ne recherches pas, pourquoi ne pas absoudre ? .....

Il y a longtemps déjà qu’on a révoqué en doute l’authenticité de la Lettre de Pline et de la réponse de Trajan. Cependant elle paraît aujourd’hui admise par tout le monde ; mais je ne puis m’associer à ce sentiment.

Il est vrai que je ne saurais démontrer que ces deux pièces soient apocryphes. Rien de choquant dans la langue ni dans le style, et au contraire s’il y a là un pastiche, il est extraordinaire qui en ait réussi, longtemps après l’époque de Pline, à l’exécuter si heureusement, et en attrapant si bien le ton de sa correspondance avec l’empereur. Je ne trouve contre l’authenticité que des raisons morales, raisons dont il faut se défier, parce que l’impression qu’elles produisent dépend du sentiment de chacun, mesure incertaine et variable. Mais enfin il ne me semble pas que Pline ait dû penser et parler ainsi.

Un critique qui a très habilement défendu l’authenticité de ces lettres se croit en droit d’exiger, pour les déclarer fausses, qu’on prouve qu’elles ne peuvent pas être vraies. J’accorde qu’il faut cela pour nier, mais il n’en faut pas tant pour douter.

Ce n’est pas ici une question de droit. Si on produit devant les tribunaux un titre de propriété, et que la preuve du faux ne soit pas faite, les juges devront le tenir pour vrai et en adjuger le profit. Il n’en est pas de même en critique : le critique ne peut se rendre qu’à une persuasion intérieure, et cette persuasion me manque ici.

Pline dit qu’il n’a jamais pris part aux informations contre les chrétiens, ce qui suppose qu’il y avait habituellement des informations contre les chrétiens, et tout d’abord cela étonne. On a vu que Nerva avait fait cesser les poursuites de ce genre ; il est étrange que Trajan les ait reprises. Et puis était-il donc si difficile à Pline de se renseigner sur les règles suivies jusque là dans des jugements de ce genre ? Comment concevoir qu’il ne subsistât aucune trace de ces procédures et de ces arrêts ?

La question sur l’âge étonne aussi ; qui l’empêchait de s’en tenir à ce qui se faisait en toute matière criminelle ? N’entendons-nous pas ici un ami des chrétiens, qui proteste sous cette forme contre des condamnations portées de son temps, par un emportement de fanatisme, contre des victimes trop jeunes ?

Faut-il punir le nom tout seul, sans attentats ? Autre question bien singulière. Ce n’est pas là le langage d’un magistrat ; c’est une ironie pour faire entendre qu’en effet on ne punit dans les chrétiens que le nom du Christ. Pline n’était pas assez naïf pour écrire à son maître : M’ordonnez-vous de punir un nom ? De plus, cette question posée dans la lettre que nous lisons est tranchée d’avance par la lettre même, puisque Pline déclare qu’il a fait mourir sans autre examen ceux qui ont persisté à se déclarer chrétiens, par le fait seul de cette déclaration. Alors il n’y a plus rien à demander à l’empereur. Mais le véritable Pline était sans doute bien loin de penser qu’on pût être chrétien sans être réellement coupable. On peut préjuger ses sentiments par ceux de Tacite. Celui-ci dit que ces gens-là étaient détestés pour leurs méfaits, per flagitia invitos ; il les appelle des criminels, qui avaient mérité les derniers supplices. Il écrivait cela dans le même temps probablement où ont été écrites nos lettres, et c’en est assez pour m’empêcher de croire à celles-ci.

Toutes choses auxquelles on assure qu’on ne peut réduire ceux qui sont réellement chrétiens. Cette phrase me paraît encore d’un ami, qui veut faire valoir la fermeté des confesseurs et des martyrs. Mais j’imagine que tout le détail de ces démonstrations, exigées des suspects, est d’un autre temps que celui de Pline. Il est probable que, quand la police romaine commença à défendre qu’on fût chrétien, elle se contenta d’abord, de la part de ceux qu’on accusait de l’être, d’une simple dénégation. C’est plus tard, probablement quand on avait eu le temps de reconnaître que tel qui avait désavoué cette religion, continuait à y rester attaché, et que l’autorité était jouée, qu’on eut l’idée de demander des actes publics de soumission à la loi.

Une bizarrerie de la prétendue lettre de Pline, c’est qu’on l’y voit commencer par faire couper des têtes sans consulter l’empereur. Et c’est quand il n’a plus affaire qu’à des gens soumis, qui ne lui donnent et ne peuvent lui donner aucun embarras ; qu’il s’avise de cette consultation.

Vient ensuite le résumé des prétendues dépositions des témoins. C’est purement et simplement une apologie ou plutôt un éloge de la secte, faite du même ton que le ferait un chrétien. Jamais rapport d’un préfet à un gouvernement au sujet d’une société secrète et ennemie n’a été fait dans un esprit aussi candide.

Maintenant il met deux femmes à la question, mais pour quoi faire ? On comprend la question quand on soupçonne un crime ; mais on ne voit pas ici qu’il impute aucun crime à ces chrétiens. Faut-il donc supposer, d’après ces mots : a un repas commun, mais tout ordinaire et irréprochable n, qu’il a voulu savoir de ces femmes s’il est vrai qu’on mange des enfants ? Mais comment n’articule-t-il pas cela plus explicitement ? Comment ne dit-il pas même à l’empereur ce qu’il a voulu éclaircir ? Sous aucune des phrases de cette lettre, on ne sent un fond solide[25].

Viennent enfin des déclarations qui sont ce que cette composition offre de plus étrange. Si on en croit notre texte, les chrétiens se multiplient d’une manière prodigieuse ; ils remplissent les villes, ils peuplent même les campagnes ; aussi on ne fréquente plus les temples, on ne fait plus de sacrifices, et on n’élève plus de victimes, parce qu’on n’en immole plus. Qui croira jamais qu’il en ait été ainsi sous Trajan ?

Et si Pline a trouvé la province pleine de chrétiens au moment où il vient la gouverner, comment peut-il être si ignorant de la procédure contre les chrétiens ? Comment n’a-t-il pas autour de lui une foule de fonctionnaires, romains ou provinciaux, prêts à le renseigner à ce sujet ?

Quel moyen enfin de concilier cette merveilleuse diffusion du christianisme, je ne dis pas seulement avec l’ignorance même que Pline accuse dans cette lettre de ce qui concerne les informations contre les chrétiens, mais surtout avec son silence absolu à leur égard partout ailleurs que dans cette lettre 7 Pas une seule fois, ni dans ses lettres privées, ni dans sa correspondance avec l’empereur, ni dans son Panégyrique, Pline ne prononce seulement le nom des chrétiens. Et sauf le récit de la manière dont on leur fit expier’ l’incendie de Rome, Tacite n’en a pas parlé davantage. Suétone ne mentionne aussi que ce qui leur arriva sous Néron, et il n’est jamais question d’eux dans Martial. Les chrétiens alors ne paraissaient pas.

De pareils tableaux ne conviennent qu’au temps même de Tertullien. Tout le monde connaît de celui-ci le fameux passage : Nous sommes d’hier, et nous remplissons ce qui est à vous, etc. (chap. XXXVII). Et, dès le chap. I : Ils crient que nous tenons la ville assiégée, que dans les campagnes, dans les postes isolés, dans les îles, il y a des chrétiens ; que tout âge, tout sexe, toute condition, et tout à l’heure toute dignité passe dans ce camp. Au chapitre XLII, il représente les adorateurs des dieux qui se plaignent que les revenus des temples baissent tous les jours et qu’on ne donne plus aux quêtes. Mais, s’il en avait été déjà ainsi sous Trajan, le temps n’aurait donc pas marché pendant ces cent années, tandis qu’au contraire tout aurait changé en cinquante ans avec une rapidité inconcevable de Néron à Trajan ! J’avoue que tout cela me paraît inacceptable.

Il termine en déclarant que le mal n’ira pas plus loin, qu’il est constant qu’on recommence à fréquenter les temples et à faire des sacrifices. Cette fin ne se comprend pas plus que le reste. II est arrivé dans sa province tout neuf en ce qui concerne les chrétiens ; elle était infectée de christianisme ; il a eu le temps à peine de prononcer quelques sentences et de consulter l’empereur, et, dans la même lettre où il le consulte, il lui assure que déjà tout est changé. Il m’est impossible de prendre cela au sérieux.

La réponse de Trajan est si courte et si sobre, qu’elle ne donne guère de prise à la critique. On peut s’étonner pourtant que l’empereur se montre satisfait d’un rapport aussi mal fait que celui-là. Il semble aussi qu’il devrait donner, si brièvement que ce fût, une raison de cette décision singulière : Il ne faut pas les rechercher. Les belles paroles qui terminent cette réponse ont pu être prises de celles qu’on trouve à la fin d’une autre lettre très authentique (la 55e de l’édition de Keil[26]).

Enfin comment expliquer, si ces lettres sont authentiques, qu’il ne soit fait aucune mention de la lettre de Pline dans la célèbre Apologie de Justin. L’auteur y est tout occupé de répondre aux calomnies répandues contre les mœurs des chrétiens et contre leurs assemblées. Quelle meilleure réponse pouvait-il faire que de produire le témoignage d’un personnage tel que Pline, qui constate la parfaite innocence de ceux qu’on accuse. Il n’a pu le négliger ; il ne pouvait pas non plus l’ignorer ; car celte pièce eût été trop précieuse aux chrétiens d’Orient, puisque c’est là que Pline était en fonctions, pour qu’ils ne l’eussent pas recueillie et répandue. Donc il faut admettre qu’elle n’existait pas encore au temps de Justin.

Je crois en conséquence que ces deux pièces ont été fabriquées vers l’époque de Tertullien, par un ami des chrétiens. Dire dans quelle intention ne file paraît pas très difficile ; mais cela sera mieux compris quand j’arriverai, dans mon historique, à cette époque même. J’ajourne donc cette explication[27].

Mais, si on écarte ces deux lettres comme non authentiques, il n’y a plus alors aucune raison suffisante d’affirmer qu’il y ait eu une persécution quelconque sous Trajan. Eusèbe dit bien en termes vagues qu’il y en eut de partielles, amenées par des soulèvements populaires ; mais il ne nomme que deux prétendus martyrs, Siméon et Ignace, et on ravoir ce qu’il faut penser de ce qu’on racontait de ces personnages. Siméon est un cousin germain de Jésus, qui avait, nous dit-on, 120 ans, quand on le fit mourir après lui avoir fait subir, pendant plusieurs jours, d’épouvantables tortures. Des hérétiques qui voulaient se débarrasser du témoignage qu’il portait contre leurs hérésies en homme qui pouvait parler au nom de Jésus, le dénoncèrent aux Romains comme étant de la race de David (puisque Jésus était censé être de cette race), et dangereux à ce titre pour l’autorité romaine. On voit assez que cette histoire, quand on lui supposerait plus de vraisemblance, n’aurait rien de commun avec ce qu’on appelle une persécution contre le christianisme. Pour Ignace, c’est un évêque d’Antioche : à la nouvelle que l’empereur menace les chrétiens, il vient le trouver (Trajan était de passage à Antioche), et engage avec lui un dialogue extravagant, à la fin duquel l’empereur prononce cette sentence : Nous avons ordonné qu’Ignace, qui prétend qu’il porte en lui le crucifié, sera conduit enchaîné par des soldats dans la grande Rome, afin d’y être mangé par les bêtes féroces pour la récréation du peuple. » Voilà ce qu’on appelle les Actes de son martyre. On nous donne aussi des lettres de lui, où il y a des choses de cette force Laissez-moi manger par les bêtes, puisque c’est par elles que je peux arriver à Dieu. Je suis le froment de Dieu ; il faut que je sois moulu par la dent des bêtes, pour devenir un pain pur du Christ. Caressez plutôt les bêtes, pour qu’elles me soient un tombeau, et qu’elles ne laissent rien subsister de mon corps, qui puisse, après ma mort, être désagréable à personne.... Je les caresserai moi-même, pour qu’elles me dévorent tout de suite, et qu’il n’en soit pas de moi comme de quelques-uns, qu’elles n’ont pas osé toucher. Si elles ne veulent pas, je saurai bien les y amener de force. Ce sont là des contes à dormir debout, inventés pour être édifiants dans des temps barbares. Une fois cette histoire accréditée, il a fallu lui trouver une place. On l’a mise sous Trajan, peut-être uniquement à cause du passage de Trajan à Antioche, et on a supposé une persécution qui faisait comme une queue de celle de Domitien.

Sous Hadrien, il n’est parlé nulle part absolument d’aucune espèce de persécution. Il résulte de là que le christianisme a vécu environ cent ans sous l’Empire, sans avoir affaire ni à une prohibition légale, ni à une suite de violences, à l’exception d’un accès de despotisme de Néron et d’une persécution d’une année sous Domitien[28].

Il n’en fut pas de même sous Antonin, puisque c’est à la fin de son principat que fut composée l’Apologie de Justin. L’éloquence chrétienne hellénique naquit alors du besoin de défendre de la haine publique les fidèles menacés et frappés.

C’est à cette époque que le célèbre orateur Fronton ne craignait pas, dans un discours public, d’accuser les chrétiens de se livrer pêle-mêle à d’infâmes débauches à la suite de leurs agapes[29].

