LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE NOUVEAU TESTAMENT

 

CHAPITRE III — LES TROIS PREMIERS ÉVANGILES

 

 

C’est peu de temps après que Paul avait disparu de l’histoire qu’eut lieu à Rome, en l’an 64, cette grande tuerie de chrétiens qui se remarque au milieu des cruautés de Néron. Le passage sur la soumission au pouvoir, dans l’Épître à l’Église de Rome, nous avertit que cette Église était suspecte à ce point de vue, et l’on n’en est pas étonné. Partout la bonne nouvelle s’était surtout répandue parmi ceux d’en bas. J’ai cité déjà les paroles de Paul à l’Église de Corinthe (I, I, 26) : Dieu a choisi ce qu’il y a dans le monde de mal né, de compté pour rien, de néant... ; c’était une foule déjà turbulente à Corinthe, je le suppose, mais qui devait l’être bien autrement au milieu de la grande populace de Rome. Comme Suétone raconte que les Juifs, remués par Chrestus, excitant des troubles continuels, Claude les chassa de Rome (Claude, 25), on a supposé, non sans vraisemblance, que ce prétendu Chrestus est le Christ, et que les Juifs payèrent ce jour-là pour les chrétiens, avec qui on les confondait encore. Si cela est, les Juifs durent commencer dès lors à protester contre cette méprise, et à faire reconnaître les hommes de Christ comme une bande à part, qu’ils étaient les premiers à condamner. C’est au milieu de cet état des esprits que survint sous Néron, en 64, l’épouvantable incendie de Rome.

La population exaspérée cherchait à qui s’en prendre de ses désastres, et Néron avait amassé déjà assez de haines pour qu’on pensât tout d’abord à l’empereur ; il fallait détourner sur d’autres la fureur publique. Vingt ans plus tôt, ç’aurait été sur les Juifs ; mais les Juifs avaient si bien fait, qu’ils avaient maintenant à Rome des protecteurs. Leurs rois, les Hérodes, depuis Caligula, étaient en faveur à la cour ; Poppée elle-même judaïsait et leur accordait son appui. Ce furent les chrétiens qu’on choisit pour victimes expiatoires. Ils avaient dû brûler Rome, puisqu’on savait bien qu’ils la détestaient ; car cette haine du genre humain, ou plutôt de l’empire des gentils, qu’on reprochait aux Juifs depuis longtemps[1], les chrétiens la ressentaient plus violemment encore ; c’est le crime, comme dit Tacite, dont ils étaient convaincus[2], et le plus grand nombre d’entre eux étaient d’ailleurs des misérables, qu’on pouvait regarder comme n’ayant rien à perdre à l’incendie. Enfin, brûler Rome était ce qu’on soupçonnait tout d’abord chez ceux qu’on regardait comme des ennemis publics ; c’est ce qu’on avait imputé à Catilina et aux siens. Ici, le mieux est de citer Tacite lui-même : Néron fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d’hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens (christianos). Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. Réprimée un instant, cette exécrable superstition débordait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde renferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient, et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par des chiens ; d’autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en guise de flambeaux. Néron prêtait ses jardins pour ce spectacle... Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les cœurs s’ouvraient à la compassion, en pensant que ce n’était pas au bien public, mais à la cruauté d’un seul qu’ils étaient immolés[3].

On voit que Tacite, au milieu même de sa pitié, prononce que ces malheureux sont des coupables et parle de leurs abominations, sans daigner même expliquer ce qu’il veut dire. Mais qu’entend-il par ces mots : on saisit d’abord ceux qui avouaient ? Burnouf a mis : Ceux qui avouaient leur secte, et cette interprétation est très naturelle et très plausible.

Cependant Tacite avait dit un peu plus haut (38) : Personne n’osait se défendre de l’incendie, des voix s’élevant à plusieurs reprises pour empêcher de l’éteindre ; d’autres lançaient ouvertement des torches, en criant qu’ils étaient autorisés, soit pour piller avec plus de licence, soit qu’ils eussent des ordres. D’après cela, ne pourrait-on pas entendre, par qui fatebantur, ceux qui avouaient avoir propagé l’incendie, si toutefois il faut croire ce que dit Tacite, et si ce n’est pas une rumeur populaire sans fondement ? Peut-être y avait-il là deux ou trois fanatiques, qui croyaient, en brillant Rome, exécuter les jugements de Dieu, et qui ensuite dénoncèrent ceux qui partageaient leurs croyances, sans partager pour cela leurs fureurs.

Quoi qu’il en soit, il est clair que tous ces malheureux ont été plutôt des victimes que ce qu’on appelle des martyrs, c’est-à-dire, d’après le sens de ce mot, des témoins du christianisme. Quant à la double tradition d’après laquelle Pierre et Paul auraient été de ces martyrs, le premier mis en croix, le second décapité, elle ne repose sur aucun fondement solide. Il n’y a même aucune raison suffisante pour croire que Pierre soit jamais venu à Rome.

Peu de temps après les affreuses exécutions de Rome, un événement considérable acheva de détacher le christianisme du judaïsme : c’est la destruction de Jérusalem et du Temple, en l’an 70. Tant que le dieu des Juifs continuait de résider dans son Temple, le christianisme faisait simplement l’effet d’une secte, suivant l’expression même du livre des Actes (XXVIII, 22) ; mais, après Titus, quand le Temple se fut écroulé et la cité juive avec lui, il parut à ceux qui s’étaient donnés au Christ que le judaïsme était définitivement abandonné et condamné par Dieu lui-même. C’est sous cette impression, on l’a vu déjà, qu’ont été écrits les Évangiles.

Ils viennent cependant de plus loin ; ils se rattachent au premier âge du christianisme et à la propagande qui s’est faite, de Jérusalem à Antioche, parles compagnons mêmes de Jésus et par leurs disciples à médiats. Quoique très postérieurs, tels que nous les lisons, aux Lettres de Paul, ils ne tiennent de l’enseignement de Paul en aucune manière. Paul, on l’a vu, semble ignorer la vie humaine de son Christ, et il, n’en a nul souci ; il n’enseigne que ses propres pensées, telles que l’idée seule du Christ, non les actes et les paroles de Jésus, les lui suggère. Les Évangiles, au contraire, sont plains des actes et des paroles de Jésus et ne font pas de théologie. Je ne parle toujours, bien entendu, que des trois premiers, ayant assez averti que le quatrième doit être absolument mis à part. Ils ne raisonnent ni sur la Résurrection, ni sur la Loi, ni sur la Grâce, ni sur l’Esprit Saint. Sur un seul point, ils s’accordent avec Paul, et ils vont même plus loin que Paul : ils crient bien haut que Dieu s’est retiré des Juifs et qu’il les réprouve ; je viens de dire ce qui rend chez eux ce sentiment si vif et si fort. Sauf cette passion qui les anime, ils n’ont à cœur que de nous représenter Jésus et de le faire revivre dans leurs récits. En cela, ils ne font évidemment que ce qu’ont dû faire les premiers qui ont répandu la bonne nouvelle ou du moins les premiers qui ont porté le nom de Jésus un peu au delà du cercle où il avait vécu. De sorte que, quoique nos Évangiles soient des livres récents, la tradition qu’ils représentent est ancienne et remonte jusqu’à Jésus.

Ces livres que nous possédons, et qui sont venus si tard, ont-ils été précédés par d’autres qui sont perdus ? On est tenté de croire que de bonne heure des disciples zélés ont dû recueillir les paroles mémorables du maître, et cela d’abord dans la langue même que partait Jésus ; mais toute trace de pareils écrits, soit en chaldaïque, soit en grec, est absolument effacée[4]. Il est certain cependant, d’après le début du troisième évangile, qu’il p a eu d’autres relations de ce genre que les nôtres : comment ont-elles disparu ? Peut-être simplement par l’adoption officielle que telle grande église, ou tel ensemble d’églises, aura faite des textes qui ont prévalu, ce qui aura amené l’abandon des autres. Peut-être aussi parce que, dans quelques-uns de ces récits, et particulièrement dans les plus anciens, il se sera trouvé des traits qui, au bout d’un certain temps, n’auront pas paris bons à conserver, soit pour des raisons politiques, comme par exemple des paroles blessantes pour les Romains, soit pour des raisons religieuses, car une religion naissante est bien mobile, et telle chose édifiait hier qui peut scandaliser aujourd’hui. Mais sur tout cela nous ne pouvons que conjecturer vaguement, sans que rien aide à nos conjectures.

Ce qui est certain, c’est que, parmi les évangiles qui nous restent, aucun n’a pu cependant être écrit qu’après la destruction de Jérusalem et du Temple, comme en témoigne la manière dont il y est parlé de cette catastrophe : Jésus lui dit : Tu vois ces grandes constructions ; il n’en restera pas pierre sur pierre, mais tout sera détruit. (Marc, XIII, 2.) D’autres versets inviteraient même à faire descendre les Évangiles plus bas encore, mais ils sont obscurs et je m’en tiens à ce qui est tout à fait clair et décisif.

Il ne faut pas qu’on s’étonne si je reviens aux Évangiles, après en avoir parlé déjà dans le chapitre Ier. Dans ce chapitre, je n’avais pour objet que la critique de la vie de Jésus, et je ne cherchais dans les Évangiles que des renseignements à ce sujet. Ici, j’aborde les Évangiles pour eux-mêmes, comme des écrits postérieurs non seulement à Jésus, mais aussi à Paul.

On peut étudier le plus ancien évangile de deux manières : ou en tant qu’il est le plus ancien et qu’il se distingue des autres ; ou, au contraire, en tant qu’il nous permet de prendre d’abord une idée générale des Évangiles, parmi lesquels il se présente le premier à nous ; du moins une idée des trois premiers, le quatrième devant être absolument mis à part.

Que cet évangile, celui qui porte le nom de Marc, soit en effet le plus ancien, c’est ce que mes lecteurs ont pu sentir déjà dans l’élude que j’ai faite de ce qu’il nous apprend sur la personne de Jésus. On le sentira mieux encore en lisant dans cet évangile deux ou trois chapitres pris au hasard, et en les comparant aux passages parallèles de Matthieu ou de Luc. Mais on trouvera une exposition suivie et complète de cette question dans l’Introduction de M. Ed. Reuss à sa traduction des Évangiles, particulièrement aux pages 23-35 et 53-67, dans le volume de sa Bible intitulé Histoire évangélique, 1876.

Ce qui distingue principalement le plus ancien évangile d’avec ceux qui suivent, c’est qu’il ne contient rien encore des fables qui se sont produites depuis, sur la conception et sur la naissance de Jésus. Il n’y est parlé ni de la virginité de Marie, ni de l’intervention de l’Esprit Saint, ni des mages et de l’étoile qui les conduit, ni de la fuite en Égypte ; ni de la naissance presque aussi extraordinaire de Jean le Baptistès, ni de l’annonciation, ni de la visite de Marie à Élisabeth, ni de l’étable de Bethléem, ni des bergers appelés par les anges, ni des cantiques d’Anne et de Siméon, ni enfin de Jésus au Temple enseignant à douze ans les docteurs. On peut dire même du plus ancien évangile qu’il ne tient aucun compte de la mère de Jésus. Il ne donne non plus aucune généalogie pour rattacher Jésus à David.

Dans le récit de la vie réelle de Jésus, la narration du plus ancien évangile est la plus simple, et l’on s’y sent plus près de la réalité ; il en est de même des discours. J’ai fait remarquer déjà que Jésus n’y appelle jamais Dieu mon Père, et qu’il s’y tient beaucoup plus qu’ailleurs à distance de lui[5].

Étudions maintenant, dans le plus ancien évangile, les évangiles en général, pour essayer de les juger. Car, s’il est difficile, comme on l’a vu dans la conclusion du premier chapitre, de porter un jugement sur Jésus parce que nous ne pouvons arriver à le bien connaître, il est aisé, au contraire, de juger les évangiles, puisque nous les avons sous les yeux.

Ce qui nous frappe avant tout, c’est la crédulité superstitieuse dont ils sont profondément pénétrés. Des maladies invétérées et incurables se guérissent instantanément, par un attouchement ou par une parole ; une femme affligée depuis longtemps d’une perte de sang porte la main sur la robe de Jésus, et la voilà guérie ; mais Jésus s’aperçoit de la vertu qui est sortie de lui, et il se retourne en disant : Qui est-ce qui a touché mes habits ? Ses disciples s’étonnent qu’étant pressé de tous côtés par la foule, il demande qui est-ce qui l’a touché ; mais Jésus continue de chercher des yeux celui qui lui a ainsi dérobé sa vertu, et la femme toute tremblante se jette à ses pieds en lui avouant ce qu’elle a fait. Tout cela est puéril. Plus puéril encore le récit de la manière dont Jésus nourrit cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons, faisant si bien les choses qu’il y en a de trop et qu’on emplit douze paniers avec les restes ; la même histoire se reproduit un peu plus loin, avec quelques variantes.

Il est vrai que la maladie de la superstition sévissait partout, à l’époque où le christianisme a pris naissance. Voici ce qui avait lieu à Alexandrie, à peu près au temps où le plus ancien évangile a été écrit. Vespasien y passait, revenant de la guerre de Judée. Il y vit sans douté, s’il le voulut bien, des guérisons miraculeuses dans le temple de Sérapis ; mais lui-même aussi y fit des miracles. Un Alexandrin, homme du peuple, connu pour avoir perdu la vue, se jette à ses genoux et implore en gémissant un remède à son mal. Il se disait envoyé par une révélation de Sérapis, la principale divinité de cette nation superstitieuse, et il conjurait l’empereur de daigner lui humecter les joues et les yeux avec la salive de sa bouche. Un autre, perclus des bras, demandait, sur la foi du même dieu, que ce bras fût foulé par le pied de César. Vespasien les repoussa d’abord avec moquerie. Comme ils insistaient, le prince hésita : tantôt il craignait le reproche d’une crédule présomption ; tantôt l’ardeur de leurs prières et les flatteries des courtisans lui donnaient de la confiance. Enfin il ordonne aux médecins d’examiner si le mal qui prive l’un de ses yeux, l’autre de son bras, peut être vaincu par des moyens humains. Les médecins, après des raisonnements divers, répondirent que la force visuelle n’était pas détruite dans l’aveugle, et qu’elle reviendrait si on écartait l’obstacle ; que le bras de l’autre, jeté hors de sa position naturelle, y pouvait être rétabli par une salutaire pression ; que peut-être c’était la volonté des dieux, et qu’ils avaient choisi le prince pour instrument de leurs œuvres ; qu’après tout, si le remède opérait, la gloire en serait à César ; s’il était vain, le ridicule tomberait sur ces misérables. Vespasien, plein de l’idée que tout est possible à sa fortune, et ne voyant plus rien d’incroyable, prend un air satisfait, et, au milieu d’une foule attentive et curieuse, il exécute ce qui est prescrit. A l’instant, le bras paralysé est rendu à ses fonctions, et, le jour brille aux yeux de l’aveugle. Ces deux prodiges, des témoins oculaires les racontent encore aujourd’hui que le mensonge est sans intérêt[6].

