LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE NOUVEAU TESTAMENT

 

CHAPITRE VII. — LES ÉPÎTRES APOCRYPHES

 

 

Pour achever l’étude du Nouveau Testament, il me reste à parler d’un certain nombre d’Épîtres attribuées soit à Paul, soit à d’autres personnages apostoliques, mais sans authenticité. Celles qui portent le nom de Paul sont intitulées : À ceux d’Éphèse, à ceux de Philippes, à ceux de Colosses, à ceux de Thessalonique (il y en a deux), à Timothée (il y en a deux), à Titus, à Philémon, aux Hébreux. Il y a ensuite une Épître dite de Jacques, deux dites de Pierre, trois dites de Jean, et une dite de Judas frère de Jacques, qu’on s’est habitué chez nous à appeler Jude, pour ne pas reproduire le nom que l’autre Judas rendait odieux[1].

Établir dans le détail la non authenticité de chacune de ces Épîtres serait un long travail dont je puis me dispenser, parce que ceux qui sont disposés à suivre cette démonstration la trouveront facilement ailleurs. Le Nouveau Testament de M. Reuss contient à ce sujet tous les renseignements nécessaires. Il est vrai que M. Reuss lui-même maintient, ou plutôt tâche de maintenir, l’authenticité de plusieurs de ces Épîtres, par attachement pour des textes édifiants, auxquels il voudrait pouvoir conserver leur autorité ; mais, comme il est parfaitement au courant des travaux de la critique, et très éloigné de rien dissimuler, il donne au lecteur tout ce dont celui-ci a besoin pour se faire à lui-même un avis.

Je m’arrêterai néanmoins sur deux passages des plus frappants dans les deux Épîtres à ceux de Thessalonique. On lit dans la première (II, 14) : Car vous, frères, vous êtes devenus les imitateurs des églises de Dieu qui sont au Christ Jésus dans la Judée, puisque vous avez souffert, vous aussi, de la part de vos concitoyens ce qu’elles ont souffert de la part des Juifs ; de ces Juifs qui ont, tué le Seigneur Jésus et leurs prophètes à eux-mêmes, qui m’ont persécuté, qui déplaisent à Dieu, et qui sont en hostilité avec tous les hommes ; qui m’empêchent de prêcher le salut aux gentils, de manière à combler les mesures de leurs péchés de toute manière ; mais la colère les a surpris, et a amené la fin. Sans parler de ce qu’il y aurait d’étrange à ce que Paul rappelât que les Fidèles ont été persécutés en Judée, sans avoir l’air de se souvenir qu’il avait été lui-même parmi les persécuteurs, il suffit de se reporter aux textes authentiques de Paul sur les Juifs pour reconnaître que les sentiments exprimés ici à leur égard ne sont nullement les siens[2]. Mais surtout qui ne sent que le dernier verset, avec l’invective qui le précède, est une allusion évidente à la ruine de Jérusalem, et qu’ainsi cela a été écrit longtemps après Paul ?

Il n’est pas moins impossible d’attribuer à Paul l’endroit de la seconde Épître (II, 2) où il déclare qu’il ne faut pas croire sur une vague inspiration, ou même sur la foi dune prétendue Lettre de lui, que l’avènement du Seigneur et la résurrection des morts soit chose si prochaine. Ce passage témoigne que la seconde à ceux de Thessalonique n’est pas même de l’auteur de la première, et qu’elle est faite au contraire pour la combattre ; car celle-ci, s’inspirant d’ailleurs de la première à ceux de Corinthe (XV, 51-52), promettait la résurrection à la génération présente, tandis que l’auteur de la seconde, découragé sans doute parce qu’on a déjà trop attendu, invite ses lecteurs à patienter. On verra cette disposition plus marquée encore dans la seconde Épître dite de Pierre. Il n’y a donc pas moyen de prendre pour authentique ni l’une ni l’autre de ces deux Épîtres à ceux de Thessalonique. Je ne discuterai pas davantage la question d’authenticité, mais en étudiant les Épîtres en elles-mêmes, on sera assez averti par les idées qui les remplissent qu’on n’est plus en présence de Paul ou de ses contemporains.

La Christologie d’abord est tout autre. Dans les Lettres de Paul non contestées, le Christ nulle part n’est une personne divine. Il a été adopté de Dieu, qui l’a chargé d’une grande œuvre ; mais, après celte œuvre accomplie, il s’efface et rentre dans le rang, pour ainsi dire (I Cor., XV, 28). Ici, le Christ a une nature divine (Phil., II, 6) ; mais, au lieu de s’en prévaloir pour figurer comme égal à Dieu, il a pris la nature d’un sujet, et s’est fait semblable aux hommes. C’est pourquoi Dieu l’a élevé d’autant plus haut et lui â accordé un nom qui est au-dessus de tout nom : de manière qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les régions d’au-dessous, et que toute langue confesse qu’il est le Seigneur Jésus le Christ, et en rende gloire à Dieu le Père. Et ailleurs (Col., I, 14) : Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute création. En lui a été créé tout ce qui est au ciel et sur la terre, les choses visibles et les invisibles... tout a été créé au moyen de lui. Ce Christ-là est le Verbe, ou Logos, je ne dis pas le Verbe de Jean, mais de Philon ; car c’est dans Philon que se trouve pour nous la source de toutes ces idées[3]. Et enfin (II, 9) : En lui réside toute la plénitude de la divinité corporellement. Rien n’est plus loin que tout cela du vrai Paul.

C’est encore une idée philonienne que celle-ci : Un seul Dieu, et un seul intermédiaire entre Dieu et les hommes, l’homme qui est Jésus le Christ[4]. (I Tim., II, 5.) C’est le Logos que Philon se représente ainsi, comme permettant à Dieu de descendre jusqu’à l’humanité, et à l’humanité de s’élever jusqu’à Dieu.

J’ai fait voir, en étudiant Paul, qu’il semble ne considérer le Christ que comme un simple instrument de Dieu ; il est douteux qu’il lui attribue d’avoir voulu lui-même la rédemption et de l’avoir faite pour l’amour des hommes ; cette idée est au contraire présentée nettement dans les Épîtres contestées (Eph., V. 2, etc.), et c’est de là qu’elle s’est répandue.

