LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE NOUVEAU TESTAMENT

 

CHAPITRE IV. — LE LIVRE DES ACTES

 

 

Un livre intitulé Actes des apôtres[1] contient l’histoire des commencements du christianisme jusqu’à Paul, et celle de la prédication de Paul lui-même jusqu’à son arrivée à Rome. Ce livre serait précieux, s’il était voisin des choses qu’il raconte, mais tout montre au contraire qu’il en est écrit à une grande distance. Et d’abord cela se reconnaît au merveilleux dont il est rempli. L’écrivain qui nous raconte que Pierre a guéri instantanément un homme né boiteux ; ou qu’un homme et une femme, qui ont fait devant lui des déclarations mensongères, tombent raides morts à sa parole ; ou qu’il suffit que son ombre passe sur des malades étendus clans la rue pour que ces malades soient guéris ; ou encore que, tandis qu’il est en prison, gardé par quatre bandes de quatre soldats, un ange entre tout à coup dans sa prison, qui se remplit de lumière ; ses chaînes tombent ; il sort de la prison et il rentre dans la ville par une porte de fer qui s’ouvre d’elle-même devant lui ; ou enfin qu’il ressuscite, en la prenant par la main, une femme morte : cet écrivain n’a pu évidemment croire et raconter de pareilles choses que dans un temps fort éloigné de celui où elles sont censées avoir eu lieu : c’est là une règle de critique très simple et très sûre.

Cependant, quand on arrive au chapitre XVI, il se présente une particularité singulière. Tandis que le narrateur, jusque-là, ne parlait jamais qu’à la troisième personne (Pierre fit ceci, Philippe fit cela, etc.), tout à coup, au verset 40 de ce chapitre, ayant dit que Paul, qui est à Troade, a vu en songe un personnage macédonien qui l’appelle à son secours en l’invitant à passer en Macédoine, il s’exprime ainsi : Paul ayant eu cette vision, nous nous disposâmes à passer en Macédoine ; sans que ce nous ait été auparavant préparé par rien, et sans qu’un seul mot, dans les soixante et quelques pages qui précèdent, ait donné à penser que nous lisions le récit d’un compagnon de Paul. Mais, à partir de ce verset, le nous revient de temps à autre, et persiste jusqu’à la fin du livre.

Mais, malgré ce nous, il est absolument impossible de croire que cette dernière partie de l’ouvrage, non plus que le reste, soit d’un témoin oculaire, ou même d’un écrivain contemporain. Elle n’est pas moins chargée de ce merveilleux qui ne vient qu’à l’esprit de ceux qui sont loin de ce dont ils parlent. Il y est dit, par exemple, qu’à Philippes de Macédoine, Paul et Silas, dénoncés aux stratèges comme troublant la ville par leurs prédications, sont battus de verges et mis en prison. A minuit, Paul et Silas se mettent à chanter un hymne au milieu des autres prisonniers qui les écoutent. Tout à coup, un grand tremblement de terre ébranle les fondements de la prison ; toutes les portes s’ouvrent, et toutes les chaînes des prisonniers tombent en même temps. Le geôlier éperdu se jette aux pieds des deux apôtres, qui le rassurent et le convertissent ; il lave les plaies que les verges leur ont faites et les emmène souper chez lui. Le lendemain matin, les stratèges font dire au geôlier (on ne voit pas pourquoi) de relâcher ses prisonniers ; mais ceux-ci déclarent que les choses ne se passeront pas ainsi, qu’ils sont citoyens romains, qu’on leur a fait injure, et que ceux qui prétendent les faire sortir de la prison[2] n’ont qu’à venir eux-mêmes les mettre en liberté. En effet les stratèges viennent en personne, ayant peur de ce qu’ils ont fait, et c’est eux qui demandent à Paul et Silas de vouloir bien sortir de la ville (XVI, 20 39). Il est clair que ce n’est pas un compagnon de Paul qui a pu écrire ce coite puéril ; non plus que la résurrection d’Eutychos (XX, 9) et d’autres miracles de cette forcé (XIX, 13, etc.). Ainsi les deux parties du livre se valent, et à ne les considérer qu’à ce point de vue, rien n’empêche qu’elles ne soient du même auteur[3].