Ce double miracle fait sur rapport, avec ses allures officielles, n’a pas très bonne grâce ; mais il n’en montre que mieux jusqu’où allait, en ces temps-là, l’empire du surnaturel. On remarquera que l’emploi de la salive est précisément un procédé dont Jésus se sert à deux fois dans le plus ancien évangile (VII, 33 ; VIII, 23).

Mais, indépendamment des causes générales, des causes juives ont agi eu particulier pour faire imaginer les miracles des Évangiles. Et d’abord, j’ai montré déjà comment quelques versets d’Isaïe avaient fait illusion aux esprits. Ces versets disaient qu’au temps marqué par Iehova pour l’affranchissement de son peuple, les aveugles verraient, les sourds entendraient, etc. Ce n’était là que de la poésie, figurant par de vives images le retour d’Israël à la plénitude de la vie. On a matérialisé cette poésie, et l’on a imaginé que le Christ devait rendre la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds et le reste. Il fallait donc que Jésus eut fait tout cela.

Voilà pour ce qui regarde les guérisons miraculeuses. Quant aux miracles d’une autre espèce, ce sont en général des fables empruntées aux vieux livres juifs et qu’on renouvelle pour Jésus ; car le Christ ne pouvait avoir fait moins que les prophètes des anciens temps. Si Jésus sur une montagne est métamorphosé, dit le texte (VII, 1), de manière que ses vêtements deviennent d’une blancheur resplendissante — et, dans Matthieu, XVII, 2, son visage éclatant comme le soleil —, c’est parce que Moïse, sur le Sinaï, s’était transfiguré dé la même manière (Exode, XXXIV, 29). Jésus nourrit la foule miraculeusement dans une solitude, comme Moise au désert avait nourri miraculeusement tout Israël (Exode, XVI, 8, etc.), et la multiplication merveilleuse des pains est empruntée à l’histoire d’Élisée (II Rois, IV, 42). On lui apporte quelques pains et un peu de farine. Et son serviteur lui dit : Que ferai-je de cela pour cent hommes ? Et il dit : Donne-le leur à manger ; car ainsi dit Iehova : Qu’on mange et qu’il y en ait de reste. Et il le leur donna, et ils mangèrent, et il y en eut de reste, selon la parole de Iehova. Si Jésus marche sur la mer, c’est peut-être uniquement parce qu’on lisait dans Job, en parlant de Dieu : Il marche sur la mer comme sur un sol ferme[7]. Le fond des fables évangéliques vient donc de la Bible juive ; quant aux détails, ils sont partout, je veux dire pris dans un trésor commun du merveilleux où l’on puise également chez tous les peuples. En analysant ces récits, on trouve matière à des rapprochements imprévus. Dans une comédie latine du IVe siècle, qui vient d’être traduite en français pour la première fois, le principal personnage reçoit la visite de son dieu Lare, sans savoir à qui il a affaire. Puis tout à coup le dieu se fait reconnaître ; il se montre demi-nu, vêtu de blanc, et tout son corps est inondé de lumière. Voilà une transfiguration toute pareille à celle de Jésus[8].

Des scènes mêmes qui ne présentent pas précisément de merveilleux ont été imaginées et composées de la même manière. Tel est le récit de l’entrée de Jésus dans Jérusalem. Il a été fait avec un verset d’un prophète (Zach., IX, 9) : Réjouis-toi de toutes tes forces, fille de Sion ; pousse des cris, fille de Jérusalem. Voici que ton roi va venir à toi, juste, libre, paisible, monté sur l’âne, sur le poulain fils des ânesses. Cette dernière incise n’est qu’une périphrase qui redit la même chose plus poétiquement ; cela signifie donc simplement que le roi promis fera son entrée sur un âne, monture de la paix, comme le cheval est celle de la guerre[9].

De là l’idée de cette entrée de Jésus sur un âne, entrée dont la solennité probablement est purement imaginaire et inspirée par le tableau du prophète. L’évangile qui porte le nom de Matthieu trahit lui-même la formation du mythe par ces paroles : Tout cela a été fait afin que fût accomplie la parole du prophète disant etc. Les paroles de Jésus, quand il envoie ses disciples prendre l’animal dans un village voisin de la ville : Dites que le Seigneur en a besoin, viennent de ce que le passage de Zacharie était alors appliqué généralement au Messie, quoiqu’à l’origine il se rapportât simplement à l’entrée d’un roi, qui est, à ce que je pense, le grand Hérode.

Le plus ancien évangile ne s’est pas trompé d’ailleurs sur la périphrase du texte, et ne parle que d’une seule bête ; mais celui qui porte le nom de Matthieu l’a prise grossièrement à la lettre ; il a imaginé une ânesse avec son ânon, et les a fait figurer ensemble dans cette entrée (XXI, 7).

Il est intéressant d’étudier ces aberrations de l’esprit humain qu’on appelle miracles, et d’arriver à s’en rendre compte. Mais, pour être expliquées, elles n’en deviennent pas plus supportables, et un bon esprit ne peut s’en accommoder dans les Évangiles. Elles y ressortent davantage par la naïveté que le narrateur prête aux premiers témoins de ces miracles, les apôtres mêmes de Jésus. Il nous assure, par exemple, en un autre endroit, qu’ils ne font pas attention au miracle des pains, tant leur esprit est perdu, et voici ce qu’il raconte (VIII, 13) : Ayant pris Jésus dans une barque pour lui faire passer le lac, ils n’avaient qu’un pain dans la barque. Et Jésus leur disant : Défiez-vous du levain des pharisiens et du levain d’Hérode, ils se dirent entre eux : C’est sur ce que nous n’avons pas pris de pains. Et Jésus leur dit : Vous n’entendez donc rien ? Vous ne comprenez donc rien ? Quand j’ai nourri cinq mille hommes avec cinq pains ; combien a-t-on empli de paniers avec les restes ? Ils dirent : Il y en a eu douze. — Et combien, quand j’ai nourri quatre mille hommes avec sept pains ? Ils dirent : Il y en a eu sept. Il leur dit : Comment ne comprenez-vous pas ? — Et il en reste là sans s’expliquer ; mais il faut avouer qu’ils le méritent bien, et qu’un maître ne peut avoir affaire à des esprits plus bouchés.

Les miracles les plus choquants sont ceux qui s’opèrent sur les démoniaques. Ce sont des malades qui ont dans le corps un démon. Ces démons parlent par leur bouche, et dialoguent avec Jésus, qui les force enfin à sortir de ces corps, avec un grand cri et de violentes convulsions, après lesquelles le malade demeure comme mort (IX, 25). Mais rien n’est comparable en ce genre à l’histoire du démoniaque de Gérasa. Le malheureux, dans ses convulsions, brise toutes les chaînes et toutes les entraves. Jésus ordonne au démon de sortir du corps de cet homme ; puis il lui dit : Quel est ton nom ? Il répond : Mon nom est Légion, car nous sommes beaucoup. Et cette légion de démons le supplient de ne pas les forcer à sortir du pays. Et, comme il y avait là un troupeau de deux mille cochons qui paissaient sur la montagne, les démons demandent la permission de se loger dans ces pauvres bêtes. Jésus le leur permet ; ils se jettent dans les cochons, et voilà tout le troupeau qui se précipite dans le lac, où tout est noyé ; sur quoi les gens de l’endroit s’empressent d’inviter Jésus à sortir de leur pays. Je ne crois pas que, dans aucun livre qui soit au monde, on ait jamais rien écrit d’aussi platement et d’aussi désagréablement absurde que cette histoire. On dit que le corps humain peut se prêter et s’accommoder à tout : il faut croire qu’il en est de même de l’esprit humain, puisque tant d’hommes, parmi lesquels des hommes supérieurs, ont pu croire, en lisant de telles pages, qu’ils lisaient quelque chose de divin.

Et quand on pense à cette multitude de victimes humaines qui, pendant tout le moyen âge et jusque bien avant dans les temps modernes, ont été torturées et mises à mort parce qu’on croyait, sur la foi de ces histoires, qu’ils avaient en eux un démon, on se détourne de pareils récits, non plus seulement avec dégoût, mais aussi avec horreur[10].

Heureusement, il y a autre chose dans ces livres que des miracles, et les Évangiles se relèvent quand ils expriment cette ardeur morale qui paraît avoir enflammé l’âme de Jésus. Tel est le passage olé le maître, rapprochant deux versets de la Bible antique, déclare qu’il y a deux commandements qui sont au-dessus de tous les autres : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur (ton Dieu, pour un Juif, c’est comme qui dirait, ton pays) ; tu aimeras ton prochain comme toi-même ; a ajoutant que cela est plus que tous les holocaustes et que tous les sacrifices (XII, 31). Et celui où il dit : qu’avant de nous mettre à la prière, il faut oublier d’abord ce que nous pouvons avoir contre quelqu’un, et pardonner pour que le Père commun nous pardonne (XI, 40). On est touché de cette parole, que jusqu’à un verre d’eau donné au nom du Christ trouvera sa récompense (IX, 40) ; on aimerait mieux seulement qu’au lieu d’être donné au nom du Christ, il le fût, comme a dit Molière, pour l’amour de l’humanité, afin qu’il ne fût pas refusé même à l’infidèle. N’oublions ni la protection donnée à la femme contre la répudiation (X, 5-9) ; ni l’élan de tendresse vers l’enfant (X, 14) ; ni l’amour des pauvres (X, 21), ni le témoignage rendu à la veuve qui a mis dans le tronc deux lepta (XII, 41). On est ému d’une autre façon quand Jésus, salué du nom de Bon Maître, répond gravement : Il n’y a que Dieu qui soit bon (X, 18) ; ou quand il assure à ses disciples, qui se disputent à qui sera le premier, que le premier est celui qui se met au service de tous (X, 44).

Les Évangiles peuvent même nous toucher par la foi dont ils sont pénétrés ; car la foi n’est dans son principe qu’une exaltation du sentiment moral. Elle a inspiré heureusement plus d’une page de l’Évangile, et tout d’abord cette parabole sur la parole (IV, 1), comparée à une semence qui tombe, tantôt sur le chemin, où les oiseaux qui passent l’emportent ; tantôt sur un sol pierreux, où elle ne trouve pas de terre pour y germer ; tantôt au milieu des ronces (c’est-à-dire des intérêts et des convoitises qui l’étouffent) ; ou enfin dans la bonne terre, où elle lève et devient féconde. Telles sont encore les paraboles du grain de sénevé, qui devient si vite un grand arbre, ou de la lampe, qu’il ne faut pas mettre sous le boisseau (IV, 21, 26). Ou encore le discours contre les impuretés légales, qui nous avertit que les véritables souillures ne sont pas celles du dehors, mais du dedans (VII, 14).

Tout cela est à la fois élevé et sage ; d’autres paroles, encore plus vives, risquent de dépasser la mesure. Tout est possible à celui qui croit (IX, 22). Et ailleurs : Amen, je vous le dis, celui qui dira à cette montagne : Détache-toi et te jette dans la mer, et qui ne doutera pas dans son cœur, mais croira à l’effet de sa parole, il sera fait comme il aura dit (XI, 22). — Ce ne sont là que des hyperboles ; mais, quand les hyperboles sont dans un texte sacré, il peut arriver que le fanatisme les prenne à la lettre et déraisonne. Il faut se défier surtout, à ce point de vue, des discours qui invectivent ou qui maudissent, comme ce qui est dit à propos de ce riche, zélé pour la Loi, mais qui ne peut se détacher de sa richesse : Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume de Dieu (X, 25). Sans s’étendre sur ce qu’il y a de faux et de dangereux pour les sociétés humaines dans cette condamnation de la richesse, on voit assez qu’une telle parole va contre son but ; car, si elle ne dégoûte pas de la richesse le commun des hommes, elle tend à les rendre indifférents aux misères des autres, en leur suggérant que les misérables ne sont pas à plaindre, puisque le royaume de Dieu est pour eux.

Celui qui serait une cause de chute pour quelqu’un de ces petits qui croient en moi, mieux vaut pour lui qu’on lui attache une meule au cou et qu’un le jette dans le lac. Si ton bras est pour toi une cause de chute, coupe-le : mieux vaut pour toi entrer manchot dans la Vie, que de t’en aller avec tes deux bras dans la géhenne, au feu éternel... Si ton œil est pour toi une cause de chute, arrache-le : mieux vaut pour toi entrer borgne au royaume de Dieu, que d’entrer avec tes deux yeux dans la géhenne, où leur ver ne meurt pas et leur feu ne s’éteint pas[11] (IX, 41-47).

Voilà encore bien des hyperboles, mais je ne saurais les admirer. J’avoue qu’elles ne porteront pas beaucoup d’hommes à se couper les bras et à s’arracher les yeux ; et pourtant l’exemple d’Origène suffit à montrer ce qu’elles peuvent faire en ce genre ; mais le plus grand mal est la dureté qu’elles respirent, et qu’on applique aux autres, si on ne l’applique pas à soi. Un feu éternel ! Un ver qui ne meurt jamais ! Quelle triste idée ceux qui écrivaient ces choses se faisaient-ils de la bonté et de la justice de leur dieu ?

La vérité est que les Évangiles, dont on parle comme si on n’y trouvait qu’amour ou charité, sont quelquefois pleins de haine ; les hommes qui ne sont pas au Christ y sont détestés, et surtout les Juifs. Le plus ancien évangile est encore celui où cette aversion se marque le moins, quoiqu’elle y soit déjà fortement empreinte ; mais les paroles haineuses et même furieuses abondent dans Matthieu et dans Luc.