La première Épître dite de Pierre nous révèle ait sujet du Christ quelque chose de tout particulier et d’assez obscur. Il y est dit qu’au moment où il est ressuscité, il est allé prêcher aux esprits qui étaient en prison (IV, 19), et, d’après le verset suivant, il semble que ces esprits sont ceux des hommes qui, au temps de Noé, n’ont pas cru (il n’est pas parlé de cela dans la Genèse), et ainsi n’ont pas mérité d’être sauvés avec Noé. L’écrivain parait admettre qu’en périssant par le déluge, ils n’ont pas pour cela été perdus à jamais ; un autre verset dit un peu plus loin (IV, 6) : Il y a eu aussi une évangélisation pour les morts, afin que condamnés dans leur chair suivant le jugement des hommes, ils vivent par l’Esprit suivant celui de Dieu. Un verset de la Lettre qu’on intitule, à ceux d’Éphèse (IV, 9), parait se rapporter à la même tradition, sans que cela soit tout à fait évident. Cette descente aux enfers, dont on ne sait pas bien en quoi elle consiste, est devenue pour l’Église un point de foi. Elle n’est pas dans le symbole de Nicée ; mais on la trouve dans le petit Credo de date inconnue appelé symbole des apôtres : descendit ad inferos[5].

Les Épîtres dites de Jean sont les seuls textes du Nouveau Testament qui nous parlent de l’Antichristos[6]. Mes enfants, voici la dernière heure : vous avez entendu dire que l’antichrist va venir ; il y a aujourd’hui plusieurs antichrists, à quoi nous connaissons que c’est bien la dernière heure. (Première Épître, II, 18, 22 ; IV, 3 ; seconde Épître, verset 7.) L’auteur ne fait guère ici qu’appliquer ce mot à ceux dont il combat les doctrines, mais ses expressions supposent que tout le monde avait l’idée d’un antichrist. C’est l’Antichrist qui paraît être désigné, sans être nommé de ce nom, dans la seconde Épître à ceux de Thessalonique (II, 3-4), d’après le livre de Daniel et aussi d’après l’Apocalypse, dont la Bête est bien, en effet, un antichrist, sans que ce mot soit employé. Les explications de l’Épître sur le temps où doit paraître ce personnage ne sont pas plus claires que celles de l’Apocalypse. Je croirais volontiers que celui qui suspend sa venue (verset 7) est Vespasien[7], et que celui qui doit consommer le mal est Domitien.

On ne peut guère dire qu’il y ait une angélologie dans les Lettres authentiques de Paul. Cependant on lit dans l’Épître à ceux de Rome (VIII, 38) : J’ai la confiance que ni la mort ni la vie, ni les anges ni leurs chefs, ni le présent ni l’avenir, ni les régions d’en haut ni celles d’en bas, ni aucune créature quelconque ne pourra m’arracher à l’amour de mon Dieu. Les mots soulignés sont tout ce qu’on trouve à ce sujet[8].

Cette angélologie s’est développée dans les Épîtres contestées. Ainsi, Eph., 1. 20 : Et il l’a fait asseoir à sa droite au haut du ciel, au-dessus de tout archange, de toute puissance, de toute vertu, de toute domination[9]. Et, Col., I, 16 : Soit les trônes, soit les dominations, soit les archanges, soit les puissances. Les trônes sont évidemment des dignitaires célestes qui siègent sur des trônes. On retrouve encore aujourd’hui ces expressions dans ce qu’on appelle la Préface de la messe[10].

On est arrivé depuis à déterminer neuf classes on chœurs d’anges, en ajoutant aux dénominations qu’on a déjà vues les Chérubins et les Séraphins, empruntés à Isaïe (XXXVII, 16 ; VI, 2), et les Principautés, principatus ; on a traduit ainsi άρχαί, quand ce mot est devenu libre par l’invention de celui d’archanges, dont il était, je crois, l’équivalent. Les simples anges forment la moindre des neuf classes. Cette Hiérarchie, comme on l’appelle, est expliquée dans une Lettre du pape Grégoire, dit Grégoire le Grand[11].

La seconde Épître, dite de Pierre (II, 4) et celle qui porte le nom de Jude, contiennent seules ce qu’on appelle le dogme de la chute des anges, dont la source paraît être un livre juif d’une époque récente, qui n’est pas devenu livre saint, celui d’Hénoch[12] ? Cette fable est toute différente de celle qu’on a vue dans l’Apocalypse, car, là, c’est seulement à la fin du monde que le Dragon et ses anges sont précipités du ciel par Michel (XIII, 7).

L’hostilité au judaïsme est bien plus marquée dans ces Épîtres contestées que dans les Lettres authentiques de Paul : il y a maintenant rupture complète entre les deux religions. J’ai déjà cité le passage mémorable de la Première à ceux de Thessalonique (II, 15). Il faut citer encore Eph., II, 16, où il est dit que le Christ a aboli la Loi des commandements, une parole que Paul n’aurait jamais osé prononcer, et devant laquelle il recule comme devant un blasphème (Rom., III, 31), quoique en effet il eût échappé à la Loi. Ce qu’il ne disait qu’en termes couverts (Gal., IV, 10), on le dit maintenant tout haut : on condamne en les nommant par leur nom, les fêtes, les cérémonies, et même le sabbat (Col., II, 16). Paul permettait qu’à l’égard du boire et du manger, on observât certaines prescriptions des Juifs, pour ne pas faire de scandale (Rom., XIV, 21) ; maintenant on les rejette (Col., ibid. et I Tim., VI, 3). Mais ce qui est surtout à remarquer, c’est que, dans ces Épîtres, Paul est censé parler â des hommes qui adoraient encore les idoles au moment où il est venu leur prêcher le Christ (I Thess., I, 9 et Eph., II, 12), tandis qu’en réalité les disciples de Paul étaient des judaïsants, qui, avant sa prédication, avaient déjà quitté les idoles. Le monument le plus éloigné du judaïsme est l’Épître dite aux Hébreux ; mais je reviendrai tout à l’heure à cet écrit, qui doit être étudié à part.

Les Épîtres contestées s’accordent avec le livre des Actes pour nous présenter les églises comme constituées et organisées tout autrement qu’elles ne pouvaient l’être au temps de Paul. Il y est question des presbytres ou Anciens, qui les gouvernent, et même d’un presbytérion ou collège des presbytres, et aussi des épiscopes ou surveillants. Les épiscopes se sont peut-être confondus d’abord avec les presbytres ; mais l’épiscope, au singulier, se montre bientôt comme le chef d’une église[13]. La première à Timothée (comme aussi le livre des Actes), parle également des Veuves (au chapitre V) dans un sens où ce mot ne paraît pas ailleurs. Elles forment une corporation, où on n’entre qu’à des conditions déterminées, et où on acquiert certains droits au prix de certaines obligations. Les Épîtres à Timothée se rapprochent encore du livre des Actes, en ce que là seulement il est parlé du rite de l’imposition des mains.

