LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE NOUVEAU TESTAMENT

 

CHAPITRE V. — L’APOCALYPSE

 

 

Je déclare tout d’abord que je n’ai pas la prétention de déchiffrer les énigmes jusqu’ici indéchiffrables du chapitre XVII de l’Apocalypse[1]. Il n’en faut pas moins parler de ce livre si célèbre, qui serait cependant oublié depuis des siècles, s’il n’était sacré.

Si on demande à la tradition ecclésiastique la date de l’Apocalypse, elle répond que le livre a été écrit à la suite de la persécution de Domitien, c’est-à-dire à la fin du premier siècle de notre ère (Irénée dans Eusèbe, Hist. ecclés., III, 48).

Il n’en faut pas davantage, à mon avis, pour écarter toute hypothèse qui le fait plus ancien que cette époque, et, par exemple, celle qui le suppose écrit au temps de la mort de Néron. La tradition fait souvent un livre plus vieux qu’il lie l’est réellement, afin de le rendre plus respectable ; elle ne le fait jamais plus jeune ; l’Apocalypse pourrait donc être du temps de Trajan ou d’Hadrien ; elle ne peut être du temps de Paul[2].

On sent d’ailleurs en lisant ce livre que la religion nouvelle y est déjà assez loin de ses commencements.

On y voit en Asie sept Églises constituées, chacune avec son esprit particulier. Elles sont éprouvées à la fois par la persécution et par l’hérésie. Elles ont des confesseurs et des martyrs ; or, avant Domitien, il ne paraît pas qu’il y ait rien eu de semblable en dehors de Rome, et, à Rome même, on ne peut guère appeler ainsi les chrétiens qu’on massacra parce qu’on les accusait de l’incendie qui eut lieu sous Néron. Le mot même de μάρτυρ, témoin, pris dans le sens où il nous a donné celui de martyr, ne se trouve, en dehors de l’Apocalypse, que dans les Actes, livre également très moderne. D’un autre côté, c’est aussi dans l’Apocalypse qu’il commence à être parlé de sectes distinctes et portant un nom, comme celle des nicolaïtes[3]. C’est la première fois, à ce qu’il semble, que la société chrétienne rejette de son sein les faibles et les non croyants (XXI, 8), les uns qui refusent de souffrir pour elle, les autres qui n’obéissent pas à ses instructions.

Il est dit au verset I, 10, que Jean (quel que soit ce Jean) a eu la vision qui fait le sujet de l’Apocalypse au jour du Seigneur, έν τή κυριακή ήμέρα. Cette locution ne se trouve nulle part ailleurs dans le Nouveau-Testament. Paul n’avait certainement pas l’idée qu’elle représente, car autrement il s’en serait servi au verset XVI, 2 de la première Lettre à ceux de Corinthe. C’est encore le signe d’une date récente, et un signe plus important peut-être, je l’expliquerai tout à l’heure, qu’on ne le croirait au premier abord.

Un trait bien remarquable de l’Apocalypse est que dans la description de la Jérusalem nouvelle que Jean voit descendre du ciel sur la terre pour être la résidence des élus, il est dit qu’il n’y a pas de Temple : De Temple, je n’y en vois pas, car c’est le Seigneur, le Dieu tout-puissant, qui est le Temple (XXI, 22). Ce verset suffit à prouver que le livre n’a pu être écrit, ni quand le Temple de Jérusalem subsistait encore, ni même à une époque voisine de celle où il fut détruit. Je ne crois pas que le Dieu des Juifs eût pris alors si facilement son parti de se passer de son Temple. Quant à ce qu’on a dit que le Temple même de Jérusalem est représenté comme étant encore debout en plusieurs endroits du livre, c’est simplement une erreur. Le Temple, par exemple, dont il est parlé au verset XI, 1, est celui qu’on a déjà vu au verset VII, 15, un Temple purement idéal, construit dans le ciel pour la mise en scène de la vision. Celui-là contient l’arche du pacte (XI, 19), qui, depuis des siècles, n’existait plus dans le Temple véritable.

Il n’y a donc pas à douter que l’Apocalypse ne soit très postérieure au temps de Néron. Si on s’est avisé de notre temps de la rapporter à cette date ancienne, on y a été conduit par une découverte, d’ailleurs très ingénieuse et très heureuse, qui a été faite aussi de notre temps. Tout le monde connaît la Bête (τό θηρίον), qui paraît d’abord au verset XI, 7 et qui reparaît ensuite à plusieurs fois : elle représente l’empire romain. Or, à la fin du chapitre XIII, voici ce qui est dit de la Bête : C’est ici qu’est la sagesse. Que celui qui a du sens calcule le chiffre de la Bête ; c’est un chiffre d’homme, et son chiffre est 666[4].

On a compris de très bonne heure que, pour résoudre cette énigme, il fallait recourir à la valeur numérale, (suivant la numération des anciens) des lettres composant un certain nom ; mais on ne trouvait pas ce nom, parce qu’on ne, cherchait qu’en grec. C’est dans notre siècle qu’on a reconnu tout à coup qu’en écrivant en hébreu le nom de Néron César, et en additionnant les lettres hébraïques qui le composent (noun, resch, ouaou, noun ; koph, samech, resch), on obtient précisément le nombre 666[5].

Cette rencontre frappe si vivement, qu’elle se passerait de confirmation ; mais elle a trouvé une confirmation inespérée. Un texte d’Irénée (V, 30), conservé par Jean de Damas, nous apprend que quelques-uns lisaient 616 au lieu de 666. Ceux-là étaient sans doute des Latins, qui prononçaient Néro au lieu de Néron (Νέρων), et qui par conséquent écrivaient le nom en hébreu avec un noun de moins, ce qui diminuait de 50 tout juste le total de l’addition.

On ne peut trop remercier la critique qui nous a donné la clef dé ce chiffre ; mais de ce que l’empire romain, représenté par la Bête, est personnifié en Néron, il ne s’ensuit pas du tout que ce soit au temps de Néron lui-même qu’on ait eu cette imagination. Au contraire, ce n’est ordinairement qu’à une assez grande distance qu’un personnage historique prend de telles proportions dans les esprits et qu’il devient un idéal et comme un type. Il n’y a donc là qu’une raison de plus de croire que l’Apocalypse est venue longtemps après Néron.