L’Église a tellement grandi qu’elle commence à inquiéter et à faire peur. Elle expie d’ailleurs sa prospérité par la façon dont elle se recrute. La canaille y entre, et je ne veux pas dire par là, bien entendu, ces pauvres et ces petits auxquels on ne peut reprocher que d’être des petits et des pauvres ; j’entends cette multitude née et élevée sous des influences mauvaises, et par là toujours prête à mal faire. Justin l’avoue : Ceux qui vivent mal donnent prise à ceux dont le système est de condamner tous les chrétiens comme des impies et des coupables (n° 4). Et plus loin (n° 75) : Il y en a eu, me dira-t-on, qui, ayant été pris, ont été convaincus d’être des criminels. Mais, toutes les fois que vous condamnez des gens, c’est en examinant les griefs allégués contre eux, et non parce qu’on en,a auparavant condamné d’autres. Et, en général, nous avouons, en effet, que, de même que, chez les Grecs, ceux qui dogmatisent sur certains principes reconnus par eux s’appellent d’un seul et même nom, des philosophes, ainsi, chez les Barbares, ceux qui professent une certaine sagesse ont un même nom sous lequel on les confond tous ; car tous s’appellent des chrétiens. Ce sont donc les actes de ceux qu’on vous dénonce que vous devez juger, afin que celui qui sera convaincu soit condamné comme coupable, non comme chrétien, et que celui contre qui on n’aura rien trouvé soit absous comme chrétien, n’étant pas coupable. Car, pour ce qui est de punir les accusateurs, nous ne vous le demandons pas ; c’est assez de malheur d’être des méchants et de ne pas connaître le bien.

Si on réfléchit que c’est un apologiste qui parle, on reconnaît sans peine que le gros de la population chrétienne était évidemment mal famé. Mais le petit écrit de Justin qu’on appelle la Seconde Apologie va nous donner des détails précis au lieu de généralités vagues. J’en traduis tout un morceau (n° 2).

Une femme vivait avec un mari de mauvaise vie ; mais, quand elle connut les enseignements du Christ, elle devint honnête et tâcha de rendre son mari honnête comme elle... Lui, persistant dans ses débauches, il aliéna ainsi sa femme de lui ; car, jugeant impie de faire lit plus longtemps avec un mari qui cherchait partout des ressources de volupté contre la loi de la nature et contre toute justice, elle se résolut à rompre son mariage. Cependant, sur les instances des siens, qui l’engageaient à patienter, en vue de l’espérance que son mari pouvait donner de mener une meilleure vie, elle fit l’effort de rester avec lui. Mais, comme il partit pour Alexandrie et qu’on apprit qu’il faisait encore pis qu’auparavant, afin de ne pas avoir part à sa mauvaise conduite et à son impiété, en demeurant avec lui et partageant sa table et son lit, elle lui envoya un acte de répudiation et s’en alla. Là-dessus, cet excellent mari, qui aurait dû être heureux de ce que sa femme, autrefois habituée, en compagnie, de valets et de mercenaires, à se livrer au plaisir de boire et à toute espèce de débauche, avait renoncé à ces mœurs et ne pensait qu’à l’y faire renoncer avec elle, ne voulut pas de cette réforme, et porta plainte contre elle à son tour, disant qu’elle était chrétienne. Alors, par une requête adressée à toi, à l’empereur, elle demanda qu’il lui fût permis d’abord de s’occuper de ses affaires ; après quoi, elle répondrait à l’accusation quand elle les aurait réglées. Tu le lui as accordé. Son mari, ne pouvant plus s’attaquer à elle, s’en prit à un certain Ptolémée, qu’Urbinus (le préfet de Rome) avait fait punir ; c’était lui qui avait initié cette femme aux doctrines chrétiennes ; et voici comment il procéda. Il s’adressa à un centurion qui avait emprisonné Ptolémée ; il l’engagea à se saisir de Ptolémée, et à lui demander seulement s’il était chrétien. Ptolémée, qui aimait la vérité et ne voulait ni tromper ni mentir, ayant avoué qu’il était chrétien, le centurion le fit remettre aux fers, et longtemps il le tourmenta dans son cachot. A la fin, quand il fut amené devant Urbinus, on lui fit seulement la même question encore, s’il était chrétien. Et, derechef, ayant conscience de ce qui était son bien par l’enseignement du Christ, il confessa la divine morale qu’il avait apprise... Urbinus ayant donné l’ordre de l’exécuter, un certain Lucius, qui était lui-même chrétien, voyant un jugement si déraisonnable, s’adressa à Urbinus et lui dit : Qu’est cela ? Voilà un homme qui n’est ni adultère, ni corrupteur, ni meurtrier, ni voleur, ni brigand, ni convaincu d’aucun crime, mais qui confesse seulement qu’il s’appelle du nom de chrétien, et tu le fais exécuter ! Ce n’est pas là un jugement tel que tu le dois à notre empereur Pieux, à César le philosophe, ni au saint Sénat, Urbinus. Et l’autre, sans répondre, dit seulement à Lucius : Tu m’as l’air d’être, toi aussi, de la même espèce. Et, Lucius ayant dit : Précisément ! il ordonna de l’exécuter aussi. Lucius déclara qu’il le remerciait, sachant bien qu’il échappait à des maîtres odieux pour aller au Père suprême et au Roi du ciel. Et un troisième, étant survenu, fut encore condamné à la même peine.

Dans cette histoire médiocrement édifiante, les choses se sont-elles bien passées comme on nous le dit ? Je ne sais, et, pour nous éclairer, nous aurions besoin d’entendre l’avocat du mari, et d’avoir d’autres informations encore. Mais, puisque tout contrôle nous manque, prenons les faits comme on nous les donne. Voilà certes une législation odieuse et d’odieuses exécutions. Mais la gestion qui nous est posée n’est pas de savoir ce que valaient les gouvernements de l’empire romain et leur justice ; la question est si un tel état de choses était de nature à empêcher le développement du christianisme. Il s’en faut de tout évidemment. De ces trois victimes, il a’y en a pas une que l’autorité soit allée chercher ; ce sont elles qui sont venues se jeter sous la main de l’autorité : Ptolémée en séparant une femme de son mari ; Lucius, et le troisième aussi sans doute, en offensant un magistrat dans l’exercice de ses fonctions. On leur demande : Es-tu chrétien ? comme qui dirait : Es-tu de l’internationale ? Dès qu’ils répondent : Oui, ils violent la loi. Quelle loi ? Était-ce celle qui interdisait les associations ou hétéries[30] ? Était-ce la loi contre l’impiété, appliquée par Domitien ? Quant à la peine, c’était tout de suite la mort, dès qu’il s’agissait d’un crime politique. Il y a encore la femme ; son mari la dénonce bien comme chrétienne (pour se venger du divorce), mais on ne donne pas de suite à la dénonciation. Le reste des chrétiens, probablement déjà très nombreux dans Rome, n’est nullement inquiété. Et on a vu que ce Lucius même dit ail préfet qu’en condamnant Ptolémée, il n’agit pas selon l’esprit de l’empereur.

Il est vrai que Justin dit expressément dans l’Apologie (n° 45), que la peine de mort a été prononcée contre quiconque fait reconnaître ou simplement reconnaît lui-même le nom du Christ ; mais l’existence seule de l’Apologie suffit pour nous empêcher de prendre à la lettre cette assertion, puisqu’au moment même où il parle ainsi, il adresse publiquement à l’empereur, en y mettant son nom, et dans la forme la plus solennelle, la profession de foi la plus explicite et la plus hardie. Aussi, à la suite de la phrase même que je citais tout à l’heure, Justin ajoute immédiatement : Et néanmoins, tous tant que nous sommes, partout nous le recevons et le faisons reconnaître. La loi restait suspendue sur la tête des chrétiens pour frapper ceux qui gênaient ou qui déplaisaient, mais elle ignorait volontairement tous les autres[31].

On place sous le principat d’Antonin l’histoire d’un prétendu martyre de Polycarpe. Ce n’est encore qu’un roman, dont il n’y a pas à tenir compte[32].

Il demeure constant néanmoins que la haine contre les chrétiens, qui avait commencé dans le monde gréco-romain dès le temps qu’ils commencèrent d’exister, était allée grandissant aveu la secte elle-même, irritée par son succès, et devenait de plus en plus menaçante. Il y avait persécution en ce sens, que si on ne persécutait pas encore précisément le christianisme, on persécutait des chrétiens. La règle indiquée dans la lettre à Pline attribuée à Trajan, ne pas informer contre les chrétiens, mais les frapper s’ils sont dénoncés et convaincus, paraît bien celle qui fut suivie à cette époque. Là olé l’autorité s’abstenait, on ne pouvait être déféré au juge que par une partie, ce qui devait être rare. Mais ceux qui avaient un ennemi à la fois résolu et peu scrupuleux, et qui se mettaient d’une manière quelconque sur le chemin de la justice, étaient en grand danger, à moins de désavouer leur foi. C’était assez pour que les gens timides, ou simplement circonspects, ne se souciassent pas d’entrer dans la secte ; pas assez pour arrêter nombre d’esprits plus vifs, ou enthousiastes, ou aigris, ou légers, attirés vers l’Église par cela seul qu’elle était ce que nous appelons une opposition, et une opposition déjà riche et influente[33].

Cela se continua sans doute et se développa sous le principat de, Marc-Aurèle. Les penseurs d’alors nous parlent avec un étonnement méprisant de ces Galiléens ou de ces chrétiens, qui meurent si aisément, par routine, dit Arrien, par simple consigne, dit Marc-Aurèle. Cela témoigne qu’on voyait alors beaucoup de ces morts, assez pour que les philosophes en fussent impatientés et agacés. Mais rien n’indique que Marc-Aurèle ait prétendu interdire le christianisme, dans l’Empire, et la fable imaginée par les chrétiens, que les prières des soldats fidèles avaient sauvé, dans une situation critique, l’empereur et son armée, montre bien que le christianisme n’était nullement proscrit.

On a placé sous ce principat aussi plusieurs histoires de martyres invraisemblables et apocryphes, y compris celle du martyre de Justin. Justin a-t-il en effet été mis à mort ? Je n’en sais rien, et je ne vois aucune raison suffisante de l’affirmer. Il a pu suffire, pour qu’on l’ait dit, du passage de la Seconde Apologie où il se plaint d’un adversaire, le philosophe cynique Crescens, qui, dit-il, le fera quelque jour arrêter et jeter dans les entraves (n° 3).

Parmi ces récits, il y en a un qui doit être mis à part : c’est celui qu’on lit dans Eusèbe, au début du livre V, et où figurent les martyrs de Lyon’ et de Vienne. Comme il présente des scènes intéressantes et dramatiques, et qu’il ne contient pas de ces traits ridicules qui abondent dans d’autres récits, on l’accepte généralement pour authentique. On y met, je crois, trop de complaisance. Il y a lieu de se défier d’une lettre ainsi annoncée : Les serviteurs du Christ qui habitent Vienne et Lyon en taule à nos frères établis en Asie et en Phrygie, qui ont avec nous une même foi et un même espoir de la rédemption. On ne voit ni à qui cette lettre est adressée, ni à quelle occasion, ni par quelle voie, ni qui est-ce qui a tenu la plume ; aucun évêque n’est nommé ni aucun prêtre. Le même vague s’y retrouve partout : le magistrat suprême qui préside au jugement n’est pas nommé ; une foire dont il est parlé n’est indiquée qu’en termes généraux, sans rien de précis. Pour moi, l’impression que me laisse cette pièce est celle d’un morceau oratoire composé en Asie, à l’époque des grandes persécutions, c’est-à-dire cent ans environ après Marc-Aurèle, pour édifier et pour  fortifier les âmes. Au lieu de l’expression toute simple des choses, on n’y trouve guère que de belles périphrases, des comparaisons classiques, des mots à effet. Quant au fond, il n’est pas plus naturel. Quoique aujourd’hui l’esprit humain soit préparé à ne s’étonner de rien et à tout comprendre en fait de courage et même d’insensibilité, il y a pourtant dans ce récit une continuité et une monotonie d’extraordinaire qui inquiète. La vieille esclave Blandine, si chétive, fatigue et épuise les bourreaux, qui se relayent pour lui faire souffrir toutes les tortures depuis le point du jour jusqu’au soir[34]. Plus tard, on l’attache à un poteau pour la livrer aux bêtes ; mais celles-ci ne la touchent pas. Une autre fois, on recommence à la torturer de toutes manières ; on l’assied sur une chaise de fer rougie au feu, on la fait passer à la poêle, on la livre, enfermée dans un filet, à un taureau qui la jette en l’air avec ses cornes, et, pour en finir, on lui tranche La tête. Plusieurs autres martyrs passent par les mêmes épreuves, y compris nu garçon de quinze ans. L’évêque Pothin en a, nous dit-on, plus de quatre-vingt-dix ; on l’accable de coups de pied, de coups de poing, de projectiles ; après quoi, on le remet dans la prison, où il vit encore deux jours. Sanctus, après bien d’autres supplices, est brûlé avec des lames ardentes qu’on lui applique aux parties du corps les plus délicates ; son corps est tout racorni et n’a plus forme humaine ; il n’a pas l’air de rien sentir de tout cela. On recommence quelques jours après, et on torture de nouveau ces mêmes chairs brûlées, qui ne pouvaient plus supporter même un attouchement ; on espère qu’il sera vaincu ou qu’il mourra, mais il se retrouve plus ferme que jamais, et il semble que cette seconde torture guérit la première. Il y a pourtant dans ce récit quelques faibles qui succombât et font défection ; mais ils sont si malheureux de leur faiblesse et si enthousiasmés par les exemples des martyrs, qu’ils reviennent prendre place au milieu d’eux, et partager leur confession et leur supplice, de sorte qu’il ne reste pas dans ce drame un seul rôle ingrat.