L’Épître dite de Jacques nous fait connaître deux autres rites, qui sont devenus depuis ce qu’on a appelé des sacrements. Voici comment elle s’exprime (V, 14) : Quelqu’un est-il malade parmi vous ? Qu’il appelle les presbyties de l’Église, et qu’ils prient sur lui ; qu’ils l’oignent d’huile au nom du Seigneur. Et la prière inspirée de la foi sauvera le malade, et le Seigneur le guérira, et les péchés qu’il a pu commettre lui seront remis[14]. Confessez vos fautes mutuellement et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris ; car il y a une grande force dans l’action de la prière du juste. — On voit qu’il ne s’agit là absolument que d’un procédé pour obtenir la guérison des malades. On lit de même dans le plus ancien évangile, à propos des Douze, envoyés par Jésus pour prêcher sa parole de côté et d’autre : Et ils chassaient beaucoup de démons, et ils oignaient d’huile beaucoup de malades, et ils les guérissaient. (Marc, VI, 14.) C’est dans les Épîtres non authentiques que paraît pour la première fois une expression qui doit être remarquée parce qu’elle exprime une idée nouvelle, celle de l’Église au singulier et dans un sens général, qui comprend l’ensemble de toutes les églises. Ainsi dans Eph., I, 22, en parlant du Christ : Dieu l’a donné pour chef suprême à l’Église. (Voir aussi III, 20 et 21, V, 22-32 et Col., I, 18, 24.) Cette idée et celte expression sont absolument étrangères à Paul ; il ne tonnait que l’église ou l’assemblée particulière (car c’est la même chose) de Corinthe, de Rome, etc. Il en est encore ainsi dans les Actes. Quant aux évangiles, peu s’en faut que le mot même d’église ne s’y trouve pas, en aucun sens, par la raison très simple que, du vivant de Jésus, il n’y avait pas encore d’église, même particulière. Cependant il se trouve deux fois dans celui qui porte le nom de Matthieu, une fois avec l’acception particulière où l’emploie Paul (XVIII, 17), une autre dans le mémorable passage où on fait dire à Jésus, s’adressant à Pierre ou Céphas : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église (XVI, 18). Cela pourrait s’entendre, à la rigueur, de l’église de Jérusalem, l’église des Douze. Si on veut que cela se rapporte à l’Église universelle, suivant l’interprétation catholique, c’en serait assez pour prouver la date récente de l’évangile qui porte le nom de Matthieu. L’idée d’une Église universelle est d’ailleurs une idée philosophique, qui se trouve déjà, je l’ai dit ailleurs, dans Philon ; c’est la Cité de Dieu des stoïques[15]. Mais, dans le Nouveau Testament, c’est ici, je le répète, que se montre clairement pour la première fois l’idée de l’Église, qui a inspiré plus tard le livre de Cyprien De unitate Ecclesiæ, et qui a fait du catholicisme l’héritier de l’empire romain.

Un mot suffit pour marquer une date. Ainsi dans la première à Timothée (VI, 13), on lit : Jésus, qui a été martyr sous Pontius Pilatus ; mot à mot, qui a rendu témoignage par sa belle confession, on sait que martyr n’est autre chose en grec que témoin. Cette expression est sans doute d’un temps où l’Église avait assez vécu pour qu’on y comptât toute une classe de témoins ou martyrs, dont il semblait que Jésus avait été le premier[16].

Mais ce qui marque le mieux l’époque avancée où ont été écrites ces Épîtres, c’est qu’on y voit les autorités ecclésiastiques en lutte, non plus seulement avec les Juifs (Tit. I, 14, etc.), mais avec des novateurs qui prêchent des doctrines contraires à la foi commune. Le mot grec dont nous avons fait celui d’hérésie s’y trouve deux fois, dans un sens qui parait déjà bien proche de celui qu’il a pris définitivement (Tit., III, 10 et II Pierre, II, 1).

Au point de vue de la discipline, les Épîtres contestées ne diffèrent pas des authentiques. Elles ne sont pas moins sévères pour les femmes (II Tim., II, 14) ; on remarque seulement la recommandation qui est faite aux vieilles de ne pas boire (Tit., II, 3), recommandation qu’on adresse aussi d’ailleurs aux hommes (Eph., V, 14), et même à l’épiscope et aux diacres (I Tim., III, 3, 8). On y accepte pleinement l’esclavage (Eph., VI, 5, etc.), y compris les coups (I Pierre, II, 20), et je ne le remarquerais pas (car il fallait bien accepter ce qu’on ne pouvait changer), si on n’avait pas eu la fantaisie de soutenir que le christianisme avait fait disparaître l’esclavage du monde, ce qui est absolument contraire à l’histoire. Il est vrai seulement que le christianisme, comme toutes les nouveautés et toutes les révolutions, pouvait offrir à tel ou tel des occasions favorables d’affranchissement. C’est ce qu’ex-prime la touchante Épître à Philémon, sans que nous sachions si elle est fiction ou réalité.

Tout le monde sait que l’épiscope, dans les Épîtres, est marié et a des enfants (I Tim., III, 2). On était encore bien loin du célibat ecclésiastique.

On a beaucoup remarqué dans l’Épître dite de Jacques, II, 2, le passage où on se plaint que dans l’assemblée on donne une plus belle place au riche qu’au pauvre, et en général la manière dont les riches y sont maltraités, V, 1. Il est probable que, dans ce temps pas plus qu’eu aucun temps, ces protestations n’ont prévalu.

Cette même Épître, au point de vue théologique, est inspirée d’un esprit tout contraire à celui des Lettres de Paul ; aux yeux de Paul, la foi est tout, et cela est tout simple, puisqu’il ouvre des voies nouvelles ; il ne s’agit pas pour lui d’être un bon Juif qui fait de bonnes œuvres ; il s’agit, en croyant au Christ, de s’affranchir du judaïsme, pour conquérir ainsi le monde à Dieu. Maintenant la conquête est faite ; l’Église s’est étendue, et dans l’Église tout le monde a la foi ; il reste à montrer, par les œuvres, que la foi fait faire le bien (II, 14, etc.). Mais l’auteur prend plaisir à relever les textes mêmes de Paul et ses arguments, pour en montrer l’inexactitude et l’imprudence (II, 17-24).

