LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — LE NOUVEAU TESTAMENT

 

CHAPITRE II — LA RÉSURRECTION. - PAUL

 

 

J’ai établi, dans la Critique des récits sur la vie de Jésus, que, suivant toute apparence, il n’a jamais prétendu être le Christ ; je n’oserais pas soutenir que, même de son vivant, personne n’ait jamais pensé qu’il pût l’être, et que ce nom n’ait pas été quelquefois murmuré autour de lui. Quand l’attente d’un Christ était si universelle, il a dû se trouver, sur le passage d’un homme à la fois populaire et extraordinaire, des voix pour dire : Le voilà ! quoiqu’elles ne le disent pas bien haut sans doute. Mais c’est la secousse produite dans les imaginations et dans les cœurs par son supplice même qui, à un moment donné (nous ne pouvons dire quel fut ce moment), a fait tout à coup partir ce cri, de côté et d’autre, avec un retentissement surprenant.

On a vu depuis combien de temps déjà les Juifs attendaient un Oint ou Christ, c’est-à-dire un chef envoyé de Dieu, et croyaient même le voir paraître. Ces christs étaient d’abord des chefs militaires, des rois des Juifs : puis Judas de Galilée ajouta à ce caractère celui de dévot et de prophète, qu’il fit dominer. Jean le Baptistès fut un Christ non militaire, simplement inspiré et prophète.

Cependant des christs tués misérablement, comme Judas et surtout comme Jean, qui n’avait même pas pris les armes, ne ressemblaient guère aux christs guerriers et glorieux qu’on se figurait d’après les prophètes et d’après les psaumes. Mais l’imagination se plia à celte transformation, et y plia les prophéties elles-mêmes. Il y avait dans Isaïe un morceau qu’on peut appeler, je l’ai dit déjà, le tableau dé la Passion d’Israël, où Israël est personnifié, sous la figure d’un serviteur de Iehova, que Iehova aime entre tous, et qu’il l’ivre cependant aux plus rudes épreuves (LII,13)[1]. Quand les Juifs se furent accoutumés à l’idée que leur Christ pouvait être malheureux, c’est au Christ qu’ils appliquèrent ce morceau fameux, et non plus à Israël. Cette disposition des esprits profila à la mémoire de Jésus. A qui pouvaient mieux s’appliquer, qu’au Galiléen mort d’un supplice cruel et infâme, ces images d’abjection et de douleur ?

Cependant il fallait bien que tout aboutit en définitive au règne du Christ et à la restauration d’Israël. II n’y avait pour cela qu’une ressource, c’est que le Christ, après sa vie et sa mort misérables, ressuscitât pour entrer dans une autre vie toute glorieuse.

Cette solution semblait indiquée, quoique d’une manière assez vague, dans un verset même de ce morceau d’Isaïe (LIII, 10). Elle était surtout préparée par la croyance générale à la résurrection des morts, qui était répandue alors chez les Juifs[2].

On crut donc à la fois, et que Jésus était le Christ, et qu’il était ressuscité, et ces deux idées ne se séparèrent pas l’une de l’autre.

La résurrection’ d’un personnage divin n’était pas d’ailleurs en elle-même une idée faite pour étonner le monde aulique ; il y était, au contraire, tout préparé. Une foule de religions célébraient, sous les noms divers d’Osiris, de Thamous ou Adonis, d’Attys, etc., probablement aussi de Mithra, une résurrection qui à l’origine représentait simplement celle du soleil, reprenant possession du ciel après l’hiver[3].

Ce qu’il y eut cette fois de nouveau et d’inouï, ce fut de croire à la résurrection, non plus d’un dieu ou d’un demi-dieu, mais d’un homme, qu’on avait vu mourir hier. On a peine à comprendre une telle illusion, même au milieu des espérances fiévreuses qu’entretenaient dans les âmes le fanatisme juif d’une part et l’initiation mithriaque de l’autre. Il ne faut pas oublier combien ces temps sont mal éclairés pour nous, et que nous n’entrevoyons ce qui s’y passait que de la manière la plus vague.

Jésus était le Christ ; Jésus est ressuscité. Ces deux dires se sont-ils répandus en même temps ? Nous ne savons ; à la distance où nous sommes, ils se confondent absolument en un seul. Pourtant le premier mot a dû être : Jésus est le Christ. Mais alors tout n’est pas fini ; s’il est le Christ, il doit reparaître ; il va venir comme vient le Christ, sur les nuées du ciel ; il va détruire ce monde mauvais ; il va restaurer Israël ! Tandis que les esprits en sont là, et rêvent là-dessus tout éveillés, un compagnon de Jésus, ou peut-être une femme qui l’avait suivi, le revoit une nuit ou un matin dans un songe. Elle a peine alors, en s’interrogeant elle-même, à distinguer le songe d’une réalité : en le racontant, elle ne distingue plus, et encore moins ceux qui le répètent d’après elle. On a vu Jésus ! Je dis, on a. vu, car, en pareille matière, ce qui a d’abord été vu d’un seul l’est bientôt d’un autre, puis de plusieurs. Dés lors, il n’y a plus à attendre ; il ne faut pas dire : Il viendra, il ressuscitera ; il est ressuscité, c’est chose faite ; les croyants maintenant peuvent dormir tranquilles ; ils ont bien plus qu’une promesse ; l’œuvre de l’établissement du royaume de Dieu est commencée par la résurrection même de Jésus, et elle va s’achever tout à l’heure.

Les prétendues apparitions de Jésus à ses disciples, témoignages de sa résurrection, sont mentionnées d’une part dans les Évangiles, de l’autre dans une Lettre authentique de Paul, la Première à ceux de Corinthe (XV, 5). Mais il y a une grande différence entre la manière dont parle Paul et celle dont s’expriment les Évangiles. Paul ne donne absolument aucun détail : Jésus a été vu (ώφθη) c’est tout ce qu’il trouve à dire. Il a apparu à Céphas, puis aux Douze, puis à plus de cinq cents frères à la fois, puis à Jacques, puis à tous les Envoyés et « en dernier lieu à moi aussi ». Pas un mot de plus. Mais comment a-t-il apparu ? où ? quand ? sous quelle forme ? avec quelles circonstances ? on n’en sait rien. Paul ne s’explique ni sur ce que les autres ont vu, ni sur ce qu’il a vu lui-même, et la chose pourtant en valait la peine. Le vague de cet énoncé nous autorise à réduire le miracle au minimum, c’est-à-dire à une aperception aussi fugitive et aussi peu distincte qu’on voudra l’imaginer. A-t-il vu ? ou a-t-il rêvé ?

C’est tout autre chose dans les Évangiles. Le plus ancien s’arrête, il est vrai, avant d’arriver aux apparitions de Jésus. Mais il contient l’histoire des trois femmes qui vont au sépulcre le matin, au lever du soleil, et trouvent écartée la pierre qui en défendait l’entrée. Le sépulcre est vide, mais elles y voient un jeune homme (un ange, dit Matthieu), qui leur montre que Jésus n’est plus là, et leur dit qu’il est ressuscité et que ses disciples le retrouveront en Galilée : elles ne voient pas Jésus lui-même. Dans Matthieu, elles le voient au moment où elles sortaient du sépulcre. Cette apparition (aussi secrète que possible) est la seule que Matthieu suppose qui ait lieu à Jérusalem. C’est sur une, montagne de la Galilée que Jésus a donné rendez-vous à ses disciples. Ils l’y trouvent, en effet, et ils se prosternent devant lui : Cependant quelques-uns doutaient, mais Jésus s’approche d’eux et il leur parle, et l’évangéliste rapporte ses paroles mêmes. Dans Luc[4], on arrive, pour parler le même langage que tout à l’heure, au maximum du miracle. Tout se passe à Jérusalem même, et il n’est plus question de la Galilée. Après l’apparition aux femmes, Jésus se manifeste une première fois à deux seulement des siens, qu’il aborde sur le chemin d’Emmaüs ; c’est comme un prologue très dramatique, qui prépare une plus grande scène. Puis le soir, comme tous sont réunis dans Jérusalem, a le voilà tout à coup au milieu d’eux, et il leur dit : Paix à vous. Frappés d’effroi, ils croyaient voir un esprit, mais il leur dit :... Voyez mes mains et mes pieds ; c’est bien moi ; touchez et voyez ; un esprit n’a pas de chair ni d’os... Et il leur fit voir ses mains et ses pieds. Et, comme dans leur joie ils restaient encore incrédules et étonnés, il leur dit : Avez-vous ici quelque chose à manger ? Et ils lui apportèrent un peu de poisson cuit et du miel. Et il prit ce qu’ils apportaient, et devant eux il le mangea, etc. » Cela était probant ; on sait bien qu’un esprit ne mange pas[5].

Enfin le quatrième évangile raconte à la fois une apparition à Jérusalem et une autre en Galilée. Dans celle-ci, Jésus prend part à la pêche avec ses disciples. Dans la première se place l’épisode de l’incrédulité de Thomas, qui demande à mettre le doigt dans le trou des clous et la main dans la plaie du flanc.

J’ai poursuivi cette comparaison parce qu’elle est très instructive, et fait bien voir la loi suivant laquelle se produit le merveilleux. Paul est un témoin : il l’est déjà pour le compte des Douze, puisqu’il les tonnait personnellement ; il l’est encore bien mieux pour son propre compte. C’est donc lui qui devrait donner des détails précis sur les apparitions de Jésus, et, au contraire, il n’en donne aucun ; on ne saurait même dire au juste ce qu’il entend par ce mot : Il a été vu. C’est l’expression vague d’une illusion très vague sans doute elle-même. Au contraire, dans les évangiles, nous n’entendons plus des témoins ; ce sont des récits écrits on ne sait par qui, à plus de quarante ans de la mort de Jésus, après la destruction, de Jérusalem. Plus on s’éloigne, plus les détails abondent ; le narrateur sait tout et répond à tout ; il ne laisse pas place à une question ni à un doute ; tout est complet, parce que tout est inventé. Voilà ce que c’est que le merveilleux de seconde et de troisième main.