L’auteur des Actes a lu les évangiles (III, 13, IV, 17, etc.), et cela suffirait déjà à montrer combien le livre est moderne.

On l’attribue généralement à l’auteur même du troisième évangile, sur la foi du préambule des Actes rapproché du préambule de Luc. Et en effet l’auteur des Actes a voulu évidemment, par sa première phrase, rattacher son livre au troisième évangile, qu’il semble avoir pris pour modèle littéraire[4]. Mais des raisons graves rendent cette indication suspecte.

D’abord il résulte d’un témoignage formel de Photios qu’on n’était pas d’accord de son temps sur l’auteur du livre : Les uns disent que c’est Clément de Rome ; d’autres, Barnabé ; d’autres, Luc. Tout le monde ne s’en rapportait donc pas au préambule des Actes[5]. Ensuite, le récit de ce qu’on appelle l’ascension, au premier chapitre des Actes, n’est pas d’accord avec le dernier chapitre de Luc, où il n’est pas question d’ascension, et où Jésus, au lieu de rester quarante jours avec les apôtres, ne se montre à eux qu’une fois, et les quitte immédiatement après pour toujours[6]. De plus, le troisième évangile, non plus que les deux premiers, ne parle de Marie, mère de Jésus, ni à l’occasion de la mort de Jésus ni à l’occasion de sa résurrection : il ne la nomme pas même parmi les femmes de Galilée qui assistaient au crucifiement. Au contraire, dans le livre des Actes, elle est à Jérusalem avec les Douze (I, 14). De plus, les Actes racontent les remords et le suicide de Judas (I, 18), dont il n’est pas question dans l’évangile.

Enfin le livre des Actes présente un grand nombre d’expressions qui lui sont tout à fait particulières et ne se retrouvent nulle part ailleurs dans le Nouveau-Testament[7].

Il est parlé dans les Actes de presbytres ou Anciens, (XIV, 22 etc.) et d’épiscopes ou surveillants. Ces mots ne se trouvent pas dans les Lettres authentiques de Paul, et sont sans doute dans les Actes la marque d’une époque plus récente. Mais, d’autre part, les Actes emploient ces deux mots comme équivalant l’un à l’autre (XX, 47, 28) ; ce qui indiquerait que le livre est plus ancien que l’Épître apocryphe à Timothée, où il n’y a qu’un épiscope dans une église, au-dessus des presbytres. Je reviendrai sur ces dénominations.

Nous ne pouvons donc flous en rapporter au livre des Actes pour l’histoire des commencements du christianisme, dont il est trop loin. Nous ne sommes pas tenus de croire à un temps où tous les fidèles n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, et mettaient tout en commun (II, 44 et IV, 32). Nous ne croirons pas non plus qu’en Palestine les Juifs qui passaient à Jésus se comptaient par myriades (XXI, 20). Sur tout ce qui regarde l’appel des incirconcis, il est impossible de ne pas remarquer la contradiction qui existe entre le récit des Actes et le témoignage de Paul dans sa Lettre à ceux de Galatie, et il est également impossible de ne pas reconnaître que la vérité est dans Paul, et que le reste n’est que fiction. L’auteur des Actes, tout entouré de chrétiens incirconcis, et qui l’était peut-être lui-même, n’a pas voulu croire ni laisser croire qu’il y ait eu un temps où les premiers disciples n’avaient subi qu’à contrecœur cet immense agrandissement de la foi nouvelle, et, à la place du silence des Douze et de leur résignation forcée (Gal., II, 9), il a supposé une décision solennelle et un enregistrement dans les formes de la nouveauté hasardée par Paul (Act., XV, 28). C’est ce que nos Histoires ecclésiastiques ont appelé le concile de Jérusalem. Les Actes supposent plus encore : ils racontent que Pierre le premier, et avant Paul, avait prêché Jésus à des incirconcis et les avait reçus au baptême (X, 48) ; c’est-à-dire que Paul, sa prédication et ses combats n’auraient plus alors de raison d’être. On ne peut rien admettre de tout cela.