D’un autre côté, la lettre est pleine de considérations et de leçons qui se rapportent à l’état de l’Église à une autre époque, celle qui nous est connue par les écrits de Cyprien. Pour le moment, je me borne à dire que je ne reconnais à cette lettre aucun caractère historique, et que je ne pense pas qu’il y ait eu nulle part, sous le principat de Marc-Aurèle, des scènes pareilles à celles-là[35].

Les exécutions qui frappèrent un certain nombre de chrétiens sous Marc-Aurèle, le plus doux des hommes, ne tiennent évidemment qu’à son zèle pour ce qu’il croyait être le bon ordre, et à l’esprit qu’il essayait de rétablir partout dans l’Empire. Cet esprit se relâcha tout à coup après lui, et l’Église en profita. Eusèbe dit expressément (V, 24) : Sous le règne de Commode, il se fit un changement par lequel notre situation s’adoucit, et la paix fut donnée aux églises par toute la terre. Ils durent cette paix, d’abord à l’indifférence de l’empereur, puis à l’influence de sa concubine Marcia, qui était très attachée aux chrétiens, dit l’abrégé de Dion, et leur rendit beaucoup de services.

C’est ainsi que Marcia figure dans la curieuse histoire de l’évêque de Rome Calliste ou Calixte, qui nous est connue depuis trente ans par la précieuse découverte du livre des Philosophies (φιλοσοφούμενα), publié par M. Miller. L’auteur, qui est un ennemi de Calliste, dit que celui-ci était l’esclave d’un chrétien de la maison de César ; que son maître l’avait chargé de faire la banque pour son compte ; que Calliste eut ainsi dans les mains beaucoup d’argent reçu en dépôt des Fidèles ; que tout cet argent disparut et que Calliste s’enfuit ; qu’il fut rattrapé dans sa fuite et condamné par son maître à tourner la meule ; qu’au bout d’un certain temps, les intéressés obtinrent sa grâce, le coupable ayant promis de les faire rentrer dans leur argent ; que, mis en liberté, mais ne pouvant payer en effet, il ne chercha plus qu’un moyen d’en finir avec la vie. Un jour de sabbat, il se porta à la synagogue des Juifs et troubla leur culte. Ils tombèrent sur lui, le maltraitèrent et le traînèrent devant le préfet. Son maître accourt, et assure au préfet que Calliste n’est pas chrétien, et n’a agi ainsi que parce qu’il veut mourir, à cause de sa banqueroute ; les Juifs insistent pour qu’il soit puni, et le préfet le fait battre de verges, puis l’envoie aux mines en Sardaigne. Au bout d’un certain temps (peut-être cette condamnation avait-elle eu lieu sous Marc-Aurèle), il arriva que Marcia, la concubine de Commode, qui aimait Dieu, fit venir un jour Victor, alors évêque de Rome (il le fut à partir ale 185), et lui demanda la liste des martyrs (nous dirions plus exactement des confesseurs) qui étaient en Sardaigne. Il n’y mit pas Calliste, dit l’auteur, parce qu’il savait ses méfaits. Marcia, ayant obtenu de Commode une lettre de grâce, la donne à un vieil eunuque, Hyacinthe, qui la porte en Sardaigne et l’ait mettre en liberté les confesseurs. Calliste se jette en pleurant aux pieds d’Hyacinthe, et le supplie de lui faire aussi donner sa grâce. Hyacinthe l’obtient en effet, disant qu’il a élevé Marcia et qu’il prend tout sur lui. Calliste relâché retourne à Rome, au grand mécontentement de Victor, qui l’interne à Antium, en lui assignant de quoi vivre. Après la mort de Victor (en 202), le nouvel évêque Zéphyrin le rappela d’Antium et lui donna part à l’administration de son église. J’arrête ici cette analyse. Calliste, qui avait grandi de jour en jour sous Zéphyrin, devint son successeur en 219.

Je tiens ce récit pour très suspect, et rien ne m’engage à croire que Calliste ait volé l’argent qu’il avait en dépôt : je pense simplement qu’il l’a perdu. Mais il y a bien des choses à recueillir dans ces pages. On y voit que, si Calliste est condamné aux mines, ce n’est que parce qu’il a troublé la paix publique. On voit aussi que son maître dit hardiment qu’il n’est pas chrétien, sans la plainte des Juifs, il n’y aurait eu que cela à dire pour le sauver. Calliste ne le dément pas, et le préfet ne paraît avoir fait là-dessus aucune enquête. On voit enfin quelle grande situation a l’évêque de Rome ; il a des audiences de Marcia, qui est à peu près la femme de l’empereur ; il dresse des listes de fidèles à gracier ; il dispose à son gré de ses chrétiens il a un budget sur lequel il dispense des traitements. Enfin, il a parmi les chrétiens des adversaires qui le combattent et le calomnient. Rien ne ressemble moins à l’idée qu’on se fait trop souvent d’une église en quelque sorte enfouie sous terre et ayant peine à respirer.

A peu près à cette même époque, un écrivain cité par Eusèbe (V, 21), en combattant les montanistes, signalait parmi eux un certain Alexandre, qui se donnait, dit-il, pour un martyr (ou confesseur), et qui n’était qu’un bandit. Il avait été condamné par le proconsul d’Asie, non pour la foi, mais pour ses brigandages, ayant déjà quitté la vraie foi (pour l’hérésie montaniste) ; puis, en invoquant mensongèrement le nom du Seigneur, il a été relâché, ayant trompé les Fidèles. — Ici encore, je ne prends pas parti pour l’accusation ; je constate seulement que l’écrivain orthodoxe parle du confesseur hérétique absolument sur le même ton que l’auteur des Philosophies parle de Calliste, et qu’ainsi c’étaient là des lieux communs que les chrétiens des divers partis se jetaient à la tête les tins aux autres. Cela prouve au moins qu’il ne devait pas toujours être facile aux magistrats romains de s’y reconnaître, et de savoir ce que méritait au juste la conduite de ceux qu’on leur déférait. Il résulte encore de ce passage que les chrétiens pouvaient être quelquefois assez influents pour obtenir la grâce d’un des leurs, et ainsi ils n’étaient nullement des proscrits.

Jusqu’ici, en exceptant la fête sanglante donnée par Néron, et qui révolte Tacite, les condamnations de chrétiens sur lesquelles nous avons des témoignages authentiques, dans l’Apocalypse, dans Arrien, dans Marc-Aurèle, dans Dion, paraissent s’être arrêtées à la mort simple et sans supplices. Il en est de même des trois martyres rapportés par Justin dans sa seconde Apologie. Mais une phrase d’un autre livre de Justin (Dialogue avec Tryphon, 190) représente déjà les chrétiens comme torturés de toutes manières et devance là-dessus les témoignages plus développés de Tertullien : Nous sommes décapités, crucifiés, livrés aux bêtes, aux chaînes, aux fers et à tous les autres tourments. Et ces horreurs ne se séparent plus pour nous de l’idée même du martyre.

Dans notre temps, les mœurs plus douces font que nous ne sommes guère moins étonnés de ces cruautés, pour ainsi dire, que du courage de ceux qui les souffrent. Il nous semble qu’elles n’ont pu être inventées que par une rage toute particulière, qui ne s’adressait qu’aux chrétiens, et imaginait des choses inouïes pour venir à bout de leur constance. Il n’en est rien, et on ne faisait contre eux que ce qu’on faisait constamment contre bien d’autres.

Les supplices tenaient une place considérable dans la vie romaine, et non seulement dans les institutions publiques, mais même dans l’intérieur domestique. Par le seul fait de l’esclavage, ils étaient ou bien ils pouvaient être, dans les maisons romaines, un spectacle de tous les jours. Voici comme parle dans une pièce de Plaute un esclave content des mauvais tours qu’il a joués à ses maîtres, à ses risques et périls :

Nous devons bien de l’honneur et des remerciements à la fourberie, puisque forts de nos ruses, de nos intrigues, de nos machinations, grâce à la solidité de nos épaules et à la vertu des verges, en luttant contre les pointes de fer, les lames ardentes, les croix, les entraves, les cachots, les carcans... (je n’ai pas de traduction pour tous les mots), et tous ces instructeurs énergiques à qui notre peau a affaire et qui lui ont imprimé déjà tant de cicatrices, enfin les légions et les armées ennemies, vaincues par notre force, notre opiniâtreté, nos parjures, sont en notre pouvoir. (Asinaria, 522.) On voit là très bien (malgré le grossissement du théâtre) par quelles duretés on mâtait au besoin la volonté des esclaves, et aussi comment cette volonté, se raidissant à son tour, bravait ces rigueurs et y insultait, la nature humaine s’accommodant avec une étrange flexibilité au milieu où elle est plongée[36]. Qu’on voie encore les tableaux que fait Juvénal des cruautés de certaines dames romaines envers leurs esclaves (VI, 219, 475), et le journal de Trimalchion dans Pétrone (53) : Le sept des Kalendes de Sextilis, dans la terre de Cumes, qui est à Trimalchion, il est né 30 garçons et 40 filles ; on a porté dans les greniers 300.000 mesures de froment. Le même jour, l’esclave Mithridate a été mis en croix pour avoir blasphémé le génie du maître. Le même jour, on a encaissé, etc.

Si telle était la justice domestique, on pense bien que la justice publique n’était pas plus clémente ; elle ne procédait qu’avec tout l’appareil des tortures, soit pour informer sur le crime par la question, soit pour le punir avec plus ou moins de rigueur. Ce sont les lois pénales ordinaires qui condamnaient régulièrement un criminel, tantôt à être mis en croix, tantôt à être exposé aux bêtes dans l’arène, tantôt à être brûlé vif. Cela paraissait tout simple, et comment nous en étonnerions-nous, puisque cette odieuse, justice s’est perpétuée pour des siècles dans ce qu’on a appelé le monde chrétien ; puisqu’à défaut de la croix, que le respect de la croix du Christ a mise hors d’usage, les roues et tous les instruments de la question ou de la mort douloureuse ont duré, pour ainsi dire, jusqu’à nous, et que, si les bûchers n’étalent plus leurs flammes sinistres, c’est seulement depuis que le vent de la philosophie de Voltaire les a éteints.

Je citerai ici un passage d’Ammien, non pas certainement pour établir ce qui est si connu et si clair, mais parce qu’il ne suffit pas de savoir les choses, il faut les voir autant que possible, et on ne les voit bien que dans des relations écrites en face des choses mêmes, par des hommes qu’elles ne surprenaient pas et qui y étaient accoutumés.

Ce qu’il raconte se passe au quatrième siècle, c’est-à-dire dans un temps très semblable à celui qui nous occupe, et qui le rappelle par la superstition et la déraison autant que par la cruauté. Il nous dit donc (XXIX, 1) qu’on découvrit une conspiration formée contre l’empereur Valens pour mettre à sa place un certain Théodose. Ammien n’a recueilli, dans l’instruction de cette affaire, qu’une opération magique et divinatoire qui fut faite pour faire désigner Théodose par les dieux. Un anneau suspendu, mis en branle au-dessus d’un cercle qui portait les 24 lettres de l’alphabet, alla toucher les trois lettres th é o (th n’est qu’une lettre en grec), puis la lettre d ; les conjurés se contentèrent de cette indication[37]. Ces manœuvres sont dénoncées. Là-dessus, une enquête s’ouvre ; les prisons s’emplissent et regorgent, et les maisons des particuliers servent de prisons. On dresse les chevalets ; on prépare les poids de plomb, les cordes, les verges ; tout retentit de l’horreur des voix furieuses, tandis qu’à travers le bruit des chaînes, on entend les gens chargés de ces tristes offices qui crient : Empoigne, enferme, serre, mets à l’ombre ! Et plus loin : Comme ils ne s’accordaient pas dans leurs premières paroles, on leur déchira le flanc (avec les griffes de fer)... Ils sortent de là mis en pièces et à demi morts. Sur le rapport qui fut fait à l’empereur, il ordonna enfin que tous les accusés fussent décapités. Mais il y en avait un, nommé Simonide, qui avait osé convenir qu’il avait tout su, et qu’il n’avait pas voulu parler. Celui-là, l’empereur furieux le fit brûler vif.

Les jours suivants furent remplis encore des supplices d’une, multitude d’hommes de toutes classes, qui fatiguèrent, dit Ammien, les bras des bourreaux, épuisés avant de mourir par les cordes de torture, les plombs, lés verges. D’autres furent tués tout de suite et sans forme de procès ; on les égorgeait comme des bêtes. Enfin Ammien nous parle d’un dénonciateur, un misérable, de qui on veut tirer de quoi perdre un personnage suspect ; on le déchire de toutes les façons, pour lui faire dire ce qu’on a envie d’entendre, et puis, quand son corps est devenu incapable de souffrir davantage, on en finit avec lui par le feu.

L’atroce violence faite à la nature développait parfois chez les criminels le même orgueil et la même force de résistance qui nous frappait tout à l’heure dans l’esclave. Le théâtre s’est emparé aussi de ces endurcissements, et je parle même du théâtre moderne. Que de choses il y a, pour qui sait lire, sous ces quelques vers de Molière !

Le petit Gille encore eût pu nous assister,

Sans le triste accident qui vient de nous l’ôter.

Monsieur, le grand dommage ! et l’homme de service !