Si on pouvait admettre l’authenticité de ces Épîtres, on serait parfaitement renseigné sur les derniers temps de la vie de Paul. La plupart sont censées écrites pendant sa captivité à Rome (Eph. IV, 1, etc.), et la seconde à Timothée nous donne à ce sujet les détails les plus précis. L’apôtre y nomme ceux qui l’ont abandonné dans son malheur, et ceux qui lui sont restés fidèles. Il redemande une valise, des livres et des parchemins qu’il a laissés chez un hôte. Il nous dit que, dans une première comparution devant le tribunal de César, il a réussi à se faire absoudre ; qu’il a pu alors reprendre sa prédication et annoncer l’évangile à tous les peuples : maintenant il est sous le coup d’une nouvelle poursuite, et il s’attend cette fois à la mort (chapitre IV). Mais l’Épître est trop manifestement apocryphe. Sans parler de l’imposition des mains, ni des mots de diable et d’évangéliste, qui ne sont pas dans Paul, la Lettre est pleine, comme celles qui l’entourent, de plaintes sur les nouveautés de doctrines, les subtilités, les fables qui envahissent l’esprit des Fidèles, et engendrent des disputes, signes fâcheux des derniers temps ; il y est dit que les gens se font des tas de maîtres, dont ils ont besoin pour soulager la démangeaison de leurs oreilles (IV, 3) ; on représente ces maîtres se glissant dans les maisons, où ils surprennent pour les traîner à leur suite des femmelettes pleines de péchés (III, 6) ; on y nomme deux de ces docteurs qui enseignaient que la résurrection avait déjà eu lieu (II, 17-18), c’est-à-dire sans doute que la foi au Christ avait été spirituellement une résurrection, et qu’il n’y en avait pas d’autre à attendre ; on est étonné d’entendre Paul féliciter Timothée d’avoir appris dès son enfance les saintes lettres, et déclarer que toute écriture inspirée de Dieu est profitable (III, 16), comme si Paul pouvait avoir eu besoin d’enseigner cela aux siens. L’écrit est donc de date très récente, et, quand on rapproche un document de ce genre de la manière brusque et incompréhensible dont s’arrête le livre des Actes, on arrive à supposer naturellement, comme on f a fait et comme je l’ai indiqué dans le chapitre de Paul, que celui-ci n’a pas été condamné ni martyrisé à Rome ; qu’il y est mort probablement de maladie, avant peut-être qu’il fût jugé, et a fini ainsi obscurément. Puis ; plus tard, et à une grande distance des faits, on a voulu que lui et Pierre aient été martyrs ; on a imaginé une seconde captivité, aboutissant à sa mort ; on a voulu de plus qu’avant de mourir il eût achevé de prêcher l’évangile, et on a aussi fabriqué des Épîtres pour remplir le temps de cette seconde captivité. Et, comme tout cela était contredit sans doute par la fin des Actes, il a fallu supprimer cette fin et laisser le livre tronqué.

L’Épître dite aux Hébreux est une œuvre à part. Tandis que toutes les autres ne sont que des imitations des Lettres de Paul, celle-ci n’a pas même la forme d’une lettre, sauf dans une dernière page. C’est un traité de théologie, qui n’est adressé à personne, et ne s’adresse certainement pas à des Hébreux, à qui Paul, cela va sans dire, n’aurait pas écrit en grec. Dans l’antiquité même, plusieurs ont pensé qu’elle n’était pas de Paul. Les uns la regardaient comme une traduction d’un livre de Paul écrit en hébreu[17]. Tertullien la cite sous le nom de Barnabé (de Pudic., 20).

L’auteur de cette Épître prend une attitude toute nouvelle à l’égard du judaïsme : non seulement il en est entièrement affranchi, mais il n’en est plus gêné et ne prend pas la peine de le combattre ; il s’en empare plutôt en maître, pour l’employer au service de sa foi. Il développe abondamment, aux chapitres 8 et 9, nette doctrine que la vieille religion n’a été que le type, l’ombre, la parabole de la nouvelle[18]. Cette doctrine paraît avoir été suggérée par un passage authentique de Paul (I Cor., X, 1-11), où on ne trouve pourtant qu’une allégorie isolée, et non pas encore une méthode générale. Quant au verset Col., II, 17, je le suppose postérieur à l’Épître aux Hébreux, qu’il résume. Cette thèse du christianisme figuré’ par le judaïsme a fait une grande fortune et a duré autant que la théologie elle-même. Bossuet et Pascal s’y complaisent[19], et elle est le sujet d’un livre de Duguet, célèbre dans la littérature édifiante, mais qui n’est qu’une longue série de faux raisonnements : Règles pour l’intelligence des saintes Écritures, — 1716.

Dans ce symbolisme, l’idée qui préoccupe le plus l’auteur de l’Épître et qui tient le plus de place dans son, écrit est celle des sacrifices de l’ancienne Loi considérés comme des images de ce qu’il appelle le sacrifice du Christ (IX, 26), qui est celui de la nouvelle. Cette idée, devenue depuis un lieu commun théologique, ne se trouve ni dans les Lettres authentiques de Paul, ni dans les Évangiles, ni dans les Actes. Elle est indiquée dans Eph. V, 2, mais très légèrement et de manière à faire penser seulement à une offrande (comme dans Rom., XII, 1), sans qu’il soit question de mort ni de sang versé[20]. Ici, c’est tout autre chose ; l’idée de la mort et du sana est précisément l’idée dominante (IX, 7, 12-14, etc.). Jouant sur le mot grec qui exprime le pacte de Dieu avec son peuple, mais qui répond aussi à ce que nous appelons un testament[21], l’auteur dit qu’un testament n’est quelque chose que par la mort du testateur, et qu’ainsi il fallait que le Christ mourût pour nous sauver. Il accepte de là vieille Loi cette croyance ou cet instinct des temps barbares, que rien ne peut être lavé qu’avec du sang, et que sans effusion de sang il n’y a pas de rachat, IX, 22, et il déclare, ce qui n’avait été dit jusque-là par personne, que la mort du Christ répond au sacrifice expiatoire que le grand prêtre faisait une fois l’année seulement en pénétrant dans le sanctuaire (Exode, XXX, 10).

Le sacrifice de la messe, suivant l’expression catholique, a donc pour origine l’Épître aux Hébreux, et pourtant il implique des idées absolument opposées à celles de l’auteur de cette Épître ; car celui-ci n’entend pas que le sacrifice se renouvelle et se perpétue. Il déclare expressément qu’à la différence des sacrifices de l’ancienne Loi, il n’a eu lieu qu’une fois, à la fin des temps, IX, 26 — l’idée fixe des premiers chrétiens étant qu’ils vivaient à la fin des temps —, et il en conclut que celui qui retombe dans, le péché après avoir été sauvé par ce sang n’a plus d’espoir de salut, car il lie reste plus de sacrifice pour le racheter (X, 26 et VI, 6) ; conclusion qui a cruellement embarrassé les théologiens[22]. Le Catéchisme dit, au contraire : La messe est le sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ, offert sur l’autel sous les apparences du pain et du vin, pour représenter et continuer le sacrifice de la croix ; et il ajoute que l’Église l’offre à Dieu, entre autres motifs, pour en obtenir le pardon de nos péchés[23].

Le fameux opuscule posthume de Joseph de Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, est une espèce de commentaire, très déraisonnable, je n’ai pas besoin de le dire, du verset IX, 22 de l’Épître aux Hébreux (voir la fin de chap. I).