En voici qui paraissent plus nobles et plus pures. Comme Jésus annonce à ses disciples qu’il va souffrir toute sorte de mauvais traitements et d’ignominies, et enfin être mis à mort, Pierre se révolte à cette idée, et semble exiger de lui qu’il ne s’abandonne pas jusque-là ; mais Jésus lui dit : Loin de moi, Satanas, car tes pensées ne sont pas de Dieu, mais des hommes (VII, 35). Et il continue, s’adressant à tous : Celui qui veut venir avec moi, qu’il se renonce soi-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Au premier abord, cela est beau, à l’exception pourtant de ce Satanas, qui fait peine, et la nature semble s’élever ici au-dessus d’elle-même. Malheureusement, l’Évangile n’entraîne ainsi la nature qu’en la trompant. En même temps qu’il demande le sacrifice de cette vie, il en promet une autre en échange, d’un prix incomparable, et il annonce que ce prix ne se fera pas attendre, qu’il va être payé tout à l’heure même : Amen, je vous le dis : il y en a ici qui, avant d’avoir goûté à la mort, verront le règne de Dieu venu dans sa majesté. La promesse n’a pas été tenue, et non seulement ceux qui étaient là, mais d’innombrables générations après eux se sont succédé dans la mort sans que le règne de Dieu soit arrivé. Ce calcul et ce mécompte ôtent au discours ce qu’il aurait pu avoir de grandeur.

J’ai trouvé de la morale politique dans Paul ; il n’y en a pas dans les Évangiles, si ce n’est la réponse célèbre de Jésus quand on lui demande, pour le compromettre, s’il faut payer l’impôt à César. Jésus leur dit : Pourquoi me tentez-vous ? Faites-moi voir un denier. On lui en présenta un, et il dit : Qu’est-ce que cette effigie et cette légende ? Ils dirent : Celles de César. Et il répondit : Ce qui est de César, payez-le à César, et ce qui est de Dieu à Dieu (XII, 15). La réponse est en même temps nette et adroite. C’est comme s’il disait : Cette pièce témoigne assez que César est le maître ; puisqu’il est le maître, payez-lui l’impôt ; ce qui implique ce sous-entendu : qu’on ne le payera plus le jour où la tête et le nom de César ne seront plus sur la monnaie, c’est-à-dire le jour où les Juifs se seront affranchis. Et la parole adroite est relevée par une parole fière : Ce qui est de Dieu à Dieu. Le maître réserve ainsi, jusque dans l’asservissement politique au pouvoir de fait, l’indépendante de la conscience, que les Juifs, en effet, ont maintenue jusqu’à la fin, et au delà de la fin.

On a dit que l’anecdote ne pouvait être authentique, parce que, précisément par respect pour la conscience religieuse des Juifs, ces monnaies frappées à Jérusalem ne portaient pas l’image de l’empereur[12] ; d’où l’on a conclu que l’histoire avait dû être imaginée en pays grec. Cette conclusion ne me parait pas forcée. Il pourrait se faire que Jésus eût dit simplement : Quelle est cette légende ? et que l’évangéliste, en recueillant de la tradition ces paroles, eût ajouté mal à propos la mention de l’image, parce que lui-même était accoutumé à voir l’image sur la monnaie. Je ne voudrais pas, sans nécessité, retirer à Jésus l’honneur de cette heureuse réponse.

Tels sont les Évangiles, livres mêlés, où il y a des choses excellentes, d’autres médiocres, d’autres pitoyables, qu’on ne pouvait juger tant qu’on les tenait pour sacrés et inspirés d’en haut, et qu’une critique libre peut seule ramener à leur juste valeur[13].

Mais, dans l’étude que j’ai faite des Évangiles, soit au présent chapitre, soit au chapitre premier, je n’ai pas touché encore au récit de la Passion[14]. Je l’ai réservé jusqu’à ce moment, pour en parler tout à mon aise. Et je ne me bornerai pas à en parler, mais je le traduirai tout entier. Je ne crois pas que mes lecteurs soient tentés de s’en plaindre, et il n’y a pas d’analyse qui pût leur donner une impression comparable à celle qui sort d’un pareil texte. Le voici donc, d’après le plus ancien évangile, où il remplit cent vingt-sept versets (XIV, 1 — XVI, 8).

 

La pâque et les pains sans levain étaient deux jours après, et les grands prêtres et les docteurs cherchaient comment ils pourraient le prendre par ruse pour le faire mourir. — Ils disaient : Pas dans la fête, de peur que cela n’émeuve le peuple. — Et, comme il se trouvait à Béthanie dans la maison de Simon le Lépreux, tandis qu’il était à table, il vint une femme portant dans un vase d’albâtre un parfum qui était un nard pur d’un grand prix, et, ayant brisé le vase, elle le répandit sur sa tête. — Il y en eut qui en furent blessés, se disant en eux-mêmes : A quoi bon perdre ainsi ce parfum ?Voilà un parfum qu’on pouvait vendre plus de trois cents drachmes au profit des pauvres ; et ils murmuraient contre elle. — Mais Jésus dit : Laissez-la ; pourquoi lui faites-vous de la peine ? C’est une bonne œuvre que ce qu’elle vient de faire pour moi. — Car vous avez toujours des pauvres avec vous, et, quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais, moi, vous ne m’avez pas toujours. — Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait ; elle a par avance embaumé mon corps pour la sépulture. — Amen, je vous le dis[15] : partout où sera annoncée la bonne nouvelle dans le monde entier, on parlera aussi de ce que cette femme a fait, et on lui rendra témoignage. — Et Judas l’Iscariote (l’homme de Carioth), l’un des Douze, vint trouver les grands prêtres pour le leur livrer. — Ils l’entendirent avec plaisir, et promirent de lui donner de l’argent. — Et le premier jour des pains sans levain, où on sacrifiait la pâque, ses disciples lui disent : Où veux-tu que nous allions préparer ce qu’il faut pour que tu manges la pâque ?Et il envoie deux de ses disciples en leur disant : Allez à la ville, et il viendra à votre rencontre un homme portant une cruche d’eau ; suivez-le. — Et là où il ira, dites au chef de la maison : « Le maître dit : “ Où est-ce que je vais m’établir pour manger la pâque avec mes disciples ? ” »Et lui, il vous montrera une grande salle dressée toute prête, et là préparez ce qu’il faut. — Et ses disciples partirent et vinrent à la ville, et trouvèrent comme il avait dit, et préparèrent la pâque. — Et, le soir venu, il arrive avec les Douze. — Et, comme ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : Amen, je vous le dis, l’un de vous me trahira, qui mange avec moi. — Et cela les attrista, et ils se mirent à lui dire l’un après l’autre : Est-ce que c’est moi ? Est-ce que c’est moi ? Et il leur dit : L’un des Douze, qui trempe avec moi dans le plat. — Le Fils de l’homme s’en va, comme il a été écrit de lui ; mais malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré : il eût été bon de ne pas naître pour cet homme-là. — Et, tandis qu’ils mangeaient, il prit le pain et avec une bénédiction le rompit et le leur donna, disant : Prenez, c’est mon corps. — Et, ayant pris le vin, il rendit grâce et le leur donna, et ils en burent tous. — Et il leur dit : C’est mon sang, le sang du pacte (Exode, XXIX, 8), qui est répandu pour beaucoup. — Amen, je vous le dis, je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’au jour où je boirai un vin nouveau dans le royaume de Dieu. — Et après le chant[16], ils s’en allèrent à la montagne des Oliviers. — Et Jésus leur dit : Il y aura pour vous tous une pierre d’achoppement, car il est écrit : « Je frapperai le berger et les moutons se disperseront ». Mais je me relèverai et j’irai en avant de vous en Galilée. — Pierre lui dit : Tous pourront achopper, mais non pas moi. Et Jésus lui dit : Amen, je te le dis, toi-même aujourd’hui, dans cette nuit, avant que le coq ait chanté deux fois, tu me renieras trois fois. — Et lui répétait plus que jamais : Fallût-il mourir avec toi, jamais je ne te renierai. Et tous ils disaient de même. — Et ils arrivent à l’endroit appelé Gethsémani. — Et il dit à ses disciples : Tenez-vous là, tandis que je vais prier. — Et il prend Pierre, Jacques et Jean avec lui, et il se sent pris d’effroi et d’accablement. — Et il leur dit : Mon âme est pénétrée de tristesse jusqu’à la mort ; restez ici et tenez-vous éveillés. — Et, ayant fait quelques pas, il se jeta à terre, et pria demandant que, s’il était possible, cette heure s’éloignât. — Et il disait : Abba, Père[17], par toi tout est possible ; écarte de moi ce breuvage ; cependant non ma volonté, mais la tienne. — Et, s’approchant, il les trouve endormis et dit à Pierre : Simon, tu dors ; tu n’as pas eu la force de rester éveillé une heure. — Tenez-vous éveillés et priez qu’il vous soit donné de ne pas être exposés à l’épreuve[18]. — L’esprit est de bonne volonté, mais la chair est faible. — Et, s’en retournant, il fit de nouveau la même prière. — Puis, étant revenu, il les trouva encore endormis ; leurs yeux étaient appesantis, et il ne leur venait rien à lui répondre. — Et il revint pour la troisième fois, et leur dit : Dormez maintenant et vous reposez ; c’est assez ; voici que le Fils de l’homme a été livré aux mains des pécheurs. — Allons, éveillez-vous[19] ; voici que celui qui me livre est proche. — Et, au moment où il parlait, survient Judas l’Iscariote, l’un des Douze, et avec lui une foule avec des épées et des bâtons, envoyée par les grands prêtres, les docteurs et les Anciens. — Celui qui le livrait leur avait donné un signal, disant : Celui que je baiserai, c’est lui ; saisissez-le et emmenez-le en toute sûreté. — Et tout de suite il vient à lui et s’approche, disant : Rabbi, rabbi[20], et il lui appliqua un baiser. — Ils mirent la main sur lui et le saisirent. — Et un de ceux qui étaient présents frappa l’esclave du grand prêtre et lui enleva l’oreille. — Et Jésus, s’adressant à eux, leur dit : Vous êtes venus à moi comme à un brigand, avec des épées et des bâtons pour me prendre. — Tous les jours je me tenais près de vous ; enseignant dans le Temple, et vous ne m’arrêtiez pas. — Mais c’est qu’il faut que les Écritures s’accomplissent. — Et tous, l’abandonnant, s’enfuirent. — Et on conduisit Jésus au grand prêtre, et avec lui s’assemblent tous les grands prêtres, les Anciens et les docteurs. — Et Pierre le suivit de loin, jusqu’au dedans de la cour du grand prêtre, et il se tenait assis avec les gens du grand prêtre, se chauffant au feu. — Les grands prêtres et tout le sanhédrin cherchaient contre Jésus un témoignage pour le faire mourir, et ils n’en trouvaient pas. — Plusieurs, en effet, portaient faux témoignage contre lui, et les témoignages n’étaient pas pertinents. — Et quelques-uns se levant portèrent contre lui ce faux témoignage : Nous l’avons entendu dire : « Moi, je démolirai ce temple fait de main d’homme, et, en trois jours, j’en rebâtirai un autre non fait de main d’homme ». — Et même ainsi leur témoignage n’était pas pertinent. — Et le grand prêtre, se levant au milieu de l’assemblée, s’adresse à Jésus, disant : Tu ne réponds rien aux témoignages qu’ils portent contre toi ?Et il se taisait et ne répondait pas. De nouveau le grand prêtre reprit la parole et lui dit : Est-ce toi qui es l’Oint, le Fils du Béni ?Et Jésus dit : C’est moi, et vous verrez le Fils de l’Homme siégeant à la droite de la vertu et descendant avec les nuées du ciel. — Et le grand prêtre, déchirant ses habits, dit : Qu’avons-nous encore besoin de témoins ?Vous avez entendu son blasphème ; que vous en semble ? Et tous prononcèrent qu’il méritait la mort. — Et quelques-uns, se mirent à cracher sur lui et, lui cachant la figure, ils le souffletaient, disant : Devine, prophète. Et les gens du grand prêtre lui couvraient la face de coups. — Et, tandis que Pierre était en bas dans la cour, survient une fille esclave du grand prêtre. — Et, ayant vu Pierre qui se chauffait, elle l’envisagea et dit : Toi aussi, tu étais avec ce Nazaréen, ce Jésus. — Et il le nia, disant : Toi, je ne sais pas du tout ce que tu veux dire. Et il sortit dans l’avant-cour, et le coq chanta. — Et la fille l’ayant vu, se mit encore à dire à ceux qui étaient là : C’est un de ces gens. — Et il nia encore. Et, un peu après, ceux qui étaient là dirent encore à Pierre : Certainement tu es de ces gens-là ; tu es de Galilée. — Et lui, avec des serments et des imprécations, dit : Je ne sais ce que c’est que l’homme que vous dites. — Et pour la seconde fois le coq chanta. Et Pierre se rappela la parole que Jésus lui avait dite : Avant que le coq ait chanté deux fois, tu me renieras trois fois. Et il se prit à pleurer. — Et, dès le matin, les grands prêtres, ayant tenu conseil avec les Anciens et les docteurs, enfin le sanhédrin tout entier, firent lier Jésus, l’emmenèrent et le livrèrent à Pilatus. — Et Pilatus lui demande : Est-ce toi qui es le roi des Juifs ? Et il lui répond : C’est toi qui le dis. — Et les grands prêtres le chargeaient d’accusations. — Et Pilatus lui demanda de nouveau : Tu ne réponds rien ? Vois tout ce dont on t’accuse. — Et Jésus ne répondit pas davantage, de sorte que Pilatus était étonné. — A la fête, il leur délivrait un prisonnier à leur choix. — Et il y avait alors le nommé Barabbas, qui était aux fers avec sa bande ; ils avaient fait un soulèvement où il y avait eu mort d’homme. — Et la foule vint devant le tribunal et ils demandèrent qu’on fît pour eux comme on faisait d’ordinaire. — Et Pilatus répondit : Voulez-vous que je vous délivre le roi des Juifs ?Car il savait que c’était par un mauvais sentiment que les grands prêtres le lui avaient livré. — Mais les grands prêtres soulevèrent la foule pour faire délivrer de préférence Barabbas. — Et Pilatus, s’adressant encore à eux, leur dit : Que voulez-vous donc que je fasse de celui que vous appelez le roi des Juifs ?Et ils se reprirent à crier : Mets-le en croix. — Et Pilatus leur disait : Mais qu’a-t-il fait de mal ? Et ils crièrent encore plus fort : Mets-le en croix. — Et Pilatus, voulant satisfaire la foule, leur délivra Barabbas, et pour Jésus, l’ayant fait fouetter, il le donna à mettre en croix. — Les soldats l’emmenèrent au dedans de la cour (c’est ce qu’on appelle le prétoire), où ils mettent sur pied toute la cohorte. — Et ils l’habillent de pourpre, et ils lui posent sur là tète une couronne tressée d’épines. — Et ils se mirent à le saluer, disant : Hommage au roi des Juifs. — Et ils lui frappaient la tête avec un roseau[21] et crachaient sur lui, et, ployant les genoux, ils se prosternaient devant lui. — Et, quand ils se furent assez joués de lui, ils lui ôtèrent la pourpre et lui remirent ses habits. Et ils l’emmenèrent pour le mettre en croix. — Et ils mettent en réquisition un passant, Simon de Cyrène, qui venait de la campagne, père d’Alexandre et de Rufus, pour lui faire porter la croix. — Et ils le font monter au Golgotha, nom qui se traduit par la place du crâne. — Et ils lui donnent du vin mêlé de myrrhe[22], mais il ne le prit pas. — Et ils le mettent en croix ; et ils se partagent ses habits, tirant au sort la part de chacun. — Et il était la troisième heure (vers neuf heures du matin, trois heures après le lever du soleil) quand ils le mirent en croix. Et il y avait une inscription indiquant l’accusation portée contre lui : Le roi des Juifs. — Et avec lui ils mettent en croix deux brigands, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche. — Et ceux qui passaient l’insultaient, secouant la tête et disant : Malheur ! toi qui démolis le Temple et le rebâtis en trois jours, — sauve-toi de la mort et descends de ta croix. — Semblablement les grands prêtres avec les docteurs disaient entre eux en raillant : Il a sauvé les autres ; il ne peut se sauver lui-même. — Eh ! l’Oint, le roi d’Israël, allons, descends de ta croix, que nous voyions cela et que nous croyions. Et, à la sixième heure (vers midi), une nuit profonde se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième (vers trois heures). Et, à la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte : Héloï, Héloï, lima sabachthani ; ce qui se traduit : Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?Et quelques passants disaient en l’entendant : Voici qu’il appelle Hélie[23]. — Et un homme, accourant, emplit de vinaigre une éponge qu’il attacha au bout d’un roseau et le lui offrit à boire disant : Attendez, voyons si Hélie vient le détacher. — Mais Jésus poussa un grand cri et expira. — Et le rideau du Temple se déchira en deux du haut en bas. — Et le centurion qui était placé en face de lui, voyant qu’il avait expiré en poussant ce cri[24], dit : Véritablement, cet homme était Fils de Dieu. — Il y avait aussi là des femmes, qui regardaient de loin, parmi lesquelles Marie de Magdala et Marie, mère de Jacob le jeune et de Josès, et Salomé[25], — qui déjà, quand il était en Galilée, le suivaient et l’assistaient, et plusieurs autres qui étaient montées avec lui à Jérusalem. — Et, le soir étant bientôt venu, comme c’était la Préparation, c’est-à-dire la veille du sabbat, — survient Joseph d’Arimathie, un honorable membre du Conseil, qui lui aussi était de ceux qui attendaient le royaume de Dieu ; il ne craignit pas de venir trouver Pilatus et demanda le corps de Jésus. — Pilatus s’étonna qu’il fût mort déjà, et, ayant fait venir le centurion, il s’informa s’il y avait du temps qu’il était mort. — Et, s’en étant assuré par le centurion, il donna le cadavre à Joseph. — Et celui-ci, ayant acheté un linceul, le détacha, l’enveloppa dans le linceul, et le déposa dans un tombeau qui était taillé dans le rocher, et il roula une pierre contre la porte du tombeau. — Et Marie de Magdala et Marie mère de Josès regardaient où on l’avait mis. — Et, le sabbat étant passé, Marie de Magdala et Marie mère de Jacob et Salomé achetèrent des parfums pour aller l’embaumer. — Et, dès le matin du premier des sabbata (du premier jour de la semaine), elles s’en viennent au tombeau, le soleil venant de se lever. — Et elles se disaient à elles-mêmes : Qui nous roulera la pierre qui défend l’entrée du tombeau ?Et, ayant regardé, elles voient que la pierre est roulée ; elle était très grande. — Et, étant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent troublées. — Et il leur dit : Ne vous troublez pas. Vous cherchez Jésus, celui qui a été mis en croix. Il s’est relevé, il n’est pas ici ; voici l’endroit où on l’avait mis. — Maintenant allez, et dites à ses disciples et à Pierre qu’il s’en va en avant de vous en Galilée ; c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. — Et elles se précipitèrent hors du tombeau ; elles étaient saisies d’étonnement et tremblantes, et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur[26].