Mais il faut enfin aborder ce fameux chapitre XVII, dont j’ai tout d’abord signalé les obscurités au début même de cette étude, chapitre éminemment décevant, qui semble, par la précision de certains détails, nous promettre une clarté parfaite, et qui au contraire nous laisse dans une confusion inextricable, laquelle ne fait qu’augmenter à mesure qu’on l’étudie davantage. Je vais le traduire d’une manière suivie, en le faisant précéder de quelques versets du chapitre x111, qui en sont inséparables :

Ch. XIII, 1 : Et je vis une Bête qui montait de la mer, qui avait sept têtes et dix cornes[6]... Et je vis une de ces têtes comme blessée à mort, et sa blessure de mort fut guérie. — Ch. XVII, 1 : Et il vint à moi un des sept anges... et il me parla, disant : Viens, je te montrerai la condamnation de la grande prostituée... — 3. Et je vis une femme assise sur une Bête écarlate... ayant sept têtes et dix cornes.... Et l’ange me dit : Pourquoi es-tu étonné ? Moi, je vais te dire le mystère de la femme et de la Bête qui la porte, qui a les sept têtes, et les dix cornes. La Bête que tu as vue a été et n’est plus, et elle doit ressortir de l’abîme et s’en aller à sa perte... Et on s’étonnera en voyant la Bête qui a été et n’est plus, et qui reparaîtra... — 9. Les sept têtes sont sept montagnes sur lesquelles la femme est assise. — 10. Ce sont aussi sept rois : cinq sont tombés, un sixième reste ; un autre n’est par encore venu ; mais, quand il  viendra, il doit durer peu. — 11. Et la Bête qui a été et n’est plus, ce sera le huitième, et il est des sept et il s’en va à sa perte. — 12. Et les dix cornes que tu as vues sont dix rois, qui n’ont pas encore reçu la royauté, mais reçoivent puissance comme rois pour une heure avec la Bête. — 13. Ils n’ont qu’une même pensée, et partagent leur force et leur puissance avec la Bête... — 16. Et les dix cornes que tu as vues, et la Bête, haïront la prostituée, et la feront désolée et nue, et dévoreront ses chairs et la brûleront dans le feu.

Cinq Césars sont donc tombés, et le livre dit que le sixième règne. Ce sixième est Néron lui-même, si on compte les Césars à partir du grand César, comme on le faisait en effet ; on le voit par Joseph et Suétone. Il semble donc ici que l’auteur se suppose sous le règne de Néron ; mais ce ne serait qu’une fiction pure, puisqu’il nous dit ce qui doit venir après Néron. Le septième sera Galba ; à la bonne heure ; mais qui sera donc le huitième ? Il est un des sept. On a donc supposé que ce huitième est encore Néron, et on se fonde sur ce que, pendant vingt ans, au témoignage des historiens, la foule attendit toujours la réapparition de Néron, qu’on ne voulait pas croire mort, parce qu’il était mort dans l’ombre. On applique ici les versets où il est parlé de la blessure de mort qui s’est guérie, de la Bête qui a été, qui n’est plus et qui reparaîtra. Mais on ne fait pas attention que tout cela se contredit. Si c’est Néron qui a été blessé à mort, si c’est lui qui était et qui n’est plus, alors il ne peut plus être ce sixième du verset 10 dont on dit : Cinq sont morts et un subsiste.

Veut-on supposer que, contrairement à l’usage reçu, on ne compte les Césars qu’à partir d’Auguste ? Alors Néron sera bien parmi les cinq morts ; mais alors aussi le sixième sera Galba, et le septième Othon, et comment admettre que ce septième soit caractérisé par ces mots : Il durera peu, quand le sixième n’avait pas duré lui-même ? Nous aboutissons toujours à n’y rien comprendre. Et il faut reconnaître que le verset 10, traduit à la lettre, ne nous donne sur la date du livre aucune lumière.

Comment donc entendre tout ce chapitre XVII ? J’ai dit, au commencement même de cette étude, que je ne me chargeais pas de l’expliquer. Une explication ne mérite ce nom qu’autant que les éléments qui y entrent se tiennent et s’accordent, et qu’il ne s’y trouve rien d’arbitraire. Je ne saurais satisfaire à ces conditions. On ne peut s’empêcher cependant, en présence d’une énigme, de faire ses conjectures, et j’ai les miennes ; je les livre telles quelles à mes lecteurs.

J’imagine que tout ce tableau a été composé de pièces et de morceaux, avec des idées disparates, qui n’ont pas été conçues en même temps. Que par exemple les sept têtes ne signifiaient d’abord que ce qui est indiqué au verset 9, les sept collines sur lesquelles Rome est assise. Quand y a-t-on ajouté l’idée des sept rois (verset 10) ? Je croirais que c’est sous Vespasien, et que c’est lui qui était la septième tête. Il est vrai que, pour cela, il fallait ne pas tenir compte de Galba, Othon et Vitellius ; mais je considère que ceux qui ont imaginé la Bête à sept têtes sont des Juifs, et que les Juifs, déjà assiégés par Vespasien quand Néron vivait encore, étaient uniquement occupés de lui ; qu’ils n’ont pas eu le temps, pour ainsi dire, de s’apercevoir du passage de ces trois Césars, dont aucun n’avait été reconnu dans Jérusalem, et que Vespasien régnait quand succombèrent la ville et le Temple : il était donc bien pour eux le successeur de Néron.

Tout va donc bien jusque-là ; mais le temps marche : à Vespasien succède Titus, et à Titus Domitien. La persécution de Domitien rend plus présente et plus vive que jamais aux âmes chrétiennes l’horreur de la Bête ; seulement ce serait maintenant la Bête aux neuf têtes. Mais il n’y a pas moyen de renoncer au chiffre sept, non seulement parce qu’il est comme consacré dans la langue des symboles, mais aussi parce qu’on ne reconnaîtrait plus Rome, si le chiffre des têtes n’était pas celui des sept collines. On a réussi à conserver ce chiffre au moyen de deux artifices. D’abord on a supprimé César et commencé à Auguste : Vespasien alors, en ne tenant pas compte des trois Césars éphémères, n’est plus que le sixième empereur, et Titus est le septième, ce septième qui en effet dure peu. Mais où placer Domitien, qui est le huitième, sans sortir du chiffre sept ? On a eu là une idée très ingénieuse : c’est que le huitième n’est qu’un des sept ; c’est Néron qui revient, Néron ressuscité en quelque sorte. L’idée a dû être comprise aisément de tout le monde, à en juger par l’hémistiche de Juvénal, qui appelle Domitien un Néron chauve[7], mais de personne plus aisément que des chrétiens, puisque Domitien avait le premier renouvelé contre eux les cruautés de Néron. Maintenant pourquoi l’auteur a-t-il supposé que Vespasien était le présent, en mettant Titus et Domitien au futur ? Peut-être parce qu’en reprenant l’image de la Bête aux sept têtes, il se souvenait en quel temps cette image s’était produite pour la première fois, c’est-à-dire sous le règne de Vespasien, à la suite sans doute de la destruction de Jérusalem. L’auteur a d’ailleurs survécu à Domitien, puisqu’il nous dit que celui-là aussi va à sa perte.