Mais, si les Actes ne peuvent nous renseigner avec sûreté sur l’histoire du christianisme primitif, ils éveillent quelquefois notre attention par la trace qu’ils conservent de certains faits qui ne sont pas indiqués ailleurs. Telle est la prédication du Juif helléniste Stéphanos ou Étienne, dans Jérusalem même, avant que Paul fût chrétien (VII, 1-53). En quoi consistait-elle ? Les Actes ne nous le font pas voir clairement ; mais c’est quelque chose que d’entrevoir ce premier mouvement de l’esprit nouveau et le trouble qu’il a causé ; et, avant cela même, de reconnaître dans le récit, exact ou non, de l’élection des Sept (VI, 1-6), l’importance que les Juifs de pays grec prirent de bonne heure parmi les Fidèles. C’est aussi quelque chose de fort curieux, quoique obscur, que le récit sur Simon dé Samarie. Mais j’y reviendrai plus tard, ce récit ayant besoin d’explications dont la place n’est pas ici.

On ne peut pas plus se fixer aux Actes pour ce qui regarde l’histoire de Paul que pour ce qui touche celle du christianisme. Non seulement elle y est chargée de merveilleux, mais même dans ce qui y paraît d’abord purement historique, elle donne lieu à de grands doutes. Croira-t-on aisément que, dans une ville de l’Asie, Barnabé et Paul aient été pris pour des dieux, au point qu’on leur ait préparé des sacrifices ? Croira-t-on même que Paul, à Athènes, ait disputé dans l’Agora avec des philosophes de l’école d’Épicure ou de la Stoïque ; qu’ensuite on l’ait mené à l’Aréopage, pour lui faire rendre compte de ses doctrines ; qu’il ait prononcé là ce discours ingénieux où il met si habilement à profit l’inscription à un dieu inconnu, et où il cite un hémistiche du poète Aratos, et qu’enfin il y ait converti un Aréopagite et sa femme ? Non seulement Paul, dans ses Lettres authentiques, n’a jamais prononcé le nom d’Athènes ; mais surtout nulle part il ne paraît se préoccuper de philosopher le moins du monde, et il n’a pas une seule parole qui s’adresse à des gentils non judaïsants. Quant à l’idée de le faire prêcher devant l’Aréopage, comme si l’Aréopage n’avait rien de mieux à faire que de l’entendre, elle est d’un homme qui paraît prendre l’Aréopage pour un sanhédrin, ou plutôt pour une synagogue. Tout dans cette séance, depuis la manière dont elle est introduite jusqu’à celle dont elle se termine, manque également de réalité.

Mais, pour l’histoire de Paul comme pour celle du christianisme, les Actes contiennent aussi des indications dont nous pouvons faire notre profit, et qui ne contredisent pas, qui confirment même ce que nous apprennent les Lettres de Paul. Ainsi les paroles célèbres : Je me suis fait Juif avec les Juifs (I Cor., IX, 20), trouvent en tel endroit des Actes le meilleur des commentaires (XXI, 23, etc.). Ils y ajoutent même, en nous montrant Paul qui se rattache à la tradition des Pharisiens, et qui se couvre de ce nom (XXIII, 6). Ce détail n’est pas dans ses Épîtres, mais je ne le rejetterais pas pour cela ; car on comprend que Paul parlât plutôt des pharisiens à Jérusalem qu’en pays grec[8]. Les Actes nous donnent aussi sur Apollos des renseignements précieux (XVIII, 24). Le récit de l’émeute d’Éphèse (XIX, 23) éclaire quelques mots des Épîtres (I Cor. XV, 32) d’une manière très intéressante et qui n’a rien que de vraisemblable. Les Actes enfin sont la source unique pour ce qui regarde les épreuves que Paul a eues à subir dans Jérusalem (chap. XXIII et suivants).