Un détail très curieux est celui du lieu où les divers récits placent les apparitions de Jésus. Paul n’a pas un seul mot qui le détermine, et il nous laisse sur ce point dans la même obscurité que sur tout le reste. Mais le plus ancien évangile dit expressément que les Douze ne doivent retrouver Jésus qu’en Galilée, et Matthieu reste fidèle à cette tradition. D’après lui, c’est bien en Galilée que Jésus se montre une seule fois à ses disciples, pour remonter au ciel aussitôt après. C’est seulement dans Luc et Jean qu’il y a des apparitions à Jérusalem. C’est en effet le propre d’une fable qui commence de ne pas trop s’éloigner d’abord de la réalité. Or, la réalité est, non pas sans doute que Jésus se montre plutôt en Galilée qu’à Jérusalem, mais qu’on le croie plutôt en Galilée qu’à Jérusalem, loin de l’endroit où il est mort, plutôt que là où tout le monde l’a vu sur sa croix[6].

Mais la particularité la plus remarquable des récits sur les apparitions de Jésus, c’est qu’il n’est dit nulle part que Jésus ait apparu à sa mère. Si ce n’était le propre de la maladie de la foi de suspendre, pour ainsi dire, chez ceux qui en sont atteints, les fonctions de la pensée, combien les croyants devraient être étonnés quand ils lisent que Jésus ressuscité s’est montré à tant d’autres et non pas à sa mère 1 Mais ils sont aveugles là-dessus comme sur l’absence de cette mère dans les récits de la Passion. La vérité est que le silence absolu des trois évangiles ôte toute valeur à ce qui est dit de la mère de Jésus dans Jean, XIX, 25, ou dans Actes, I, 14.

C’était un besoin et une nécessité pour les Juifs d’appuyer sur la Bible toutes leurs croyances. On avait réussi à y trouver la résurrection des morts ; il était bien autrement difficile d’y trouver la résurrection de Jésus. Cependant Paul n’hésite pas à dire que Jésus et est ressuscité le troisième jour, suivant les Écritures (I Cor., XI, 4). Or le seul endroit des Écritures auquel cela puisse se rapporter est ce passage d’Osée (VI, 1) : Allons, retournons au Seigneur notre dieu ; c’est lui qui nous a emportés et il nous guérira ; il fera la plaie et il la pansera. Il nous rendra la santé en deux jours ; le troisième jour, nous nous relèverons. Je n’ai pas besoin d’expliquer des images si transparentes. Voilà ce que Paul appelle un témoignage de la résurrection de Jésus[7] !

Mais ce passage d’Osée est précieux en cela même qu’il nous autorise à ne pas tenir compte de la tradition d’après laquelle on a parlé de Jésus ressuscité dès le surlendemain de sa mort — car c’est là ce que signifie le troisième jour dans la langue d’alors —. Cela n’a été supposé que d’après ce verset, et il est beaucoup plus probable qu’à l’origine on a cru à la résurrection de Jésus sans dater d’aucune manière cette résurrection, et on y a cru d’abord, comme je l’ai dit, en Galilée.

Si les hommes d’alors, à propos de la résurrection de Jésus, avaient eu l’idée d’une enquête, il aurait fallu la commencer par constater la disparition du corps de Jésus. Or Paul ne nous dit pas un mot là-dessus, et il est bien à remarquer que, dans son énumération des apparitions, il passe absolument sous silence les trois saintes femmes, dont il ne semble pas avoir entendu parler. Il n’indique pas que personne soit allé au sépulcre et ait reconnu que Jésus n’y était plus. Quant aux évangiles, ils disent que le corps n’était plus dans le sépulcre ; mais comment le disent-ils 2 Les deux premiers racontent seulement que les saintes femmes ont trouvé le sépulcre vide ; le troisième ne se contente pas des femmes et y ajoute Pierre ; le quatrième, Pierre et Jean. Il n’est pas dit qu’aucun autre disciple soit venu vérifier la chose, et, moins encore, que les gentils s’en soient mis en peine. L’évangile qui porte le nom de Matthieu est le seul où on lise que Jésus vivant ayant annoncé sa résurrection, les Romains finirent des gardes au sépulcre pour empêcher d’enlever le corps, et que le corps ayant disparu néanmoins, les grands prêtres payèrent les soldats pour leur faire dire qu’ils s’étaient endormis, et que le corps avait été enlevé pendant leur sommeil : un conte d’une pauvre invention. La vérité est sans doute que personne n’a rien éclairci et n’a même pensé à le faire. C’est en Galilée d’abord, suivant toute apparence, et fort loin de son sépulcre, que s’est répandu le bruit de Jésus ressuscité. Les hommes qui croyaient l’avoir revu vivant se souciaient peu de son corps mort, et on le leur aurait montré, qu’ils n’en auraient pas moins cru ce qu’ils croyaient ; mais personne ne songeait à les contredire. Ceux à qui on venait parler de Jésus ressuscité, ou croyaient eux-mêmes, ou haussaient les épaules, ou s’emportaient, mais sans que cela eût d’autres suites. Peut-être, si on eût entendu dire que Jésus ressuscité avait recommencé sa première vie, qu’il s’était montré à la foule, qu’il avait prêché, ameuté les peuples ; alors les polices se seraient émues, et elles auraient pu rechercher si le corps de Jésus avait disparu et comment il avait pu disparaître. Mais cette seconde vie, qui ne se manifestait que par quelques visions mystérieuses, leur importait peu. Ce n’est qu’à une très grande distance des évènements, quand le christianisme fut une doctrine constituée, que des raisonneurs, probablement des Grecs, se mirent à faire des objections. Ils dirent : Si Jésus était ressuscité, son corps n’était donc plus dans le sépulcre ? On répondit : En effet, il n’y était plus ; les saintes femmes ne l’y ont plus trouvé. Les raisonneurs allaient plus loin : S’il n’y était plus, c’est que vous l’aviez enlevé. Alors on inventa l’histoire des gardes. Voilà comment les légendes s’achèvent peu à peu.

Quand Jésus fut reconnu pour le Christ, on l’appela le Christ plutôt que Jésus. On l’appela aussi d’un nom qui signifie proprement le maître, et qu’on a l’habitude de traduire par le Seigneur[8]. Ce nom, les Juifs s’en servaient pour désigner leur dieu lui-même, afin de ne pas prononcer son nom sacré, le nom qui s’écrivait, dans cette langue où il n’y a que des consonnes, par lès quatre lettres : I, H, V, H[9]. Chaque fois que ces quatre lettres se présentaient dans un texte, ils lisaient Adonaï, mon Seigneur, et de là il est arrivé que, dans la traduction grecque, on ne lit jamais le nom exprimé par les quatre lettres, mais seulement le Seigneur. Voici maintenant ce qui s’est produit :

Le psaume ci commence en hébreu par ces mots : Iehova a dit à mon Seigneur : Sieds à ma droite, etc. Dans la pensée de l’auteur du psaume, celui qu’il appelle son Seigneur est son roi ; mais, dans la suite, le psaume tout entier a été appliqué au Christ. Maintenant, d’après ce qui vient d’être dit, ce verset, dans les traductions, a pris cette forme : Le Seigneur a dit à mon Seigneur, etc. Il est résulté de là deux choses : premièrement que le Christ a été appelé Seigneur, ensuite que le même nom s’est trouvé appliqué à Dieu et au. Christ. Cela n’a pas peu contribué, sans doute, à rapprocher le Christ de Dieu, jusqu’au jour où il est enfin devenu dieu, longtemps après l’époque où nous sommes.

On disait aussi : Notre Seigneur. La formule Maranatha (voir I Cor., XVI, 24) est formée de deux termes chaldaïques (la langue des Juifs d’alors) qui signifient : Notre Seigneur est venu. C’était une espèce de mot de passe que les chrétiens échangeaient entre eux.

Jésus est l’Oint ou le Christ, Jésus est le Seigneur ; voilà le premier pas fait dans la marche qui a conduit le monde hellénique à une religion nouvelle ; et ce premier pas est le plus difficile à expliquer, parce que les données, nous manquent, et que nous n’avons rien d’écrit qui date de cette heure-là, puisque Paul lui-même n’était pas encore parmi les Frères. L’attente d’un Christ était à la fois si universelle et si ardente, qu’un Christ ne pouvait manquer de se produire ; mais pourquoi ce Christ a-t-il été celui-là ? Nul ne le dira ; comme nul ne dira, quand le ciel est couvert et quand la pluie va tomber, pourquoi c’est telle goutte qui tombe la première[10]. Le mouvement qui se fit autour de Jésus fut peu de chose,’mais ce peu de chose n’en a pas moins été l’origine de tout le reste. Et à quoi ce mouvement lui-même a-t-il tenu ? D’abord sans doute à lui, à sa personne, à la puissance morale qu’il avait en lui, et que nous sentons encore dans les évangiles. M. Renan écrivait tout récemment : Le chef-d’œuvre de Jésus a été de s’être fait aimer d’une vingtaine de personnes, ou plutôt d’avoir fait aimer l’idée en lui, jusqu’à un point qui triompha de la mort[11]. Mais il a triomphé surtout par la mort même, par cette catastrophe tragique d’un supplice ignominieux et cruel. C’est là ce qui a achevé le prestige et ce qui a rendu présent en lui ce type de l’homme de douleur, consacré dans l’imagination des Juifs par une prophétie dont j’ai parlé déjà et dont je reparlerai encore.

Du moment que Jésus était le Christ, il y avait dans le monde une foi nouvelle, mais qui ne se répandait que parmi les Juifs (Act., XI, 19). Il est vraisemblable qu’elle s’est produite d’abord en Galilée (où les plus anciens évangiles placent les apparitions de Jésus) ; mais on ne nous l’a pas dit. Le livre des Actes, le seul où nous puissions nous renseigner d’une manière suivie sur les origines du christianisme, et qui n’a été fait qu’à une très grande distance de ces origines, n’a pas daigné s’occuper des commencements obscurs de la première église chrétienne, et nous la montre tout de suite établie à Jérusalem. II nous peint ceux qui la composent comme si étroitement unis, qu’ils mettaient tout en commun (II, 44 et IV, 32). Ce n’est là sans doute que l’image d’un âge d’or sans réalité. Les Lettres authentiques de Paul ne laissent rien entrevoir de semblable. Il y a plus de vérité dans ce qu’on nous dit au même endroit, que tous les jours ils allaient prier au temple, comme tout bon Juif.