Quant aux dix cornes, ce nombre paraît avoir été mis au hasard, simplement parce qu’il y avait une Bête à dix cornes dans Daniel (VII, 20), où ce chiffre a un sens[8]. Il n’est guère douteux qu’il ne faille entendre par ces cornes des chefs d’armée qui ne sont pas des Césars, et on peut voir que le verset 16 se rapporte aux guerres civiles par lesquelles s’est ouvert le règne de Vespasien, et où le Capitole fut brûlé. Je crois bien aussi que dans ces cornes sont compris des personnages plus récents encore, par exemple Trajan, auxquels s’appliqueraient les mots : Qui n’ont pas encore reçu la royauté. J’ajoute qu’un autre verset (le 140) peut bien se rapporter aussi à lui, ainsi que le verset 12 du ch. XVI.

 

Si nous étudions maintenant dans l’Apocalypse les idées qui lui sont particulières, elles nous confirmeront dans la pensée que le livre est plus récent que Paul.

Et d’abord le Christ, fils de Dieu, s’y distingue à peine de Dieu. Il est représenté au chapitre premier sous les images sous lesquelles les prophètes et Daniel avaient représenté Iehova lui-même ; images grandioses et terribles, qui nous emportent bien loin du Jésus des Évangiles. Paul, il est vrai, malgré son mot sur la douceur et la patience du Christ (II Cor., X, 1), s’est plu à le représenter régnant et glorieux (I Cor., XV, 24) ; mais il nous dit en même temps, qu’une fois accomplie la grande révolution qui doit détruire le monde présent, Christ s’effacera pour ne laisser paraître que Dieu régnant tout en tous. Ici, au contraire, on voit le Christ établi pour l’éternité dans une grandeur incomparable. Comme Iehova ou Dieu, il dit de lui-même : Je suis l’alpha et l’oméga[9], le premier et le dernier. La seule chose qu’il ne dise pas, c’est qu’il soit Dieu ; l’unique verset où cela soit dit est dans la bouche de Dieu même, et non du Christ (XXI, 7). Mais il est le verbe de Dieu (ό Λόγος τοΰ Θεοΰ, XIX, 13). Ce verbe n’est pas d’ailleurs celui du quatrième évangile, conception grecque et alexandrine, sur laquelle je retiendrai plus tard. Celui-ci est une idée purement juive, que j’ai expliquée ailleurs[10]. C’est le memra des targozims, c’est-à-dire la manifestation extérieure de Dieu, la figure sous laquelle il se montre et par laquelle il agit. Il n’y a pas loin de là à devenir Dieu.

Mais, dans la plus grande partie du livre, le Christ nous est présenté sous une forme absolument nouvelle, que ni les livres juifs, ni Paul, ni les trois évangiles n’ont connue, celle de l’Agneau, τό άρνίον. Au plus haut du ciel et près de Dieu même, on voit, au début du chapitre V, la figure d’un agneau égorgé, qui demeurera dès ce moment sous nos yeux jusqu’à la fin.

Ce n’est pas l’agneau de Dieu, suivant une expression qu’on trouvera dans le quatrième évangile, mais que l’Apocalypse n’emploie jamais ; c’est l’Agneau purement et simplement. Toute la cour céleste, et à sa suite toutes les créatures, rendent hommage à l’Agneau : A lui puissance, richesse, sagesse, force, honneur, gloire, bénédiction... pour les siècles des siècles[11]. L’Agneau prend part à toutes les scènes de ce grand drame de la fin du monde qui est le sujet de l’Apocalypse. Tout fuit devant la colère de Dieu et la colère de l’Agneau. Tous les élus se groupent autour de Dieu et de l’agneau, et leur rendent grâce. Ils portent des robes blanches, lavées dans le sang de l’Agneau. L’Agneau a son livre de la vie, olé ils sont inscrits. L’Agneau réside sur la montagne de Sion. Les purs suivent l’Agneau partout où il va ; ils sont les prémices de Dieu et de l’Agneau. Ils chantent le cantique de l’Agneau. Les rois combattent contre l’Agneau, et l’Agneau est vainqueur. L’Agneau a ses douze apôtres. L’Agneau enfin règne à jamais dans la cité céleste où les saints sont établis pour l’éternité.

L’Agneau a un adversaire, le Dragon, qui n’a pas cependant l’honneur de lutter directement contre lui. On le voit d’abord dans le ciel, puis Michaël et ses anges, combattant contre le Dragon et ses anges, et ceux-ci sont précipités du ciel sur la terre. Le Dragon était l’ennemi de ceux que l’auteur appelle nos frères, et une voix dans le ciel dit qu’ils l’ont vaincu par le sang de l’Agneau, en faisant bon marché de leur vie jusqu’à affronter la mort, XII, 11. Puis il est enchaîné pour un temps dans ce que l’auteur appelle l’Abîme. Il est délivré au bout de ce temps et menace de nouveau les Saints ; mais, cette fois, il est jeté pour jamais dans l’étang du feu et du soufre, XX, 7. Alors les morts ressuscitent ; puis le ciel et la terre sont renouvelés[12] ; la mer disparaît, et du haut du ciel descend la Jérusalem éternelle.

Nous n’avons pas besoin de chercher ce que c’est que l’Agneau et ce que c’est que le Dragon ; car l’auteur nous le dit en termes exprès : l’Agneau est le Christ, le Dragon est Satanas. L’Agneau est le Christ ; Iton seulement il est désigné comme tel au verset V, 5, par les périphrases qui désignent dans les prophètes un roi libérateur d’Israël[13], périphrases que tout le monde, à l’approche de notre ère, rapportait au Christ ou Messie ; mais, de plus, on lui dit au verset 9 : Tu as été égorgé, et tu as acheté â Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race et de toute langue. Il est clair que c’est bien le Christ, celui qui a été mis à mort sous le nom de Jésus. Le nom de l’Agneau revient plus de vingt-cinq fois dans le livre : celui de Christ y parait très rarement, et seulement dans des endroits où il est parlé de lui, sans que lui-même se montre et agisse.