Vous avez su le tour que lui fit la justice :

Il mourut en César et, lui cassant les os,

Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots[38].

Mais le récit d’Ammien nous présente la même énergie sous une forme plus élevée. Ce Simonide, dont il a été parlé tout à l’heure, était ce qu’on appelait alors un philosophe, et il y en eut plusieurs de compromis dans cette affaire[39]. Ces philosophes étaient des espèces de moines austères et farouches, ennemis des vices et des injustices des puissants. Simonide obéissait sans doute au sentiment de ce qu’il croyait le devoir ; il a été aussi, à sa manière, un martyr. Ammien nous dit qu’il sortit de la vie comme de la maison d’un maître furieux, et que, se riant de l’écroulement subit de tant d’importances, ridens subitas momentorum ruinas, il ne fit pas un mouvement jusqu’à ce qu’il fût consumé, immobilis conflagravit.

Il n’y a pas de variété de supplices dans cette histoire, mais celui qui y paraît est affreux. Et par quelle atroce procédure, par quels supplices ils sont conduits au supplice ! Il semble qu’on entend, dans cette page d’Ammien, les grincements furieux de cette abominable machine qui était alors la justice, et dans laquelle les chrétiens se trouvèrent pris.

Elle éclaire pour nous, ce me semble, les scènes où figurent les martyrs. Ceux-ci ont une auréole qui transfigure tout autour d’eux, de manière à faire paraître tout extraordinaire. En réalité, ces pouvoirs, ces juges, ces procédures,. ces supplices, étaient ce qu’on voyait là même où les chrétiens n’étaient pas en cause. La grande nouveauté, et je ne pense certainement pas à en diminuer l’importance, c’est qu’ailleurs l’autorité était menacée par des actes, et que les chrétiens, du moins en général, ne la menaçaient que par des croyances, de sorte que c’était sur des idées, sur des âmes, qu’elle avait à mettre sa lourde main.

Je reprends l’histoire des persécutions, et, après le principat de Commode, qui fut un repos, je trouve celui de Septime-Sévère. Celui-là est compté parmi les persécuteurs. On trouve ces trois lignes dans sa Vie écrite par Spartien (n° 17) : En revenant (de la Syrie en Égypte), il fit un grand nombre de lois pour la Palestine. Il défendit sous peine grave de faire des Juifs. Il établit la même défense pour les chrétiens. Comme, bien avant Septime-Sévère, il était déjà interdit de faire des chrétiens (JUSTIN, Apol., 45), il n’y a rien là de nouveau ni d’intéressant, à moins qu’on n’entende que l’autorité, au lieu de devenir plus exigeante, se résignait à l’être moins, et qu’elle prenait son parti de l’existence de ceux qu’elle trouvait chrétiens, à condition qu’il ne s’en ferait pas d’autres. Mais, dans les livres de Tertullien, pleins de témoignages sur l’état de l’Église à cette époque, on ne trouve aucune trace de cette distinction. On n’y trouve non plus, et on ne trouve nulle part, aucune mention de cet édit, qui paraît avoir été sans importance.

II était difficile que les lois qui demeuraient constamment suspendues sur la tête des chrétiens ne fissent que dormir sous un prince aussi zélé pour le maintien de la discipline. Eusèbe écrit positivement qu’il les réveilla (VI, 1) ; mais, tout en disant qu’il y eut des condamnations partout, il ne nous parle que de la seule ville d’Alexandrie, où il compte un certain nombre de martyrs.

Les martyrs de l’Afrique sont ceux que nous connaissons le mieux par les écrits de Tertullien. Ils n’ont peut-être pas été frappés sous le principat de Sévère, mais en tout cas très peu après[40].

Il y eut donc encore alors de cruels supplices, dont l’image revient plus d’une fois dans Tertullien. Mais nous y trouvons aussi quelque chose de nouveau ; c’est un emploi de la question tout autre que dans la justice ordinaire. Celle-ci la met en œuvre pour forcer le coupable à avouer son crime ; mais le crime des chrétiens était d’une espèce toute particulière : ce qu’on leur demandait n’était pas de l’avouer, mais de le nier, et on recourait aux tortures de la question pour les y contraindre. Étrange renversement des rôles, contre lequel Tertullien proteste avec éloquence (Apol., 2). Mais il ne faut pas le prendre pour l’acharnement d’une puissance ennemie ; c’était au contraire la marque que l’autorité se sentait vaincue, et reculait devant l’application de ses lois. On avait cru d’abord qu’il suffirait, pour forcer le christianisme à s’effacer, de frapper de mort ceux qui s’affichaient ; on vit qu’il faudrait trop tuer, si on continuait de la sorte. Les chrétiens s’ameutaient et mettaient le juge au défi, en criant : Frappe-nous tous ! On recourut aux verges, aux chevalets, aux griffes de fer, aux lames ardentes. Tel qui bravait la mort ne pouvait supporter la douleur et cédait sous les étreintes. Dès lors il était sauvé et libre, et le magistrat se trouvait affranchi de la nécessité pénible et odieuse de faire mourir des innocents. Ceux dont l’énergie résistait même aux tortures n’étaient plus qu’un petit nombre, qu’on pouvait se résoudre à sacrifier.

Cette explication, ce n’est pas moi qui l’invente ; ce sont les chrétiens du temps qui nous la donnent ; on peut la lire dans le livre de Minucius Felix (Octavius, 28). On comprend d’ailleurs qu’ils aient été peu reconnaissants d’une telle espèce d’humanité, et qu’ils s’en soient montrés exaspérés au contraire.

L’un des écrits de Tertullien est adressé aux Martyrs, c’est-à-dire, dans la langue d’alors, aux confesseurs ; il ne faut pas oublier que le mot de martyr, par lui-même, ne signifie que témoin du Christ ; c’est plus tard qu’on a réservé ce mot à ceux qui étaient morts dans la confession de la foi. Ceux à qui s’adresse Tertullien attendaient en prison l’information et l’arrêt du juge. Cette prison était un cachot infect et destructeur, dont le séjour suffisait quelquefois à tuer les faibles. Le livre de Tertullien nous montre comment on essayait, en les exhortant ; de fortifier la nature contre la souffrance. On leur parlait comme à des soldats, auxquels en effet on les compare. Justin avait fait déjà cette comparaison, en s’adressant aux empereurs (Apol., 39) : Ce serait une chose ridicule, que les soldats que vous levez et que vous enrôlez sacrifient leur vie, leur famille, leur patrie, tous leurs intérêts, au serment qu’ils vous ont prêté, quoiqu’ils n’aient rien à attendre de vous que de mortel, et que nous, amoureux de l’immortalité, nous ne souffrions pas tout pour recevoir l’objet de nos désirs de celui qui peut nous le donner. Ces soldats n’étaient pas comme les nôtres des citoyens qui remplissent simplement un devoir public ; c’étaient des mercenaires, attirés par l’appât de gros avantages, qu’il leur fallait gagner de leur mieux. Tertullien rappelle à son tour à ceux à qui il s’adresse qu’il s’agit de servir pour une éternité bienheureuse. Il les échauffe d’ailleurs par de belles phrases : le monde est plus ténébreux que le cachot, il est plus infect, etc. ; c’est au cachot qu’on est vraiment libre. L’école stoïque avait accoutumé les esprits à cette rhétorique philosophique. Elle se trouvait faible peut-être en face de certaines perspectives. L’orateur alors appelle à son secours les exemples : tantôt les grands noms de ce qu’on pourrait appeler la légende païenne, les Scævola, les Regulus : tantôt, ce qui devait être bien plus efficace, des exemples vulgaires et de tous les jours ; ces gladiateurs qui se font tuer faute d’autre métier à faire, ces bestiarii qui pour l’honneur vivent de l’arène et se pavanent des morsures dont ils sont couverts ; d’autres qui pour un prix fait s’engagent à faire un nombre de pas déterminé sous la tunique enduite de poix enflammée, ou à passer bravement sous les nerfs de bœuf des chasseurs. « C’est là ce qui nous confondra au dernier jour, si nous avons refusé de souffrir, pour la vérité et avec l’espoir du salut, ce que d’autres ont recherché pour le mensonge, et sans avoir à attendre que leur perte. » Il montre enfin qu’il n’y a personne, dans la misérable existence faite à tous en ces tristes temps, qui n’ait à craindre tout ce qui peut menacer les confesseurs. Et en particulier, combien de personnages, et quels personnages ont trouvé des morts qui ne semblaient pas faites pour leur naissance, pour leur dignité, pour leur tempérament, pour leur âge, et cela à cause d’un homme ; par son fait, s’ils ont agi contre lui ; par le fait de ses adversaires, s’ils étaient pour lui ! Tout le monde est exposé à souffrir pour un homme ce qu’on hésite à souffrir pour Dieu.

Cette assimilation des confesseurs à des soldats ou à, des gladiateurs serrait d’ailleurs la vérité de plus près qu’on ne le croirait d’abord. L’Église avait dans son sein un grand nombre de pauvres, qui vivaient aux dépens de la communauté. Il est clair qu’en revanche, au jour du danger, ils devaient être prêts à la défendre, et on avait le droit de l’exiger d’eux. Une lettre de Cyprien, écrite à ses presbytres et à ses diacres pendant la persécution de Decius, dit expressément : Pour les pauvres, je vous l’ai déjà écrit souvent, donnez-leur tout votre intérêt et tous vos soins, j’entends à ceux que, demeurant dans la foi et combattant bravement avec nous, n’ont pas déserté le camp du Christ[41].

Rien de plus légitime sans doute que cette réserve ; il n’en résulte pas moins que pour ceux-là être confesseur était jusqu’à un certain point faire son métier et gagner sa vie.

Il y avait, d’ailleurs, dans cette société antique des misérables à tel point misérables, qu’ils ne demandaient qu’à mourir. Ceux, par exemple, à qui le fisc réclamait des impôts qu’ils ne payaient pas étaient condamnés à une existence absolument insupportable. Ils étaient livrés à des tortures physiques et morales qui se prolongeaient et se renouvelaient autant qu’il plaisait à l’agent du fisc. Et ce sont les écrivains chrétiens eux-mêmes qui nous disent que plusieurs se jetaient dans le martyre pour échapper à la vie. Et en effet, s’ils mouraient, ils étaient quittes de leurs souffrances s’ils survivaient, l’Église sans doute se chargeait de leur dette et les affranchissait[42].

On payait aussi les confesseurs en honneurs et en privilèges. Il y en avait un que Tertullien ne touche que d’un mot (aux Martyrs, 1, à la fin), mais qui est développé dans les écrits de Cyprien : c’est qu’à leur recommandation on accordait la paix à ceux qui l’avaient perdue, ce qui signifiait, dans la langue de l’Église, qu’on recevait de nouveau dans la communauté ceux qui en avaient été chassés, soit pour avoir fléchi dans la persécution, soit pour toute autre espèce de faute. C’était là un droit précieux, et quelquefois même embarrassant pour l’évêque, comme on le voit dans Cyprien.

Indépendamment de ces puissantes excitations, un passage d’un autre ouvrage de Tertullien témoigne qu’on recourait encore à des moyens d’un autre ordre. C’est dans le livre du Jeûne, un des livres où Tertullien est montaniste, et combat avec acharnement, en qualité de disciple de l’Esprit, ceux de la grande Église, qu’il appelle dédaigneusement les psychiques, c’est-à-dire les gens de la vie animale. C’est là qu’il nous dit (ch. XII), non seulement qu’on nourrissait plantureusement les sujets ; car il fallait leur donner des forces ; mais aussi qu’on leur faisait boire, à l’approche de la torture, un vin qui était une espèce de préparation pharmaceutique, devant produire sans doute un effet d’anesthésie[43]. C’est ainsi, dit-il, que votre Pristinus, un martyr qui n’était pas un chrétien (aux yeux des purs, des montanistes)... se trouva tellement énervé, que chatouillé par les griffes de fer, car c’était l’effet qu’elles lui faisaient dans cet état, il fut incapable de répondre aux questions du juge..., et enfin, arraché du chevalet sans qu’il fût sorti de lui que des hoquets et des rots, il mourut dans l’effort même par lequel il reniait sa foi... Il y a dans cette caricature toute la rage d’un sectaire, et je ne prétends pas qu’il faille s’en rapporter à Tertullien. On ne voit ici bien clairement que deux choses ; d’abord que les partis ne ménageaient guère les martyrs les uns des autres ; ensuite qu’en face d’une force brutale qui tâchait de vaincre l’homme par l’animal, il fallait bien que l’animal se mit en défense[44].

Puisque j’en suis à ces considérations toutes physiques, il ne faut pas oublier que les tortures n’étaient pas pour tout le monde. On sait que le droit romain, au temps de l’empire, distinguait les hommes en deux classes prodigieusement inégales, les gens distingués et les petites gens, honestiores, humiliores. Les derniers seuls étaient soumis, soit à la question proprement dite, soit aux supplices qui étaient aussi des tourments. Les premiers ne pouvaient être frappés que de la mort simple. Il est vrai qu’on oubliait cette distinction quand il s’agissait du crime de lèse-majesté, mais on l’observait partout ailleurs, et ainsi les chrétiens d’un certain rang étaient à l’abri des tortures du martyre. On verra en effet que Cyprien, l’illustre évêque de Carthage, et Xyste ou Sixte, l’évêque de Rome, condamnés sous Valérien, moururent simplement par le fer, comme on mourait sous notre Terreur. Mais, encore une fois, on ne pouvait pas toujours tuer, et pour le plus grand nombre des chrétiens d’une classe élevée, l’exception des supplices équivalait à l’impunité[45].