D’après le livre des Actes, cette église était gouvernée par un collège de douze personnages, qu’on appelait les Envoyés, les apôtres, et qu’on supposait institués officiellement par Jésus lui-même. Dans ce même livre, le traître Judas, qui était un des Douze, est remplacé par Matthias, immédiatement après la mort de Jésus, au moyen d’une élection faite dans les formes par les disciples, qui se trouvent au nombre de cent vingt (dix fois douze). Dans les Lettres de Paul, les Douze sont nommés une fois seulement dans ce verset : Il a apparu à Céphas, puis aux Douze. — de sorte qu’on pourrait se demander si ces trois derniers mots ne sont pas une addition faite après coup, par quelqu’un qui, ayant lu les évangiles, ne comprenait pas que l’apparition aux Douze fût oubliée dans Paul. Mais même en les supposant authentiques, il est difficile de croire que ces Douze, dont Paul ne parle pas ailleurs une seule fois, eussent parmi les fidèles une véritable autorité et même qu’il y eût des Douze au temps de Paul. Cela supposerait seulement qu’on admettait que Jésus avait eu douze compagnons, et que ceux qu’on croyait avoir été de ces douze (car plusieurs pouvaient avoir disparu) s’en faisaient un titre d’honneur. Paul reconnaît, il est vrai, une certaine autorité dans les apôtres, mais ceux qu’il appelle ainsi ne paraissent pas être en nombre déterminé ni constituer un collège. Il comprend au contraire dans les apôtres Jacques, frère du Seigneur (Gal., I, 19), tandis que le livre des Actes le met en dehors des Douze (I, 14). Il est clair d’ailleurs que, si les apôtres avaient été un corps constitué, Paul n’aurait pas pu s’attribuer, comme il le lait, le titre d’apôtre sans avoir été reçu dans ce corps.

Trois personnages sont particulièrement désignés, soit dans Paul, soit dans les Actes, comme ayant la principale autorité. C’est d’abord Jacques, le frère du Seigneur ; c’est lui que Paul nomme le premier : Jacques, Céphas et Jean, ceux qu’on regardait comme les piliers (Gal., II, 9). Il était entouré d’un grand respect ; il ne figure pas dans les prétendues listes des Douze que donnent les évangélistes. Il parait avoir été enveloppé dans la condamnation que le grand prêtre Hanan fit porter en l’an 64 contre les sectateurs du Christ Jésus[12].

Céphas ou Pierre,’ n’étant pas frère de Jésus, n’était pas aussi honoré que Jacques, mais il n’était pas moins considérable ; ou plutôt tout indique qu’il a été le véritable chef de la communauté naissante, autant qu’elle a eu un chef ; que c’est lui surtout, qui a porté le poids de la propagande par laquelle s’est établie la foi nouvelle ; qui a été enfin l’Apôtre par excellence avant la venue de Paul, c’est-à-dire pendant cette première période qui a dû être la plus difficile, précisément parce qu’elle n’était pas la plus éclatante[13]. Enfin on nommait à côté de Pierre, et comme son second, Jean, fils de Médée, sur qui nous ne savons rien de plus.

Nous ignorons à quel moment les disciples — c’est ainsi que le livre des Actes, VII, 1, etc., appelle ceux qui croyaient en Jésus — commencèrent d’exciter la haine des Juifs et d’être inquiétés et maltraités. Rien ne détermine la date du meurtre de Stéphanos ou Étienne, lapidé dans un soulèvement populaire, à la suite duquel les disciples, réduits à fuir Jérusalem et la Judée, se dispersèrent dans les pays voisins. C’est à propos de cet évènement que le livre des Actes nomme pour la première fois Saul ou Paul[14].

Que Paul ait pris part ou non au meurtre de Stéphanos, car ce n’est peut-être là qu’une légende, il est certain, par son témoignage à lui-même (Gal., I, 13, etc.), que cet esprit ardent se signala d’abord par son animosité contre la secte nouvelle. Le livre des Actes raconte qu’il allait de Jérusalem à Damas, avec des pouvoirs qu’il s’était fait donner par le grand prêtre pour saisir et pour emmener à Jérusalem des Juifs coupables de croire en Jésus, quand il fut retourné (c’est ce qu’exprime le mot latin converti) par un coup soudain, dont la tradition a fait un miracle : le chemin de Damas est devenu proverbial (Act., IX, 3). C’est seulement quand on sera entré dans l’étude des doctrines de Paul, de ses sentiments et de ses rêves, qu’on pourra essayer de s’expliquer ce qu’il éprouva ; mais toute grande passion peut donner lieu à ces révolutions de l’âme qui transforment là haine en amour, un amour qui ne sera pas moins furieux que la haine. Paul s’était à peine présenté comme Disciple à un Disciple de Damas ; que déjà il prêchait «la bonne nouvelle» dans les synagogues de cette ville, de la même voix qui la veille jetait l’épouvante parmi les fidèles. Mais on s’imagine aisément combien ce fanatisme juif, qui l’avait enflammé lui-même, prit en horreur l’apostat. Il lui fallut s’échapper, se jeter dans l’Arabie, d’où il revint encore à Damas. Pour Jérusalem, il n’osait plus y reparaître. Il n’y revint qu’après trois ans, et n’y passa que quinze jours (Gal., I, 18).

Tout en s’expliquant cette conduite de Paul, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle paraîtrait bien extraordinaire aux croyants, si, par une sorte de grâce d’état, ils ne lisaient les textes sacrés avec un respect banal qui les empêche de faire attention à ce qu’ils lisent. Quoi ! il ne tient qu’à Paul, qui n’a pas connu Jésus lui-même, de connaître les compagnons de Jésus, de se faire conter et certifier par eux les actes, les enseignements et toute la vie terrestre du Christ, et il ne s’en met pas en peine ! et il s’en va prêcher Jésus pendant trois ans sans avoir ni interrogé ni entendu aucun témoin de celui qu’il prêche ! On voit combien sont loin de compte ces apologétiques modernes qui s’expriment sur les origines des religions comme si celles-ci s’établissaient par une instruction en règle, où l’on entend des dépositions et où l’on dresse des procès-verbaux ; ils parlent de témoins qui se feraient égorger, d’apôtres qui n’ont pu être ni trompés ni trompeurs, et autres lieux communs de cette espèce. Mais personne alors ne songeait, ni parmi les croyants ni parmi leurs adversaires, à faire de pareilles informations. Quelques hommes disaient : Le Christ est ressuscité, on me l’a dit, il a apparu à tels et tels ; ou quelquefois : Il m’a apparu. Les uns les croyaient, les autres ne les croyaient pas ; mais il ne se passait rien de plus. Et c’est ainsi que le plus ardent, le plus entreprenant des apôtres de la foi nouvelle, n’a prêché que ses propres idées et ses propres imaginations, et s’est vanté lui-même de n’avoir rien reçu d’une autorité quelconque. (Gal., III, 12.)

Pendant les quinze jours qu’il passa à Jérusalem, Paul conféra avec Pierre, non pas évidemment comme un disciple avec son maître, mais comme quelqu’un qui était déjà une puissance, et qui venait s’entendre avec le premier personnage d’avant lui sur leur action commune et leurs intérêts communs.

Il ne vit d’ailleurs que Pierre et Jacques, et n’entra en rapport avec aucun autre. (Gal., ibid.)

Il paraît avoir eu pour introducteur auprès de Pierre et de Jacques, un Juif de Cypre, c’est-à-dire comme lui de race hellénique, et à peu près du même pays ; Paul était de Tarse, en Cilicie[15]. Ce Juif était lévite ; il s’appelait Joseph, et s’étant fait remarquer comme prédicateur de la foi nouvelle, il avait reçu le surnom de Bar-Nabas (Barnabé), fils de la prédication. (Act., IV, 36, et IX, 27.)

Dans la dispersion des disciples qui suivit la mort de Stéphanos, la foi au Christ Jésus avait été portée hors de la Judée, à Damas, en Phénicie, dans Cypre, à Cyrène ; elle arriva enfin à Antioche, la capitale de la Syrie, la grande porte qui s’ouvrait sur l’empire romain. Mais il se produisit à Antioche quelque chose de tout nouveau. Jusque-là, on n’avait encore prêché le Christ Jésus qu’aux seuls Juifs, Hébreux ou Grecs ; ni Céphas ou Pierre, ni Barnabé, ni Paul lui-même, n’avaient eu la pensée de s’adresser à des incirconcis ; en un mot, les Disciples n’étaient encore qu’une secte juive. C’est à Antioche que pour la première fois des Juifs de Cypre et de Cyrène, qui croyaient à Jésus, parlèrent de lui aux Hellènes (XI, 20), c’est-à-dire aux incirconcis. Et la main divine était avec eux, et grand fut le nombre qui crut et qui se tourna vers le Seigneur (XI, 21). A cette nouvelle, ceux de Jérusalem envoyèrent aussitôt à Antioche Barnabé, l’éloquent apôtre cypriote. Mais Barnabé lui-même, et cette inspiration lui fait grand honneur, eut l’idée d’aller chercher Paul à Tarse, où il était retourné après les quelques jours passés à Jérusalem, et de le prendre avec lui.

Et il arriva que pendant toute une année ils conférèrent dans l’église, et ils se firent écouter d’un grand nombre, et c’est à Antioche que les disciples reçurent pour la première fois le nom de Christiens. Ce verset est l’acte de naissance du christianisme[16].

On voit que Paul ne peut pas être appelé l’auteur du christianisme, puisque la pensée de prêcher Jésus aux incirconcis est antérieure à lui et que ce sont des hommes obscurs qui eurent cette pensée. Le christianisme n’a pas d’auteur, non plus que la révolution française ; ces grands mouvements se font tout seuls et par les premiers venus[17].