Le Dragon est Satanas : c’est ce qui est dit au verset XII, 9, où on l’appelle aussi le Diable et l’antique Serpent[14]. Mais d’où viennent ces deux symboles ?

On a vu déjà que la croyance à la résurrection, soit dans sa forme la plus simple (celle des Évangiles), soit avec les riches développements que Paul lui a donnés, parait être venue de la religion de Mithra. Il en est de même de cette lutte finale entre les génies du bien et ceux dit mal, à laquelle aboutit l’Apocalypse[15]. En est-il de même enfin pour ces images de l’Agneau et du Dragon, inconnues de Paul et des Évangiles ? Dupuis, dans son Origine de tous les cultes, où il a un livre entier sur l’Apocalypse, soutient qu’elles appartiennent à la religion du Soleil. Le culte du Soleil était au fond de la plupart des religions de l’antiquité, comme l’explique déjà Macrobe (Saturn., I, 17) ; mais en particulier Mithra est appelé le Dieu Soleil dans des inscriptions[16]. Me voici donc amené à la discussion des analogies qui ont été signalées entre la religion du Christ et la religion du Soleil.

Tertullien a écrit (Apologet., 16) : D’autres croient que c’est le Soleil qui est notre Dieu. En ce cas, il faudra nous renvoyer aux Perses (c’est-à-dire à la religion de Mithra). Tertullien il est vrai, écarte cette imputation comme peu sérieuse ; mais il ne faut pas beaucoup d’étude pour reconnaître qu’elle contient une part de vérité.

Tertullien constate lui-même deux choses : que les chrétiens priaient en se tournant vers l’Orient, et qu’ils célébraient le jour du Soleil ; nous venons de voir que l’Apocalypse l’appelle le jour du Seigneur. Ce second fait est surtout remarquable, rapproché de ce que Paul, comme on l’a vu, n’a pas connu cette locution, ni ce dont elle témoigne, je veux dire la sainteté de ce jour. Mais voici quelque chose dont Tertullien ne parle pas, et qui est encore plus considérable.

On sait que les Évangiles n’indiquent pas (et ils l’ignoraient sans doute) l’époque de l’année où naquit Jésus. Le récit de Luc seulement suppose qu’il est né dans une saison où les troupeaux et les bergers pouvaient passer la nuit dans les champs, ce qui ne s’accorde pas, a-t-on dit, avec la tradition, qui place cette naissance au solstice d’hiver. D’où cette tradition est-elle venue ? Un passage curieux du pape Léon, celui qu’on appelle saint Léon, nous le fait connaître (Serm. XXII, 6). Restez fermes dans la foi dans laquelle vous avez été établis, de peur que le tentateur, de l’empire de qui le Christ vous a délivrés, ne vous abuse de nouveau par ses séductions, et ne corrompe par ses manœuvres perfides les joies mêmes de cette fête, faisant entrer dans les âmes simples la croyance pernicieuse de certains esprits, qui s’imaginent devoir célébrer dans la solennité de ce jour, non pas tant la naissance dit Christ, que le lever, comme ils disent, d’un soleil nouveau. Ceux dont il parle sont ceux qu’on appelait manichéens, du nom de Manès. Manès avait vécu chez les Perses, et c’est ainsi sans doute qu’il a donné à ces idées orientales un si grand développement ; mais il n’a pu le faire que parce qu’elles étaient dans le christianisme avant lui. Il faut qu’elles y fussent entrées bien profondément pour qu’au milieu du Ve siècle, un évêque de Rome reconnut que, dans son église même, beaucoup croyaient que la fête de Noël était la fête du soleil renaissant au lendemain du solstice d’hiver. On peut en conclure hardiment que c’est bien en- réalité la fête du Soleil dont l’Église a fait celle du Christ, c’est-à-dire que le Christ s’était identifié avec le Soleil.

Quand on est entré une fois dans cet ordre d’idées, on ne peut qu’être frappé d’un passage de Macrobe, où il est parlé d’images du soleil qui le représentent sous figure humaine, mais à divers âges : Il est tout petit au solstice d’hiver, et voilà comme les Égyptiens le montrent à une date fixée, où ils le tirent de son sanctuaire, parce que, le jour étant alors le plus court possible, ils veulent qu’il paraisse tout enfant et à la mamelle (Saturn., 1, 18). Ainsi les adorateurs du Soleil ont eu avant les chrétiens leur bambino, comme disent les Italiens.

La résurrection du Christ, placée à la pleine lune qui suit l’équinoxe, est, comme la Nativité, une date astronomique, mais on pourrait croire que ce n’est là qu’un pur hasard. Il n’est pas douteux que la Pâque juive ne soit la fête de l’équinoxe du printemps, qui marque la renaissance de la nature ; mais, si Jésus a été mis à mort à l’époque de la Pâque juive, et si on suppose qu’il est ressuscité presque aussitôt, il est tout simple et inévitable que la fête de sa résurrection se place à ce moment de l’année. Maintenant Jésus est-il mort en effet pendant la Pâque juive ? Les auteurs des Évangiles le disent, mais faut-il les croire ? Il suffirait pour en douter de l’embarras qu’ils ont éprouvé à faire en effet coïncider le supplice de Jésus avec la fête. Les trois premiers sont obligés de supposer que les Juifs l’ont fait juger et exécuter pendant le jour sacré, ce qui paraît bien invraisemblable, et le quatrième, pour éviter cet inconvénient, se met en contradiction formelle avec les autres. Je suis donc porté à croire que Jésus a été mis en croix à un jour quelconque, dont on ne faisait pas de commémoration dans les premiers temps, mais qu’on a célébré sa résurrection au jour où on fêtait la résurrection véritable et éternelle. Et c’est d’après cette date qu’on aura fixé plus tard celle de sa mort.

On allègue cependant un passage de Paul où le sacrifice du Christ est assimilé à celui de la Pâque ; mais citons le texte même (I Cor., V, 7). Paul vient de faire aux frères de Corinthe des reproches sévères, au sujet d’un grand scandale qui s’est produit parmi eux ; il leur enjoint de chasser le pécheur et il ajoute : Il n’est pas bon d’être si contents de vous. Ne savez-vous pas qu’un peu de levain aigrit toute la pâte ? Otez donc le vieux levain, afin que vous soyez une pâte nouvelle et pure et sans levain, comme vous êtes sans levain. Car notre pâque, qui a été sacrifiée pour nous, est le Christ. Festinons donc, non avec le vieux levain, le levain de la malice et du péché, mais avec les pains sans levain (les azymes) de l’innocence et de la justice... L’idée de la pâque n’est évidemment amenée ici que par celle du pain azyme, et cela n’implique nullement que, dans la pensée de Paul, la mort du Christ ait eu lieu à la grande fête des Juifs, mais seulement que cette mort ne doit pas être célébrée moins purement que la Pâque. Et les chrétiens le célébraient chaque fois qu’ils se réunissaient pour manger ensemble[17].