Maintenant quelque intéressante que soit pour la critique l’étude des circonstances qui pouvaient aider à accepter le martyre, il faut bien se dire qu’il ne saurait s’expliquer par ces raisons inférieures. L’explication est plus haut, dans la conscience, dans la passion et dans la foi.

On souffrait et on mourait pour défendre sa liberté, pour tenir tête à la violence et se montrer plus fort qu’elle, pour ne pas trahir la vérité et la justice, d’autant plus aimées qu’il en colletait plus cher pour les servir. L’enthousiasme n’était pas seulement tout puissant sur quelques âmes ; il était aussi contagieux à l’égard des autres. Tel qui n’aurait pas été touché par lui-même s’enflammait en voyant son voisin mourir. Et Tertullien disait aux juges (Apol., 50) : Vous ne gagnez rien par la cruauté la plus raffinée ; il n’y a là pour la secte qu’un appât de plus. Nous multiplions à mesure que vous moissonnez ; le sang est la semence d’où naissent les chrétiens. Nous comprenons ces sentiments sans peine, car ils sont en réalité de tous les temps. Les mêmes scènes se reproduiraient aujourd’hui, si les persécutions pouvaient être aujourd’hui aussi féroces. Il n’y a plus chez nous de pouvoir qui soit à même de tuer ainsi ses adversaires, du moins d’un seul coup ; mais combien de proscrits ont souffert et se sont laissé tuer lentement, plutôt que de demander grâce ! Supposons, pour un moment, que les habitudes de l’empire romain eussent pu encore être les nôtres, et que les hommes que les commissions mixtes, de triste mémoire, transportaient aux terres lointaines, eussent pu y recevoir l’ordre de crier : Vive le maître ! sous peine de la mort et de toutes les horreurs d’autrefois, qui doute qu’il y eût poussé des martyrs ?

Mais, après avoir considéré isolément l’homme qui, était martyr, pour l’honorer comme il le mérite, considérons ces proscriptions dans leur ensemble, pour juger de l’effet qu’elles ont pu produire. Nous trouvons, à la date même où nous sommes arrivés, le témoignage fameux d’Origène. Célébrant la loi des chrétiens, qui ne leur permet pas, dit-il, de faire la guerre à personne, même pour se défendre, et qu’ils ont toujours fidèlement observée, il ajoute qu’ils en ont été récompensés. Ce qu’ils n’auraient obtenu jamais, quand ils auraient eu la liberté de combattre, et quand ils auraient été assez forts, ils l’ont obtenu de Dieu qui, lui, a toujours combattu pour eux, et qui a arrêté, à l’occasion, ceux qui s’élevaient contre les chrétiens et qui voulaient les détruire. Pour servir d’avertissement, et afin que, voyant parmi eux quelques-uns lutter pour la foi, ils devinssent plus fermes et apprissent à mépriser la mort, quelques-uns donc, à l’occasion, dont le compte est bien facile à faire[46], sont morts pour la religion des chrétiens, tandis que Dieu empêchait qu’on leur fît une guerre par laquelle on eût fini avec la communauté tout entière. Voilà le texte décisif et ineffaçable, qui suffirait à établir la thèse célèbre de Dodwell : Du petit nombre des martyrs[47].

Il est vrai qu’à ce texte on en oppose un de Clément d’Alexandrie tout contraire. Clément rappelle que Zénon, parlant de ces sages de l’Inde qui se faisaient brûler vifs devant la foule pour montrer combien ils étaient indifférents à la vie, disait qu’un seul exemple de ce genre était un enseignement plus efficace que toutes les dissertations sur la douleur. Et nous, dit Clément, nous voyons tous les jours s’amonceler sous nos yeux ces flots de martyrs brillés, crucifiés, décapités. (Stromates, II, 20, p. 178.) — On voit tout de suite combien la phrase de Clément est peu précise en comparaison de celle d’Origène, qui évidemment a pris la mesure exacte des choses, et surtout qui a marqué la proportion entre le nombre des martyrs et la multitude des chrétiens. II est probable qu’Origène a écrit dans un temps où l’Église était en paix, et Clément au contraire dans un moment où sévissait autour de lui la persécution, et où il n’entendait parler que de condamnations et de supplices. Pour s’expliquer la contradiction des deux passages, on fera bien, je crois, de se reporter à l’image que Bossuet a rendue célèbre, quand il compare les jours heureux clairsemés dans la vie d’un homme à des clous attachés à une longue muraille : Vous diriez que cela occupe bien de la place ; amassez-les, il n’y en a pas pour emplir la main[48]. C’est ainsi que Clément a vu ces morts illustres étalées pour ainsi dire sur la muraille ; Origène les a comptées en les ramassant.

D’ailleurs les preuves abondent de tous les côtés pour montrer que le nombre des martyrs était en effet très peu de chose comparé à celui des fidèles qui n’étaient pas atteints.

D’abord il faut abandonner absolument cette idée que les empereurs romains aient eu le parti pris d’empêcher qu’il y eût des chrétiens. Tertullien, au contraire, après avoir rappelé avec indignation Néron et Domitien, dit expressément, que jusqu’au jour où il écrit, on ne pourra pas lui citer un seul prince, intelligent des lois divines et humaines, qui ait déclaré la guerre aux chrétiens (Apoloq., 5). Ces expressions embrassent apparemment Sévère lui-même, qu’ailleurs encore il représente comme favorable à certains fidèles et les défendant des fureurs populaires (ad Scap., 4). Il est vrai qu’il parle ainsi, je le crois, pour le besoin de sa cause, tâchant d’avoir pour lui l’autorité du passé. Les empereurs, certainement, n’étaient pas si amis des chrétiens ; mais Tertullien n’aurait pu s’exprimer comme il s’exprimé, s’ils avaient positivement persécuté le christianisme. Je ne pense pas qu’aucun l’ait fait, entre Domitien et Decius. Mais le christianisme avait contre lui les lois, les magistrats et la foule. Une grande initiative était accordée aux magistrats, là où ils avaient la loi pour eux. C’est aux proconsuls que Tertullien reproche les persécutions de l’Afrique ; il dit, par exemple : Vigellius Saturninus, qui le premier a tiré le glaive contre nous (ad Scap., 3). Et on se rappelle le mot adressé dans Justin au préfet de Rome : Ce que tu fais n’est pas selon l’esprit de l’empereur. Quant à la foule, qui n’avait aucun pouvoir légal, elle était redoutable cependant à certains jours, particulièrement quand elle était ameutée dans un théâtre ; elle y exerçait par ses clameurs, surtout en cas de malheur public, une espèce de loi de Lynch, et, si elle réclamait alors pour les supplices la canaille chrétienne (je tâche de rendre l’idée qu’elle se faisait des chrétiens) ; si elle criait : Les chrétiens aux lions ! on lui jetait trop aisément peut-être quelque proie ramassée dans les cachots.

Il y avait donc des condamnations et des exécutions ; il y en eut surtout à partir du milieu du second siècle, et, en certains temps, ces cas se multipliaient, comme par accès, et cela faisait ce qu’on peut appeler une persécution. Puis la violence s’usait, se relâchait, et on revenait à la tolérance. On peut affirmer qu’au temps même de Tertullien, l’Église le plus souvent vivait tranquille. Dans le livre oit il nous parle d’un soldat chrétien qui fit scandale pour avoir refusé, au milieu d’une revue, de paraître devant les empereurs (Sévère et son fils), avec la couronne de fleurs qu’on portait en l’honneur des dieux, il nous dit que les chrétiens mêmes, car il y en avait dans l’armée comme partout ailleurs, se plaignaient de cette démonstration indiscrète, par laquelle l’Église pouvait craindre de voir troubler une paix si heureuse et si prolongée (De la couronne du soldat, 1). Et sur les 1160 pages que remplissent aujourd’hui pour nous les écrits de Tertullien (dans l’editio minor d’Œlher), il n’y en a pas 200 qui paraissent avoir été écrites sous l’influence de la persécution. Tout le reste se rapporte aux affaires intérieures de l’Église et à des disputes entre les partis qui la divisent ; ce qui suppose que l’écrivain et ses lecteurs sont également tranquilles. Mais l’existence seule de Tertullien en dit assez là-dessus. Voilà un écrivain ardent et infatigable, qui prend sans cesse la parole, dont l’éloquence pleine de véhémence et d’âpreté retentit dans toute l’Église ; personne n’est plus en vue que lui, et, quand la persécution survient, loin de s’effacer, il fait plus de bruit que jamais ; il plaide pour les chrétiens et le christianisme de la façon non pas seulement la plus libre, mais aussi la plus hautaine ; il attaque les dieux des Gentils, il condamne leurs mœurs ; c’est lui qui leur fait leur procès ; il va jusqu’à menacer, jusqu’à faire entendre qu’il ne tiendrait qu’aux chrétiens de se venger. Et cependant il n’a jamais été ni réprimé, ni même inquiété d’aucune manière. Il n’en faut pas plus pour se convaincre que les sévérités des Romains à l’égard des chrétiens n’avaient nullement le caractère d’une guerre faite à une doctrine avec la résolution de l’extirper des esprits.

Mais, dans le cercle même où s’exerçait, à un moment donné, la persécution, les ressources ne manquaient pas pour y échapper. D’abord on pouvait fuir, et beaucoup fuyaient. Un livre de Tertullien, de la Fuite dans la persécution, témoigne combien cela était général. C’est la preuve évidente, ou que la persécution était purement locale, et procédait de l’autorité de tel ou tel magistrat particulier ; ou bien que la police de l’empire romain ne ressemblait en rien à la police centralisée des États modernes, et qu’il suffisait pour la tromper de se déplacer. Mais, parmi les exemples de ces fuites, il y en a de si éclatants, comme plus tard celui de Cyprien, qu’il faut bien croire, pour ceux-là, que l’autorité y consentait d’une manière tacite, et que c’était assez pour elle de forcer celui qu’elle poursuivait à se cacher et à se bannir. Pour le grand nombre, je ne dis pas que la fuite fût toujours chose simple et facile. Outre les intérêts compromis, il y avait d’ailleurs bien des vides dans la civilisation antique, et, pour fuir, il fallait souvent traverser des régions mal sûres, où on était exposé aux brigands, ou même aux bêtes féroces. Cependant beaucoup fuyaient ; mais il y avait une autre espèce de fuite bien plus commode ; c’était de payer les dénonciateurs pour qu’ils ne vissent pas ceux qui craignaient d’être vus. C’est ce qui est encore très bien expliqué dans le livre de Tertullien. Cela se pratiquait, beaucoup, et même cela se pratiquait en grand. On payait ainsi pour toute une Église (de la Fuite, 13), et c’était l’évêque qui se chargeait de traiter pour son troupeau.

Disons en passant que ce livre de la Fuite témoigne hautement que, si Tertullien n’a pas été frappé, comme je l’ai dit tout à l’heure, ce n’est pas qu’il ait jamais ni fui ni payé.

Enfin la persécution avait elle-même ses tolérances. -Les confesseurs recevaient dans leur cachot les visites et les offrandes de leurs frères. On laissait un libre accès, soit aux diacres envoyés à leur aide par leur église, soit aux particuliers que leur charité y conduisait (aux Martyrs, 1). L’autorité romaine ne pensait pas à traiter ces assistants comme des complices. Dans des temps mêmes plus mauvais que ceux de Tertullien, lors de la persécution de Decius, Cyprien se borne à recommander d’apporter dans ces démonstrations une certaine prudence et de ne pas les faire avec trop d’éclat, de peur qu’on ne s’avise d’y mettre obstacle[49].

Les pouvoirs publics eux-mêmes hésitaient, et ne savaient plus ce qu’ils devaient faire. Les uns se sentaient touchés et compatissaient ; d’autres se lassaient ; d’autres même étaient intimidés ; je dis intimidés de deux manières. Ceux-ci individuellement : on les menaçait ; on leur disait que cela portait malheur de toucher aux chrétiens, que tel proconsul avait été atteint de telle maladie, etc. (ad Scap., 3). Tous n’étaient pas des esprits forts ; on pouvait craindre d’avoir contre soi le dieu des chrétiens. Et puis, que le malheur vînt d’un dieu ou non, on pouvait toujours le redouter. Mais les plus sages se demandaient s’il était prudent de lutter contre cette fureur épidémique. Tertullien dit à Scapula qu’un proconsul d’Asie vit un jour la multitude des chrétiens se porter tout entière devant son tribunal et s’offrir à sa justice. Il en fit exécuter quelques-uns, et dit aux autres : Malheureux ! si vous voulez mourir, n’avez-vous pas des cordes et des précipices ? Et Tertullien reprend : Si on s’avise d’en faire autant ici, que feras-tu de ces milliers de suspects, de tant d’hommes et de tant de femmes, de ces gens de tout âge, de tout sexe, de tout rang, qui se présenteront à toi ? que de bûchers il te faudra ! que de glaives ! Et Carthage elle-même, que deviendra-t-elle, s’il te faut la décimer, quand chacun reconnaîtra là ses parents, ses compagnons ; quand on y verra peut-être des hommes et des matrones de ta classe, et tel, et tel personnage du premier ordre, les parents ou les amis de tes amis ? Fais grâce à toi-même, si ce n’est à nous ; fais grâce à Carthage, si ce n’est à toi. Fais grâce à la province, qui, dès que tes intentions ont été connues, s’est trouvée livrée aux extorsions, soit des soldats, soit des ennemis personnels de chacun de nous. Quand on admettrait qu’il y a quelque exagération dans ce discours, il en resterait toujours assez pour nous assurer qu’à cette époque l’autorité était débordée et ne pouvait déjà plus rien empêcher. Et, si on remonte à des temps où il semble qu’elle aurait pu faire obstacle à la foi nouvelle, on verra qu’alors elle n’y pensait pas.