Il y a peu de dogme dans les Actes : ce qu’ils offrent de plus intéressant à ce point de vue est l’idée que l’auteur se fait de l’Esprit-Saint. Il se représente l’action de l’Esprit-Saint, non pas comme purement morale et religieuse, mais comme se traduisant par des phénomènes particuliers, dont le principal est celui de parler en glosses et de ce qu’on appelait prophétiser. On connaît la scène de la Pentecôte : Il vint tout à coup du ciel an bruit comme d’un Coup de vent violent, qui remplit toute la salle où ils étaient réunis. Et ils virent comme des langues de feu qui se partageaient et qui s’arrêtèrent sur chacun d’eux. En route, ils furent remplis de l’Esprit-Saint, et ils se mirent à parler en langage étrangerέτέραις γλώσσαις —, suivant que l’Esprit faisait parler chacun. Et il y avait en résidence à Jérusalem des Juifs pieux, de tous les pays qui sont sous le ciel. Et, à ce bruit, la foule s’amassa et fut toute troublée, chacun voyant que ces hommes parlaient sa langue. Et ils étaient saisis d’étonnement, se disant entre eux : Voyons, est-ce que tous ces hommes qui parlent ne sont pas de Galilée ? Comment donc chacun de nous les entend-il parler sa langue maternelle ? Parthes, Mèdes, Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et de la Libye cyrénaïque, Romains de passage à Jérusalem, Juifs et Prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons prêcher dans nos langues les grandeurs de Dieu. Tous donc ils étaient étonnés et troublés, se disant les uns aux autres : Qu’est-ce que cela veut dire ? D’autres disaient en se moquant : Ils ont trop bu de vin doux. Mais Pierre, se présentant avec les onze et élevant la voix, leur dit : Juifs et autres habitants de Jérusalem, tous tant que vous êtes, sachez ce qui en est et ouvrez vos oreilles à mes paroles. Ce n’est pas, comme vous le croyez, que ces hommes aient trop bu, car il n’est que la troisième heure du jour (environ neuf heures du matin) ; mais c’est ce qui a été dit par le prophète Joël : “ Et voici ce qui arrivera dans les derniers jours, dit Dieu : Je répandrai de môn Esprit sur toute chair ; et vos fils prophétiseront, et vos filles ; et vos jeunes gens verront des visions et vos vieillards songeront des songes, et sur mes serviteurs mêmes et mes servantes, en ces jours-là, je répandrai de mon Esprit, et ils prophétiseront[9] (Actes, II, 4-48), etc.

Voilà le très étrange récit qu’on a souvent entendu comme si les apôtres recevaient ce qu’on a appelé le don des langues, c’est-à-dire la faculté de prêcher à volonté, d’une manière suivie, dans d’autres langues que les leurs. Mais il est impossible de se représenter ainsi la scène. Si un homme se met à prêcher en perse devant une foule d’hommes de toutes les langues, les Perses le remarqueront et l’écouteront avec curiosité ; les autres n’y prendront aucun intérêt, et le laisseront là avec ses auditeurs perses. Si le même homme, une heure après, se met à parler égyptien, on en sera frappé peut-être, mais plutôt comme d’âne singularité que comme d’un miracle ; il n’y a pas là d’effet instantané sur les imaginations. Évidemment ce qu’il faut se figurer ici, c’est ce que nous avons vu en étudiant les Lettres de Paul, des hommes qui parlent en glosses, c’est-à-dire qui, tout en prêchant dans leur propre langue, jettent de temps en temps à travers leurs discours des mots ou des phrases pris à des idiomes étrangers et qui le traversent d’une manière bizarre ou même inintelligible. Dans un autre endroit, l’auteur des Actes se sert des expressions mêmes (le Paul : Et Paul leur ayant imposé les mains, l’Esprit-Saint vint sur eux : ils parlaient en glosses et prophétisaient (XIX, 6 ; voir aussi X, 46 et XI, 15). La fin du passage que j’ai transcrit tout à l’heure ne permet pas de douter de cette interprétation. En effet des hommes qui prêchent d’une manière suivie dans une langue quelconque peuvent étonner si on ne croit pas qu’ils sachant cette langue ; mais ils ne sauraient en aucun cas faire l’effet de gens qui ont trop bu. Au contraire, nous avons déjà vu dans Paul l’effet que faisaient les gens qui parlaient en glosses ; les spectateurs disaient : Ils sont fous (I Cor., XIV, 23). Ils disent de même ici : Il sont ivres.