Il est impossible d’ailleurs, quand on lit l’office de la fête chrétienne de Pâques, de ne pas être frappé de certains détails qui montrent assez qu’elle a été la fête du printemps. On y tire d’un caillou un feu nouveau, et avec ce feu on allume ce qu’on appelle le cierge pascal ; on demande à Dieu, créateur de toute lumière, de bénir cette lumière nouvelle. On crie : Lumière du Christ ! (lumen Christi) On invite la terre à se réjouir de voir dissipées les ténèbres qui enveloppaient l’univers (totius orbis sentiat se amisisse caliginem). On célèbre ce cierge, symbole de lumière, et le mot de lumière revient, pour ainsi dire, à chaque phrase dans ces prières prononcées avant la première messe du samedi saint.

Un passage de Lactance (VII, 19) montre que de son temps on croyait que le jour de la résurrection du Christ serait aussi le jour de la résurrection universelle, et je vois là encore la trace des idées qui s’attachaient originairement à ce jour. Au milieu de la nuit, au moment où on supposait que le Christ était sorti du tombeau, la vie devait prendre possession dé la terre à tout jamais, pour ne plus s’éteindre. Aussi était-ce la nuit qu’on célébrait cet office, et non le jour, comme on le fait de notre temps.

Maintenant on sait que, parmi les constellations que les anciens appelaient les signes du zodiaque, le Bélier était celui de l’équinoxe du printemps, parce que le soleil paraissait y entrer à l’époque de l’équinoxe.

L’Astronomicon d’Hygin (ch. 20) dit que Jupiter a placé dans le ciel le Bélier pour y présider à la renaissance de tous les êtres, qui s’accomplit au printemps, et pour y tenir le premier rang parmi les douze signes. Un passage d’Iamblique[18] dit qu’on figurait le soleil, suivant les saisons, sous la forme des divers signes du zodiaque dans lesquels il entrait successivement. Si cela était, on devait le figurer en bélier quand on célébrait la fête du printemps ou de la résurrection. Cela permet de présumer, comme l’a fait Dupuis dans l’Origine de tous les cultes, que le Bélier ou l’Agneau, c’est le Soleil. Le Soleil et le Christ sont donc encore confondus dans cette image.

Je dis le Bélier ou l’Agneau, car c’est la même chose. Le mot âpvet6ç signifie bélier dans Homère. L’hébreu car, qu’on traduit par agneau, est aussi le nom de la machine de guerre que les Grecs et les Latins appelaient bélier. Anquetil témoigne que le signe du Zodiaque s’appelait l’Agneau chez les Perses. En latin même, il y a un vers de Martial (X, 59) où il dit l’agneau de Phryxus pour le bélier de Phryxus. D’ailleurs l’Agneau de l’Apocalypse, qui a sept cornes, est bien un bélier, quoique ce soit un bélier mythologique. Et j’apprends, par l’Iconographie chrétienne de Didron (p. 308), que, dans la cathédrale de Troyes, il existe une représentation de l’Agneau-Christ, portant la croix, figuré en bélier, avec les deux cornes ordinaires[19].

Dans la description que nous fait Porphyre de certaines représentations qui se rapportaient au culte de Mithra[20], on trouve cette expression singulière : Il porte l’épée du Bélier, le signe d’Arès (ou de durs). De quelque manière qu’on l’explique, elle montre que l’idée du Bélier était associée à celle de Mithra. Dans les monuments figurés du culte mithriaque, le dieu porte en effet une épée à deux tranchants.

Mais l’image de l’Agneau égorgé (V, 6) nous conduit à un autre rapprochement. Il résulte d’un texte formel d’Épiphane (LI, 33, p. 456) que l’Apocalypse est écrite sous des influences phrygiennes, et que c’est un esprit phrygien qui est représenté (par voie de prophétie, dit Épiphane) dans ce qui y est dit de l’église de Thyatires. Or la Phrygie était le théâtre du culte de la grande Déesse, et c’est à ce culte qu’appartenait l’étrange purification par laquelle on croyait à cette époque s’assurer la résurrection et une vie éternelle. Prudence nous a décrit (X, 1011) le taurobolium, où un pontife recevait goutte à goutte sur son corps et sur ses habits le sang d’un taureau. La même cérémonie se faisait avec un bélier ; c’était le criobolium, on arrivait également par l’une et l’autre à la seconde vie[21]. Ainsi les uns se croyaient rachetés par le sang du Bélier, les autres par le sang du Christ : les deux imaginations se sont aisément rapprochées et l’agneau de la Pâque juive aura aidé à cette assimilation.

Il est question, au verset VII, 14 de l’Apocalypse, d’une assemblée de purs ou de saints qui portent des robes blanches, et dont il est dit qu’ils ont lavé et blanchi leurs robes dans le sang de l’Agneau. Cette métaphore assez bizarre pourrait se rattacher à la cérémonie du criobolium, si on suppose qu’au sortir de son bain de sang, le prêtre purifié revêtait une robe blanche.

Et c’est peut-être pour protester contre ces associations de deux religions diverses qu’à la fin du VIIe siècle, un concile de Constantinople (lequel d’ailleurs n’a pas été obéi) défendit de représenter désormais le Christ sous la vieille image de l’Agneau[22].

J’ai dû m’étendre longuement sur l’Agneau ; je serai court sur le Dragon. Il suffit d’un mot ; le dragon ou serpent est l’Ahriman du mazdéisme[23].