Voilà ce drame, le plus populaire encore de tous les drames, quoiqu’il y ait dix-huit cents ans qu’il est écrit, et par lequel tant d’hommes, de toute condition et de toute race, ont été profondément touchés. J’ajoute que la rédaction qu’on vient de lire est incontestablement la plus belle aussi bien que la plus simple des quatre que nous avons.

Il n’y a pourtant que dès esprits assez naïfs pour demeurer étrangers à toute critique qui puissent n’en être pas embarrassés. Les autres sentent bien que les choses n’ont pas pu se passer ainsi. Dans les deux grands actes du procès, ni le grand prêtre, ni le san-1iédrin, ni le procurateur, ni l’accusé, n’agissent et ne parlent comme ils devraient agir et parler ; le procurateur surtout n’est guère qu’une marionnette. Il y a des particularités sans aucune vraisemblance, comme la manière dont le maître indique aux disciples l’endroit où ils doivent préparer la pâque. On ne comprend ni les motifs de la trahison de Judas, ni à quoi peut servir aux Juifs cette trahison. Les paroles de Jésus sur son corps et son sang ont un caractère tout légendaire. La scène des trois assoupissements et celle des trois reniements, avec leur disposition symétrique, ne donnent pas l’impression de la réalité. On reconnaît d’ailleurs que tel détail singulier, ou dont on ne voit pas bien la raison, s’explique par l’application qu’on a voulu faire à Jésus de certains versets prophétiques que l’on rapportait au personnage de Christ. Si on lui crache au visage (XIV, 19), c’est que le serviteur de Iehova dit dans Isaïe (L, 6) : Je n’ai pas dérobé ma figure aux affronts et aux crachats. Si on lui présente une éponge avec du vinaigre (XV, 36), c’est qu’il y a dans le psaume (LXIX, 22) : Pour ma soif, ils m’ont donné du vinaigre. Si les soldats tirent au sort ses habits, c’est qu’il y a encore ailleurs (Ps. XXII, 19) : Ils se sont partagé mes habits et ils ont tiré au sort mon vêtement. Et ici il s’est produit quelque chose de très curieux. Le verset du psaume présente un nouvel exemple de cette répétition d’une même idée sous deux formes parallèles qui est un procédé habituel de la poésie hébraïque. Les deux membres de la phrase disent deux fois la même chose : Ils ont tiré au sort mes habits. Mais l’auteur du quatrième évangile a cru que c’étaient deux choses différentes, et voici comment il s’exprime (XIX, 23-34) : Les soldats, après avoir mis en croix Jésus, prirent ses habits et en firent quatre parts, une pour chaque soldat ; puis ils prirent le vêtement de dessous[27] ; il était sans couture, ne faisant qu’un même tissu du haut en bas. Et ils dirent entre eux : Ne le mettons pas en morceaux, mais tirons au sort à qui il sera, afin que fût accomplie l’Écriture, qui dit : Ils se sont partagé..., etc. Voilà comment la fameuse tunique sans couture a été créée par un contresens. Les trois premiers évangiles n’ont pas fait cette faute[28].

Voici quelque chose de non moins piquant. C’est une scène médiocrement vraisemblable que celle où les soldats s’amusent à parodier la royauté de Jésus, lui mettant un manteau de pourpre, une couronne et un sceptre dérisoires, et lui faisant des saluts et des génuflexions. On se demande où l’on a pu prendre cela, et l’on ne trouve rien d’analogue dans la Bible. Mais, dans un livre historique de Philon d’Alexandrie, on lit qu’au temps de Caligula le roi des Juifs, Hérode Agrippa, ayant passé par Alexandrie pour aller de Rome dans son royaume, s’y trouva en butte à la fois au mauvais vouloir du préfet Flaccus, et à l’animosité de la populace alexandrine, toujours très hostile à tout ce qui était juif. La foule, sentant que les insultes qu’elle pourrait faire au roi ne déplairaient pas au préfet, se mit à son aise, et voici ce qu’elle imagina : Il y avait un fou nommé Carabas, non pas de ceux dont la folie sauvage et furieuse se tourne contre eux-mêmes et contré ceux qui les approchent ; il était d’humeur douce et tranquille. Ce fou, bravant le froid et le chaud, errait jour et nuit dans les rues, servant de jouet aux enfants et aux jeunes gens désœuvrés On traîna ce misérable au gymnase ; là, on l’établit sur un lieu élevé, afin qu’il fût aperçu de tous. On lui entoura la tête de byblos en guise de diadème, et le corps d’une étoffe grossière en guise de manteau ; quelqu’un ayant vu par terre un brin de papyros du pays, le ramassa et le lui mit dans la main en place de sceptre. Après qu’on l’eût orné ainsi des insignes de la royauté et transformé en roi de théâtre, des jeunes gens portant des bâtons sur les épaules formèrent autour de sa personne comme une garde ; puis d’autres vinrent comme pour le saluer, ou pour se faire rendre justice, ou pour lui donner conseil sur les affaires publiques. La foule environnante l’acclama avec des cris extraordinaires, le saluant du titre de maris[29] (Philon, contre Flaccus, 6).

Cette scène s’est passée quelque temps après la mort de Jésus, mais bien avant l’époque des Évangiles. Elle s’explique mieux que celle des Évangiles, et l’on est tenté de croire que celle-ci n’en est qu’une réminiscence.

Enfin, on ne peut lire le récit de la Passion sans s’apercevoir que le narrateur, à force d’être insouciant de la réalité, n’a pas pris plus de peine qu’on n’en prend dans une pièce de théâtre pour s’assujettir aux conditions extérieures de la vie. Il n’y a pas ménagé assez de temps pour placer les événements qu’il raconte, et les commentateurs n’arrivent pas à s’en représenter d’une manière satisfaisante la succession.

La Passion n’a donc nullement l’exactitude d’une relation historique, mais c’est une œuvre d’imagination des plus touchantes. A défaut de la réalité, elle a au plus haut degré la vérité dramatique. Elle peint les choses d’une manière saisissante, non pas telles qu’elles ont été, mais telles que la foule se les représente. La tragédie s’ouvre admirablement par l’histoire de la femme qui verse le parfum sur Jésus et dont il dit qu’elle l’embaume par avance pour la sépulture. Puis, que de circonstances émouvantes ! cette pâque mystérieuse, mangée dans on ne sait quel asile ; les grandes paroles : C’est mon corps et c’est mon sang ; l’annonce lugubre de l’abandon qui va suivre, la fière protestation du premier des Douze la réponse terrible dans sa précision familière : Avant que le coq ait chanté deux fois, tu m’auras renié trois fois ; la nuit à Gethsémani, et, pendant cette nuit d’agonie, le sommeil obstiné des disciples, que Jésus réveille en vain à trois reprises. C’est alors qu’a lieu l’arrestation et que le procès commence. Il est intéressant de suivre le travail de l’imagination sur chacun des personnages : le traître d’abord.

Il n’y a peut-être pas eu de traître, et l’on ne voit pas, ni pourquoi il trahit, ni à quoi il sert à ceux qui le payent ; mais l’imagination en avait besoin, et sa figure demeure ineffaçable, avec son salut et son baiser. Vient ensuite Pierre et sa défaillance : à l’époque où a été composé l’Évangile, Pierre ne vivait plus sans doute, ni aucun des compagnons de Jésus ; on n’avait pas à se gêner avec eux ni à ménager leur personnage ; on a peint librement en eux la faiblesse humaine, telle qu’elle s’était produite probablement dans cette nuit de terreur, mais avec ces détails dramatiques et symétriques qui mettent tout en relief : les questions indifférentes, les réponses troublées et d’autant plus vives et plus sèches ; puis le coq chante, et Pierre se ressouvient, et il se met à pleurer. L’audience se réduit à une attitude du grand prêtre, mais solennelle et imposante, à côté de laquelle se présentent tout de suite en contraste les insultes ignobles des assistants et des valets. Quant au procurateur, il est, je l’ai déjà dit, aussi loin que possible de l’histoire, mais c’est que les temps sont changés ; autour de l’évangéliste, on n’en veut plus aux Romains, mais aux Juifs ; on se figure un magistrat facile, bon enfant, qui finit sans doute par mettre Jésus en croix, parce que ce dénouement est inévitable, mais qui n’a rien contre lui et qui lui rend témoignage, disant : Quel mal a-t-il fait ? Il est original à sa manière, par son indifférence et par l’abnégation même de son rôle. Ce n’est pas précisément tel ou tel préfet : c’est un préfet, avec des traits vulgaires comme en a le Félix de Polyeucte. Les trois premiers évangiles ne contiennent pas à son sujet une seule expression qui fasse supposer qu’ils le blâment ; il n’est, pour ainsi dire, qu’une machine. Reste enfin le personnage de Jésus, composé avec une simplicité vraiment admirable : à Gethsémani, il est triste jusqu’à la mort et en même temps résigné et fier. Devant le grand prêtre, il grandit tout à coup et le Christ éclate en lui. Devant Pilatus, il est peut-être encore plus grand par son -silence. Sur la croix, il a une dernière parole, une parole d’angoisse, mais c’est un verset d’un psaume, que le narrateur, au milieu de son récit écrit en grec, conserve en hébreu, et qui devient ainsi plus imposant. Voilà tout ; rien n’est plus sobre, et cette sobriété même est ce qui produit le plus d’effet.

Lorsqu’il est près de mourir, la terre se couvre de ténèbres pendant trois heures, et, au moment où il meurt, avec un grand cri, le rideau du Temple se déchire du haut en bas. Il a fallu ce trait de merveilleux pour satisfaire l’imagination émue.