L’auteur des Actes, après tout, n’a peut-être pas bien compris lui-même ce dont il parlait. Il est possible que ces phénomènes, sur lesquels il trouvait des témoignages dans des écrits d’une date antérieure, il ne les vît plus se produire autour de lui et ne s’en fît ainsi qu’une idée vague et inexacte. Cela expliquerait ce qu’il y a de peu satisfaisant dans sa narration.

Mais ce qui m’intéresse ici n’est pas précisément la manière dont il décrit ces phénomènes ; c’est l’idée qu’ils sont le produit de l’action de l’Esprit-Saint, et que cette action ne consista qu’en cela même, ou au moins en ce qu’on appelait prophétiser, c’est-à-dire prêcher en inspirés la parole de Dieu (IV, 31). Cette idée sans doute n’est pas nouvelle, puisque Paul lui-même appelle ces sortes de dons les choses de l’Esprit (τά πνευματικά, I Cor., XII, 1 ; XIV, 1 et 37) ; mais il ne parle ainsi qu’en une seule occasion, et le plus souvent il se représente l’action de l’Esprit-Saint d’une façon plus intérieure et plus relevée. Pour l’auteur des Actes au contraire il semble que cette action aboutit uniquement à ces effets et qu’elle est toute matérielle. Et, de plus, c’est d’une manière aussi toute matérielle que l’Esprit se communique, savoir, par l’imposition des mains (XIX, 6, etc.) dont il n’est pas une seule fois question dans Paul[10].

Dans la pensée de l’auteur des Actes, l’Esprit saint n’est descendu sur les disciples de. Jésus qu’après sa mort. Il lui fait dire, quand il leur apparaît après sa résurrection, qu’ils doivent attendre la promesse du Père, que vous avez entendue de ma bouche, I, 4. Car Jésus a baptisé en l’eau ; mais, vous, dans peu de jours d’ici, vous serez baptisés en l’Esprit-Saint. Allusion évidente à des paroles du premier évangile (Marc, I, 8, etc.) qui sont détournées de leur sens. Mais, si l’auteur des Actes se souvient ici de l’évangile, il s’en souvient mal, puisqu’il attribue ces paroles à Jésus, tandis qu’elles sont de Jean le Baptistés. Il n’est pas douteux qu’il n’ait fait cette faute, puisqu’il les cite de nouveau en un autre endroit, en disant, cette fois expressément que c’est la parole du Seigneur (XI, 16). Quant à la promesse du Père, elle n’est nulle part dans les Évangiles. J’imagine qu’il s’agit du passage de Joël (Act. II, 16) que j’ai traduit tout à l’heure. L’auteur suppose que Jésus l’avait cité à ses disciples dans des entretiens antérieurs[11].

Cela nous permet de conjecturer, comme je l’ai dit déjà en parlant de Paul, qu’en réalité Jésus lui-même, de son vivant, n’avait jamais parlé de l’Esprit-Saint. Le très petit nombre de passages où il le nomme, dans les trois premiers évangiles, seraient donc encore des anachronismes. Mais on admettait que Jésus lui-même avait reçu l’Esprit-Saint (Marc, I, 10). Et c’est ainsi, dit le livre des Actes, que Dieu l’a fait Christ par l’Esprit-Saint (έχρισεν αύτόν πνεύματι άγίω, X, 38).