Je ne suivrai pas l’histoire des persécutions jusqu’au bout ; je ne pourrais que répéter les mêmes choses. De la dernière, celle de Dioclétien, je ne dirai que ce seul mot : quand elle eut lieu, le christianisme était si fort, que, dix ans après, il y avait un empereur chrétien, et que la religion proscrite devenait la religion de l’empire. Cette persécution ne fut qu’un dernier effort du passé, qui essayait inutilement de se défendre. Mais je m’arrêterai encore aux persécutions du milieu du troisième siècle, parce que cette portion de l’histoire de l’Église est celle qui nous est le mieux connue par les écrits de Cyprien.

Pendant tout le principat d’Alexandre Sévère, l’Église avait eu la paix et même la faveur ; la maison impériale était pleine de chrétiens, nous dit Eusèbe. Il y eut, dit-on, une recrudescence de persécution sous Maximin, qui fut courte. Philippe au contraire fut tellement l’ami des chrétiens, qu’il passa pour être chrétien lui-même ; c’est du moins la tradition de l’Église. Mais il y eut une réaction terrible sous Decius[50].

Alors commencèrent ce qu’on peut appeler les grandes persécutions : il semble bien que c’est l’empereur lui-même cette fois qui voulut en finir avec le christianisme par un édit appliqué dans tout l’empire. A cette date, 250, Cyprien venait d’être élu évêque de Carthage. Ses écrits sont ce qui nous renseigne le mieux sur ce que c’était qu’une persécution. Nous y voyons d’abord que Cyprien crut devoir disparaître de Carthage, et qu’il put le faire. Il me parait bien difficile de comprendre que l’évêque d’une ville telle que Carthage, et un évêque aussi illustre, que son illustration même avait porté à l’épiscopat, pût se dérober ainsi à l’autorité romaine, si l’autorité elle-même ne s’y prêtait, et ne se tenait pour satisfaite de cette espèce de soumission. S’il s’était obstiné à rester à Carthage, il aurait été exécuté sans doute, comme, le fut à Rome l’évêque Fabianus. Mais on reconnaît ce que les églises conservaient de liberté jusque dans les temps mauvais, quand on voit Cyprien, de sa retraite même, continuer de gouverner les siens, et écrire une quarantaine de lettres à ses presbytres, à ses diacres et à ses confesseurs. Ce ne fut pas sans doute pendant la plus grande violence de la crise ; on sent dans ces lettres mêmes qu’elle est passée ; mais pourtant tout n’est pas fini, il y a encore des poursuites[51], et déjà l’évêque a pu rentrer en correspondance avec son église, s’occuper de la, distribution des aumônes, de la glorification des martyrs et de la conduite à tenir avec ceux qui avaient fléchi. Tout gouvernement trouve devant lui une opposition et des mécontents ; l’évêque avait aussi les siens, qui se plaignaient de sa retraite, et peut-être y insultaient ; mais je demeure persuadé, en lisant tout ce que nous avons sous les yeux, que ceux-là étaient désavoués par la véritable opinion publique, et que l’on comprenait très bien que Cyprien, en s’éclipsant, ne pourvoyait pas seulement à sa sûreté, mais aussi à la tranquillité de son église. Il travaillait d’ailleurs constamment pour elle, et en particulier il ne perdait jamais de vue ces intérêts, qui sont si impérieux partout et toujours, mais qui devaient l’être surtout au milieu de la population indigente ou gênée qui faisait la majorité des chrétiens. Nul n’était mieux en état que lui de faire affluer dans la caisse commune l’argent qui pouvait soulager toutes les misères, et il était toujours prêt à y ajouter son propre argent. Enfin son talent contentait, mieux que nul n’aurait pu faire, le juste orgueil des fidèles, soit par l’honneur qu’il faisait à l’Église, soit par la magnifique éloquence avec laquelle il célébrait ses combats.

Mais c’est surtout dans les écrits composés quand la persécution fut apaisée et qu’il eut repris possession de son siège d’évêque, que nous trouvons des éclaircissements abondants sur ces épreuves de son église et sur leurs suites. Un livre est surtout précieux à ce point de vue ; c’est celui qui est intitulé : des Tombés (de Lapsis) : on appelait ainsi ceux qui avaient renié leur foi. L’histoire de la persécution est là tout entière.

Nous y voyons d’abord en quel état la persécution a trouvé l’église de Carthage. Elle était en paix, et cette paix avait été si longue et si pleine, que la piété s’y était perdue ; on ne pensait plus qu’à jouir de ce monde et à amasser. Dans ce tableau, il y a un détail curieux. Beaucoup d’évêques... insouciants de l’administration des choses divines, ne s’appliquaient plus qu’à celle des intérêts d’ici-bas ; ils laissaient là leur chaire et leur peuple pour courir de province en province, guettant les marchés où s’offrait quelque affaire et quelque gain ; tandis que leurs frères mouraient de faim dans l’église, ils tâchaient de faire beaucoup d’argent, d’attraper des fonds de terre par de mauvaises manœuvres, de grossir leur revenu à force de placements. Ces évêques paraissent là comme des espèces d’intendants, qui font trop bien leur métier, au profit de l’église ou au leur ; non, en tout cas, au profit présent et immédiat des pauvres. Je sais qu’il ne faut pas prendre à la lettre les prédicateurs, non plus que les satiriques ; je ne tiens pas d’ailleurs à surprendre les faiblesses des hommes : je tiens à montrer dans quelle complète sécurité vivaient les chrétiens, et à rappeler qu’ils avaient vécu ainsi deux cents ana, sauf quelques crises locales et courtes.

Mais voici que l’édit de l’empereur a paru, et, au premier mot prononcé, il semble que la religion chrétienne s’évanouisse. Le plus grand nombre des fidèles trahit immédiatement sa foi. On n’attend pas les démarches de l’autorité ; on va au devant. Tout le monde court au forum (pour y sacrifier publiquement, suivant l’ordre). Le soir vient, et les magistrats sont obligés de remettre bien des gens au lendemain ; beaucoup demandent instamment qu’on ne les fasse pas attendre. Ce n’est pas le pouvoir, dit Cyprien, qui leur fait violence ; ce sont eux qui font violence au pouvoir. On s’encourage, on s’entraîne les uns les autres. Des parents présentent leurs enfants à la mamelle. Tout cela parce qu’il y avait un terme fixé, avant lequel il fallait avoir fait sa déclaration. Il était si simple, répond Cyprien, de se dérober par la fuite ! Il est vrai qu’on menaçait ceux qui fuyaient de la confiscation de leurs biens ; mais qu’est-ce que celai dit l’évêque. Je ne dirai pas comme lui ; j’estime que cela était très grave, et je ne suis ni étonné ni scandalisé que l’autorité, dans ces conditions, ait eu bon marché du grand nombre. Il faudrait seulement savoir si la menace de confiscation était toujours suivie d’effet.

On aurait peine à croire, si on n’en avait pas la preuve sous les yeux, que, parmi ceux qui reniaient publiquement leur foi et sacrifiaient aux dieux, il y avait jusqu’à des évêques. Cela n’est pas dans le livre des Tombés, parce que ce livre n’est écrit que pour Carthage, où il n’y avait d’autre évêque que Cyprien lui-même, mais cela est attesté formellement dans une Lettre de Cyprien à l’évêque Antonianus (Lettre 55, n° 9).

Quant à la manière d’échapper à la persécution en payant les agents du pouvoir, il semble que cette corruption ne pouvait plus s’exercer si franchement et si à l’aise que du temps de Tertullien. On avait imaginé quelque chose de plus raffiné, une espèce de transaction entre l’autorité et la conscience. Au lieu d’exiger d’un fidèle qu’il sacrifiât à la face de tous, on lui demandait seulement de reconnaître par écrit qu’il l’avait fait, et tout se passait entre le gouvernement et lui. On poussait même encore plus loin la complaisance : l’autorité, au lieu de réclamer cette déclaration, la faisait elle-même, avec l’aveu de l’intéressé. Et de même à peu près que le clergé catholique donne quelquefois aux gens qui se marient à l’église des billets de confession sans qu’ils se confessent, la police romaine donnait des certificats de sacrifice sans qu’on eût sacrifié. L’Église, il faut le dire, n’acceptait pas ce subterfuge, et tenait pour coupables ceux qui se tiraient d’affaire au moyen de ces certificats. Cependant Cyprien reconnaît lui-même que leur faute est moins grave que celle de sacrifier, et on en obtenait assez aisément le pardon. Et comment ne l’aurait-on pas obtenu, puisque ceux mêmes qui avaient absolument renié leur foi trouvaient encore une indulgence dont le scandale est précisément le sujet de ce litre de Cyprien ?

La situation des évêques était très embarrassante en effet. Quand une fois la persécution était finie, tous ceux qui par faiblesse étaient sortis de l’Église voulaient y rentrer. Si on les accueillait trop vite, on encourageait et en quelque sorte on justifiait la défection ; car à quoi bon montrer de la fidélité et du courage, quand un ne perdait rien à en manquer ? Mais, si on s’obstinait à les repousser, combien on perdait ainsi de fidèles ! et précisément, selon toute apparence, ceux qui étaient tes plus considérables et les plus utiles par leur position et par leur fortune ! Quand l’évêque essayait de résister à toutes les demandes qui l’assaillaient, il avait contre lui, et c’est là une des plus grandes singularités de sa situation, ceux-là mêmes qui paraissaient le plus devoir appuyer sa résistance. Il semblait que les confesseurs, ayant le droit d’être plus exigeants que personne, devaient être tout à fait contraires à l’indulgence ; mais il se trouve qu’ils avaient un intérêt à être indulgents. On avait admis que le dévouement du confesseur ou martyr pouvait racheter la faute de son père ou de sa mère, de son frère ou de sa sœur qui avaient fléchi, et rien ne semblait plus légitime. Mais peu à peu cela s’était étendu, et le rachat des Tombés était devenu un droit des confesseurs. Ils prétendaient que celui qui était sorti de l’Église n’avait qu’à se présenter avec un billet de leur main et qu’aussitôt il devait y être reçu et rentrer dans la communion des fidèles. On en était venu à donner des billets collectifs disant : Recevoir dans la communion un tel avec les siens (Lettre 15). On exploitait aussi les martyrs qui étaient morts. Cyprien nous a conservé une lettre du confesseur Lucianus (Lettre 22), qui déclare que le bienheureux martyr Paulus lui a dit avant de mourir : Lucianus, je te la dis devant Christ, si après que j’aurai été rappelé, quelqu’un te demande la paix, donne-la-lui en mon nom. Et, là-dessus, il donnait de côté et d’autre des billets au nom de Paul ; il en donnait aussi an nom d’un confesseur encore vivant, mais qui ne savait pas écrire (Lettre 27). Ces billets devenaient ainsi affaire de complaisance, et même, c’est Cyprien qui nous le dit, affaire de commerce (Lettre 15).

Ce n’était pas d’ailleurs la seule difficulté que l’Église eût avec ses confesseurs : dans leur conduite ils n’étaient pas toujours exemplaires. Des hommes d’un tempérament si énergique, qui supportaient les griffes de fer et les lames rougies au feu, avaient peine, une fois libres et victorieux, à rester sages. Ils ne l’avaient pas non plus toujours été. Il y avait parmi eux des repris de justice, bannis de leur pays, et qui y rentraient imprudemment au risque d’y être exécutés, non plus comme chrétiens, dit Cyprien, mais pour leurs anciens méfaits (Lettre 13). A d’autres, moins compromis, l’évêque reproche encore l’esprit de désordre et la débauche du vin et des femmes (Ibid. et 14). Les billets qui venaient de ces confesseurs pouvaient n’être pas toujours bien donnés[52].

Cyprien résista énergiquement à ces prétentions de ses martyrs, et il avait une telle autorité personnelle et une situation si haute, qu’il réussit à défendre ses droits d’évêque ; mais jamais il ne soutint une lutte si difficile, et on sent en. le lisant qu’il est forcé à bien des concessions. Il tient à ce que ce soit lui qui dispense les indulgences ; mais on voit bien qu’il lui faut les dispenser largement. Les Tombés ont besoin de l’Église, mais l’Église a besoin aussi des Tombés. Ils parlent haut, ils font la loi, ce sont eux qui menacent (des Tombés, 22). Ils se sentent si nombreux et si forts, qu’ils ne se montrent ni honteux ni abattus de leur apostasie ; ils persistent, hommes et femmes, à vivre comme ils vivaient jadis, sans pénitence, dans leur luxe et leurs voluptés (Ibid. 30). Il les appelle donc à la pénitence ; mais la plus efficace sera de donner de l’argent, beaucoup d’argent et tout de suite, incunctanter et largiter (Ibid., 35). Par la force des choses, les églises aboutissent toujours là, et il est clair que l’évêque sera facile, si on lui apporte de belles aumônes. Nous le comprenons, et, en vérité, c’est bien le moins que ceux-là payent de leur bourse qui n’ont pas payé de leur peau.