Le caractère dominant du récit de la Passion, et qui en a fait la puissance, c’est qu’il est essentiellement populaire. Ce caractère est en général celui de la littérature juive, et je me suis expliqué déjà là-dessus dans mon troisième tome. Il est encore plus fortement marqué dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien ; mais la Passion, à ce point de vue, est incomparable. Toutes choses y sont prises comme les prennent les petits et les humbles ; nulle rhétorique, nulle philosophie, nul développement même ; chaque situation est rendue en deux mots, mais qui semblent sortir des entrailles de la foule. Point de déclamations, pas même d’appréciations ; chaque personnage parait seulement pour faire son œuvre dans le drame. On n’entend qu’en passant le cri de la foule : Mets-le en croix ! Mets-le en croix ! Et ce cri nous reste dans l’oreille, ainsi que les railleries qu’on jette d’en bas au supplicié.

Jésus est peint avec amour, mais il ne dit que quelques versets, et ses rares paroles sont d’autant plus saisissantes ; la narration ne s’attendrit pas sur lui ; la foule n’a pas le temps de s’attendrir et sent toujours plus qu’elle n’exprime.

Remarquons encore que cette façon de raconter tout unie, où le narrateur parait si peu, le dispense par cela même des ménagements et des respects envers les puissances ; il n’a pas de convenances à observer ; il dit simplement les choses telles qu’elles sont, et, telles qu’elles sont, elles mettent bien haut l’homme qui a aimé les petits et qui a été aimé d’eux, tandis qu’elles accablent ceux qui le condamnent et qui l’exécutent. En ce sens encore, la Passion est toute populaire, et l’impression qu’elle donne s’est perpétuée dans tous les âges et chez tous les peuples. L’Église a eu beau devenir une puissance à son tour, et quelquefois la plus malfaisante des puissances, elle a longtemps profité contre le pouvoir civil de cette légende, où les autorités constituées jouent un rôle odieux, où c’est l’accusé qui a raison, où les juges et les gens de police se liguent contre la vérité. Séditieuse au plus haut degré, l’histoire de la Passion ; répandue par des millions d’images populaires, montre les aigles romaines sanctionnant le plus inique des supplices, des soldats l’exécutant, un préfet l’ordonnant : quel coup pour toutes les puissances établies ! Elles ne s’en sont jamais bien relevées[30].

Ce caractère populaire des Évangiles est la chose qu’il ne faut jamais perdre de vue, si on veut s’expliquer la prodigieuse fortune de ces livres. Ils ont réussi, parce que, comme les livres juifs, et mieux encore, ils ont apporté au monde une littérature démocratique, à la place de la littérature aristocratique qui l’avait seule rempli jusqu’alors. Cette littérature, on l’a vu, est loin d’être toujours belle et pure : elle contient des choses misérables ; la foule qui l’a inspirée y a fait entrer des idées grossières et barbares qui sont devenues sacrées, et dont elle-même a souffert cruellement plus tard. Elle doit infailliblement se détacher un jour des Évangiles et s’en dépouiller comme d’une enveloppe flétrie ; mais, s’ils ont vécu si longtemps, c’est parce que la multitude des petits et des souffrants -avait mis en eux son âme, qui n’avait pas alors d’autre issue. Elle a rêvé dans ces livres, tant qu’il ne lui était pas donné d’agir. Et telle a été l’illusion, que, lorsque la multitude a fait chez nous la Révolution, elle a cru quelquefois la faire d’après l’Évangile, tandis qu’en réalité la Révolution est destinée à effacer l’Évangile pour jamais.

 

Ces considérations sont communes aux trois premiers évangiles : il me reste à dire quelque chose des caractères particuliers qui distinguent Matthieu et Luc d’avec Marc. Si l’on s’en tient à la narration, Matthieu, sauf quelques pages au commencement, n’est guère qu’une répétition de Marc ; mais il en diffère sensiblement par un grand nombre de discours, qui ne se trouvent pas dans Marc, et sans lesquels l’étude des Évangiles serait incomplète. Le premier de ces discours, connu sous le nom de Discours sur la montagne, occupe à lui seul cent sept versets, et c’est peut-être, après la Passion, le plus précieux morceau de la littérature évangélique. Il s’ouvre par les célèbres béatitudes : Heureux ceux qui sont misérables par l’esprit, car c’est pour eux qu’est le royaume des cieux. Heureux les humbles, car ils auront l’héritage[31]. Heureux les affligés, car ils seront consolés ; etc. Puis vient ce parallèle fameux entre l’ancienne Loi et la nouvelle, où il est dit sans doute que celle-ci ne fait que compléter l’autre, mais où la supériorité de la nouvelle sur l’ancienne est développée avec tant de force : Il a été dit aux anciens : Tu ne seras pas adultère, et, moi, je vous dis que celui qui regarde une femme d’un regard qui se tourne en désir a déjà commis l’adultère dans son cœur... Il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et, moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant ; mais, s’il te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre...[32] Il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi[33]. Et, moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous détestent, et priez pour ceux qui vous insultent et vous persécutent : afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et répand la pluie sur les injustes comme sur les justes. — Tout cela n’est pas toujours équitable ni raisonnable, mais cela est passionné et éloquent. Quant au parallèle en lui-même, j’ai montré qu’il n’exprime pas sans doute la pensée de Jésus, mais il rend l’état d’exaltation auquel se montait par moment l’âme du chrétien, dans les temps mauvais où a été écrit l’Évangile[34].

Le morceau qui suit oppose au faste d’une dévotion de parade l’attrait d’une piété vraie et tout intérieure : Toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait la droite, de manière que ton aumône soit cachée, et ton Père, qui voit ce qui est caché, te la rendra à son tour à découvert. Et encore : Toi, quand tu pries, entre dans la pièce qui ne s’ouvre qu’à toi, et, fermant ta porte, adresse ta prière à ton Père, à celui qui est présent là où on est caché, et ton Père, qui voit ce qui est caché, te le rendra à découvert. C’est là que se trouve la prière appelée le Pater, qui, de ce texte, a passé dans toutes les bouches : Notre père qui es aux cieux, que soit vénéré ton nom ; que vienne ton règne ; que s’accomplisse ta volonté sur la terre comme au ciel. Le pain qu’il nous faut pour chaque jour, donne-le-nous aujourd’hui. Et remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes les remettons à ceux qui nous doivent. Ne nous abandonne pas à l’épreuve[35], mais sauve-nous du Mauvais. — Et enfin : Toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, de manière à ne pas faire voir aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père, qui est présent là où on est caché, et ton Père, qui voit ce qui est caché, te le rendra à découvert.

Il y a un effet dans la répétition monotone des mêmes formules, mais le fond même ici est original. On y sent une intimité de l’homme avec son dieu qui est chose nouvelle. C’est la première fois qu’au lieu d’être d’une manière générale le père des Juifs (comme dans la Bible hébraïque et dans le plus ancien évangile), Dieu est aussi le père de chacun. A plus forte raison, il est le père de Jésus lui-même, puisque Jésus se trouve plus près de lui que personne, étant par excellence le Fils de Dieu. Dans une prière que Jésus adresse à Dieu en un autre endroit (XI, 25), ce sentiment a été exprimé avec une effusion qui conduit et qui touche déjà à la mysticité du quatrième évangile : Je te rends témoignage, Père, maître du ciel et de la terre, que tu as caché ces choses aux sages et aux habiles, et que-tu les as dévoilées aux simples, Oui, Père, telle est la résolution qui a prévalu devant toi. Tout m’a été enseigné par le Père, et nul ne connaît le Fils, sinon le Père, comme nul ne connaît le Père sinon le Fils, et celui à qui le Fils le veut dévoiler[36]. Ce Dieu, ami secret, confident et refuge, avec qui on s’enferme au fond de sa maison, n’est pas connu des littératures classiques. J’ai montré déjà comment l’amour de Dieu a, chez les Juifs, quelque chose d’ardent et de passionné qu’on ne retrouve pas ailleurs, parce que ce peuple, partout repoussé et opprimé, ne pouvait faire appel qu’à son dieu, à qui il s’attachait en effet de tout son cœur, de tout son être et de toutes ses forces[37]. Cette tendresse religieuse est allée croissant à mesure que les temps sont devenus plus mauvais ; elle est répandue dans les psaumes, passe ensuite des Juifs aux chrétiens, et, après la destruction du Temple, ce dieu si aimé, et maintenant absent, n’en devint que plus présent dans les profondeurs de l’âme. Voilà ce qu’on sent dans ces passages du Discours sur la montagne.

Il y a dans le Pater quelques détails qu’on effacerait volontiers. Se figurer un Dieu qui est au ciel parait aujourd’hui une idée puérile ; on est surtout fâché de retrouver à la fin cette croyance malsaine à un Mauvais, c’est-à-dire un esprit du mal, qui nous gâte partout les Évangiles. Mais, dans son ensemble, cette prière se recommandera toujours, par sa noble simplicité, à ceux qui admettent la prière et croient à un Dieu.

Mais je n’ai pas épuisé le Discours sur la montagne. Il faut rappeler encore ces paroles peu raisonnables, mais d’une poésie touchante, qui prétendent détacher l’homme du soin de sa vie et l’amener à s’abandonner au Père céleste : Voyez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni rie moissonnent, ni n’amassent dans des greniers, et votre Père qui est au ciel les nourrit... Et le vêtement, pourquoi vous en mettre en peine ? Ne voyez-vous pas comme poussent ces belles fleurs des champs ? Elles ne travaillent ni ne filent, mais je vous dis que Salomon, même dans toute sa gloire, n’a jamais été habillé comme une d’elles. Cela est plein de charme, mais seulement, il faut bien le dire, pour ceux qui ont, après tout, le pain et le vêtement, de quelque part qu’ils leur viennent. Cela doit laisser bien froids les gens à qui manquent l’un et l’autre, et est plus fait pour les irriter que pour les toucher.

Cela est bon surtout à calmer les désirs trop âpres, à faire savourer, sous certaines impressions et à certains jours, les douceurs de l’indolence. C’est une idylle ; ce n’est pas précisément de la sagesse et encore moins de la charité.

Le passage aboutit à ce verset : Cherchez d’abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Belle parole, parce que, sous une forme paradoxale, elle exprime au fond cette vérité : que le contentement de soi-même est le premier des biens, en ce sens du moins que, sans celui-là, on ne saurait jouir d’aucun autre.

On sait que, d’après le récit des Évangiles, Jésus envoie les Douze prêcher sans lui de côté et d’autre dans tous les pays. J’ai déjà dit que cet envoi ne paraît pas historique, et l’on ne voit pas qu’il ait eu aucune suite réelle. Mais, dans Matthieu, il est l’occasion d’un grand discours tenu par Jésus, qui exprime ce qu’était la prédication chrétienne, non pas certainement au temps de Jésus, mais au temps de l’Évangile. On y voit comment les messagers de la bonne nouvelle s’en allaient de ville en ville, sans provisions de voyage, comptant sur l’hospitalité de ceux qu’ils prêchaient, et secouant la poussière de leurs pieds aux portes qui refusaient de s’ouvrir. Ces brebis tombent quelquefois au milieu des loups ; ils sont poursuivis, traduits devant les puissants. Alors ne soyez pas en peine de ce que vous répondrez ; car, en cette heure-là, il vous sera fourni de quoi répondre. Ce n’est pas vous qui répondrez ; c’est l’Esprit de votre Père qui répondra en vous. — Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme... N’a-t-on pas deux moineaux pour un as ? Pourtant pas un ne tombera à terre sans votre Père. Pour vous, tous les cheveux de votre tête sont comptés. Et enfin : Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu détacher le fils de son père et la fille de sa mère, et la bru de sa belle-mère. Et chacun aura pour ennemis ceux de sa maison. Langage étrange aux yeux des hommes d’aujourd’hui, pour un Fils de Dieu. Au reste, ce n’est pas Jésus qui a pu jamais parler ainsi. Il n’a eu le temps de voir ni de faire rien de tout cela dans son court passage. C’est le tableau d’une époque où une grande nouveauté, disons le mot, où une grande révolution s’est déjà fait jour, et se débat avec colère contre les résistances qu’elle soulève. L’esprit des révolutions souffle, en effet, dans tout ce chapitre.

C’est à ce même état des esprits qu’il faut rapporter les paroles fameuses : Beaucoup d’appelés et peu d’élus (XI, 16 à XXII, 24). Toute nouveauté n’est d’abord acceptée que d’un petit nombre, qui semble perdu dans la foule, mais qui, dans l’ardeur de sa foi, se fait un titre d’orgueil de cela même qu’il est le petit nombre et l’élite. J’ai montré ailleurs que la même pensée est dans Platon[38]. Ici, c’est par opposition à la multitude des Juifs rebelles que l’évangéliste relève le petit nombre des élus ; et, en effet, les deux versets que j’ai cités forment précisément la conclusion de deux paraboles où est exprimée, sous deux formes diverses, la réprobation des Juifs. Aujourd’hui, on se montre embarrassé de ces paroles : c’est là l’inconvénient des textes sacrés. Ils conviennent à un temps, et ils ne conviennent pas à un autre ; mais, si on les tient pour divins, il semble qu’ils devraient convenir à tous les temps.

Je veux encore signaler le discours de Jésus à propos d’un prétendu message de Jean le Baptistès (ch. XI), où, à côté d’âpres invectives contre les Juifs rebelles, on trouve des paroles si tendres pour le troupeau des humbles qui se sont laissé gagner et conduire : Venez à moi,vous qui êtes lassés et surchargés, et je vous soulagerai, etc. C’est là aussi que se lisent les versets que j’ai cités plus haut, sur les simples à qui le Père s’est révélé par le Fils.

Enfin le discours contre les Pharisiens (au ch. XXIII) ne doit pas être oublié. Il n’y en a pas de moins charitable, mais il est plein de l’éloquence que donne la passion ; il dépasse par là de beaucoup le texte de Marc, d’une sévérité simple et grave, qui en est comme l’ébauche (XII, 6-13). Ici, tout est enflammé ; ce ne sont qu’apostrophes injurieuses : insensés, aveugles, serpents, race de vipères ; l’imprécation Malheur à vous tombe jusqu’à huit fois sur leur tête ; les images méprisantes s’accumulent : Vous êtes comme des sépulcres blanchis, qui ont un bel aspect au dehors, taudis qu’au dedans ils ne sont pleins que d’us de morts et de toute espèce de pourriture. Pascal lui-même n’a pas osé traiter les jésuites comme le Jésus de Matthieu traite les pharisiens. Et il les achève, ou plutôt il achève tout ce qui est Juif par ces mots terribles, que j’ai déjà cités ailleurs : Vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. Maintenant donc, comblez la mesure de vos pères... Moi aussi, je vais vous envoyer des prophètes... et vous tuerez les uns et les mettrez en croix, et les autres, vous les fouetterez dans les synagogues et vous les chasserez de ville en ville ; afin que retombe sur vous tout sang de juste répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, etc.