Un autre endroit des Actes témoigne encore de cette nouveauté de l’Esprit-Saint, je veux dire de la nouveauté de l’action par laquelle les croyants prétendaient que cet Esprit les transformait. Paul trouve à Éphèse des disciples d’Apollos, dont il est dit : Il leur enseignait très bien Jésus, sans avoir reçu un autre baptême que le baptême de Jean. Il leur dit : Avez-vous reçu l’Esprit-Saint avec la foi ? Ils lui dirent : Nous n’avons pas même entendu dire qu’il y ait un Esprit-Saint. Il leur dit : En quoi donc avez vous été baptisés ? Et ils lui dirent. En le baptême de Jean... Et ils furent baptisés au nom du Seigneur Jésus. Et Paul, leur ayant imposé les mains, l’Esprit-Saint vint sur eux et ils parlaient en glosses, etc. (XIX, 2-6). J’ai déjà dit que le baptême non plus, j’entends un autre baptême que celui de Jean, n’avait pas été connu de Jésus ; il est donc tout simple qu’Il n’ait pas connu davantage cette communication de l’Esprit-Saint. L’un est la condition de l’autre : «Que chacun de vous soit baptisé au nom du Christ Jésus pour être quitte de ses péchés, et vous recevrez le don de l’Esprit-Saint (II, 38). Mais, pour le recevoir, on a vu que le baptême au nom de Jésus ne suffit pas et qu’il faut aussi l’imposition des mains. C’est ce que confirme plus nettement encore un autre passage (VIII, 16) ; il fait partie de l’histoire de Simon de Samarie, à laquelle il est temps de revenir.

Dans la dispersion qui suivit la mort de Stéphanos, les Actes disent que Philippe, l’un des Sept, vint prêcher le Christ à Samarie. Il y faisait des signes, guérissant les possédés et les paralytiques. Il y trouva un homme nommé Simon, qui faisait de la magie, c’est-à-dire aussi des miracles, et qui se donnait pour un être supérieur. Nous connaissons déjà cette locution des Actes : elle signifie, qui se donnait pour un Christ (Actes, v, 38). Le livre ajoute : Tous s’attachaient à lui, petits et grands, disant : C’est lui qui est ce qu’on appelle la grande Vertu de Dieu. Mais Simon lui-même crut, touché des signes qu’il voyait, et il reçut le baptême. Cependant les apôtres de Jérusalem, à la nouvelle de ces conversions à Samarie, y envoyèrent Pierre et Jean. Ceux-ci, étant venus, prièrent pour que ceux de Samarie pussent recevoir l’Esprit-Saint. Car il n’était pas encore descendu sur aucun d’eux ; ils avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus. Alors ils leur imposaient les mains, et ils recevaient l’Esprit-Saint. Simon ayant vu que par l’imposition des mains ils donnaient ainsi l’Esprit-Saint, il leur apporta de l’argent, disant : Donnez-moi aussi ce pouvoir, que ceux à qui j’imposerai les mains reçoivent l’Esprit-Saint. Mais Pierre lui dit : Maudit soit ton argent et toi, parce que tu as prétendu acquérir avec de l’argent le don de Dieu... Repens-toi donc, et prie Dieu qu’il te pardonne cette pensée de ton esprit... Et Simon lui dit : Priez vous-mêmes pour moi le Seigneur, afin qu’il ne m’arrive pas le mal que vous dites. Après ce verset, il n’y a plus un mot sur Simon.

Un tel récit n’a évidemment aucune valeur historique directe ; mais il est précieux comme témoignage de la manière de penser de l’écrivain. On voit d’abord qu’il trouve tout simple que, quelques années à peine après la mort de Jésus, il y ait à Samarie un autre personnage qui se donne pour un Christ et qu’on prend pour tel. Cette expression, ce qu’on nomme la grande Vertu de Dieu, pourrait bien être d’une époque postérieure à Jésus, qui serait celle de l’écrivain ; mais peu importe. On voit ensuite comment l’Esprit-Saint se donne par l’imposition des mains. Mais ce qu’il y a de plus remarquable est le marché que Simon veut faire. C’est de ce marché que l’Église a tiré le nom de la simonie ; mais on voit que ce qu’il prétendait payer n’était pas un don tout spirituel, au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui. C’était le pouvoir de communiquer une espèce de vertu miraculeuse, par laquelle on parlait en glosses, on prophétisait, ou on faisait d’autres choses extraordinaires. Il trouve les apôtres plus forts que lui en fait de miracles et il leur achète leur secret.