Cependant, comme la parole de Dieu allait gagnant et se répandant de plus en plus (XII, 24), l’idée entra dans les esprits de la porter au delà de la Syrie. Nous appelons encore ces idées soudaines et puissantes des inspirations ; mais le mot n’a plus pour nous une grande force et n’implique rien de surnaturel. Dans les Actes, c’est l’Esprit de Dieu qui se fait entendre : L’Esprit saint dit : Mettez-moi à part Barnabé et Paul pour l’œuvre à laquelle je les ai appelés (XII, 2). Et ils partirent ensemble pour une première mission, par où commença la conquête du monde des incirconcis. Dans Antioche même, il semble que les incirconcis qui s’étaient laissé amener au Christ Jésus n’avaient fait que grossir le nombre des Juifs qui, les premiers, avaient cru en lui, et que c’étaient des Juifs qui formaient le noyau de cette Église, ne comprenant pas bien eux-mêmes où ils allaient, et croyant attirer ainsi les gentils à eux, et lion pas se perdre dans les gentils. La Syrie était presque considérée comme une terre juive ; au moins dans sa population de langage syriaque[18]. Ce fut tout autre chose quand Barnabé et Paul s’aventurèrent au delà d’Antioche et prêchèrent Jésus en terre hellénique. Ils attirèrent de plus en plus les incirconcis ; mais les Juifs s’écartèrent d’eux comme d’infidèles, et ils n’en gagnèrent qu’un petit nombre.

Dès lors furent changées du tout au tout les destinées de la foi nouvelle. La propagande qui s’arrêtait aux Juifs ne pouvait amener qu’un schisme dans le judaïsme, c’est-à-dire quelque chose d’essentiellement borné, soit pour le nombre des conquêtes, soit pour l’importance des résultats. Celle qui s’adressait au dehors pouvait, dans tous les sens, être sans limite. Les Juifs qui croyaient au Christ Jésus n’en étaient pas moins des Juifs ; les judaïsants qui acceptaient cette croyance n’étaient plus proprement des judaïsants, puisqu’ils n’avaient de commun avec les vrais Juifs ni les pratiques ni les croyances.

Barnabé et Paul s’embarquèrent à Séleucie, passèrent en Cypre, et de là à Perga, puis à Antioche de Pisidie, d’où ils rayonnèrent jusqu’à Iconium. Ils évangélisèrent ainsi les Galates, si on entend par là non les peuples de la Galatie proprement dite, qui est le pays autour d’Ancyre, mais une partie de ce qui formait la province de Galatie dans les cadres officiels de l’empire romain[19]. Ils revinrent ensuite sur leurs pas, regagnèrent la mer, et rentrèrent dans la grande Antioche, la vraie métropole du christianisme. Ils y réjouirent l’Église nouvelle du récit de cette première campagne, par laquelle Dieu avait ouvert aux gentils la porte de la foi. (Act., XIV, 26.)

La hardiesse de cette expédition était telle, qu’un Disciple, nommé Jean de son nom hébreu et Marc de son nom romain, qui était parti avec Barnabé et Paul comme leur auxiliaire, recula dès les premiers pas (XIII, 13). Et leur retour à Antioche, triomphant en apparence, fut troublé par les scrupules et le mécontentement des chrétiens Juifs, qui se refusaient à reconnaître pour frères des hommes qui n’étaient pas circoncis. Ils ne comprenaient même pas qu’on pût se déclarer disciple de Jésus et n’être pas Juif.

Le prodigieux mouvement de la conversion des gentils ne pouvait s’arrêter ainsi : la force des choses devait prévaloir. Le génie de Paul la comprit, et son éloquence se chargea de la traduire. Il fut à la fois hardi et habile, comme il faut être pour faire les révolutions. Il n’hésita pas à affronter le judaïsme chrétien dans la ville sainte elle-même. Il partit pour Jérusalem avec Barnabé, et, tom en payant de respects les chefs de cette église, leur fit respecter à eux-mêmes la liberté des nouveaux chrétiens. Qui donc aurait pu repousser toutes ces recrues qu’il avait faites jusqu’au milieu de l’Asie, qui ignoraient Jésus la veille et qui le confessaient maintenant ? Quand il venait dire : Ils sont à vous, qui donc aurait pu répondre : Nous n’en voulons pas ? D’ailleurs il y a une force qu’on ne méconnaît guère : c’est celle de l’argent, et Paul l’avait aussi avec lui ; elle décida sa victoire. L’église de Jérusalem était une église de pauvres ; ces chrétiens de la riche Asie pouvaient contribuer à la soutenir. Les héritiers de Jésus se résignèrent à faire deux parts : en se réservant le pays de la circoncision, ils abandonnèrent à Paul les incirconcis, et renoncèrent à exiger la circoncision de ceux qu’il avait fait entrer dans la foi. Seulement, ils nous recommandèrent de nous souvenir des pauvres ; c’est le dernier mot de cette conférence de Jérusalem (Gal., II, 10).

Jacques Céphas (ou Pierre), et Jean- ayant donné la main à Paul et à Barnabé en signe de communion, ceux-ci retournèrent à Antioche accompagnés de deux frères de Jérusalem, chargés de témoigner de l’accommodement qui s’était fait. On l’enregistra à Antioche avec une grande joie. C’était, en effet, sans que les hommes de Jérusalem se l’avouassent peut-être, la reconnaissance du christianisme comme existant à part et indépendamment du judaïsme. La mère et l’enfant sont désormais étrangers l’un à l’autre.

A peine reposés de leur victoire, Barnabé et Pau 1 annoncèrent qu’ils repartaient pour revoir et pour affermir les Églises qu’ils avaient fondées ; mais ils ne partirent pas ensemble. Barnabé fut-il offensé de ce que le génie de Paul avait d’impérieux et de tranchant, ou effrayé de son ardeur inquiète ? lis se séparèrent à l’occasion de ce même Jean ou Marc qui n’avait pas voulu suivre Paul à Antioche de Pisidie, et que Paul refusa de recevoir à son tour. Barnabé prit Marc avec lui et repassa en Cypre. Nous le perdons de vue depuis ce moment.

Paul, accompagné de Silas[20], retourna d’abord sur le théâtre de sa première campagne ; mais cela ne pouvait suffire à sa dévorante activité, et il lui fallait s’ouvrir des voies nouvelles. Où irait-il ? Son inspiration le porta vers l’Occident et la Grèce propre. Il traversa l’archipel et entra en Macédoine. Outre Silas, il avait avec lui Timothée, qu’il avait ramassé en chemin. C’était le fils d’une Juive devenue chrétienne et d’un incirconcis qui était tout au plus un judaïsant : Paul, avant de se l’attacher, le fit circoncire. (Act., XVI, 3.) Il ne crut pas que la liberté de l’incirconcision, qu’il avait péniblement obtenue pour la foule des nouveaux fidèles, pût être soufferte dans un apôtre ou sous-apôtre. Ainsi ce furent trois circoncis, car Silas était un chrétien de Jérusalem (Act., XV, 22), qui allèrent porter dans la plus grande et la plus belle partie du monde grec cette religion nouvelle, où la circoncision devait être condamnée à tout jamais[21].

C’est alors que Paul fonda les églises de Philippes, de Thessalonique et de Béréa, puis celle de Corinthe (après avoir passé à Athènes) : il resta un an et demi à Corinthe. Il ne fit ensuite que toucher à Éphèse et rentra à Antioche après avoir passé à Jérusalem. à ;ais, après un court séjour à Antioche, il repartit pour une troisième course, qui devait être la dernière. Il retraversa toute l’Asie et revisita toutes ses églises ; puis il alla fonder celle d’Éphèse, où il demeura deux ans. Il revint d’Éphèse en Macédoine et en Grèce, repassa encore en Asie, et s’embarqua à Milet pour Jérusalem, où il revenait toujours. On verra plus tard comment il y fut fait prisonnier et conduit à Rome.

Ces deux derniers voyages ne forment véritablement qu’une grande expédition, où Paul fut seul, je veux dire où ce fut lui qui conduisit tout, et c’est alors qu’il conquit le monde hellénique et établit les premières et les plus grandes églises de la chrétienté, si on met à part Antioche et Rome.

Voilà certes un grand spectacle et une révolution surprenante. Comment cela s’est-il fait ? Quelque difficile qu’il soit de s’en rendre compte, cela est moins difficile pourtant que de s’expliquer le mouvement que la prédication et puis la mort de Jésus ont produit dans la Judée ; car nous n’avons sur Jésus, ni aucun témoignage direct, ni aucun écrit où lui-même nous ait laissé sa pensée. Nous avons, au contraire, les Lettres ou Épîtres de Paul, où il revit aujourd’hui pour nous. Il est vrai que beaucoup de ces Lettres sont d’une authenticité au moins douteuse ; mais il y en a quatre qui ne sont contestées par personne, savoir : la Lettre aux frères de la Galatie ; — la Première à ceux de Corinthe ; — la Seconde à ceux de Corinthe ; — et enfin la Lettre à ceux de Rome. Elles suffisent pour pénétrer dans le caractère de Paul et dans l’esprit de sa prédication, et il est temps de les aborder.

Avant tout, il ne faut pas se laisser surprendre à ce nom d’apôtre des gentils, par lequel on a coutume de désigner Paul, et cela d’après lui-même (Rom., XI, 13). Ce mot ne veut pas dire que Paul ait jamais prêché le Christ à ce que nous appelons des païens. Le premier regard jeté sur ses &pitres suffit pour reconnaître qu’elles leur auraient été absolument inintelligibles. Les gentils à qui il s’adresse sont des incirconcis judaïsants, qui avaient reçu les enseignements des Juifs, qui assistaient à leurs assemblées et lisaient leurs écritures : ceux-là seuls pouvaient entendre sa prédication et s’en émouvoir. Partout où il va, il s’adresse d’abord aux Juifs eux-mêmes et parle dans les synagogues, ou dans les lieux de prière (προσευχαί)[22]. Mais le plus souvent il n’est pas écouté par les Juifs et se rabat sur les judaïsants ; c’est de ceux-ci que se composent ses églises. Mais je lie sais s’il y est entré, du vivant de Paul, un seul païen ; je veux dire un homme qui ne connût pas déjà, avant d’y entrer, le judaïsme et la Bible[23].