Dans ce poème de la défaite de l’Esprit du mal auquel aboutit l’Apocalypse, il y a un curieux épisode, celui du règne des mille ans. Ce n’est pas le seul exemple, mais c’est un des exemples les plus frappants de la liberté que les églises prennent quelquefois avec leurs textes sacrés. Prêter serment est regardé aujourd’hui comme un acte de christianisme, et cependant Jésus dit positivement, dans le discours sur la montagne (Matth., V, 34), qu’il ne faut jamais faire un serment. On laisse dormir de même, sans en tenir aucun compte, les textes qui disent, très expressément encore, qu’avant que la génération à laquelle appartient Jésus ait cessé de vivre, le royaume de Dieu aura paru. De même enfin personne aujourd’hui, dans le monde chrétien, ne croit plus au règne de mille ans, et cependant rien de moins équivoque et de plus précis que ce qui en est dit au chapitre XX de l’Apocalypse :

Et je vis un ange descendre du ciel, ayant la clef de l’Abîme et portant une grande chaîne. Et il prit le Dragon, l’antique serpent, qui est le diable et Satanas, et il l’enchaîna pour mille ans. Et je vis des sièges, et on prit place sur ces sièges, et le jugement fut donné à ceux qui étaient assis. Et je vis les âmes de ceux qui avaient été frappés de la hache, pour avoir rendu témoignage à Jésus et pour la parole de Dieu, et qui n’avaient pas adoré la Bête ni son image, et qui n’avaient pas reçu la marque de la Bête sur leur front et sur leurs mains ; et ils vécurent, et ils régnèrent avec le Christ mille ans complets (mot à mot, les mille ans). Le reste des morts ne revient pas avant que les mille ans soient accomplis : c’est la première résurrection (XX, 1-5). Les mille ans achevés, Satanas déchaîné fait une dernière tentative ; mais il est jeté dans le lac du feu et du soufre. — Et je vis les morts, petits et grands, comparaître devant Dieu, et des livres furent ouverts, et il fut ouvert aussi un autre livre, qui est celui de la Vie, et les morts furent jugés d’après ce qui était dans les livres, suivant leurs œuvres. Et la mer rendit les morts qu’elle avait en elle, et la mort et l’hadès (le scheol de la Bible) rendirent ceux qu’ils tenaient, et ils furent jugés chacun selon ses œuvres. Puis la mort et l’hadès furent jetés dans le lac du feu : c’est la seconde mort (12-14).

La critique rationaliste n’est pas embarrassée de ce récit bizarre. Elle n’y voit que les variantes d’une même idée, traduite de deux manières. L’une de ces formes consiste à dire que les élus régneront avec le Christ à tout jamais. L’autre, qui est probablement la première, disait qu’ils régneraient ainsi pendant mille ans ; expression d’un imagination valve, pour qui mille ans, c’est l’éternité. Ceux qui ont trouvé que c’était trop peu n’ont pas pour cela rejeté cette promesse des mille ans ; ils en ont fait une distinction pour les saints entre les saints, c’est-à-dire les martyrs, sans se demander si cette distinction valait la peine qu’on la comptât, quand on avait l’éternité devant soi. Cela n’était bon que comme poésie ; les croyants, tenus de prendre cette poésie au sérieux, n’ont su qu’en faire et ils ont fini par y renoncer.

 

Je n’ai rien dit encore des chapitres II et III, qui forment comme un prologue de l’Apocalypse, et n’ont aucun rapport avec la vision qui la remplit ; le Christ lui-même y adresse des instructions à sept églises d’Asie et à leurs anges. Plusieurs entendent par là leurs évêques ; mais les Juifs des derniers temps se figuraient des êtres surnaturels qui étaient comme les patrons des peuples et présidaient à leurs destinées (Daniel, X, 13 et XII, 1). Ces anges sont peut-être aussi les patrons divins des sept églises, quelque chose comme les ferouers des Perses[24]. Ce qui s’adresse à l’ange d’une église s’adresse à son Esprit.

Le Christ loue celui de l’église d’Éphèse pour son attachement à la vérité. Je sais que tu ne peux supporter les mauvais ; tu as mis à l’épreuve ceux qui prétendent être apôtres et ne le sont pas, et tu les as trouvés menteurs, II, 2. Et plus loin (6) : Tu as cela, que tu détestes les œuvres des nicolaïtes, que, moi, je déteste aussi. Et dans le discours à l’ange de Smyrne : Je sais que tu es insulté par ceux qui prétendent être Juifs et ne le sont pas, mais ne sont qu’une synagogue de Satanas (verset 9). Il félicite l’ange de l’église de Pergame de n’avoir pas renié la foi, dans cette ville où est lé siège de Satanas (?), et où il y a eu un martyr : Mais j’ai aussi à te faire quelques reproches ; c’est que tu as là des gens qui tiennent la doctrine de Balaam, lequel apprit à Balac à jeter une pierre d’achoppement devant les fils d’Israël : c’était de manger des viandes sacrifiées aux idoles et de forniquer[25]. C’est ainsi que, toi aussi, tu as des gens qui tiennent les doctrines des nicolaïtes (14-15). Il écrit enfin à l’ange de l’église de Thyatires : Mais j’ai contre toi une grande chose : c’est que tu laisses faire cette femme, Iasabel, celle qui se dit prophétesse et qui endoctrine mes serviteurs, et les induit à forniquer, et à manger les viandes sacrifiées aux idoles... Moi, je vais la jeter sur le lit de douleur... et ses enfants, je les frapperai de mort... Mais vous autres, mais tous ceux dans Thyatires qui ne tiennent pas cette doctrine, et qui ne connaissent pas les profondeurs de Satanas, comme ils disent, je ne jetterai pas sur vous de nouvelles afflictions (20-24). A quoi se rapportent tous ces passages ?

On lisait au livre des Nombres, XXV, 1 : Alors le peuple se souilla à forniquer avec les filles de Moab, et elles les invitèrent aux sacrifices de leurs idoles, et le peuple mangea de leurs sacrifices et adora leurs idoles. On lisait encore dans un autre verset (XXXI, 16) : Ce sont ces femmes qui ont été cause pour les fils d’Israël, d’après la parole de Balaam, de trahir et de transgresser l’ordre du Seigneur. C’est du moins ce que porte le grec des Septante ; car, pour les mots hébreux, les hébraïsants doutent qu’il faille les traduire ainsi, et ils pourraient bien signifier simplement, lors de l’histoire de Balaam, à l’époque de Balaam. Et, en effet, dans tout ce qui précède, il n’y a pas un mot qui indique que Balaam fat pour quelque chose dans les entraînements des Israélites s’abandonnant aux filles de Moab.

En supposant pourtant que cela puisse s’appeler une doctrine de Balaam, qu’y avait-il de pareil au temps de l’Apocalypse ? Nous le savons pour ce qui est des viandes sacrifiées aux idoles ; nous avons assez vu dans Paul combien cette question préoccupait les esprits. Mais que faut-il entendre par forniquer ? Si on s’en rapporte à l’exemple des filles de Moab, il s’agirait probablement du mariage entre fidèles et infidèles, regardé par les zélés comme une souillure. Il serait possible aussi que, par extension, cela s’appliquât à quelque autre espèce de relâchement, je veux dire à quelque liberté condamnée comme un relâchement par les purs, par exemple, celle de se remarier pour les veuves. On sait que les montanistes l’ont proscrite absolument.