Il n’est pas douteux pour moi que l’auteur de l’Épître n’ait conçu ces idées lugubres sous l’impression des persécutions ; le martyre était en effet un sacrifice. Un verset parait pourtant indiquer que, parmi ceux pour lesquels l’auteur écrivait, il n’y avait pas encore de sang versé (XII, 4) ; mais il y en avait eu ailleurs, et partout on se sentait menacé. Ceux à qui il parle connaissaient du moins les confiscations et les cachots (X, 34). De là la curieuse application que l’auteur fait au chapitre XI de son idée générale, que le christianisme était déjà dans le judaïsme. Il y passe en revue tous les personnages de la Bible, pour établir qu’ils forment une suite de confesseurs et de témoins de la foi (martyrs) qui viennent rejoindre ceux de son temps. C’est en la foi que les anciens ont été faits témoins (martyrisés) (XI, 2). Et plus loin XI, 35 ; XII, 1 : Les uns ont péri sous le bâton, ne se souciant pas de se sauver, dans l’espoir d’obtenir une résurrection meilleure. Les autres ont goûté des insultes, des fouets, et aussi des chaînes et des cachots. Ils ont été lapidés, ils ont été sciés, ils sont morts de la mort du glaive ; ils ont vécu couverts de peaux de moutons et de chèvres, méprisés, maltraités, misérables, personnages dont le monde n’était pas digne, errants dans les solitudes, les montagnes, les antres et les cavernes. Et ainsi ayant été faits témoins (martyrisés) en vertu de la foi, ils n’ont pas vu l’effet de la promesse, Dieu ayant eu pour nous cet égard, qu’ils n’arrivassent pas au terme sans nous. Nous donc à notre tour, ayant tout autour de nous cette nuée de témoins (de martyrs)... courons en toute patience la course qui nous est proposée. Et il les presse de ne pas se lasser de souffrir ; car, si Dieu les châtie, c’est qu’ils sont ses fils et qu’il les traite en père (6-7). N’est-il pas intéressant de voir les saints et les martyrs de l’ancienne Loi accaparés, pour ainsi dire, par la foi nouvelle ?

Cependant sous cette même impression de la persécution et du martyre, le chrétien devient impitoyable à l’égard de ceux contre qui il faut lutter, ou même de ceux qui se dérobent ou qui désertent. L’intolérance du reste est inséparable de la foi, et, dès les premiers temps, Paul adressait tout ensemble des promesses aux croyants et des menaces aux infidèles (Rom. II, 7-10). J’ai relevé aussi dans l’Évangile des paroles bien dures (Marc, IX, 47). Mais l’irritation va croissant avec les épreuves : l’Épître aux Hébreux annonce qu’il n’y a pas de salut à espérer pour le pécheur, mais l’attente terrible de la condamnation, et la colère de feu qui va dévorer les adversaires... C’est chose effroyable de tomber entre les mains du Dieu vivant, X, 27-31. Et la seconde à ceux de Thessalonique, écrite aussi dans ces temps mauvais, parle de même (I, 6) : Car c’est justice à Dieu de payer ceux qui vous affligent en les affligeant ; et vous, qui, êtes affligés, de vous soulager avec nous, lorsque le Seigneur Jésus se manifestera du haut du ciel avec les ministres de sa puissance, punissant par le feu et la flamme ceux qui ne connaissent pas Dieu et qui n’obéissent point à l’Évangile de notre Seigneur Jésus le Christ. Ils en payeront la peine, qui est une éternelle destruction, loin de la grâce du Seigneur et de l’éclat de sa majesté. C’est déjà presque ta joie enragée avec laquelle Tertullien, à la fin du livre des Spectacles, se régale par imagination du détail abominable des supplices réservés aux persécuteurs.

Je veux encore détacher dans l’Épître aux Hébreux deux versets où l’auteur résume ce qu’il regarde comme les éléments du christianisme, comme des choses que tout le monde sait et qui ne valent pas la peine qu’il les redise, ayant a donner des enseignements plus hauts et plus rares. C’est le renoncement aux œuvres mortes[24], la foi en Dieu, la doctrine du baptême, l’imposition des mains, la résurrection des morts et le jugement qui juge pour jamais (VI, 1-2). Voilà la définition succincte et exacte de ce qu’était le christianisme à cette époque. Ce sont, dit l’auteur, les principes de la parole du Christ. On voit quelle place tient dans ce Symbole l’imposition des mains, à laquelle on fait aujourd’hui si peu d’attention[25].

Après avoir étudié clans le détail les Épîtres qui font le sujet de ce chapitre, étude qui en fait reconnaître de bien des manières la date récente, il convient de dire plus généralement ce qui montre le mieux qu’elles ne sont pas authentiques ; c’est que, comme il arrive toujours en pareil cas, elles manquent d’originalité et de personnalité. Tandis que, dans les Lettres à ceux de Rome, de Corinthe, de Galatie, il n’y a pas un mot qui ne contribue à nous faire pénétrer dans la pensée de Paul et dans son âme, au contraire les autres Épîtres ne nous apportent aucune idée, aucune impression nouvelle. Ce ne sont guère que des répétitions de Paul, ou, pour les Épîtres dites de Jean, du quatrième évangile.

Je ne dois pas finir sans avertir ceux de mes lecteurs qui ne sont pas familiers avec ces études, de ne pas se laisser surprendre par 1’interpolation qui s’est introduite dans le verset V, 7 de la première des Épîtres qui portent le nom de Jean. Je traduis à partir du verset 6, d’après le texte authentique : C’est lui qui est venu par l’eau et par le sang, Jésus le Christ, non pas seulement dans l’eau, mais dans l’eau et dans le sang ; et c’est l’Esprit qui rend témoignage, car l’Esprit, c’est la vérité. Car ils sont trois qui rendent témoignage, l’Esprit, l’eau et le sang, et ces trois ne sont qu’un. Ces paroles obscures, dont je ne vois pas qu’on ait donné une explication satisfaisante, semblent faire allusion (c’est tout ce que j’en puis dire) à un texte du quatrième évangile (XIX, 34-35) auquel j’ai eu à m’arrêter dans l’étude de cet écrit. Mais, dans la Vulgate, voici ce qu’on lit aujourd’hui au verset 7 : Car ils sont trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Verbe et l’Esprit Saint, et ces trois ne sont qu’un ; et ils sont trois qui rendent témoignage en la terre, l’Esprit, l’eau et le sang, et ces trois ne sont qu’un. Les mots soulignés sont tout un dogme ; c’est bien cette fois la Trinité, telle que l’a établie le concile de Nicée. Mais ces mots n’ont aucune authenticité. Ils manquent dans tous les manuscrits grecs antérieurs au IVe siècle, et les Pères ne les connaissaient pas.