Je sais bien que, si l’on en croit le livre des Actes, Paul à Athènes disputait dans l’agora avec les philosophes stoïques et ceux de l’école d’Épicure ; qu’il prêchait même devant l’Aréopage et convertissait un de ses membres ; mais je lie suis pas le premier qui refuse d’en croire là-dessus le livre des Actes, et qui voie là un récit de pure imagination. Quoi qu’il en soit, il est certain du moins que les épîtres de Paul ne s’adressent jamais à des païens. Ceux à qui il parle l’avaient été, il est vrai, car il leur dit : Autrefois, quand vous ne connaissiez pas Dieu, vous avez servi des dieux qui ne sont pas en réalité. (Gal., IV, 8.) Et encore : Vous savez que vous étiez des gentils qui vous laissiez conduire comme on voulait aux idoles muettes. (I Cor., XII, 2.) Mais, avant de devenir chrétiens, ils avaient d’abord judaïsé, et ce n’est qu’à travers le judaïsme qu’ils étaient arrivés à Jésus. Autrement, ils n’auraient pu prendre aucun intérêt à la discussion qui remplit à peu près deux des quatre Lettres que nous avons (à ceux de Galatie et à ceux de Rome), et qui reparaît encore dans les deux autres : celle de savoir si les chrétiens doivent rester Juifs ou sortir absolument du judaïsme ; elle n’aurait pas même eu de sens pour eux.

Mais qu’enseignait-il ? Que croyait-il ? Il l’a dit en un verset d’une brièveté éloquente : Je n’ai pas fait profession devant vous de rien savoir autre chose, si ce n’est le Christ Jésus, et le Christ mis en croix[24]. C’est-à-dire que ce qui fait le fond même de la prédication de Paul, c’est sa doctrine du Christ, ou, en un seul mot, sa Christologie.

Je rappelle d’abord d’où est née l’idée de l’Oint ou du Christ. Lorsque les Juifs furent affranchis, par les Asmonées, de la domination des rois grecs macédoniens, plus insupportable que celle des Perses, parce qu’elle opprimait leur conscience même, l’enthousiasme populaire se traduisit en des poésies qui célébrèrent la restauration d’Israël et les chefs libérateurs. Ces poésies se produisirent sous la forme prophétique, qui était dans le génie de ce peuple ; on les mit dans la bouche des vieux prophètes des anciens âges : Isaïe, Michée, etc., et, au lieu de chanter franchement sous son nom un chef tel que Simon ou Jean (en grec Hyrcan), on supposa que le prophète avait vu de loin et annoncé par avance l’homme divin qu’on ne nommait pas, mais qui devait rendre au peuple de Iehova son indépendance et sa grandeur. Cet homme, étant un grand prêtre, était un Oint. Plus tard, quand on fut loin de ces beaux temps et qu’on retomba dans la servitude, ces images glorieuses restèrent et changèrent de sens : elles avaient été de l’histoire ; elles ne furent plus que des espérances, dont l’accomplissement reculait de plus en plus dans l’avenir ; et il fut reçu que ceux qu’on appelait les prophètes, et qu’on plaçait au temps des anciens rois, avaient promis à Israël un rédempteur, que son dieu tenait en réserve et qui viendrait enfin tout réparer. C’est ainsi que s’établit cette attente, et qu’elle entra dans la foi des Juifs.

Le personnage ainsi glorifié dans les prophéties n’y porte pas le nom d’Oint ou Christ : ce nom ne se trouve que dans les psaumes. Les psaumes sont des écrits encore plus récents que les livres prophétiques ; ils ont été composés sous les Asmonées devenus rois, ou même sous Hérode. Quand ils parlent de l’Oint (ou Christ), ils entendent par là le chef, grand prêtre ou roi, placé à la tête de la nation juive, et dont ils célèbrent les victoires et la grandeur[25]. Mais, plus tard, ces rois ayant disparu et la Judée étant asservie aux Romains, on a mieux aimé entendre, par l’Oint ou le Christ des psaumes, un restaurateur d’Israël qu’on attendait de l’avenir.

Cet Oint espéré, on crut plusieurs fois qu’il paraissait ; plusieurs s’essayèrent à ce rôle dans l’anarchie qui suivit la mort d’Hérode : ils échouèrent et périrent, et leur mauvaise fortune semblait devoir décourager les espérances ; mais elles étaient si vivaces, qu’elles se transformèrent seulement, au lieu de s’éteindre. Elles passèrent de l’ordre de la réalité à celui du surnaturel. L’oint attendu ne fut plus un homme ordinaire, comme ceux qu’Israël avait eus autrefois, mais un personnage surhumain. Dans un écrit qui portait le nom de Daniel, l’écrivain, après avoir représenté sous l’image de quatre bêtes les quatre empires auxquels Israël avait été asservi successivement et les avoir amenés devant le siège où le Très Vieux, c’est-à-dire Dieu, s’est assis pour les juger, fait paraître à son tour Israël lui-même, sous la figure d’un fils de l’homme ou d’un homme, qui s’avance sur les nuées jusques auprès de Dieu, et reçoit de lui la puissance. Les bêtes étaient les gentils ; l’homme ou fils de l’homme est Israël ; il n’y avait rien de plus sous cette image ; mais on voulut y voir autre chose. Le Fils de l’homme devint l’Oint attendu, et il fut admis que l’Oint ou Christ, le jour où il paraîtrait, descendrait en effet du ciel et marcherait sur les nuées. (Marc, XII, 62.)

Mais, du moment que Dieu tenait en réserve pour son Oint un miracle, rien n’empêchait de soupçonner un Christ jusque dans un personnage malheureux. Tel pouvait être persécuté ou même tué aujourd’hui, et reparaître demain tout-puissant et glorieux. J’ai cité le passage d’Isaïe où l’on s’imagina que le Christ était représenté sous cet aspect, si différent de celui sous lequel on se le figurait autrefois.

C’est ainsi que Jean le Baptistès a pu être pris pour un Christ, et Jésus après Jean le Baptistès.

Il faut relire ce morceau d’Isaïe, dans lequel le poète avait voulu représenter en réalité, non pas la passion d’un Oint, mais celle d’Israël lui-même, personnifié dans le serviteur de Iehova. Il faut surtout remarquer les passages d’où est sortie celte idée de rédemption ou de rachat qui est devenue comme le fond même du christianisme. C’est pour nous qu’il a été frappé ; c’est pour notre compte qu’il a souffert... Il a payé pour nos péchés, il a reçu des coups pour nos injustices... Il a porté à lui seul le péché de beaucoup et il a payé pour eux. Cela voulait dire tout simplement, dans le prophète, qu’Israël a souffert pour les péchés des Israélites, comme nous pourrions dire aujourd’hui que les malheurs de la France ont expié les fautes des Français ; mais quand toute cette prophétie a été appliquée par l’imagination des peuples, non plus à Israël, mais à un homme, à un sauveur, il a fallu entendre nécessairement que cet homme payait pour tous les autres et achetait de sa vie le salut de tous, et c’est l’idée qu’on se fit du Christ.

C’est ce qu’expriment également les Lettres de Paul, et les évangiles : Christ est mort pour nos péchés suivant les Écritures. (I Cor., XV, 3.)Christ est notre justification, notre sanctification, notre rançon. (Ibid., I, 3.)Par la rançon qui a été donnée pour nous en Jésus le Christ. (Rom., III, 24.)Le Fils de l’homme est venu... donner sa vie pour la rançon d’un grand nombre (Marc, X, 45), etc.

Cette idée semble d’ailleurs avoir été dans l’air à cette époque. Non seulement on la trouve dans Philon, sous une forme stoïque et hellénique plutôt que juive : Tout sage est la rançon du méchant[26], mais encore Caton, dans Lucain, s’exprime ainsi (II, 312) : Puisse mon sang racheter les peuples ! puisse ma mort payer tout ce que la corruption romaine a mérité d’expiations !

Hic redimat sanguis populos, hac cæde luatur

Quidquid romani meruerunt pendere mores[27].

Je viens de rappeler le nom de Fils de l’homme, mais l’Oint s’appelait aussi en un autre sens Fils de Dieu ; car l’Oint des Psaumes, c’est-à-dire le roi d’Israël, est dit fils de Iehova, comme les rois d’Homère sont dits fils de Zeus (Ps., II, 7, etc.). Cela a suffi pour que le titre de Fils de Dieu soit resté attaché à celui de Christ.

Enfin le libérateur d’Israël glorifié dans les livres prophétiques y est appelé rejeton ou fils de David[28]. Cela signifiait simplement que, tandis que les Juifs avaient eu si longtemps pour maîtres des étrangers, des gentils, désormais ils auraient dans les Asmonées des rois Juifs comme eux. Des fils de David, cela veut dire des Juifs, comme des fils de Cadmos, cela veut dire des Thébains dans Sophocle. L’Oint est donc fils de David ; on verra ce qu’on a fait de cette idée.

Tout ce que je viens de dire jusqu’ici constitue une christologie qui n’est pas plus celle de Paul que de tout autre ; c’est celle des trois premiers évangiles ; christologie toute populaire, où il n’entre. que des idées sensibles et accessibles à tous. Elle ne pouvait suffire à un esprit curieux, raisonneur, nourri d’une théologie savante et subtile. Le caractère dominant de la christologie de Paul est d’effacer la personne du Christ, pour ne laisser paraître que l’œuvre dont il est l’instrument, œuvre grandiose, qui n’est autre chose que la transformation de l’humanité et du monde par une sorte de création nouvelle. Cet avenir s’ouvrira par la résurrection des morts. L’idée d’une résurrection future des morts était déjà accréditée chez les Juifs, et faisait partie des croyances populaires. Il était naturel de l’associer à celle du Christ ; qui mieux que ce personnage extraordinaire et descendu du ciel pouvait être chargé de cette œuvre extraordinaire ? Le Christ, suivant Paul, a été marqué de toute éternité pour l’accomplir. Préparée avant les temps, mais jusqu’ici couverte de mystère, la sagesse divine se fera ainsi reconnaître (I Cor., II, 7). Celui qui n’était qu’un fils de David selon la chair sera manifesté alors avec éclat Fils de Dieu selon l’Esprit Saint (Rom., I, 3-4). Christ s’est relevé d’entre les morts, prémisse de ceux qui sont endormis (on me pardonnera de laisser le mot de prémisse au singulier comme en grec)... Alors la fin, quand il aura rendu à son Dieu et son père sa royauté ; quand il aura détruit tout empire, toute domination, toute puissance ; car il doit régner jusqu’à ce que tous ses ennemis aient été mis sous ses pieds (Ps., CX, 2) : Le dernier ennemi détruit, c’est la mort[29].