Mais qu’il s’agisse du mariage avec les infidèles ou du mariage des veuves, il est à remarquer que Paul autorisait l’un et l’autre (I Cor., VII, 13 et 39). Il permettait aussi de manger les viandes sacrifiées aux idoles (ibid. X, 25-27). C’est donc la doctrine de Paul qui est condamnée ici. Et, quand on s’en est aperçu, on reconnaît que plusieurs traits encore s’appliquent à lui dans ce qui précède. C’est Paul qui se disait apôtre et qui se disait Juif, et à qui le judaïsme intolérant de l’auteur refuse également l’un et l’autre titre. C’est Paul qui s’est vanté d’avoir sondé les profondeurs de Dieu (I Cor., II, 10), expression que l’Apocalypse parodie.

Je ne crois pas que cette interprétation critique puisse être contestée : il s’agit bien des idées de Paul. Mais cela n’autorise pas à conclure que celui qui parle ainsi soit contemporain de Paul et qu’il s’adresse directement à sa personne. Il suffit que la doctrine qu’il combat et les hommes qui soutiennent cette doctrine s’appuient sur les Lettres de Paul pour que Paul soit à ses yeux un ennemi. Il n’est pas moins maltraité, sous le nom de Simon, mais de la manière la plus transparente, dans les Homélies attribuées à Clément de Rome, livre que certainement personne ne s’avisera de placer au temps de Paul. L’auteur de l’Apocalypse lutte avec passion contre des adversaires, dont toute la force est d’avoir Paul pour eux : il est donc nécessairement anti-paulien, et il jette sur Paul toutes les injures que peut suggérer l’odium theologicum.

Ces adversaires, il les nomme : ce sont les nicolaïtes. Ceux qui ne voulaient voir que la personne de Paul dans cette polémique ont prétendu que ce nom n’était qu’un chiffre. Ils ont trouvé que le nom hébreu Balaam (plus exactement, Bilham) peut se traduire par vainqueur du peuple[26], de sorte que Nicolaos serait la même chose que Balaam, c’est-à-dire une désignation purement symbolique, et qu’il s’agirait toujours de Paul. Il est beaucoup plus simple de croire qu’il y a eu réellement des nicolaïtes, qui avaient pour chef un Nicolas. Cela ne nous obligera pas d’admettre que ce Nicolas soit celui qui figure dans la liste des Sept au chap. VI du livre des Actes[27].

Quant à la prophétesse Iasabel ou Iésabel, je ne puis éclaircir ce qui la regarde mieux qu’on ne l’a fait avant moi. Il semble qu’elle annonce en quelque sorte, quoique inspirée d’un esprit contraire, ces prophétesses du montanisme, Maximille et Priscille, qui plus tard ont fait tant de bruit.

Je dois confesser la même impuissance au sujet de la curieuse énigme qui se présente au verset 11 du chapitre XIII, à la suite de la description de la Bête : Et je vis une autre Bête s’élevant de la terre[28], et elle avait deux cornes comme celles de l’Agneau, et elle parlait comme le Dragon. Et elle exerce toute la puissance de la première Bête devant elle, et elle fait que la terre et ceux qui l’habitent adorent la première Bête, dont la plaie de mort a été guérie. Et elle fait de grands signes, au point de faire descendre le feu du ciel sur la terre à la vue des hommes. Et elle séduit les habitants de la terre par les signes qu’il lui a été donné de faire devant la Bête ; disant d’élever une image à la Bête qui a reçu la blessure de l’épée et qui a vécu. Et il lui a été permis de donner le souffle à l’image de la Bête, afin que l’image de la Bête parle, et qu’elle fasse que ceux qui n’auront pas adoré l’image de la Bête soient mis à mort. Et tous, les petits et les grands, les riches et les pauvres, les libres et les esclaves, elle leur fait imprimer une marque sur la main droite et sur le front ; de sorte que nul ne puisse acheter ni vendre s’il n’a la marque et le nom de la Bête, ou le nombre de son nom. — Et plus loin (XIX, 20) : Et la Bête fut vaincue, et avec elle le faux prophète qui avait fait devant elle les signes par lesquels il avait séduit ceux qui avaient pris la marque de la Bête et ceux qui adoraient son image ; tous deux furent jetés vivants dans le lac ‘de feu dont la flamme est nourrie par le soufre.

Le premier verset donne tout de suite l’idée qu’il s’agit là d’un chrétien, qui pour l’auteur est un faux chrétien, qui prêche la soumission à l’empereur et fait rendre des hommages à sa statue ; qui séduit d’ailleurs les fidèles par sa prophétie, c’est-à-dire ses discours d’inspiré, et ses miracles ; mais comment supposer qu’un chrétien de ce temps-là ait pu exercer toute la puissance de la Bête devant elle et commander en son nom ? Même un évêque de Rome n’aurait pu avoir alors cette importance, et l’histoire de l’Église ne nous fournit rien qui réponde à un tel portrait. Si au contraire on pense à quelque ministre, à quelque affranchi de l’empereur, un Épaphrodite par exemple, comment ce personnage aurait-il des cornes pareilles à celles de l’Agneau ? comment ferait-il des miracles ? comment l’appellerait-on un faux prophète ?

Je ne puis m’empêcher de songer, lorsque je lis ce passage, à un personnage de cette époque qui parait avoir été considérable, quoiqu’il nous soit bien mal connu : c’est Apollonios de Tyane. Il n’était pas chrétien, mais sa doctrine était presque chrétienne ; il prêchait le détachement, la chasteté ; il repoussait les sacrifices sanglants ; il semble même, d’après Philostrate, qu’il fût favorable au judaïsme, en ce sens du moins qu’il condamnait la guerre faite aux Juifs et la destruction de leur cité. Sa réputation, constatée par Lucien et Apulée, était surtout de faire des prodiges, ce que le Nouveau Testament appelle des signes. Il était d’ailleurs le fidèle adorateur des dieux et l’ami des prêtres. Il a été particulièrement admiré et populaire en Asie. Enfin il parait avoir approché les empereurs, leur avoir donné des conseils, et avoir appuyé leur pouvoir de toute son influence, surtout lorsque Vespasien succéda à Néron, la blessure de mort de l’empire étant guérie. Il est vrai que Philostrate le représente comme condamnant Domitien et menacé par lui ; mais ces menaces n’aboutissent à rien dans son récit, dont le dénouement est de la fable pure, et il se peut bien qu’on ait imaginé après coup cette opposition, pour faire honneur à un personnage qui était devenu une idole. Mais de tout cela on ne peut rien conclure, et il faut se résigner à ignorer[29]. Tout ce qu’on peut dire est que ce qui nous est raconté d’Apollonios aide à comprendre qu’il ait pu y avoir à cette époque un magicien, peut-être un homme appartenant à une hérésie chrétienne, qui s’efforçait de rapprocher les chrétiens des gentils et de l’empereur.