Il finit d’ailleurs par se soumettre, et son indiscrétion n’a pas le caractère d’une révolte. Ce sont des traditions postérieures qui l’ont représenté en lutte ouverte avec le Christ et les siens.

A propos de l’Esprit-Saint, je dirai qu’un verset des Actes (XVI, 7) contient cette expression, l’Esprit de Jésus, qui ne se retrouve nulle part dans le Nouveau-Testament : Ils voulaient passer en Bithynie, mais l’Esprit de Jésus ne le permit pas... Plus généralement, on peut dire que les Actes sont le premier livre où Jésus, depuis qu’il est remonté au ciel, perle et agisse d’une manière quelconque (IX, 5 ; XVIII, 9 ; XXIII, 11). Il n’y a rien de pareil dans Paul, mais cela se retrouvera dans l’Apocalypse.

Je finirai en appelant l’attention du lecteur sur une fausse leçon qui s’est introduite dans un verset du livre des Actes (XI, 28). Paul, faisant ses adieux aux Anciens d’Éphèse, leur dit : Veillez sur vous et sur tout le troupeau au milieu duquel l’Esprit-Saint vous a établis comme Surveillants, pour faire paître l’Église du Seigneur, qu’il s’est acquise au prix de son propre sang. Un grand nombre de manuscrits, parmi lesquels ceux mêmes du Sinaï et du Vatican, portent : l’Église de Dieu, ce qui identifierait Dieu et le Christ, puisqu’il serait dit que Dieu a versé son sang. C’est là en effet ce qu’on a cru plus tard et ce qu’on croit aujourd’hui, mais ce que personne ne croyait alors. La leçon l’Église du Seigneur, qui est celle du manuscrit d’Alexandrie et de plusieurs autres, est évidemment la seule acceptable. Ce qui l’a fait changer, c’est qu’on ne lisait nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament l’expression l’Église du Seigneur, tandis qu’on y lisait souvent l’Église de Dieu.

 

 

 



[1] Dans le manuscrit du Sinaï, le titre est simplement Actes.

[2] Ils y étaient encore parce que le geôlier habitait dans la prison même.

[3] Ce qui pourrait en faire douter, indépendamment de l’emploi du noua dans la seconde partie, c’est que le récit de la vision de Paul sur le chemin de Damas, qui a été fait au chapitre IX, recommence au chapitre XIII, et cela avec des divergences notables. — Quant à ce qu’on lit encore au chapitre XXVI, ce n’est qu’une répétition abrégée du récit du chapitre XXII.

[4] On a remarqué qu’il a en commun avec cet évangile la construction élégante de l’adjectif relatif mis au cas de l’antécédent, περί πάντων ών ήρξατο ό Ίησούς ποιεΐν, I, 1, etc. (Luc, I, 4, etc.) — Le troisième évangile est le seul qui donne une part à Hérode dans la Passion de Jésus, ce qui se retrouve dans les Actes, IV, 27.

[5] Je prends cette citation des Άμφιλόχια de Photios dans les prolégomènes du commentaire de Kuinoel sur les Actes.

[6] Les mots : Et il fut enlevé au ciel (Luc, XXIV, 51), manquent dans le manuscrit du Sinaï, dans celui de Cambridge et dans la version italique.

[7] Voir la liste donnée dans les prolégomènes de Kuinoel.

[8] Cela se lit aussi dans l’Épître apocryphe à ceux de Philippes (III, 6).

[9] Le texte hébreu dit (Joël, II, 29) : Et sur les serviteurs et les servantes (et non pas mes), c’est-à-dire sur les esclaves eux-mêmes.

[10] Dans II, 2 et IV, 31, l’Esprit prend une voie plus matérielle encore (un coup de vent, un tremblement de terre).

[11] Il y a bien le passage de Jean (XIV, 26 et XV, 26) ; mais, outre que c’est plutôt une promesse de Jésus lui-même, le quatrième évangile n’existait pas encore quand le livre des Actes a été écrit, sans quoi ce seraient les paroles de Jean qui seraient citées ici.