Tout le monde a entendu parler des gnostiques. On ne les connaît pas mieux pour cela ; car les témoignages que nous avons sur eux sont tout ce qu’il y a de plus obscur ; mais enfin on sait qu’il y a eu des gnostiques. Y en avait-il du temps rte nos Épîtres, et y trouve-t-on des traces de leurs doctrines ? c’est ce qu’il est difficile de déterminer. On nous dit que la source première des choses était, suivant eux, je ne sais quel infini qu’ils appelaient Durée[26]. Cet être premier se développait en une série d’êtres qui n’en étaient que des aspects divers, et qui s’appelaient aussi des Durées, des éons. On croit retrouver ce mot, avec cette acception, qui donne à peu près l’idée d’un dieu ou d’un génie, dans un verset de l’Épître dite à ceux d’Éphèse (II, 2). Les gnostiques avaient encore un mot, qui signifie consommation, ce qui remplit toute l’idée de l’être et la complète (πλήρωμα) ; on retrouve aussi ce mot dans nos Épîtres, Eph., 1, 23 ; IV, 13, etc. Il est question dans un verset (Col., II, 18) de je ne sais quelle religion des anges, à l’usage de gens qui s’établissent dans des régions imaginaires qu’ils n’ont jamais vues on s’est demandé si ces anges n’étaient pas des éons, et si les étranges généalogies des éons qu’on attribue aux gnostiques (voir les premières pages du livre d’Irénée) n’étaient pas touchées aussi en deux endroits (I Tim., I, 11 ; Tit., I, 9). J’ai dû avertir mes lecteurs de ces questions ; je n’ai aucune prétention de les résoudre.

Voilà tout le Nouveau Testament, et, quand on est arrivé au bout, on se dit : « Quoi ! ce n’est que cela ? c’est de cette poignée de livres, où il y a si peu de chose, que le monde chrétien a vécu ?[27] On s’aperçoit bien vite que cela n’est pas possible, que cela n’est’ pas vrai, et le monde chrétien a vécu en réalité des riches provisions de la sagesse hellénique.

 

Ce qu’il y a de plus fort dans le Nouveau Testament, ce sont les Lettres authentiques de Paul. Celui qui les a écrites a émancipé le judaïsme de sa propre Loi, et lui a donné ainsi une puissance inattendue. Il a mis dans cette œuvre une grande passion et une grande vigueur. Quinze siècles plus tard, l’esprit qui avait fait ces Épîtres s’y est retrouvé vivant, pour émanciper à leur tour les églises chrétiennes de la loi de Rome, et ainsi se sont prolongées jusqu’à nous l’action de Paul et sa gloire.

Les Évangiles, sans être en tout supérieurs à Paul, sont beaucoup plus populaires. Ils ont pris les cœurs, soit par l’accent à la fois sévère et touchant de quelques paroles, où semble s’être conservée l’âme de Jésus ; soit surtout par le drame de la Passion, où nous ressentons encore tout ce qu’a fait ressentir à la foule, avec l’aide du travail du temps sur les imaginations, la mort d’un juste supplicié ignominieusement par les puissants pour l’avoir aimée.   

Mais l’esprit de Paul s’était formé par une éducation de barbares, qui l’avait rempli de visions chimériques, d’une dialectique fausse, d’une exaltation déraisonnable ; il est souvent illisible pour les hommes de notre temps qui sont de leur temps. Quant aux Évangiles (et aux Actes qui n’en sont qu’une suite), ils ont des côtés bien pauvres.

Le tissu de leurs récits ne se compose que de miracles et de possessions, c’est-à-dire d’illusions maladives qui devaient fausser pour des siècles l’esprit humain et le jeter dans des voies mauvaises. Enfin Paul et les Évangiles sont également remplis de la pensée d’une fin du monde, d’une fin très prochaine, dont la perspective a pour effet inévitable de détacher le croyant de la vie et de ses devoirs, et de le rendre indifférent et hostile à ceux qui n’ont pas le même avenir que lui, et pour qui il n’y a pas de lendemain.

Ce sont là pourtant les parties les plus intéressantes du livre sacré. Le quatrième évangile ne présente en général, et sauf une ou deux belles paroles, qu’un mysticisme fade et vide, qui enfermait d’avance l’âme dans un cloître. Il n’y a dans l’Apocalypse qu’un pêle-mêle d’images bizarres, formant un grimoire sans poésie, le tout animé d’un esprit de haine et de vengeance que les persécutions expliquent et excusent, mais qui n’en étouffe pas moins tout bon sens et toute humanité.

Parmi les Épîtres apocryphes, les unes sont des redites faibles et insignifiantes ; les autres sont encore pleines de l’attente de la destruction du monde et de l’extermination des infidèles, et y ajoutent l’idée odieuse du sacrifice, c’est-à-dire d’un dieu altéré de sang, qui a besoin de se repaître de celui de son Fils, puis de celui de ses serviteurs, de ses martyrs.

En résumé, la façon la plus fausse de concevoir l’homme et la nature ; un ascétisme qui nous détache de tout et nous propose une vie sans intérêt et sans famille ; enfin le partage de l’humanité en deux classes, d’une part quelques élus et de l’autre l’immense foule des réprouvés, voilà les leçons que je ne sais combien de générations ont puisées dans ces livres prétendus divins.

L’Ancien Testament est bien supérieur au Nouveau. Il n’y a pas plus de philosophie dans ses fables ; mais elles ont l’excuse de leur antiquité, et il s’y mêle plus de poésie, avec un grand goût de simplicité populaire. Mais surtout j’ai développé ailleurs tout ce qu’on trouve, dans les prophètes et dans les psaumes, d’élévation morale et d’éloquence, expression de l’âme du peuple juif, tantôt exalté par l’affranchissement, tantôt fier encore et même encore libre dans la servitude. Dans le Nouveau Testament, la littérature juive s’est continuée et renouvelée, mais en perdant sa grandeur.

Comment donc une grande révolution a-t-elle pu naître’ de cette littérature médiocre ? C’est qu’en effet elle n’en est pas née, et qu’elle remonte bien plus haut. Quand a paru l’homme qu’on a appelé le Christ, le monde judaïsait déjà depuis un siècle.

La Bible sans doute a été pour beaucoup dans l’attrait qu’a exercé le judaïsme ; mais il vaut mieux dire que le peuple juif a gagné les autres peuples par des sentiments qui étaient en lui plus énergiques que partout ailleurs, et que sa Bible n’a fait que traduire.