Qu’est devenu le précepte du Deutéronome : On ne fera pas mourir les pères pour les enfants ni les enfants pour les pères ; mais chacun mourra pour son péché ? (XXIV, 16) N’est-ce pas ici la vieille Loi qui pourrait à son tour prendre fièrement la parole : Vous prétendez faire expier à mes enfants le sang de tous les justes ; et, moi, je vous dis..., retournant le parallèle à son avantage ? Mais où sont les suavités du Discours sur la montagne ? Où sont les béatitudes, la défense de dire à son frère : Raca ! le commandement de bénir ceux qui nous maudissent ? Où est enfin la charité ? Quoi qu’il en soit, on voit assez que, si le texte de Marc, le plus ancien et le plus vrai, suffit, comme je le crois, pour connaître Jésus, autant du moins que Jésus peut être connu, il ne suffit pas pour apprécier l’Évangile, en prenant ce mot dans son sens le plus complet. Les discours de Matthieu en sont une partie considérable. Ils n’expriment pas, il est vrai, la pensée même de Jésus ; mais ils expriment le christianisme à un autre moment, bien voisin encore de sa naissance. Et Jésus est encore pour quelque chose dans ces sentiments qu’il n’a pas conçus lui-même, mais qui sont éclos des siens, de même que, toute proportion gardée, Socrate est encore pour quelque chose dans les pensées de Platon qui vont le plus loin au delà de lui. En un mot ; celui qui n’aurait pas présents à l’esprit le Discours sur là montagne et les autres morceaux semblables, n’aurait pas dans, la bouche, si j’ose m’exprimer ainsi, tout le goût de l’Évangile, et ne s’expliquerait pas tout l’effet qu’il a produit.

Quant à la narration de Matthieu, elle ne diffère réellement de celle de Marc que par les deux premiers chapitres, remplis d’inventions que Marc ne connaissait pas. Là paraît pour la première fois l’idée que Jésus n’est pas fils de Joseph, mais qu’il est de l’Esprit saint[39]. Et il est dit de Marie que Joseph n’eut pas de commerce avec elle, jusqu’au jour où elle enfanta son fils.

Quant à la généalogie, elle a été imaginée pour ceux qui voulaient que le Christ fût Fils de David, en prenant cette expression à la lettre, c’est-à-dire comme il ne fallait pas la prendre. C’est une idée qui ne s’est produite aussi bien qu’assez tard, comme le témoigne un discours qu’un met ailleurs dans la bouche de Jésus, et par lequel il montre que le Christ ne doit pas être fils de David (Marc, XII, 37, etc.). Mais il est à noter qu’on n’a pas même eu la pensée de faire descendre Jésus de David par sa mère, tant on était habitué à considérer Joseph comme père de Jésus[40].

Matthieu suppose que Jésus est né à Bethléem, et que seulement après sa naissance Joseph va s’établir à Nazareth. Il s’agit encore de satisfaire à une prophétie, d’après laquelle on croyait que le Christ devait naître à Bethléem[41] ; Jésus était réellement de Nazareth.

Un autre texte : J’ai rappelé mon fils de l’Égypte, qui, dans Osée (XI, 1), se rapporte à Israël, a été aussi appliqué au Christ, et a fait imaginer la fuite en Égypte, puis, pour expliquer celle-ci, l’histoire des Mages et le massacre des enfants par Hérode.

Sauf ces deux chapitres, la narration de Matthieu est la même que celle de Marc. Il ne la modifie guère que là où il paraît que le texte primitif peut étonner ou embarrasser l’esprit, et par là ces modifications sont intéressantes. La plus considérable est celle qui porte sur l’histoire des quarante jours passés au désert. On ne comprend rien dans Marc à cette histoire (I, 12). Dans Matthieu, elle est toujours bizarre, mais plus soigneusement construite et plus suivie (IV, 1).

En général, Matthieu s’applique à être édifiant. Dans Marc, Jean baptise Jésus tout simplement ; dans Matthieu, il n’ose le faire, et s’excuse avant de céder.

Quand Jésus, dans Marc, a ressuscité la fille de Jaïre, il recommande de lui donner à manger (V, 43) ; Matthieu a retranché ce trait naïf.

Dans Marc, la mère et les frères de Jésus courent après lui pour le ramener, disant qu’il est fou (III, 21 et 31). Cela a été effacé dans Matthieu (XII, 46).

Dans Marc, les gens de Nazareth disent de Jésus : N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie ? (VI, 1.) Dans Matthieu, ils disent seulement : Le fils du charpentier (XIII, 55).

Dans Marc, Jésus dit que personne ne sait quand arrivera la fin du monde, pas même les anges du ciel, pas même le Fils, mais le Père seul (XIII, 32). Matthieu dit seulement : Pas même les anges, mais le Père seul (XXIV, 36).

On lit dans Marc que Jésus, ayant voulu prendre des figues sur un figuier, n’y trouva que des feuilles, car ce n’était pas le temps des figues (XI, 13). Jésus alors dit au figuier : Que jamais nul ne mange de ton fruit... Et le figuier fut desséché jusqu’à la racine. Matthieu supprime les mots soulignés, sans doute pour rendre la colère de Jésus plus raisonnable (XXI, 19).

Jésus dit dans Marc : Avant que le coq ait chanté deux fois, tu me renieras trois fois (XIV, 30, 68, 72). On distinguait, en effet, chez les anciens, le chant du coq de minuit et le second chant du coq à trois heures du matin[42]. Matthieu a cru bien faire, en simplifiant : Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois (XVI, 34 et 74).

Marc raconte (VIII, 32) qu’on présente à Jésus un sourd-muet et qu’il le guérit de la manière suivante. Il enfonce ses doigts dalla ses oreilles, il lui met de sa salive sur la langue, et il prononce le mot Epphata (Ouvre-toi). Matthieu efface ces curieux détails (IX, 32).

Il supprime purement et simplement l’histoire de l’aveugle de Bethsaïda, qu’il trouvait dans Marc (VIII, 22). Celui-ci racontait que Jésus prend l’aveugle et le conduit au dehors du bourg, puis lui crache sur les yeux et lui impose les mains ; il lui demande alors s’il voit quelque chose. L’aveugle répond que les hommes qui marchent lui paraissent comme des arbres. Jésus alors lui impose de nouveau les mains, et cette fois il voit les objets tels qu’ils sont. Cet apprêt, ces procédés, ce tâtonnement dans le miracle, qui ne réussit pas du premier coup ; tout cela a pour nous plus de vie et de poésie, mais cela a paru au second évangéliste avoir quelque chose de trop peu divin.

Il y aurait encore d’autres variantes à signaler, mais je ne puis pas tout dire. C’en est assez pour faire voir que le récit de Marc est bien l’original et que Matthieu le corrige.

La Passion de Matthieu est plus connue qu’aucune autre. Outre que cet évangile est celui par lequel s’ouvre le recueil du Nouveau Testament, c’est cette Passion qu’on chante à la messe le dimanche des Rameaux, et cela d’une manière particulièrement solennelle. Elle se chante à trois voix et forme ainsi une espèce de drame. Le célébrant prononce, sur une mélodie imposante, les paroles qui sont dans la bouche de Jésus ; le diacre se charge du récit de l’évangéliste, et le sous-diacre fait entendre les discours ou les cris des Juifs. Elle est belle, d’ailleurs, car elle est la même que celle du plus ancien évangile, sauf quelques petits détails[43]. Il y a des additions ; dont une est d’un grand effet : c’est la démonstration de Pilatus, qui, prenant de l’eau, se lave les mains devant le peuple et se déclare innocent du sang de ce juste, tandis que tous les Juifs crient : Son sang sur nous et sur nos enfants ! Il est clair que cela n’a été imaginé qu’après la ruine de Jérusalem, mais rien n’est plus dramatique.

D’autres additions sont moins heureuses. Au moment de la mort de Jésus, Marc dit qu’au milieu de la nuit qui couvre la terre, le rideau du Temple se déchire du haut en bas. C’est tout, mais pour Matthieu ce n’est pas assez ; il ajoute que la terre tremble, que les rochers se fendent, que les tombeaux s’ouvrent et que les ressuscités se promènent à travers la ville, à la vue des spectateurs. Le merveilleux discret du plus ancien évangile touche bien plus que tout ce tapage[44]. La Passion de Matthieu n’en demeure pas moins imposante et touchante dans son ensemble.

On a vu qu’après la mort de Jésus, Marc n’a plus que quelques lignes. Les saintes femmes vont au tombeau, n’y trouvent plus le corps, et sont invitées par un jeune homme vêtu de blanc à faire savoir aux disciples que Jésus est ressuscité et qu’ils le retrouveront en Galilée. Elles s’en vont éperdues, et ne disent- rien -à personne, tant elles ont peur. Notre texte s’arrête là brusquement.

Dans Matthieu, le récit continue ; les femmes sont à la fois effrayées et joyeuses et courent annoncer la chose aux disciples. Au moment où elles partaient, elles-mêmes voient paraître Jésus, qui leur parle, ce qui rend inutile l’intervention du jeune homme vêtu de blanc (dans Matthieu, c’est un ange). Les disciples vont en Galilée, sur la montagne où Jésus leur avait donné rendez-vous — et cependant il n’y a aucune mention de ce rendez-vous dans ce qui précède. Ils l’y trouvent, en effet, et il leur adresse ses adieux. Il n’est question d’aucune apparition dans Jérusalem, ni aux disciples réunis, ni à aucun d’eux en particulier. Matthieu ne connaît pas non plus ce qu’on appelle l’Ascension[45].

Dans l’adieu de Jésus, il y a un verset auquel il faut s’arrêter. Allez et enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et de l’Esprit saint. Ce verset est suspect de deux manières : d’abord par l’ordre de baptiser, puisque, dans le corps même de l’évangile, Jésus ne baptise jamais ni ne fait baptiser personne ; ensuite par la formule du baptême, qui ne se retrouve ni dans Paul ni même dans le livre des Actes, où il n’est jamais question que de baptiser au nom de Jésus. Il est donc possible qu’il y ait là une interpolation, introduite dans le texte par la foi d’une autre époque.

Mais, quelle que soit la date de cette formule, ce qui est ; certain, c’est que ni cet évangile ni aucun des trois premiers n’ont connu, non plus que Paul, ce qui s’est appelé plus tard la Trinité et qui se définit : trois personnes en un seul Dieu. Ils n’ont pas même connu la Duité du Père et du Fils, puisque nulle part le Fils n’y est Dieu, ni égal au Père. Cette formule reconnaît seulement le Père, le Fils et l’Esprit, sans s’expliquer en aucune façon sur ce que ces mots expriment. Elle a dû contribuer néanmoins, avec le temps, à faire que l’Esprit saint devînt une personne comme les deux autres.

Il faut encore signaler un passage qui est un trait distinct de Matthieu ; ce sont les paroles fameuses de Jésus au premier des Douze : Tu es Pierre, et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon Église, et les portes d’enfer ne prévaudront point contre elle. Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et ce que tu fermeras sur la terre sera fermé dans les cieux, et ce que tu ouvriras sur la terre sera ouvert dans les cieux (XVI, 18-19). Il est vrai que la dernière phrase se retrouve plus loin (XVIII, 18), appliquée également à tous les Douze ; mais la première ne se rapporte qu’à Pierre ou Céphas[46].

Il est à remarquer que ce passage n’est pas dans le plus ancien évangile, et n’a pas été reproduit dans le troisième. Maintenant, si on se rappelle que, parmi les disciples des premiers temps, il y avait des chrétiens de Pierre, d’autres de Paul, d’autres d’Apollos (I Cor. I, 12), on croira volontiers que l’auteur de l’évangile qui porte le nom de Matthieu appartenait à l’école des disciples de Pierre ; l’hommage qu’il lui rend est d’ailleurs très bien justifié, puisque Pierre a été incontestablement le premier apôtre, le premier prédicateur de la foi nouvelle, et qu’il a seul gouverné les Fidèles jusqu’au jour où Paul, a ouvert la porte aux incirconcis.

L’esprit de Pierre, je veux dire celui qui rattache autant que possible la Loi nouvelle à l’ancienne, tout en déclarant celle-ci inférieure, règne en effet dans cet évangile, comme en témoigne le verset du Discours sur la montagne (V, 14) : Pas un iota ni une queue de lettre ne sera effacée de la Loi[47] ; et comme en témoigne mieux encore cet autre verset, si contraire à l’œuvre de Paul : N’allez pas sur le chemin des gentils... mais allez plutôt aux brebis perdues de la maison d’Israël (X, 5).

 

Le troisième évangile, qui porte le nom de Luc, mérite aussi d’être étudié à part. Il est d’abord, comme l’a dit M. Renan, le plus littéraire des évangiles. Non seulement l’auteur sait le grec, mais encore il a une véritable culture grecque ; il sait écrire ; il compose avec imagination et avec art. Après un court préambule, qui est d’un auteur, et qui contient un envoi à un certain Théophile, il refait d’abord à sa manière, en deux chapitres qui comprennent cent trente-deux versets, le tableau de la naissance de Jésus. Il se place tout de suite, sans aucun scrupule, en dehors de la réalité. Quoique aucun texte ne nous donne la date précise de la naissance de Jean le Baptistès, on ne peut douter qu’il ne soit plus ancien que Jésus, et l’auteur d’un mouvement religieux que Jésus n’a fait que suivre ; c’est ce qui résulte de tous les textes qui se rapportent à Jean dans le plus ancien évangile[48]. Jésus n’y a d’autre rapport avec Jean, sinon qu’il reçoit de lui le baptême. Cela même est-il historique ? Je ne sais ; cela n’a rien du moins d’invraisemblable. La part de la légende dans Marc se réduit à l’idée, contraire à toute vraisemblance, que. Jean ait annoncé celui qui allait venir après lui pour être plus grand que lui (I, 7). Après le baptême, ces deux personnages ne se retrouvent jamais en scène l’un avec l’autre.