Ceux qui lisent saint Paul pour la première fois, après avoir lu les évangiles, se sentent tout dépaysés devant cette manière nouvelle de concevoir le Christ. Les évangiles ne sont occupés que de la personne de Jésus, de ses actes et de ses discours ; ils s’en pénètrent, ils en vivent ; rien ne les en distrait, pas même la promesse de la fin des siècles et de l’avènement du royaume céleste. Au contraire, ce qui avant tout intéresse Paul dans le Christ, ce n’est ni sa personne, qu’il n’a pas connue, ni ce qu’il a dit ou fait dans sa vie terrestre, dont il ne parle jamais ; c’est seulement que le Christ, par sa mort, a donné le signal de la catastrophe qui va faire disparaître ce monde. Paul voit de ses yeux, comme présente, la destruction de toute puissance, c’est-à-dire l’écroulement de l’empire romain, et, après que celui-ci aura péri, périra aussi le dernier ennemi, c’est-à-dire la mort, expression vraiment superbe. Tout cela est enveloppé, si on veut, dans les croyances des auteurs des évangiles, mais si enveloppé qu’on l’y voit à peine, et surtout qu’on ne l’y sent pas ; l’esprit des évangélistes n’a pas de ces horizons.

Je ne saurais trop insister sur cette idée de la résurrection prochaine des morts et de son importance dans la christologie de Paul. Elle est inséparable pour lui de celle de l’avènement du Christ et elle en est, j’ose le dire, la raison unique. Jésus sans doute croyait à la résurrection des morts, comme tous les Juifs pieux de cette époque ; mais, d’après les évangiles, il en parlait peu et, si je ne me trompe, ils n’en font mention qu’une fois, à propos de l’objection qu’on prétendait tirer contre cette croyance du cas de la femme mariée aux sept frères (Marc, III, 18, etc.). Paul au contraire ne pense qu’à cela, pour ainsi dire ; il n’a affaire du Christ et de la résurrection du Christ que pour qu’il ressuscite les morts à sa suite : Il sera reconnu Fils de Dieu par la résurrection des morts (Rom., 1, 4). Il y avait cependant des hommes dans ses églises mêmes, parmi vous, dit Paul (I Cor., XV, 12), qui ne croyaient pas à la résurrection des morts. Il faut supposer sans doute qu’ils croyaient néanmoins à celle de Jésus ; autrement, puisque Jésus était mort sans faire œuvre de Christ, croire au Christ sans le croire ressuscité aurait été ne rien croire. Ceux-là donc imaginaient apparemment que Jésus seul était ressuscité et monté au ciel, et qu’il descendrait du ciel un jour pour affranchir Israël par un miracle et établir le règne de Dieu. Paul trouvait cette doctrine mesquine, et en même temps inconséquente ; si l’on ne croit pas que les morts ressuscitent, pourquoi croirait-on que Jésus lui-même est ressuscité ? Et si l’on ne croit pas cela, que reste-t-il ? Si Christ n’est pas ressuscité, vaine est ma prédication, vaine est votre foi... Vous restez dans vos péchés, et pour ceux qui sont morts en Christ tout est fini. Si nous n’avions mis notre espoir en Christ que pour cette vie, nous serions à plaindre par-dessus tous les hommes. Ainsi Paul veut qu’on croie à la résurrection de Jésus, non pas parce que ce fait extraordinaire est constaté directement en lui-même, mais parce que c’est une croyance dont il a besoin. C’est à peu près la démonstration de la comédie : Et quand il ne le serait pas, il faudrait qu’il le devînt, pour la beauté des choses que vous avez dites et la justesse du raisonnement que vous avez fait[30].

Non seulement Paul promet aux siens la résurrection, mais encore il la promet comme toute prochaine ; c’est demain qu’elle va se faire. Il en sait les circonstances ; il en sait le moment précis : On me dira : Comment est-ce que les morts s’éveillent, et avec quel corps vont-ils retenir ?... Il y a des corps célestes et des corps terrestres ; mais autre est la gloire (l’éclat) de ceux du ciel, autre de ceux de la terre... Ainsi sera le relèvement des morts. Ce qui est enterré dans la corruption se réveille dans l’incorruption... S’il y a un corps animal, il y en a aussi un spirituel. Et c’est ainsi qu’il est écrit : Le premier homme ou Adam fut fait en animal vivant (on sait qu’Adam, en hébreu, veut dire homme). Le dernier Adam est fait en esprit vivifiant (ce dernier Adam, c’est le Christ)... Voici un mystère que je vous annonce : Nous ne serons pas tous endormis (c’est-à-dire nous ne mourrons pas tous), mais nous serons tous transfigurés. En un instant, en un clin d’œil, au dernier son de la trompette, en même temps que la trompette sonnera, les morts se réveilleront incorruptibles, et nous, nous serons transfigurés. Car il faut que cette matière corruptible revête l’incorruption et que cette substance mortelle revête l’immortalité... Alors s’accomplira la parole qui a été écrite : La mort a été engloutie dans la victoire. Mort, où est ton aiguillon ? Mort, où est ta victoire ? L’aiguillon de la mort, c’est le péché... Grâces soient à Dieu, qui nous donne la victoire par Notre Seigneur le Christ Jésus (I Cor., XV, 35-57)[31].

Paul, on l’a vu, croyait être de ceux qui devaient entrer directement dans la gloire, sans même avoir passé par la mort, tant tout cela était proche ! La mort allait disparaître avec le péché, qui faisait toute sa force. Le mal, tout à l’heure, sera anéanti sous toutes ses formes ; il ne restera plus que Dieu tout en tous (ibid., 28).

Et cependant ces passages n’épuisent pas la hauteur et la largeur des aspirations de Paul. Il y en a un autre où il représente comme affranchis par le Christ, non plus les Fidèles, non plus les hommes seulement, mais encore la création tout entière : La création est suspendue dans l’attente du moment où seront manifestés les fils de Dieu. La création a été assujettie à la mortalité, non volontairement, mais par l’ordre de celui qui l’a assujettie, avec la promesse que la création elle-même sera affranchie de la corruption et entrera dans l’affranchissement de la gloire des enfants de Dieu. Car nous savons que la création tout entière continue d’être partout en gémissement et en travail jusqu’à cette heure. Et ce n’est pas tout, mais nous-mêmes, qui avons reçu la prémisse de l’Esprit, nous aussi, nous gémissons en dedans de nous, attendant... l’affranchissement de notre corps (Rom., VIII, 19-23). Ainsi, c’est la nature tout entière qui, par l’avènement du Christ, va être affranchie de la mort et de la douleur.

Voilà de magnifiques rêves ; on voudrait savoir où Paul a pris tout cela ; mais comment le saurions-nous et comment pourrions-nous le dire, puisque, des idées et des croyances de cette époque, il ne nous reste, pour ainsi dire, aucun monument ?

Nous avons cependant conservé Philon, et, dans les œuvres de ce Juif d’Alexandrie, nous trouvons, avec des doctrines helléniques dont beaucoup sont demeurées étrangères à Paul, quelques idées théologiques qui sans doute étaient accréditées à cette époque dans les écoles juives. Telle est celle des deux hommes, ou du double Adam, assez différente dans Philon de ce qu’elle est dans Paul, mais pourtant assez analogue aussi pour qu’on puisse croire que l’un et l’autre ont puisé aux mêmes sources. Philon aussi s’attend, comme Paul, au bouleversement du monde et à l’évanouissement de l’empire romain ; si ses pensées là-dessus sont moins mystiques que celles de Paul, s’il n’en appelle qu’à une sorte de loi historique qui ferait de l’humanité une grande et universelle démocratie, nous n’en sommes peut-être que plus frappés de leurs communes espérances[32].

Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire dans les développements que j’ai transcrits ne paraît pas être d’origine juive, et, suivant toute apparence, vient de la religion de Mithra. Cette religion, très répandue depuis quelque temps, attirait surtout les âmes par la promesse de la résurrection des morts et de la destruction de la mort et du mal, qui devaient disparaître ensemble à jamais. C’était son dogme par excellence, et c’est seulement d’après elle que les Juifs se sont mis à croire à la résurrection, dont il n’y avait pas trace dans leurs anciens livres. C’est de la Cilicie, au témoignage de Plutarque, que le culte de Mithra et ses mystères étaient entrés dans  l’empire romain, à l’époque de la guerre des pirates (Pompée, 24). L’influence devait donc s’en faire sentir dans cette grande ville de Tarse, ouverte à tant d’idées et de religions, où Paul était né et où il vivait[33].