Le peuple juif, par ses épreuves et par la manière dont il les a soutenues, a eu l’honneur de représenter la liberté morale, la liberté de la conscience. Gouverné presque constamment par des étrangers, il s’était fait dans son dieu un maître intérieur, par lequel il trouvait moyen de demeurer indépendant. Ce dieu était devenu en quelque sorte sa patrie, et, quoique cette patrie exit un centre, je veux dire ce Temple dont les Juifs avaient réussi à imposer le respect au monde entier, c’était en même temps une patrie spirituelle, qui, comme telle, pouvait se transporter et se répandre sans limites. Quiconque venait à ce dieu entrait dans ce peuple, qui allait toujours ainsi s’élargissant ; mais, outre que les Juifs proprement dits se multipliaient de jour en jour, il se formait d’ailleurs autour des Juifs un second Israël, celui des judaïsants, qui, sans se donner tout entiers, donnaient le meilleur de leur âme. Juifs et judaïsants constituaient au milieu de l’empire romain une grande association, qui, en réalité, ne lui appartenait plus. Elle se recrutait de tous les mécontents, de tous ceux qui étaient tentés de se dérober dans une certaine mesure aux pouvoirs qui pesaient sur eux. Ils y échappaient en effet, puisqu’une fois engagés dans le judaïsme, ils n’avaient plus ni les mêmes dieux et le même culte, ni les mêmes habitudes, ni les mêmes autorités, du moins dans l’ordre intérieur ; ils goûtaient le plaisir d’être à part et de détester à leur aise, derrière le retranchement de leur affiliation, le monde de leurs maîtres.

C’était déjà un affranchissement que cet isolement moral, cette insoumission dont on avait le sentiment et la jouissance à chaque acte par lequel on communiait avec les Juifs, et par cela seul qu’on entrait dans une synagogue. Mais le judaïsme fit pour les siens bien davantage : il trouva l’idée d’un Christ ; il la trouva dans son histoire. Un Christ, c’est-à-dire un Oint, cela voulait dire simplement un chef, les chefs juifs étant des grands prêtres, consacrés par une onction. La poésie avait célébré plus d’une fois tel chef libérateur, ou restaurateur de la grandeur d’Israël. Puis, les temps étant devenus mauvais, on appliqua cette poésie à l’avenir, et on se promit que ce chef, ou ce Christ, paraîtrait un jour. Tant qu’on prit ces espérances à la lettre, et qu’on attendit une révolution telle que celles qu’on avait déjà vues, cela regardait surtout les Juifs, et pourtant les judaïsants pouvaient encore s’y intéresser ; mais, à la fin, ces espérances étant devenues tout à fait déraisonnables, l’imagination n’eut d’autre ressource que de les transporter dans l’ordre surnaturel. On en vint à croire que le Christ descendrait du ciel ; que son avènement marquerait la fin du monde présent avec ses empires ; qu’à leur place commencerait le règne du dieu d’Israël, qui serait celui de tous les adorateurs de ce dieu, et que ce règne s’ouvrirait dans une autre vie, vie éternelle, où les morts mêmes entreraient par la résurrection. Dès lors, cela touchait tout ce qui judaïsait par toute la terre, et, dès lors aussi, par toute la terre on se tourna de plus en plus à judaïser. L’attente du règne de Dieu attira plus violemment vers les Juifs tout ce qui aspirait à une vie meilleure. Mais quand donc commencerait-t-elle ? A force de la désirer et de l’espérer, on en arriva à ne pouvoir plus attendre ; il fallut absolument que le Christ parut. A la mort de Jean le Baptistès, personnage original et saisissant, qui avait ravivé et irrité l’attente universelle, plusieurs crurent déjà que c’était lui. C’est alors que Jésus prêcha en Galilée, loin du Temple et des docteurs, parmi une population simple qui fut entraînée. Un je ne sais quoi de divin, qui paraissait en lui, acheva d’ébranler les âmes, et sa mort porta le dernier coup. L’effet de celle de Jean le Baptistès fut beaucoup plus que redoublé. Celle de Jésus était plus éclatante ; c’étaient les Romains qui le tuaient, assistés par des grands prêtres serviles, et l’ignominie du supplice ajoutait encore au tragique : ce supplice le transfigura. Cette fois, c’en est fait ; il est le Christ, et ainsi le Christ est venu ! La vie éternelle aussi va donc venir ; la voici, on y touche, c’est tout à l’heure. Dès que l’idée eut pénétré dans les esprits, elle s’en empara avec une puissance irrésistible ; tout le monde attendait le royaume de Dieu : tout le monde se précipita pour y entrer.

Dans cet élan, la distinction de Juifs et de judaïsants devint impossible. On avait pu s’avancer vers le Dieu d’Israël par degrés quand on avait du temps devant soi ; mais, aujourd’hui, quand tout était consommé, quel moyen de faire faire aux gens un noviciat à la porte de la résurrection et de la vie ? Que signifiait la circoncision, ou toute autre prescription de la Loi, quand le monde présent allait disparaître ? Aussi des incirconcis se trouvèrent mêlés parmi les disciples du Christ avant qu’on eût eu le temps de se demander s’ils étaient appelés à en faire partie. On se le demanda plus tard et on protesta ; mais, quand il y a nécessité que des portes soient ouvertes, il survient toujours quelqu’un qui en trouve les clefs et qui les fait jouer dans les serrures. C’est Paul qui exécuta cette manœuvre, avec décision et avec adresse. Tout changea sous l’action d’un homme qui avait d’abord si étonnamment changé lui-même. Ce Juif intraitable, qui dans le sein de la Loi faisait de grands rêves, pour l’amour desquels il s’obstinait d’autant plus à être Juif, s’aperçut tout à coup que le champ s’ouvrait pour le rêve au delà et non en dedans du judaïsme, et que, pour y atteindre, il fallait sauter par-dessus la Loi. Il sauta intrépidement ; la plupart des siens ne le suivirent pas ; mais tous les judaïsants le suivirent, et les Juifs demeurèrent isolés au milieu de ce monde hellénique que, la veille encore, ils semblaient près de remplir. Tel fut l’achèvement du christianisme. Il était fait quand le Nouveau-Testament commençait à peine. Celui-ci n’a fait que l’entretenir.

L’hellénisme tient assez peu de place dans le Nouveau Testament, du moins l’hellénisme voulu et réfléchi. Ces livres sont écrits en grec et leurs auteurs vivaient en pays grec ; il y a donc eu chez eux infiltration des idées et des sentiments helléniques ; quelquefois même l’imagination hellénique y a pénétré, comme dans le troisième évangile et dans les Actes. Le quatrième évangile s’élève jusqu’à la métaphysique grecque, mais sans y entrer bien avant, et ce sont plutôt des inspirations que des enseignements qu’il y puise. Dans son ensemble, le Nouveau Testament garde le caractère d’un livre hébraïque. Le christianisme ne commence à avoir une littérature et des doctrines vraiment helléniques qu’au milieu du second siècle. Mais il y avait un judaïsme, celui d’Alexandrie, qui avait fait alliance avec l’hellénisme avant même qu’il y eût des chrétiens. On a vu ailleurs (tome III, pages 382-452), que Philon peut être considéré comme le premier des Pères de l’Église.