Cependant comment prévenir les faiblesses, si on n’en craint pas plus les suites, si on n’a plus à redouter une église rigoureuse et inflexible 2 Il faut faire peur pourtant ; Cyprien y pense, et il a pour cela recours à Dieu ; qui, lui, n’est gêné par personne et n’a pas à garder de ménagements. Dieu fait voir, par des mi-racles, qu’il ne pardonne pas à ceux qui trahissent. Cyprien nous raconte ces miracles (Ibid. 24-26) avec une curieuse naïveté. Un homme avait prononcé à peine la parole par laquelle il reniait le Christ, qu’il est tout à coup devenu muet. Une femme, au sortir du sacrifice, tombe possédée d’un esprit malfaisant, et déchire de ses propres dents sa langue souillée ; puis elle meurt bientôt, avec de grandes douleurs. Voici, dit-il encore, ce que j’ai vu moi-même de mes yeux. Une petite fille à la mamelle, dont les parents avaient pris la fuite, est présentée par sa nourrice aux magistrats. On lui fait manger un peu de pain (car elle n’aurait pu manger de la viande des victimes), trempé dans le vin du sacrifice. Après la persécution, les parents, de retour,’amènent un jour l’enfant à l’église pendant que l’évêque donnait la communion aux fidèles. La petite fille se démène et crie pendant tout l’office ; puis, quand le diacre veut lui faire boire à son tour le vin consacré, elle refuse, tenant obstinément les lèvres serrées. On lui fait boire ce vin malgré elle ; mais l’enfant s’agite plus que jamais et vomit. L’eucharistie n’avait pu demeurer dans ce corps profané. Telle est la puissance, dit Cyprien, telle est la majesté du Seigneur. Et nous nous dirons : Tel est le fanatisme aveugle qui se développe sous la violence des persécutions. Il n’y a pas de plus mauvaise éducation des esprits que celle des exécutions et les supplices.

Une autre femme tombée avait réussi à surprendre la communion ; l’eucharistie l’étouffa et elle en mourut. Une autre, voulant ouvrir son coffre où il y avait du pain consacré, du feu en sortit et l’empêcha d’y toucher[53]. Cette fois, Cyprien ne nous dit pas qu’il l’a vu. Un homme, ayant reçu de même indignement l’eucharistie, ne trouva plus dans sa main qu’une poignée de cendres. Voilà par quelles histoires l’évêque effrayait son auditoire.

Ces révélations curieuses des monuments authentiques de l’âge des martyrs, ces détails mesquins ou même misérables, ne doivent pas nous faire oublier ce qui était grand, ni méconnaître les âmes héroïques et saintes qui ont fait alors l’honneur de l’Église. Bien de petites causes peuvent grossir le nombre des dévouements, mais c’est à condition, je l’ai déjà dit, qu’il y ait d’abord une élite qui élève à son tour le reste. Il y a ceux qui souffrent et qui meurent, non par aucun motif vulgaire, non par amour-propre ou par orgueil, non pas même par fureur contre l’ennemi, mais par passion pour la vérité et la justice, par dégoût de la vie quand elle est flétrie, par horreur de sentir en soi une tache et impossibilité de la supporter. Il s’y ajoutait l’entraînement des exemples, l’admiration qu’on avait ressentie pour ceux qu’on avait vus soi-même combattre et vaincre, cette admiration mêlée de pitié et d’amour, la plus violente dont puisse être pénétrée l’âme humaine. A la tête des confesseurs, les imaginations exaltées voyaient le Christ, le premier témoin ou martyr, comme l’appelle l’Apocalypse (1, 5) ; elle le voyait sur le champ même du combat, et combattant avec les siens ; idée réalisée de leur conscience, qui prenait ainsi une forme et une voix pour les soutenir.

Voilà le martyre dans tout son éclat, tel que le célébrait l’éloquence de Cyprien, avant le jour, si prochain, où lui-même il allait être martyr. Cette éloquence est brillante quelquefois jusqu’à l’excès, mais il y a rhétorique et rhétorique. L’une est le calcul laborieux de l’homme d’école ; l’autre est l’ivresse d’un enthousiasme qui ne se possède plus, qui ne trouve jamais trop sonore l’écho de ses sentiments, et n’est jamais rassasié de grands mots et d’éclatantes images (Lettre 10). Ce n’est pas un effort que fait l’orateur pour convaincre et persuader ; c’est une fête qu’il donne aux siens et qu’il se donne à lui-même[54].

Cet enthousiasme, je n’ai nulle envie d’y résister. On doit recueillir pieusement dans l’histoire toute souffrance humaine, et à plus forte raison tout sacrifice. Nous vénérons également aujourd’hui tous les martyrs, qu’ils aient souffert pour une foi ou pour une autre, pour un dieu ou pour l’humanité. Tous ont voulu être libres, et nous faire libres.

Mais il est triste de penser combien les martyrs chrétiens en particulier ont été trompés dans leur élan généreux. Ils mouraient pour amener le règne de Dieu sur la terre, et ils n’ont amené que le règne de l’Église, qui en a été bien loin. L’Église a fait infiniment plus de martyrs qu’elle-même n’en a jamais eu, et, de plus, elle a fait peser pour des siècles sur l’humanité et sur la pensée humaine la plus lourde et la plus malfaisante des servitudes. Défions-nous donc de tout enthousiasme auquel on nous demanderait de sacrifier la liberté d’un seul homme. La liberté pour tous et en toutes choses, c’est le seul dogme avec lequel il n’y ait pas à craindre de mécompte.

Si maintenant je pose une dernière fois la question en vue de laquelle j’avais entrepris cette étude : Les persécutions ont-elles été et pouvaient-elles être un obstacle sérieux au développement et à la fortune du christianisme ? Je crois que la réponse se présente maintenant avec la plus lumineuse évidence : Non, elles ne le pouvaient pas. Les persécutions ont été à la fois très rares et très courtes, de manière qu’à prendre les choses dans leur ensemble, on peut dire que, pendant trois siècles, l’Église a grandi en pleine paix. Quand Cyprien a été exécuté, en l’année 258, il était le premier évêque de Carthage qui eut jamais été frappé ; c’est son biographe qui nous le déclare[55]. Mais, dans les temps les plus mauvais et aux heures les plus douloureuses, on a vu que presque tous échappaient aux poursuites. D’abord la multitude des faibles, qui cédaient tout de suite et rentraient sous terre, mais qui, quelques mois après, en ressortaient et se retrouvaient un grand peuple ; puis ceux qui avaient fui, puis ceux qui avaient obtenu des certificats. L’Église ne perdait jamais rien qui pût compter, et gagnait sans cesse, au contraire, par le seul fait de sa durée. Les Romains, à leur point de vue, devaient se comparer à des chirurgiens qui luttent par des opérations contre un cancer incurable : ils coupent et ils font souffrir, et ils ont l’air ainsi de faire quelque chose ; mais à peine ont-ils retiré leur main, que le mal reparaît et fait de plus grands ravages.

Il n’y a jamais eu qu’un pouvoir qui ait su persécuter efficacement, c’est l’Église elle-même ; mais aussi s’y prenait-elle tout autrement que les Romains. Qu’on voie l’Inquisition espagnole : non seulement elle a effroyablement tué[56], mais elle y a mis un art épouvantable. Il ne suffisait pas de dire avec elle : Je ne suis pas Juif, ou : Je ne suis pas hérétique ; comme c’était assez de dire au proconsul : Je ne suis pas chrétien ; il fallait lui faire accepter cette soumission, et c’était presque impossible ; et, si enfin on y parvenait, on était quitte du bûcher, mais on demeurait enseveli dans une prison pour la vie entière. Tout était compté ; elle, ne laissait pas passer un soupir. Aussi quel silence, ou plutôt quelle mort dans tout un royaume ! Il serait absurde d’imaginer, sous l’inquisition, des synagogues ou des églises protestantes constituées comme était constituée, sous les Césars, l’Église chrétienne : ayant publiquement des chefs, une organisation, des finances ; des frères venant assister leurs frères dans leurs cachots ; des apologistes écrivant et répandant d’éloquents discours pour établir que leur foi doit être respectée. La liberté des consciences n’a pu survivre à l’Inquisition que parce que celle-ci est heureusement demeurée enfermée dans la Péninsule, comme les bêtes féroces des spectacles antiques dans leur arène, et qu’il est resté ailleurs des asiles où l’esprit humain a pu continuer de respirer. Autrement un demi-siècle d’un tel régime, s’il avait pu s’étendre partout, je dis partout absolument, eût suffi peut-être pour anéantir la pensée humaine. Il est ridicule que l’Église, qui a sanctionné l’Inquisition, se récrie tant sur ce qu’elle appelle les persécutions de l’empire romain, et veuille faire croire qu’il y a eu là pour elle un obstacle sérieux, qu’elle n’a pu franchir sans miracle.

J’ai achevé l’étude des persécutions ; j’ai dû pour cela dépasser de beaucoup les limites que je m’étais proposées, et pousser jusqu’au milieu du troisième siècle. Maintenant je voudrais pouvoir y rester, car il n’y a guère d’époque plus attachante, ni de mieux éclairée, grâce aux écrits de Tertullien et de Cyprien. Le premier, dans sa langue barbare, est un écrivain supérieur ; le second, avec un génie moins original, est à la fois écrivain, orateur et homme d’action ; c’est un chef de parti et un chef de gouvernement ; rien de plus intéressant que ses luttes avec les opposants de son église, ses relations avec l’évêque de Rome, et la place qu’il se fait dans l’ensemble de l’unité universelle ou catholique[57]. Mais suivre ainsi l’histoire de l’Église, à quelque terme qu’on s’arrête (et on peut-on s’arrêter ?) est une entreprise pour laquelle les forces me manquent. J’ai cru faire assez en conduisant le Christianisme et ses origines jusqu’à la fin du Nouveau Testament. Si j’y ai fait entrer l’étude des persécutions, c’est que je ne pouvais m’en passer pour mettre en pleine lumière l’idée dominante de mon livre, que j’ai indiquée dès le début et que je n’ai jamais perdue de vue : l’idée qu’il n’y a rien d’extraordinaire ni dé mystérieux dans la naissance et le développement du christianisme.

Je résume une dernière fois tout ce que j’ai reconnu à ce sujet dans le cours de ces études. Dès les premières années de notre ère, il y avait des Juifs établis sur bien des points de l’empire ; ils formaient une association qui pénétrait partout, et partout exerçait son action sur le monde romain, en même temps qu’elle lui restait étrangère et en demeurait indépendante. Ils avaient autour d’eux les judaïsants, qui partageaient leurs croyances. En particulier, ils attendaient un Oint ou un Christ, qui devait descendre du ciel pour ouvrir le règne du dieu des Juifs à la place de celui des Romains. Vers les premiers temps du principat de Claude, il se répandit que ce Christ était venu, que c’était Jésus, mis en croix sous Tibère ; qu’il était ressuscité, et qu’il allait à son tour ressusciter tous les justes morts, pour les réunir dans une vie éternelle à ceux qui vivaient encore et faire disparaître les pécheurs. Cela était difficile à croire, mais cela flattait toutes les passions d’une multitude souffrante et irritée. On se murmura d’abord à l’oreille, puis on se répéta tout haut la bonne nouvelle. Les uns y crurent tout à fait ; les autres n’y croyaient peut-être qu’à moitié ; mais, comme ils étaient tous unis dans les mêmes vœux, ils se plaisaient à professer les mêmes espérances, dont l’expression même était un signe de ralliement, et une menace ou tout au moins un défi adressé aux maîtres. Avec la foi au Christ et à la résurrection, on embrassait d’ailleurs le culte d’un seul dieu et l’aversion des idoles, c’est-à-dire ce qui avait fait tant de prosélytes au judaïsme, et, d’un autre côté, .on se débarrassait, au nom du Christ, de tout ce qui gênait dans le judaïsme, à commencer par la circoncision. La foi nouvelle gagna ainsi jusqu’à des Gentils non judaïsants. Ce judaïsme épuré s’épura de plus en plus en s’étendant parmi eux, et se pénétra de la philosophie hellénique ; les deux esprits en vinrent avec le temps à se confondre. Les chrétiens, qui d’abord avaient trouvé place dans les cadres de l’association juive, élargirent ensuite ces cadres à leur usage et constituèrent eux-mêmes une association plus étendue. L’Église, à titre de puissance spirituelle, s’organisa au sein même de l’empire, et se substitua à l’ordre ancien insensiblement et sûrement à la fois. Aussitôt que ce travail a été commencé, il s’est poursuivi sans interruption, avec une énergie toujours croissante. Toutes les forces qui concouraient à détruire l’empire romain (et, dès le temps de César, on le sentait menacé) concouraient aussi à grandir le christianisme. Il y a eu l’obstacle de la persécution ; mais on a assez vu par tout ce chapitre que la persécution, tardive, intermittente, irrésolue, impuissante, n’a gêné le mouvement qu’elle combattait qu’autant qu’il le fallait pour le rendre irrésistible.

S’il reste encore dans l’histoire des développements du christianisme, ou plutôt dans celle de ses commencements, quelques points obscurs, c’est seulement là où les données nous manquent, c’est-à-dire les textes, et où nous ne nous trouvons pas assez renseignés. Là où nous le sommes, tout s’explique et rien n’étonne. Je ne croirai pas avoir perdu le temps et la peine que j’ai donnés à ce travail, s’il contribue à faire pénétrer de plus en plus dans les esprits la conviction qu’il n’entre rien que d’humain dans les affaires de l’humanité, et que toute science, et particulièrement toute histoire, doit prendre définitivement congé du surnaturel et du divin. L’ancien Balzac disait au contraire : Il est très vrai qu’il y a quelque chose de divin ; disons davantage : il n’y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les empires[58]. Mais rien ne montre mieux que ces paroles combien l’ancien Balzac est loin de nous.