Mais on éprouva le besoin de les rapprocher, et Matthieu imagine, ce dont Marc n’a pas eu l’idée, que Jean, dans sa prison, entend parler des miracles de Jésus et lui envoie demander s’il n’est pas le Christ (XI, 25). Luc est allé bien plus loin dans cette voie ; il fait Jean et Jésus du même âge ; il les fait cousins. Le récit de leur naissance forme deux tableaux qui se font pendant. Ces deux naissances sont surnaturelles ; chacune a son Annonciation ; un ange déclare à Zacharie que sa femme, vieille et stérile, va être mère ; un autre ange (celui-ci est un ange de premier ordre, Gabriel) annonce à Marie sa grossesse miraculeuse ; l’écrivain emploie les anges absolument comme les poètes grecs employaient les dieux, et les personnages qui figurent dans le récit ne s’étonnent non plus des uns qu’autrefois on ne s’étonnait des autres. Gabriel a dit à Marie aussi la grossesse de sa cousine ; de là l’idée ingénieuse de la visite qu’elle fait à Élisabeth, et de cette première rencontre de Jean et de Jésus dans le ventre de leur mère ; car, à l’approche de Marie, Élisabeth sent pour la première fois remuer son enfant, et elle la reçoit avec ces paroles : Salut, bénie entre toutes les femmes, et béni le fruit de ton ventre ! Et Marie répond par le brillant cantique connu, d’après le premier mot de la Vulgate latine, sous le nom de Magnificat.

Si on ajoute à cela le discours de Gabriel à Marie : Salut, femme riche de grâces ; bénie es-tu entre les femmes, etc., puis la réponse : Voici la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait suivant ta parole ; puis les incidents dramatiques de la naissance de Jean et le cantique de Zacharie, — voilà déjà un ensemble de scènes vives et animées, coupées par des chants comme une pièce antique, et qui amusent l’imagination.

Mais je suis particulièrement frappé, dans ce prologue de la naissance de Jésus, de la manière dont Luc a conçu le personnage de Joseph. Dans Matthieu, Joseph, en épousant Marie, reconnaît qu’elle est enceinte ; il se propose de se séparer d’elle sans bruit, quand un songe lui révèle que Marie a conçu de l’Esprit saint ; il la garde donc, mais il a soin de ne pas avoir de commerce avec elle jusqu’au jour de l’accouchement. Cette netteté même et cette précision des détails a quelque chose d’indécent et qui déplaît. Dans Luc, rien de pareil : Joseph est laissé dans l’ombre ; il n’est pas dit qu’il reçoive ni aucune révélation d’en haut, ni aucune confidence de Marie. On a proposé qu’il fallait sous-entendre l’un ou l’autre : je ne le crois pas.

Je crois que, dans la pensée de Luc, Joseph demeure absolument ignorant du miracle accompli en Marie. Elle a conçu vierge et avant le mariage ; mais c’est après le mariage que la grossesse a paru ; elle a donc semblé naturelle ; car il n’est nullement dit dans Luc que Joseph n’ait usé des droits d’un mari qu’après la naissance de Jésus ; cela n’est que dans Matthieu. Joseph se croit le père de l’enfant ; il en a le droit, si on suppose, comme je le suppose en effet, que Luc admet qu’il a trouvé Marie vierge en l’épousant ; il l’est même, humainement parlant, car cette conception qui s’opère à l’ombre de la vertu d’en haut (I, 35), est chose en dehors de la nature et de notre intelligence, qui ne regarde que Dieu et où les hommes n’ont pas à entrer. Le surnaturel se fait là aussi discret que possible, et c’est pourquoi l’évangéliste n’a aucun scrupule à appeler Joseph le père de Jésus, ce que Matthieu n’a pas fait[49]. — Luc appelle d’ailleurs Jésus le premier-né de Marie (II, 7), réservant ainsi la naissance purement naturelle des frères et sœurs de Jésus.

Luc a voulu, comme Matthieu, que Jésus naquit à Bethléem ; mais il a cherché pour cela une combinaison savante, fondée il est vrai sur une erreur historique, par laquelle il place à cette date le recensement de Quirinus. Il obtient ainsi, avec le voyage de Bethléem, l’incident de la presse dans l’hôtellerie, qui est cause que Marie ne trouve, pour accoucher, qu’une étable, où on place le nouveau-né dans une crèche. Mais le poète — car on peut l’appeler ainsi — ne laisse pas pour cela obscure et solitaire la naissance de l’enfant divin. La nuit s’éclaire, la solitude se peuple, des bergers qui gardaient leurs troupeaux dans la campagne voient le ciel s’emplir de lumière ; un ange — encore un ange — leur annonce qu’un sauveur leur est né ; puis tout un chœur céleste chante dans les airs : Gloire à Dieu en haut et paix sur la terre ! Les bergers viennent à la crèche, et, de tous côtés, répandent la nouvelle et la joie. Ce chant de la troupe des anges, qui est devenu le Gloria in excelsis de la messe, était alors dans le cœur de tous les chrétiens. C’était là ce qu’ils espéraient du Christ, en attendant la résurrection promise : la glorification de Dieu et la terre en paix par la fraternité et l’amour. Et c’est parce qu’il avait ce chant dans le cœur que le poète l’a entendu retentir dans le ciel.

La purification transporte la scène au Temple, et permet d’introduire des personnages plus imposants : le vieux Siméon demandant à Dieu de lui donner congé de la vie, maintenant qu’il a vu son Christ, et la sainte veuve Anne, la prophétesse qui, à quatre-vingt quatre ans, apporte son hommage et son témoignage au nouveau-né. Puis l’écrivain nous montre celui-ci grandissant et s’emplissant de sagesse, et il nous fait un récit qui ne se trouve encore que dans ce seul évangile : celui de Jésus à douze ans, que ses parents ont amené à Jérusalem, qui a disparu et qu’ils recherchent en vain pendant trois jours, mais qu’ils retrouvent au Temple, assis au milieu des docteurs, que ses enseignements émerveillent.

Voilà les inventions qui ont poussé, comme une végétation riante, autour du nom de Jésus ; elles se développeront, avec le temps, en légendes, en noëls, en mystères, en œuvres d’art de toute sorte, et donneront à la foule des fêtes dont les plus élevés ne dédaigneront pas de prendre leur part. S’il est vrai que ces contes pieux ont retenu l’humanité dans une sorte d’enfance, cette enfance a du moins ici l’attrait de la naïveté et de la grâce.

A partir du chapitre III, le récit de Luc est le même que celui de Marc et de Matthieu, et il n’y a rien à en dire que ce que j’ai dit des Évangiles en général. Cependant, ses qualités de conteur se retrouvent dans quelques paraboles, telles que celle du bon Samaritain (X, 30), et surtout celle du cadet débauché (XV, 11), qui est le chef-d’œuvre des paraboles. L’idée première en est purement théologique : l’aîné est le Juif, observateur de la Loi ; le cadet est le gentil, qui eu était bien loin, et pourtant qui est sauvé, et pour qui sont toutes les complaisances ; mais l’écrivain, en racontant, oublie sa thèse pour son récit, et se livre tout entier à son personnage. Tous les détails sont vivants et demeurent ineffaçables[50].

Il y a aussi, en dehors des paraboles, une ou deux narrations que Luc a faites le premier, ou qu’il a refaites à sa manière, toujours avec beaucoup d’agrément, comme celle de la femme au parfum, ou celle de la rencontre sur le chemin d’Emmaüs ; mais, en même temps qu’on goûte cet agrément, on s’aperçoit qu’il manque de grandeur. C’est ce que j’ai déjà indiqué en comparant, dans mon premier chapitre, l’histoire de la femme au parfum dans Marc et dans Luc. Celle de la rencontre d’Emmaüs n’est que dans le troisième évangile ; elle est très touchante ; et, quand, à la fin, en rompant le pain, Jésus est reconnu tout à coup par ses disciples, et qu’au moment même il disparaît à leurs yeux, on demeure, comme eux, ébloui et pénétré : c’est la vision qui a si bien inspiré Rembrandt.

Mais qu’on revienne au commencement de la scène. Les deux disciples s’en vont à Emmaüs, causant entre eux de la mort dé Jésus et de la nouvelle étonnante de sa résurrection. Jésus les aborde comme un étranger, et leur demande de quoi ils parlent. Ils sont étonnés : Tu n’es donc pas de Jérusalem ? Tu ne sais donc pas ce qui s’est passé ? Et il leur dit : Quoi donc ? Et ils répondent. Mais ils ne peuvent croire eux-mêmes à ce qu’ils racontent, et il faut que Jésus leur fasse tout un discours pour les affermir et les toucher. Ce détour de Jésus, sa feinte naïveté, cette surprise, cela est joli, mais n’est que joli. Ce n’est pas là l’Oint de Iehova, le rédempteur d’Israël ; c’est tout au plus un dieu de l’Odyssée.

En voilà assez sur la forme du troisième évangile. Quant au fond, il est évidemment plus détaché du judaïsme que les deux autres, soit par l’effet du temps, soit par l’influence des lieux où il a été écrit. Il n’a aucune répugnance pour les Samaritains, dont il parle deux fois avec faveur (X, 37, et XVII, 16), et il n’en suppose aucune à Jésus, que seul il fait voyager librement à travers le pays de Samarie (XVIII, 11). Il a plus de complaisance qu’aucun autre pour les publicains (XVIII, 9 et XIX, 2) et pour les profanes (VII, 47). Il a imaginé le bon larron, comme on l’appelle, à qui Jésus ouvre immédiatement le paradis (XVIII, 39). Il emploie l’expression de Paul, le nouveau pacte, que Marc ni Matthieu ne connaissent[51]. Il parle de la résurrection d’une manière particulièrement vive (XX, 36) et qui fait aussi penser à Paul. Il dit que Jésus nomma les Douze ses Apôtres (VI, 12), comme si le mol avait désormais besoin d,’être expliqué.

Est-ce au milieu où il vivait, est-ce à sa nature propre, que l’auteur du troisième évangile doit l’ardeur et l’exaltation par lesquelles il dépasse ceux d’avant lui ? Il court tout d’abord à l’expression paradoxale et extrême. Au lieu de dire : Celui qui aime les siens plus que moi n’est pas digne de moi (Matth., X, 37), il dit : Celui qui n’a pas en aversion tous les siens et soi-même ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 26). Marthe s’empresse à servir Jésus, qui est entré dans sa maison, tandis que sa sœur demeure aux pieds du maître à écouter sa parole. Marthe s’en plaint, mais Jésus lui-même déclare qu’il n’y a que cela qui soit nécessaire, et que Marie a pris la bonne part (X, 43). Ce sont des mouvements de l’âme que M. Renan appelle féminins, parce que la passion et l’imagination y dominent et font fi de ce qui est simplement sensé et juste. Il n’y a qu’une chose dont on ait besoin, ce mot est l’inspiration constante de Luc. Son mysticisme fait peu de cas même du miracle et s’en passe, peut-être parce qu’on commençait à s’apercevoir qu’il fallait bien s’en passer : Ne mettez pas votre joie à ce que les Esprits vous obéissent ; mettez votre joie à ce que vos noms soient écrits aux cieux (X, 20). Et de même, qu’importe que le royaume de Dieu se fasse attendre ? Le royaume de Dieu, il est en vous (XVIII, 20). Nous lisions déjà ailleurs que le péché contre l’Esprit est le seul péché irrémissible (Marc, III, 29) ; Luc accuse encore plus fortement cette idée, qui contient en germe tout le mysticisme ; il fait bon marché, en comparaison de l’Esprit, du Christ lui-même : Il sera pardonné à qui aura parlé contre le Fils de l’homme, mais non à qui aura blasphémé l’Esprit saint (XII, 10). Comme un vrai disciple de Paul, il ne connaît plus la Loi et se livre sans réserve à la grâce. Il ne s’agit pas de mériter, car, quoi que nous fassions, nous ne méritons jamais rien (XVII, 10). Aussi la grâce est souveraine et n’a pas de compte à rendre : Je vous le dis, à celui qui a, on donnera encore, et à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a (XIX, 26).

L’exaltation de Luc se marque particulièrement en ce qu’il outre encore l’esprit général de l’Évangile au sujet de la pauvreté. Dans les béatitudes de Matthieu, Jésus bénit seulement la pauvreté ou la bassesse spirituelle, et ceux qui ont faim et soif de la justice. Luc dit crûment : Heureux les pauvres ! heureux ceux qui ont faim et soif ! (VI, 1) et il ajoute tout de suite : Malheur aux riches ! malheur aux rassasiés ! (VI, 24)

Il revient incessamment à l’aumône, qui semble être pour lui toute la loi nouvelle (III, 11 ; VI, 30, XII, 20 ; XIX, 8), et il va jusqu’à l’étrange parabole de l’économe infidèle (XVI, 1), qui, prise à la lettre, parait enseigner que le bien mal acquis est absous, pourvu qu’on s’en serve pour faire l’aumône.

J’imagine qu’il ne faut pas la prendre à la lettre ; je suppose qu’elle est d’origine sémitique et qu’elle a été construite avec ce caprice et cette incohérence dans les détails que l’esprit oriental mêle volontiers à ses inventions. L’économe, ayant dissipé la fortune dont on lui a remis la garde, imagine de se faire des amis parmi les débiteurs de son maître, pour qu’ils le reçoivent chez eux s’il vient à être chassé de chez lui. Pour cela, il leur remet des sommes qu’ils doivent au maître, c’est-à-dire qu’il leur donne de l’argent qui n’est pas à lui, en autres termes de l’argent volé : cela paraît insoutenable. Mais, en y réfléchissant, on s’aperçoit que le maître, ici, c’est Dieu même, qui ne peut être volé, et à qui on ne saurait faire du tort. Il n’y a donc au fond personne de frustré dans cette histoire. Elle revient à dire que celui qui a fait un mauvais emploi de la fortune que Dieu lui a confiée, qui, par exemple, l’a dissipée en plaisirs, rachètera ses fautes s’il en emploie beaucoup en aumônes, parce que les pauvres, qui ont leur place assurée dans le ciel, ne manqueront pas de l’y recevoir auprès d’eux. Je ne veux pas dire que plus d’un homme d’argent peu scrupuleux et plus d’un casuiste complaisant n’aient pas pu faire et n’aient pas fait de cette parabole des applications fâcheuses ; je crois seulement que ces applications n’étaient pas dans la pensée de l’écrivain.