Ces idées paraissent aujourd’hui si extraordinaires, que les chrétiens qui s’en édifient ne les comprennent plus et les altèrent comme forcément. Ils lisent dans saint Paul (I Cor., XV, 21) : De même que par un homme la mort, de même aussi par un homme la résurrection des morts. De même que dans Adam tous meurent, de même aussi dans le Christ tous revivront. (voir aussi Rom., V, 12.) Comme on meurt toujours, les théologiens nous assurent gravement qu’il s’agit ici d’une vie et d’une mort spirituelles ; mais entre ce commentaire et le texte il y a un abîme. Paul entend et dit positivement que jusqu’ici les hommes meurent, à cause du péché d’Adam, mais que dorénavant, à cause de la croix du Christ, ils ne connaîtront plus la mort. Christ les en a rachetés ; et voilà ce que Paul appelle la rédemption, et qui mérite ce nom mieux qu’une rédemption mystique. Voilà une promesse bien autrement séduisante que celles de nos sermonnaires. Ne plus mourir, entrer par le Christ dans une immortalité resplendissante, où tout mal et toute injustice sont engloutis sans retour ! L’Esprit a été mis en nous comme les arrhes de cette promesse divine (II Cor., V, 5). Et Paul dit de la manière la plus expresse que, quelque lourd que soit le poids du corps, il n’entend pas s’en dévêtir, mais en revêtir un autre par-dessus afin que ce qu’il a de mortel soit entièrement bu par la vie (II Cor., V, 4)[34].

Il y avait des esprits tellement remués par ces promesses, qu’ils en jouissaient par avance et s’en trouvaient comme enivrés. Paul les raille quelque part de cette ivresse : C’est donc fait, vous voilà repus, vous voilà riches, vous voilà rois ! (I Cor., IV, 8.) Mais lui-même, il ne peut s’en défendre : pour se fortifier dans les épreuves qu’il a à subir, sa pensée se jette sur la grandeur qui doit les couronner. Elle sera incomparablement radieuse, car il n’est pas un simple fidèle, mais un apôtre, et si, le ministre de la loi de mort (c’est l’ancienne loi, et ce ministre est Moïse) était enveloppé déjà d’une telle lumière que les peuples n’en pouvaient soutenir l’éclat (Exode, XXXIV, 29), que sera-ce du ministre de la loi nouvelle ? Le poids léger de la tribulation du moment, grossi hors de toute proportion, me fera une masse énorme d’éternelle gloire. (II Cor., III, 7-8 et 17.)

Ainsi, pour Paul et les siens, la résurrection est véritablement tout le christianisme. Dans une vive argumentation, où l’apôtre s’efforce de faire accepter la résurrection des morts à ceux qui ne veulent pas y croire (I Cor., XV, 12, etc.), il va jusqu’à dire que, s’il a tant combattu et tant souffert, c’est uniquement dans l’espoir de la résurrection : Où est mon profit, si les morts ne ressuscitent pas ? Mangeons et buvons, puisque demain nous mourrons. (Ibid., 32.)

D’après cela, on n’est pas étonné quand le livre des Actes nous représente dans Athènes les gens qui causent de la prédication de Paul, et qui disent qu’il annonce des démons étrangers parce qu’il prêchait Jésus et Résurrection (XVII, 18). C’est-à-dire que l’auteur des Actes plaisante agréablement ces gentils, qui prenaient Résurrection (Άνάστασις) pour une déesse ; mais cela nous dit assez que les chrétiens des premiers temps avaient toujours ce mot à la bouche[35].

Enfin, comme ceux-là seulement devaient ressusciter avec le Christ qui avaient été marqués de son sceau par le baptême, baptisés pour être à lui (Rom., VI, 3), l’usage s’était introduit de se faire baptiser pour les morts qui n’avaient pas reçu le baptême, afin de leur assurer le bienfait de la résurrection (I Cor., XV, 27, et Tertullien, De resurrect., 48).

Quand j’ai étudié ailleurs (t. III, p. 353) la croyance à la résurrection chez les Juifs, j’ai dit qu’on n’attendait de résurrection que pour les justes. Je ne doute pas que ce ne soit ainsi que Paul l’a compris ; car les détails qu’il donne sur les conditions de l’existence dans une autre vie (I Cor., XV, 35-54), ne s’appliquent évidemment qu’aux élus. Cependant il parle plusieurs fois d’un tribunal devant lequel nous comparaîtrons, et il y a un endroit où il dit positivement que chacun sera traité dans son corps suivant ce qu’il a fait de bien ou de mal (II Cor., V, 10). Il faut donc supposer qu’il croyait au moins à une résurrection d’un moment, puis à un jugement qui réservait les uns pour une éternelle vie et condamnait les autres à une définitive et éternelle mort. Peut-être aussi ses idées sur ces mystères de l’avenir n’étaient-elles pas assurées et constantes[36].

Depuis le temps de Paul, la résurrection des morts a beaucoup perdu de son intérêt en se faisant attendre. Elle est encore aujourd’hui la croyance des chrétiens ; mais c’est une croyance dormante, nullement comparable à ce courant de foi vive qui emportait les âmes au temps de Paul. La résurrection des corps reste promise pour la fin du monde ; mais la fin du inonde paraît bien loin. Comment prendre intérêt à ce corps, que l’âme ne doit retrouver qu’au bout de tant de siècles, après qu’elle s’en sera passée si longtemps ? Tout autre chose était l’attente de cette vie qui allait s’ouvrir avant que la vie présente fût finie ; vie complète de l’homme tout entier, avec tous ses sens, où abonderait ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, et qui n’a pas pénétré dans l’esprit de l’homme (I Cor., II, 9) ; où Paul enfin croyait entrer sans même avoir traversé la mort, et sans avoir eu à sauter dans ce trou que la nature met devant nos pas au bout de la vie.

Si l’on considère dans son ensemble tout ce qu’embrassait l’imagination de Paul quand il croyait à un Christ sans croire encore à Jésus, n’entrevoit-on pas ce qui a pu se passer dans cet esprit ardent, hanté de si grandes visions, et qui n’attendait un Christ que pour les réaliser, lorsqu’il apprit qu’on disait que le Christ était venu, et qu’il n’était autre que ce charpentier de Nazareth, un homme nullement initié à ces mystères, qui, après avoir fait quelque bruit en Galilée et séduit les simples, avait été mis en croix à Jérusalem ? Il n’éprouva d’abord pour cette croyance populaire qu’un profond mépris, qui se changea en colère quand il vit que ces gens résistaient à l’autorité des maîtres. Il trouva bon qu’on les châtiât et qu’on les réduisît par la force ; mais, dans cette situation, un homme né pour persuader et pour enlever les esprits devait se sentir mal à l’aise ; et cependant la foi nouvelle gagnait toujours, et le nom du Christ, du Christ ressuscité, se faisait entendre de tous côtés autour de lui. Serait-il donc possible que Jésus eût été le Christ ? Mais, si cela était, si le Christ était ressuscité, alors tout ce que Paul avait rêvé était donc proche, et ce qu’il n’attendait jusque-là que d’une manière vague et indéterminée devenait présent. Ce frémissement général, cette insurrection des esprits, n’était-ce pas, en effet, le signe de la catastrophe ? Le drame allait se jouer ; alors comment Paul n’y eût-il pas pris son rôle, qui ne pouvait être qu’un premier rôle ? Cette foule qui acclamait l’avènement du Christ, elle ne savait pas elle-même ce que cela voulait dire ; Paul allait le lui apprendre ; elle n’avait de son Christ qu’une idée mesquine ; Paul allait transformer cette idée et lui donner toute sa grandeur. Obsédé de ces pensées, il traversa pourtant encore, selon toute apparence, une période d’agitation et de trouble, puis il en sortit par un éclat. Il cessa, comme dit le texte des Actes, de regimber contre l’aiguillon, et, impatient de commencer son œuvre, il embrassa avec passion ce qu’il avait combattu. Mais, comme ce qui l’avait rebuté d’abord était cette croix infamante, un sujet de chute pour des Juifs[37], où le prétendu Christ avait été cloué, c’est précisément à cette croix qu’il s’attacha de toute son âme ; il s’éprit amoureusement de la tache même qui le dégoûtait la veille, et il ne prêcha plus qu’une chose : que Jésus était le Christ, et le Christ mis en croix. Voilà comment je me figure la révolution qui s’accomplit sur le chemin de Damas.

Cependant, si la christologie de Paul diffère beaucoup de la christologie populaire des trois premiers évangiles, elle ne diffère pas moins de celle qui est devenue plus tard le dogme chrétien. Le Christ de Paul n’est nullement un dieu. On a cru trouver un Christ dieu dans un verset de l’Épître à ceux de Rome ; mais c’était une simple faute de ponctuation[38]. Le Christ de Paul n’est pas le Verbe ou Logos du quatrième évangile ; Paul n’emploie jamais cette expression et il n’a pas cette idée. Il ne se figure pas le Christ, ainsi que le fait le quatrième évangile, comme ayant été au commencement et avant qu’Abraham fût[39]. Il est vrai qu’avant les temps Dieu avait décrété que le Christ serait, mais il n’était pas pour cela ; il n’a été qu’après les temps accomplis, quand Dieu a envoyé sur la terre, en lé faisant naître d’une femme, celui qu’il a fait son Fils (Gal., VI, 4). Jusque-là il n’y avait pas de Fils de Dieu. Je ne dirai pas cependant que le Christ soit un homme comme un autre ; car, étant le Fils de Dieu et ayant en lui l’Esprit de Dieu, il ne connaît pas le péché. Paul le dit expressément (II Cor. V, 21).