 

 

 



[1] Voir mon tome Ier, page 371.

[2] Impudicitia in ingenuo crimen est, in servo necessitas. SÉNÈQUE LE PÈRE, préface du livre IV, à la fin.

[3] On en trouvera le développement dans mes deux premiers volumes.

[4] Une immense espérance a traversé les cieux. MUSSET.

[5] Rom., XII, 10. Et IVe évangile, XIII, 34.

[6] On n’entrevoit chez eux que bien tard quelque chose qui ressemble à une menace. TERTULLIEN, Apologétique, 37.

[7] Et sans doute aussi César, mais César n’a pas écrit sa philosophie.

[8] De Civitate Dei, XIX, 3.

[9] Sine philosophia non posse effici quem quærimus eloquentem. Dans l’Orateur, 4.

[10] A la condition pourtant de choisir et d’épurer ; car toute cette littérature ecclésiastique est bien mêlée, et il y a des livres entiers qui ne sont qu’un pur fatras, comme tout d’abord le Dialogue avec Tryphon de Justin. Tertullien est un écrivain de génie ; mais quelle pitoyable lecture que ses livres contre Marcion et d’autres encore !

[11] Voir mon tome II, pages 263 et suivantes, ou plutôt voir mes tomes I et II tout entiers, qui ne sont qu’un inventaire de la morale hellénique ; mais je ferai mieux de citer d’autres écrivains, dont l’autorité appuiera mon témoignage : J. DENIS, Histoire des théories et des idées morales de l’antiquité, 1856. — AUBERTIN, Sénèque et saint Paul, 1856 et 1869. — MARTHA, les Moralistes dans l’empire romain, 1865. — BOISSIER, la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, 1874.

[12] Citées dans la Biographie universelle de Michaud, t. XLIX, page 136.

[13] TERTULLIEN, Apologétique, 5.

[14] Je n’oublie pas qu’il y a aujourd’hui des croyants qui sont des savants ; mais ils sont nés dans la foi et y plongent par toutes leurs racines. Cette foi elle-même a une possession de 1800 ans, dont le poids leur semble pouvoir emporter toutes les objections et toutes les difficultés, si bien qu’ils ne les examinent même plus. Ils aiment mieux les regarder comme des chicanes, qui ne méritent pas de les arrêter. Et ces savants qui croient deviennent d’ailleurs de plus en plus rares.

[15] Voir tome I, p. 166.

[16] Voir à ce sujet un passage de Platon, page 217 de mon Ier tome.

[17] On doit consulter sur cette question M. Aubé : Histoire des persécutions de l’Église jusqu’à la fin des Antonins, 1875, et les Chrétiens dans l’empire romain, de la fin des Antonins au milieu du IIIe siècle, 1881. Cet autre livre est réellement un second volume du même ouvrage. Une partie des études réunies dans le premier volume remonte beaucoup plus haut que 1875. On y trouve notamment un mémoire sur la légalité du christianisme dans l’empire romain pendant le premier siècle, lu à l’Académie des Inscriptions en 1866. M. Duruy, dans son Histoire des Romains, tomes IV à VI (1814-1879), avait à s’occuper des persécutions, et il a traité ce sujet avec la même force et la même critique que tout le reste.

[18] Pline le jeune, VII, 33 ; Panég. 33, etc.

[19] Sous Néron, on avait fait un crime à Thrasea de ne pas faire de sacrifices pour le salut du prince ni pour sa voix céleste. (Tac., XVI, 22.)

[20] Pour ce qui est des deux témoins ou martyrs du chapitre XI, on ne sait s’ils appartiennent à la réalité ou à l’imagination.

[21] D’après le texte de l’édition de Henri Keil, Leipzig, 1810.

[22] C’est une manière de dire qu’il n’est pas vrai qu’ils mangent la chair d’un petit enfant, comme on le leur imputait.

[23] Rien dans les lettres, telles que noue les lisons, ne justifie la phrase soulignée. Ou Tertullien avait un texte différent du nôtre, ou il s’est trompé, en analysant la lettre de mémoire, et sans l’avoir sous les yeux.

[24] Je suis disposé à croire qu’il faut lire comme dans nos lettres de Christ comme Dieu.

[25] Ce détail a pu être suggéré par un passage de la petite Apologie de Justin, n° 12.

[26] Non eat ex justitia nostrorum temporum.

[27] Je n’ai pas dit encore une chose qui doit pourtant être dite : c’est que le manuscrit unique d’après lequel a été publiée la correspondance de Pline avec Trajan a disparu aussitôt après cette publication, de sorte qu’on n’a pas la preuve matérielle que ces deux lettres étaient bien dans le manuscrit et qu’elles n’ont pas été composées par un latiniste de la fin du XVe siècle d’après le passage de Tertullien. Je crois volontiers, quant à moi, qu’elles sont en effet de source antique ; mais enfin nous n’avons pas là-dessus une certitude.

[28] On n’en a pas moins placé sous Hadrien certaines histoires de martyrs qui ne sont que des romans absurdes. Voir le livre de M. Aubé.

[29] MINUCIUS FELIX, 9. Peut-être ce discours était-il un plaidoyer, où Fronton avait affaire à des chrétiens. On sait quelle licence de calomnier on se donnait dans la plaidoirie à Rome.

Ce qui rendait ces odieuses imputations plus embarrassantes pour l’Église, c’est qu’elle-même les répétait ou tout au moins les insinuait contre les dissidents qu’elle combattait dans son propre sein (JUSTIN, Apol., 27, etc.).

[30] Voir, dans la correspondance authentique de Pline et Trajan, la lettre 34 de l’édition de Keil.

[31] On lit dans le roman d’Apulée, qui est du même temps que Justin, ce portrait de femme (au livre IX) : Il ne manquait pas un vice à cette abominable femme ; son Aine était comme un cloaque infect où se mêlaient toutes les turpitudes ; malicieuse, cruelle, débauchée, Ivrognesse, querelleuse, obstinée, aussi rapace pour les gains sordides que prodigue pour les dépenses honteuses, dénuée de toute bonne foi et de toute pudeur. Elle méprisait et foulait aux pieds les dieux, et à la place d’une religion vraie, elle mettait l’idée menteuse et sacrilège d’un dieu qu’elle déclarait unique ; par des pratiques et des démonstrations vaines elle trompait tout le monde, abusait son malheureux mari, tandis qu’elle se livrait au vin dès le matin et à la prostitution toute la journée... — Il est clair que le conteur a prétendu peindre une chrétienne. Ce portrait est d’un ennemi ; mais quand on vient de lire celui qu’a tracé Justin, l’un fait nécessairement penser à l’autre.

[32] Ceux qui nous racontent le martyre de Polycarpe et qui sont censés témoins oculaires nous disent intrépidement qu’on alluma en bûcher pour le brûler vif, mais que le feu s’écarta tout autour de lui, laissant voir son corps qui ressemblait à un pain bien cuit, ou à de l’or dans la fournaise. Alors on lui enfonça une épée dans le corps, et une colombe s’échappa de la blessure, avec un tel flot de sang que le bûcher en fut éteint. — Le texte que j’ai sous les yeux est celui de Hefele, Patrum apostolicorum opera, Tubingue, 1855.

Ce récit est reproduit, mais incomplet, dans Eusèbe, qui place l’histoire au temps de Marc-Aurèle et de Verus.

[33] Je ne voudrais pas me servir, pour établir la tolérance d’Antonin, du témoignage d’une lettre de Méliton à Marc-Aurèle citée par Eusèbe (IV, 26) ; car je doute fort qu’elle soit authentique. Les chrétiens inquiétés sous un prince tachaient de faire croire que les empereurs d’auparavant, et surtout les plus respectés, avaient été pour eux.

[34] On a fait de Blandine une jeune fille, parce qu’il y a un endroit où elle est rapprochée (à cause de sa faiblesse) d’un jeune garçon de quinze ans. Mais cela ne peut se soutenir quand on considère cette phrase : La bienheureuse Blandine restait la dernière, comme une mère généreuse qui a fortifié ses enfants et qui les a envoyés devant elle victorieux au roi suprême ; passant à son tour par toutes les épreuves par lesquelles ses fils ont passé, elle se bite de les rejoindre joyeuse et triomphante, comme si elle allait à un repas de noces, et non aux bêtes pour titre leur proie. Le président Cousin traduit : Comme si elle était menée au lit nuptial ; mais c’est un pur contresens.

[35] On lit dans cette lettre la phrase que voici : C’est un vrai disciple de Christ qui suit l’Agneau où il le mène ; et le mot grec qui exprime l’Agneau est άρνίον, comme dans l’Apocalypse. Si on se rappelle ce qui a été dit, dans l’étude de ce livre, du caractère phrygien du culte de l’Agneau, tel qu’il y est représenté, on croira d’autant plus que la Lettre sur les martyrs de Lyon a été véritablement écrite en Phrygie. — On remarquera encore qu’on y vante un Phrygien, Alexandre, établi comme médecin dans la Gaule, et à qui on fait particulièrement honneur de la foi et du zèle qu’on nous montre s’y développant alors avec tant d’éclat.

[36] Voir pour plus de développements M. Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, 1847, t. II, p. 238 et 280.

[37] Plus tard on dit sans doute que l’oracle avait annoncé la grandeur future de Théodose.

[38] Le Dépit amoureux, act. IV, sc. III.

[39] Voir Ammien, et aussi Sozomène, VI, 35.

[40] Pour en déterminer la date, il faudrait être assuré de celle des livres de Tertullien. Pour moi, les mots Heri Severus constantissimus principum (Apol., 4) me paraissent n’avoir dû être écrits qu’après le principat de Sévère, et je rapporte cette autre phrase : Post vindemiam parricidarum racematio superstes (Apol., 55) aux tueries qui suivirent le meurtre de Geta. Je ne placerais qu’après Caracalla le discours à Scapula, à cause de la manière dont Sévère et Caracalla y sont mentionnés (n° 4).

[41] Lettre 5 de l’édition de Rigault, 12 de celle de Goldhorn (1838).

[42] On trouvera les textes rassemblés dans Edmond Le Blant, Actes des Martyrs, 1883, page 106.

[43] Il y entrait, du Pline, des aromates, du miel et du poivre, XIV, 19, 5.

[44] Voir sur ce sujet Edmond Le Blant, Mémoire sur la préparation au martyre dans les premiers siècles de l’Église. Mém. de l’Institut, Acad. des Inscript., tome XXVII, 1ère partie.

[45] Sur la distinction des honestiores et des humiliores, voir le mémoire de M. Duruy, à la fin du tome V de son Histoire des Romains. — Il est probable que les honestiores n’entraient pas non plus dans les affreux cachots dont j’ai parlé, puisque d’autres même obtenaient, en la payant sans doute, la faveur de ce qu’on appelait une garde libre, custodia libera, qui consistait à rester simplement chez soi sous la garde d’un soldat. On pouvait même aller et venir au dehors, toujours avec ce soldat, à qui le prisonnier était attaché par une chaîne (TERTULLIEN, Du jeûne, 12).

[46] Καί σφόδρα εύαρίθμητοι. Contre Celse, III, 8.

[47] A la suite des Œuvres de Cyprien, édition d’Oxford, 1682.

[48] Fragment d’un Sermon, t. IV de l’édition Lefèvre en doute volumes, 1886, p. 213.

[49] Lettre 5 de l’éd. de Goldhorn.

[50] Je ne suis pas disposé à admettre la tradition qui fait Philippe chrétien, ni surtout l’anecdote très invraisemblable qui s’y rattache.

[51] Pressuræ istius... quæ gregem natrum maxima ex parte populata est, et adhuc asque populatur. Lettre 11.

[52] Il y a une vingtaine d’années, l’histoire du zouave pontifical Gicquel, malencontreusement célébré par un évêque, a montré encore comment une église peut être quelquefois embarrassée de ses martyrs.

[53] On voit que le pain de la communion était alors du pain ordinaire, qu’on emportait chez soi et qu’on pouvait conserver, comme on fait aujourd’hui le pain bénit.

[54] Huit ans après la persécution de Decius, il s’en éleva une nouvelle sous Valérien ; c’est alors que Cyprien fut frappé, un peu après Sixte (ou Xyste), évêque de Rome. Nous avons sur sa mort le récit de son diacre Pontine (Ruinart, Acta primorum martyrum, p. 213-5). Je n’ai pas besoin de dire qu’on ne s’avisa pas de demander à Cyprien une abjuration. Il n’y eut pas même d’interrogatoire ; le proconsul constata l’identité et prononça aussitôt la sentence. Elle portait, dit Pontine, qu’il était le porte-drapeau de la secte, l’ennemi des dieux, qu’il devait servir d’exemple aux siens, et que son sang serait la sanction du rétablissement de la discipline. Abus n’avons aucun renseignement sur son âge.

[55] Pontius, 19.

[56] Elle a brûlé 32.000 personnes en trois siècles. Je prends ce chiffre dans une note de M. Alfred Fouillée, Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1882, page 414.

[57] Il emploie ce mot (Lettre 54), qui n’est pas dans le Nouveau Testament, mais qui se lit déjà dans Tertullien.

[58] Sonate chrétien, discours huitième (1652).