C’est le lieu de dire que, parmi les livres sacrés, il y en a un qui, sans être de Philon, comme l’a cru Basile de Césarée, se rattache à l’école que Philon représente avec tant d’éclat. C’est un livre grec, la Sagesse de Salomon, ou simplement la Sagesse ; il n’appartient pas au Nouveau-Testament ; on le comprend dans l’Ancien, parce qu’en effet il est juif et non chrétien ; mais il est de l’époque chrétienne, et il exprime plusieurs fois des idées que les autres livres juifs ne connaissent pas. Je ne dis pas cela parce qu’il y est parlé du Logos (XVIII, 15) : le Logos de la Sagesse n’est que le memra des targums (t. III, p. 399) ; mais l’auteur distingue et oppose le corps et l’âme, la matière et l’esprit (νοΰς et non πνεΰμα, IX, 15). Il reproduit la division stoïque des quatre vertus, que l’Église a appelées depuis cardinales, VII, 7. Au lieu d’invectiver simplement contre l’idolâtrie, il l’analyse et en rend compte philosophiquement, distinguant celle qui s’adresse aux astres, et qui paraît moins déraisonnable, et celle qui s’attache à des figures de pierre ou de bois (XIII, 2 et 10) ; il en recherche l’origine dans le culte des morts, dont le deuil des survivants conserve et honore l’image, XV, 17. Il raisonne partout avec suite et avec abondance, soit dans les hommages qu’il rend à la Sagesse, VIII, 1 ; soit sur ce thème, qu’un roi est un homme aussi misérable que les autres, VI, 1 ; soit sur celui des troubles que cause une mauvaise conscience, qui fait que le méchant a peur de tout bruit, même du chant des oiseaux dans les branches, XVII, 17. Enfin il exprime fortement le sentiment démocratique où la philosophie stoïque se complaisait, VI, 7. J’avais dit déjà un mot de ce livre dans mon tome III (pages 502-503), mais j’ai cru devoir y revenir en achevant l’étude des livres chrétiens.

 

 

 



[1] L’épître à ceux d’Éphèse parait avoir été intitulée ainsi par erreur. Les mots, à Éphèse (I, 1) manquent dans les meilleurs manuscrits. Il est à croire qu’elle était censée adressée à ceux de Laodicée, et que c’est celle dont il est parlé à la fin de l’épître à ceux de Colosses, IV, 16.

Sur le personnage de Judas frère de Jacques, voir Luc, VI, 16. Le rapprochement de ce verset avec Marc, III, 18, a fait conclure que ce Judas est le même que Thaddée.

[2] Voir II Cor., XI, 22. — Rom., III, 2 ; X, 1 ; XI, 1.

[3] Voir mon tome III, p. 392 et suivantes.

[4] En grec μεσίτης, en latin mediator, dont nous ayons fait Médiateur.

[5] Ce Credo n’a peut-être pas existé avant le IVe siècle. Sur ce dogme, voir le Catéchisme du diocèse de Paris, première partie, leçon Xe. L’édition que j’ai entre les mains est datée de 1853.

[6] Devenu en français l’Antéchrist.

[7] Il faudrait que ce fût Néron, si l’auteur avait voulu être fidèle à la fiction d’après laquelle c’est Paul qui parle.

[8] Le texte est οΰτε άγγελοι οΰτε άρχαί. Je pense que ce dernier mot doit être entendu des chefs des anges, désignés ailleurs par le terme d’άρχάγγελοι ou archanges (I Thess., IV, 15 et Jud. 9). — Le verset contient une incise de plus, οΰτε δυνάμεις, ni les Vertus ; mais, comme, d’une part, cette incise rompt la symétrie de la phrase, où tous les termes vont deux à deux ; et comme, d’autre part, elle n’est pas dans tous les manuscrits à la même place, il est à croire qu’elle n’est qu’une glose mise d’abord en marge, par laquelle on cherchait à expliquer le mot άρχαί.

[9] Πάσης άρχής καί έξουσίας καί δυνάμεως καί κυριότητος. Si on traduit κύριος par Seigneur, il semble qu’on devait traduire κυριότης par Seigneurie ; mais le dominatio de la Vulgate a prévalu.

[10] Et ideo cum angelis et archangelis, cum thronis et dominationibus, cumque omni militia cælesyis exercitus, etc.

[11] Voir Bossuet dans l’exorde de son célèbre sermon sur l’Unité de l’Église, où il prend tout cela au sérieux.

[12] Voir à ce sujet mon tome III, page 370.

[13] Voir pour les épiscopes, au pluriel, Phil., I, 1 ; au singulier, III Tim., II, 1-2, Tit., I, 7 ; Pierre, II, 25. Par des altérations diverses, presbytre nous a donné le mot de prêtre ; épiscope, celui d’évêque. Ces mots ne sont pas connus de Paul.

[14] C’est-à-dire encore, il sera guéri ; la guérison d’un malade était regardée comme le signe par lequel Dieu manifestait que ses péchés lui étaient remis, Marc, II, 5-11. Comparer II Sam., XII, 13.

[15] Voir mon tome III, page 449, et le livre de Marc-Aurèle, IV, 28.

[16] L’expression lui est appliquée aussi dans l’Apocalypse, I, 5.

[17] Clément d’Alexandrie, dans un ouvrage perdu cité par Eusèbe, Hist. ecclés., VI, I4.

[18] Τύπος (ou παράδειγμα), σκιά, παραβολή.

[19] Voir particulièrement dans les Pensées de Pascal l’article XVI.

[20] Rom., XII, 1 : Je vous exhorte donc, frères, par les miséricordes de Dieu, à offrir vos personnes comme un sacrifice vivant (par opposition aux victimes égorgées qui sont mortes), saint, agréable à Dieu : ce sera votre culte spirituel. Les mêmes idées sont dans Philon voir mon tome III, p. 446-447.

Eph., V, 2 : Marchez dans l’amour, ainsi que le Christ nous a aimés, et s’est livré pour nous, comme offrande et sacrifice à Dieu, en parfum d’agréable odeur.

[21] Voir mon tome III, p. 221, en note.

[22] Voyez Bossuet, dans l’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague : Il est impossible, dit-il, qu’une telle âme soit renouvelée par la pénitence ; impossible ! quelle parole ! etc.

[23] Catéchisme du diocèse, troisième partie, leçon XIV.

[24] Les œuvres mortes sont sans doute ce que Paul appelle les œuvres de la Loi, les pratiques juives.

[25] Elle reste seulement comme une cérémonie de ce qu’on appelle la Confirmation.

[26] Αίών. On a francisé le mot : éon.

[27] En comparaison des sources abondantes où nous puisons comme fils des gentils, Michelet prenait en pitié les petits lacs de Galilée et disait : Je les boirais d’un coup ! (Bible de l’humanité, p. IX.)