Que les pauvres soient en effet les amis de Dieu et qu’ils puissent ouvrir le ciel, c’est une idée dominante dans cet évangile. On l’a déjà vue dans les béatitudes de Luc, et il l’a reprise sous diverses formes. Il fait dire par exemple à Jésus : Quand tu feras un dîner ou un souper, n’y convie pas tes amis ni tes frères ni d’autres riches, car ils t’inviteraient à leur tour et te rendraient la pareille. Mais, quand tu fais un festin, invite les pauvres, les infirmes, les boiteux, les aveugles, et heureux seras-tu de ce qu’ils ne pourront te le rendre, car on te le rendra à la résurrection des justes (XIV, 12). Dieu n’est pas seulement l’ami de ces humbles ; il est prêt à se mettre à leurs ordres : Heureux ces serviteurs que le maître, quand il viendra, trouvera éveillés ; il se retroussera, il les fera mettre à table et il se tiendra là pour les servir (XII, 37). Mais il faut citer avant tout la parabole du riche et du pauvre (XVI, 19) : le riche, magnifiquement vêtu et somptueusement servi tous les jours ; le pauvre, étendu à la porte (il s’appelle Lazare)[52], couvert d’ulcères que les chiens lèchent en passant, et réduit à envier les miettes qui tombent de la table du riche. Tous deux viennent à mourir ; alors le pauvre est transporté par les anges dans le giron d’Abraham ; le riche descend dans l’hadès, où, au milieu des douleurs, il voit de loin Abraham, et Lazare dans son giron. Et il s’écrie : Abraham, notre père, permets que Lazare trempe dans l’eau le bout de son doigt et vienne rafraîchir ma langue, car je souffre dans ce feu. Et Abraham dit : Mon fils, souviens-toi que tu as eu les biens pour partage dans la vie, et Lazare a eu les maux ; maintenant c’est à lui d’être consolé, et à loi de souffrir, etc. On pourrait supposer, et c’est ce que supposent en effet volontiers les lecteurs modernes, que le riche est puni pour n’avoir pas soulagé le pauvre ; mais d’abord cette idée n’est indiquée nulle part[53] ; et ce qui est décisif, c’est que pas un mot ne témoigne d’aucun mérite qu’ait eu Lazare, d’aucune marque de patience ou de pitié qu’il ait donnée. La morale de la parabole est seulement, comme le montrent d’ailleurs les paroles mêmes d’Abraham, que chacun doit avoir son tour, que ce-lui qui jouit ici-bas doit souffrir là-haut, et à l’inverse. Il est vrai qu’il y a lieu d’en conclure que le riche doit, pendant cette vie, s’appauvrir lui-même par l’aumône, et c’est bien la doctrine de Luc ; mais cette morale demeure toujours sensiblement différente de la nôtre, puisque c’est à la privation prise en elle-même, non à autre chose, qu’elle attache la faveur de Dieu.

La Passion de Luc, dans son ensemble, est la même que celles des deux autres ; elle n’en diffère que par des détails. Quand un disciple a coupé l’oreille à un des gens du grand prêtre, Jésus guérit l’oreille blessée. Luc fait descendre un ange, car il ne peut se passer des anges, pour assister Jésus dans ce qu’il appelle son agonie. Il parle seul de ce qu’on a nommé mal à propos la sueur de sang[54]. La plus remarquable de ces différences est l’histoire du bon larron, mémorable exemple du faible de Luc pour les pécheurs et de son goût pour les miracles de la grâce.

Les deux premiers évangiles disent qu’au moment où Jésus allait mourir, il jeta vers le ciel la plainte amère par laquelle s’ouvre le psaume XXII : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? C’est, dans le psaume, la plainte d’Israël, quand il semble que Iehova lui manque. Le troisième évangéliste l’a effacée ; il paraît craindre qu’elle ne soit pas estimée assez édifiante et assez divine. Il la remplacera par un autre verset, qu’il juge plus pieux : Père, je vais remettre mon esprit entre tes mains (Ps. XXXI, 6). Un peu plus haut, à l’instant où on le met en croix, il lui fait dire : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. J’ai signalé ailleurs le caractère philosophique et hellénique de cette parole[55].

Je ne doute pas que le troisième évangile n’ait dès sa naissance charmé et touché ceux pour qui il était écrit ; mais sa fortune est allée depuis en grandissant, et, pendant longtemps, l’Église s’est de plus en plus pénétrée de son esprit, l’esprit de renoncement et d’ascétisme. Jésus n’était pas, comme Jean le Baptistès, un ascète ; les Évangiles eux-mêmes nous le disent expressément (Matth., XI, 19, Euc, XII, 34) ; et déjà peut-être les récits les plus anciens sont infidèles, sous l’influence des temps troublés où ils ont paru, quand ils lui prêtent des discours d’un caractère qu’on pourrait appeler monacal. Mais dans Luc ce caractère devient dominant, et la vie telle qu’il la comprend, amoureuse de la pauvreté, de l’isolement, de la méditation pieuse, devait aboutir à la vie du cloître. Luc est le maître du christianisme du moyen âge, c’est-à-dire de celui qui, durant un règne de plusieurs siècles, a le plus profondément absorbé les âmes. Son évangile a été alors par excellence celui des simples, comme le quatrième était celui des raffinés.

 

 

 



[1] Tacite, Hist., V, 5.

[2] Annales, XV, 44.

[3] Traduction de Burnouf, sauf pour les mots qui fatebantur.

Je ne m’arrête pas la difficulté que présentent les mots aut flammandi, parce qu’elle ne touche pas au fond des choses.

Le récit de Tacite est reproduit dans Sulpicius Severus, II, 41.

[4] Cependant un passage célèbre, mais obscur, d’un certain Papias cité par Eusèbe, peut faire supposer l’existence d’un ancien recueil des Paroles mémorables du Seigneur en langue chaldaïque, qui serait le premier fond de nos évangiles. (Hist. ecclés., III, 40.)

[5] Cet évangile, en rapportant les discours de Jésus, conserve volontiers les termes hébreu ou chaldaïques dont Jésus a dû se servir. Voir III, 16 ; V, 41 ; VII, 11 et 34 ; XIV, 36 ; XV, 34. Les autres évangiles n’en font pas autant ; le dernier texte seulement se retrouve dans Matthieu.

[6] Tacite, Hist., IX, 81, traduction de Burnouf, sauf que j’ai traduit partout manus par bras, comme Burnouf lui-même l’a fait une fois.

[7] Job, IX, 8. Comme sur un sol ferme n’est pas dans le texte hébreu, mais se lit dans les Septante, et c’est en grec que les auteurs et les lecteurs des Évangiles lisaient la Bible.

[8] Le Querolus, comédie latine anonyme, texte en vers, ...traduit... par Louis Havet. Vieweg, 1880, page 198.

[9] J’ai mis poulain, quoique impropre, parce que ânon est formé de la même racine que âne ou ânesse, monotonie que l’auteur hébreu a évitée. Du reste, il parait que le mot hébreu n’indique pas que l’animal ne soit pas adulte ; c’est seulement un terme plus élégant, qu’on employait de préférence pour le jeune âne ou l’âne sauvage.

[10] Le chrétien Firmicus Maternus, dans son livre contre le polythéisme, écrit vers 350, parle des solennités par lesquelles on célébrait la mort d’Adonis, qu’il nomme le mari de Vénus ; et, comme Adonis passait pour être mort de la blessure que Mars lui avait faite en prenant la forme d’un sanglier, il dit : Vois le corps dont l’adultère dieu a fait choix, pour venir à bout du mari ; il a voulu être un porc, et pourtant, s’il avait le pouvoir de se métamorphoser, il aurait dû plutôt prendre l’aspect et la forme d’un lion. Mais ceux qui ont étudié le caractère des différents animaux savent que le lion, dans sa férocité sauvage, pratique la vertu de chasteté. C’est donc à bon droit que l’adultère dédaigne la figure du lion et choisit celle d’un animal lubrique. Ici, étudions les mystères de la tradition évangélique. Après avoir chassé un démon, le Seigneur le transmet à un troupeau de porcs, et à bon droit ; ainsi jeté avec des animaux lubriques à travers les précipices et dans les flots, l’esprit immonde trouvait dans les morte diverses de ces porcs un supplice digne de lui. » FIRMICUS MATERNUS, éd. Bursian, Leipzig, 1858, page 15.

[11] Isaïe, LXVI, 22. Voir tome III, p. 358.

[12] RENAN, Vie de Jésus, p. 361 de l’édition de 1867.

[13] Expression de M. A-S. Morin : Jésus réduit à sa juste valeur, par Miron (Morin). Genève, 1865.

[14] Cette expression, la passion, n’est pas dans les Évangiles. Dans les Actes, I, 3, on lit : Depuis qu’il avait souffert, ce que la Vulgate traduit par post passionem suam. C’est le premier exemple de cette locution. Dans la seconde Épître à ceux de Corinthe, on trouve, au pluriel, τά παθήματα τοΰ ριστοΰ, et dans la Vulgate passiones Christi (I, 5).

[15] Formule équivalente à Oui, je vous le dit ; celle-ci se trouve dans Luc, XI. 51.

[16] Le chant d’action de grâces qui suivait le repas.

[17] Abba est le mot hébreu, que l’évangéliste, ou peut-être un copiste, traduit immédiatement.

[18] A la tentation.

[19] Il faut supposer avant ces mots un intervalle de silence.

[20] Rabbi, maître (le maître qui enseigne).

[21] D’après Matthieu, ils lui mettent un roseau dans la main, comme un sceptre.

[22] Boisson anesthésique qu’on donnait par pitié à ceux qu’on mettait en croix.

[23] Héloï, etc., est un verset d’un psaume, XXII, 2. Le texte hébreu porte : Héli, Héli, lamma hazabathani : les formes employées dans l’Évangile sont chaldaïques.

[24] C’était chose extraordinaire ; les crucifiés mettaient deux jours et plus à mourir.

[25] Nous disons Jacques et Joseph.

[26] C’est là que le plus ancien évangile s’arrête. Les quelques versets qu’on lit au delà manquent dans tous les bons manuscrits et ne sont qu’une addition apocryphe.

[27] Le χιτών, en latin la tunique.

[28] Disons en passant que le sens du passage du psaume est celui-ci : Ils se croient si sûrs de me détruire, qu’ils se partagent d’avance ma dépouille.

[29] Maris équivaut à maître ou seigneur. C’est le même mot qui entre dans la formule maranatha, qu’on a vue dans Paul. Cette traduction est à très peu près celle de M. Ferdinand Delaunay, dans son Philon d’Alexandrie, 1861, page 213.

[30] RENAN, Vie de Jésus, p. 358 de l’édition de 1867.

[31] Voir psaume XXXVII, 11.

[32] Exagération peu raisonnable et même dangereuse, car il faut savoir lutter contre le mal. Et surtout celui qui se résigne trop aisément à ce qu’on lui fasse injure se résignera plus aisément encore à l’injure faite à autrui.

[33] Il n’y a rien de pareil dans la Bible juive. Voir mon tome III, page 100.

[34] Comme d’ailleurs l’exaltation est chose passagère et capricieuse, ces versets n’empêchent pas que le même évangile ne respire ailleurs la haine des Juifs. Voir XXXIII, 32-36.

[35] L’épreuve par laquelle nous sommes entraînés à pécher, la tentation.

[36] De même XVI, 17 : Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont dévoilé ces choses, mais mon Père qui est dans les cieux, etc.

[37] Le Christianisme et ses Origines, t. III, p. 148.

[38] Le Christianisme et ses Origines, tome Ier, page 225.

[39] Remarquer que ces expressions, et même en neutre Πνεΰμα, indiquent un mode d’action divine, et non précisément un père.

[40] Dans Paul, fils de David est pris au sens que cette expression a dans la Bible, et elle signifie simplement un homme de Juda, un Juif. Voir c. III.

[41] C’est d’après un passage de Michée (V, 2) où est célébré un chef d’Israël, peut-être Simon ou Hyrcan, qui, à ce qu’il parait, était né à Bethléem. Plus tard, cela a été appliqué à l’Oint attendu.

[42] ARISTOPHANE, l’Assemblée des femmes, 411, — AMMIEN, XXII, 14, etc.

[43] Comme ceux qui sont indiqués dans Marc, XIV, 15 et XV, 21.

[44] On pense au mot de M. Jourdain dans Molière : Il y a trop de tintamarre là-dedans.

[45] Pourquoi le récit de Marc est-il demeuré suspendu ? Il est difficile de le dire ; mais on peut supposer avec vraisemblance que le texte complet contenait des versets qui se sont trouvés plus tard en contradiction formelle avec d’autres évangiles, ou avec le livre des Actes, de sorte qu’on aura pris le parti de les retrancher.

[46] Les commentateurs nous avertissent que lier et délier (ce sont les mots du texte) signifient fermer et ouvrir, d’après la manière dont les anciens fermaient et ouvraient leurs portes.

Je reviendrai plus tard sur cette expression mon Église, où le mot d’église est pris dans un sens général que nous n’avons pas rencontré encore, et qui demande à être expliqué.

[47] L’iota hébreu, ou iod, est plus petit qu’aucune autre lettre.

[48] Marc, I, 2, 8 et 14 : VI, 14 ; VIII, 28.

[49] Luc, II, 27, 33, 43.

[50] Au fond elle n’est équitable en aucun sens, ni à l’égard des Juifs, ni à l’égard du fils aîné ; mais l’habile conteur s’y prend de manière à la faire passer. Il ne parle pas de déshériter lainé pour le plus jeune : c’est bien, je croie, sa pensée, mais il sent que cela nous révolterait. Il se borne à faire tuer le veau gras pour le cadet repentant, et, quand l’aîné se fâche de cette réjouissance, dont après tout il aura sa part, nous trouvons que c’est lui qui n’est pas assez bon, et qu’il a tort de se plaindre.

[51] Luc, XXII, 20 ; PAUL, Corr., I, XI, 25. Comparer Marc, XIV, 24, et Matth., XXVI, 28.

[52] Il n’a rien de commun avec le Lazare ressuscité du quatrième évangile.

[53] Après les mots : Il aurait voulu rassasier sa faim avec les miettes, la Vulgate ajoute : Et on ne lui en donnait pas ; mais cela n’est pas dans le grec.

[54] Le texte dit seulement que les gouttes de sueur étaient comme des gouttes de sang, tant elles étaient grosses (XXII, 44).

[55] Voir mon tome I, page 177. Je l’ai rapprochée d’un texte de Sénèque. Une autre parole célèbre du Nouveau-Testament : Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes (Act., V, 29, et IV, 19), semble un souvenir de l’Apologie de Socrate dans Platon (p. 29.).