Celui qui raconte la vision qui fait le sujet de l’Apocalypse dit qu’il s’appelle Jean, I, 1, 4, 9 (et XXII, 8) ; il se déclare le serviteur de Jésus ; il écrit aux Sept églises de l’Asie, à ses frères et ses compagnons dans la persécution, comme dans le règne et l’attente du Christ Jésus. Il était dans l’île de Patmos, pour la parole du Seigneur, quand il eut sa vision ; mais il ne nous dit pas où il était avant d’avoir été relégué dans cette île. On peut supposer que c’est à Éphèse, parce que l’église d’Éphèse est la première à qui il écrit. Il a suffi du nom de Jean, pour qu’on ait imaginé d’attribuer le livre à Jean l’apôtre, celui qui dans Paul figure avec Jacques et Céphas comme un des piliers (Gal. II, 9). Il a donc fallu le faire vivre jusqu’à une extrême, vieillesse, et supposer, sans aucune raison, qu’il était venu finir sa vie eu Asie.

L’Apocalypse a aussi été attribuée à Cérinthe, personnage d’ailleurs très mal connu ; mais ce qu’Eusèbe impute à Cérinthe (Hist. ecclés., III, 28), de s’être fait du règne des mille ans une idée pareille à celle que nous nous faisons aujourd’hui du paradis de Mahomet, ne se montre pas dans l’Apocalypse. Enfin Papias, d’après Eusèbe, III, 39, distinguait de Jean l’apôtre un Jean l’Ancien (ό πρεσβύτερος), qui est probablement l’auteur de ce livre. Une grande partie de l’Église grecque ne reconnaissait pas l’Apocalypse pour livre sacré, et c’est dans ce sens que se prononça le concile de Laodicée, tenu en 368.

 

 

 



[1] C’est-à-dire la Révélation.

[2] J’ajoute que des calendriers grecs mentionnent Antipas, celui dont il est parlé au verset II, 13, comme ayant été martyr pendant la persécution de Domitien (Voir le commentaire de Rosenmüller).

[3] Je reviendrai sur ce qu’il faut entendre par ce nom.

[4] C’est par hasard que ce nombre donne dans notre numération trois chiffres pareils ; ce chiffre, en grec est χξς’.

[5] ÉDOUARD REUSS, Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, 1852, t. I, p. 324 (p. 440 de la 2e éd.).

[6] La puissance romaine vient de la mer pour l’auteur du livre, lequel écrit en Asie Mineure. — Cette image avait déjà été présentée au verset XII, 1.

[7] Et calvo serviret Roma Neroni, IV, 38.

[8] J’ai expliqué ce sens dans mon étude sur Daniel, au tome III du Christianisme et ses origines, page 302.

Je ferai remarquer en passant que la Bête de Daniel a dix cornes sur une tête et non sur sept têtes, ce qu’il est fort difficile de se figurer. Mais l’auteur de l’Apocalypse ne s’effraye nullement de l’incohérence des images et des idées. Il a besoin de sept têtes d’une part et de dix cornes de l’autre, et il mêle tout cela n’importe comment. C’est ainsi qu’il procède partout.

[9] La première et la dernière lettre de l’alphabet grec.

[10] Tome III, page 399.

[11] Mais non pas divinité, divinitatem ; ce mot de la Vulgate n’est pas dans le texte, où l’Agneau n’est jamais égalé à Dieu.

[12] Souvenir d’Isaïe, LXV, 17 ; mais, là, ce n’est qu’une figure.

[13] Osée, V, 14 ; Isaïe, XI, 1.

[14] Sur ces noms divers, voir le Christianisme et ses origines, tome III, p. 367.

[15] Le Christianisme et ses origines, t. III, P. 348, et James DARMESTETER, Ormazd et Ahriman, passim.

[16] ORELLI, 911, etc.

[17] Sacy n’a pas manqué de traduire τό πάσχα par l’agneau pascal, mais il n’est pas question d’agneau dans le texte.

[18] Des mystères, VII, 3, p. 253 de l’édition de Parthey, 1857.

[19] Cette sculpture orne une clef de voûte placée à douze mètres du sol dans une chapelle du latéral méridional. Note de Didron.

[20] De l’antre des Nymphes, 24, à la suite de l’Élien de la collection des auteurs grecs de Firmin Didot.

[21] Taurobolio criobolioque in æternum renatus. ORELLI, 2852.

[22] DIDRON, Iconographie chrétienne, 1843, page 314.

[23] James DARMESTETER, Ormazd et Ahriman, p. 88, 122, etc.

[24] James DARMESTETER, Ormazd et Ahriman, p. 129, 131.

[25] Πυρνεΰσαι : dans la Vulgate, fornicari.

[26] Rien n’est plus contestable, et Gesenius donne une tout autre interprétation de ce mot.

[27] J’ajoute que, si Balaam n’était qu’un symbole, on aurait eu peine à reconnaître ce symbole sous le nom grec Nicolaos, tandis que, si Nicolaos est un nom réel, on pouvait alors être tenté de retrouver ce nom comme prophétisé dans le Balaam de la Bible au moyen d’une étymologie même douteuse.

La prétendue doctrine de Balaam n’est pas condamnée seulement dans l’Apocalypse, mais aussi dans deux épîtres portant les noms de Pierre et de Jude (II Pierre, II, 15 et Jud. 11).

[28] Il a été dit que la première Bête s’élevait de la mer, c’est-à-dire venait d’au-delà de la mer (par rapport à l’Asie-Mineure).

[29] Je ne puis mieux faire que de renvoyer, sur Apollonios de Tyane, à l’excellente traduction de M. Chassang et à ses éclaircissements (Apollonius de Tyane, 1862). Voir surtout les pages 141, 179, 209, 212, 215, 244, 275, 283, 361.