Ceux qui veulent que Paul ait déjà conçu le Christ comme ce qu’on a appelé depuis une personne divine, s’appuient sur un texte dont il est vrai que l’obscurité protège tous les caprices de l’imagination (I Cor., VIII, 6). Je vais le traduire aussi littéralement que je le puis. Paul oppose les Fidèles aux Gentils, qui ont plusieurs dieux et plusieurs seigneurs. Pour nous, dit-il, il n’y a qu’un Dieu, de qui tout, et nous à lui, et qu’un Seigneur, Jésus le Christ, par qui tout, et nous par lui. Des critiques suppléent, dans la dernière partie de la phrase, par qui tout a été fait ; si l’on admet cette interprétation, il est clair que le Christ est bien le Verbe, qui est dès l’origine des choses et qui a été le ministre de la création. C’est ce qu’on lit, en effet, dans l’Épître apocryphe à ceux de Colosses (I, 15-16), qui parle en cela comme Philon d’Alexandrie. Mais Paul lui-même n’ayant jamais parlé ainsi, là où il parle clairement, je ne pense pas qu’on doive lui attribuer ces idées. Et je crois qu’il faut entendre : par qui tout va se faire, c’est-à-dire par qui va s’accomplir l’œuvre du salut et de la régénération universelle. Car c’est là ce qui domine constamment la pensée de Paul ; s’il a besoin du Christ, c’est pour la résurrection des morts et le renouvellement du monde ; c’est la grande œuvre pour laquelle a été envoyé le Fils de Dieu. Et voici comment je comprends ce verset énigmatique : Tout vient de Dieu, et nous, Fidèles, nous allons à lui[40] (par la rédemption et la résurrection) ; tout se fait par le Christ, et nous, Fidèles, c’est par lui aussi que nous allons être sauvés et rendus à Dieu.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans la christologie de Paul, c’est l’impersonnalité de son Christ ; il parait singulièrement indifférent à l’égard de la personne de Jésus et de sa vie sur la terre. Le Christ ne le touche qu’en tant qu’il va descendre du ciel. Il dit en termes exprès : Quand nous aurions connu Christ selon la chair, néanmoins aujourd’hui nous ne le connaissons plus (II Cor., V, 16). On verra, il est vrai, qu’en parlant ainsi, il est occupé de se défendre contre les influences rivales des frères et des compagnons de Jésus. Mais, indépendamment de cet intérêt, la pensée qu’il exprime ici est bien sa pensée ; car il ne s’occupe nulle part, pour ainsi dire, de ce qu’a fait ou de ce qu’a dit Jésus, sauf le récit de la Cène, sur lequel je vais m’expliquer tout à l’heure. En un endroit seulement, demandant à ses adversaires de ne pas s’obstiner à se tenir en état de guerre contre lui, il les empresse par la patience et la facilité du Christ (II Cor., X, 1).

A ce mot près, il semble que Jésus n’est pour lui qu’un simple instrument de la puissance divine, en qui il n’y a à considérer que l’action de Dieu. C’est à Dieu, par exemple, qu’il fait honneur de la rédemption, pour ainsi parler, et non pas’ au Christ lui-même. Si Dieu est pour nous, qui donc contre nous ? Il n’a pas épargné son propre Fils, et l’a livré à la mort pour nous tous... Qui peut nous enlever l’amour de notre Dieu ? La tribulation, la gêne, la persécution, la faim, la dénuement, le péril, l’épée ? ... A travers toutes ces épreuves, nous triomphons par celui qui nous a aimés. Je suis sûr que mi mort, ni vie, ni anges, ni Puissances, ni présent, ni avenir, ni Vertus, ni ciel, ni enfer, ni aucune autre créature, ne pourra jamais nous enlever l’amour de notre Dieu (manifesté) en Jésus le Christ notre Seigneur (Rom., VIII, 31-39). C’est Dieu, qui livre son Fils, et non pas ce Fils qui se livre ; c’est Dieu, et non le Christ, qui nous témoigne ainsi son amour. Et ce dernier trait se remarque d’autant plus qu’il a été longtemps dissimulé par l’altération du texte. On lisait : Qui peut nous enlever l’amour du Christ ? Mais il y a de Dieu dans les manuscrits du Sinaï et du Vatican. Et il existe trois autres passages, dans les Épîtres authentiques de Paul, où la vraie leçon Dieu avait été remplacée ainsi par Christ, sous l’influence sans doute des croyances d’un autre temps, qui identifiaient l’un avec l’autre[41].

La même manière de comprendre la rédemption se retrouve d’ailleurs dans plusieurs passages des Lettres de Paul (Rom., III, 25 ; V, 3 ; VIII, 3 ; II Cor., V, 11), et dans un verset de la première Épître attribuée à Jean (IV, 10).

Il est vrai qu’on trouve aussi deux versets qui, tel : que nous les lisons, présentent l’idée que c’est le Christ lui-même qui s’est donné, et qui l’a fait par amour pour nous (Gal., I, 3, et II, 20). Mais les lisons-nous tel, que Paul les a écrits ? Il y a des raisons sérieuses pour ne pas l’admettre et pour lire ces versets de la manière suivante : De la part de Dieu, père de nous et de notre Seigneur le Christ Jésus, (de Dieu) qui l’a donné pour nos péchés.

Je vis dans la foi du Fils de Dieu, (de Dieu) qui m’a aimé et qui l’a livré pour moi[42].

Il est donc au moins douteux que Paul ail conçu le Christ comme s’étant offert lui-même, par amour pour les hommes, à les racheter par sa mort.

Un verset de l’Épître à ceux de Rome (II, 16) appelle l’attention : Au jour où Dieu jugera les pensées cachées des hommes, suivant ma prédication, par l’entremise de Jésus le Christ[43]... Cela parait indiquer que Paul est le premier qui s’est représenté le Christ comme devant tenir ces grandes assises au nom de son Père. Le Christ lui-même, selon la pensée de Paul, devait avoir pour assesseurs ses Fidèles, lesquels devaient juger avec lui non seulement les hommes, mais même les anges, sans .que nous soyons d’ailleurs renseignés nulle part sur ce qui regarde ces jugements des anges[44].

Il est à remarquer que, dans un verset de Paul (Rom., XIV, 10), où il rappelle que tous, un jour, nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu, tandis que tous les bons manuscrits donnent cette leçon, les manuscrits inférieurs y ont substitué celle-ci : le tribunal du Christ. Je me suis expliqué tout à l’heure sur cette sorte d’infidélité. Dans un autre verset, au contraire (II Cor., V. 10), tous les manuscrits donnent également le tribunal du Christ. Mais cette leçon est rendue suspecte par la variante de l’Épître à ceux de Rome, et l’on se demande si cela ne prouve pas seulement que nous lisons celle-ci d’après des sources plus anciennes et meilleures que celles qui nous ont conservé l’autre.

Mais ce qu’il y a de plus original dans la christologie de Paul est ce que j’oserai appeler l’effacement final du Christ : Il doit régner jusqu’à ce qu’il (Dieu) lui ait mis tous ses ennemis sous les pieds (Ps., CX, 1). Le dernier ennemi détruit, c’est la mort. Car il (Dieu) a tout mis sous ses pieds et tout abaissé. Mais quand il dit tout abaissé, il est clair que c’est en dehors de celui qui lui abaisse tout. Mais, quand tout aura été abaissé sous lui, alors le Fils lui-même s’abaissera sous celui qui lui a tout abaissé, afin que Dieu soit tout par rapport à tous (I Cor., XV, 25-28). Que signifient ces paroles ?

Je n’ai pas besoin de dire combien celui qui les a écrites est loin de ce qu’on a appelé depuis la Trinité, et combien étranger à l’idée que le Fils puisse être Dieu et égal au Père ; Paul est bien trop profondément Juif pour qu’une telle idée pût même approcher de son esprit. N’est-ce pas lui qui écrit encore : La tête de la femme, c’est l’homme ; la tête du Christ, c’est Dieu ![45] Mais cela vaut à peine qu’on le remarque.

Ce qu’il faut considérer surtout ici, c’est que, dans !a pensée de Paul, le règne du Christ ne doit durer qu’un temps, le temps de détruire les ennemis des Fidèles, y compris le dernier ennemi. Ensuite, il n’y a plus que Dieu qui règne, et qui désormais est tout à l’égard de tous, sans qu’il soit tenu compte d’aucun autre. L’honneur du Christ est d’être notre représentant et comme notre chef de chœur dans le drame de la fin du monde présent. C’est ce que Paul exprime ailleurs en disant qu’il est le premier-né dans la foule de ses frères (Rom., VIII, 29). Une fois l’œuvre accomplie, il n’y a plus de Christ, ou, si l’on vent, nous sommes tous des christs, car c’est ce que Paul semble dire encore : Le Dieu qui nous assure en Christ et qui nous a faits christs (II Cor., I, 21)[46]. C’est encore ce que paraît vouloir dire le verset suivant (ibid., III, 18) : Tous, tant que nous sommes, en recevant à visage découvert la réflexion de la gloire... du Seigneur, nous nous transformons en la même image, la gloire communiquant la gloire... Le Christ ainsi entendu devient à la fois la personnification et l’idéalisation de l’humanité. Je ne connais pas d’illusions religieuses plus magnifiques. Et c’est tout cela qui était enveloppé dans la mort de Jésus mis en croix !

J’ai dit qu’aucun des actes et discours de Jésus, consignés plus tard dans les évangiles, ne se trouve dans les Épîtres de Paul. Il y a une exception éclatante : c’est le récit du dernier souper de Jésus avec les Douze et les paroles fameuses qu’il y prononce. Voici ce qu’on lit dans Paul (I Cor., XI, 23) : Moi-même, j’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis à mon tour, que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, ayant fait l’action de grâces[47], le rompit et dit : Ceci est mon corps donné pour vous ; faites ceci en souvenir de moi. De même, après le souper, il prit le vin[48] et dit : Ce vin est le nouveau pacte consacré de mon sang ; toutes les fois que vous le boirez, faites-le en souvenir de moi. — Les mots Ce vin est le nouveau pacte consacré de mon sang font allusion au passage de l’Exode (XXIV, 8) où Moïse consacre, par le sang des victimes, dont il asperge le peuple, le pacte que Iehova a fait avec Israël.

La tournure même de cette phrase, Ce vin est le nouveau pacte consacré de mon sang, montre assez que Paul est fort loin de l’idée que ce vin soit, en effet, du sang, et qu’il y a là purement et simplement un symbole. Voir aussi plus haut, X, 46.

Mais ce qui est à remarquer avant tout dans ce passage, c’est la manière dont le discours de Jésus est introduit.

Si Jésus avait réellement prononcé ces mots dans son dernier repas avec les Douze, il est clair que le premier soin des Douze aurait été de les répéter à leurs Frères, en faisant avec eux la commémoration ordonnée par lui. II n’y aurait pas eu un Disciple qui ne connût ces paroles sacrées, et cela bien avant que Paul fût lui-même du nombre des Disciples. Mais, au contraire, on voit clairement, à la manière dont il s’exprime, qu’il prétend avoir enseigné aux siens quelque chose qu’ils ne savaient pas et que lui-même n’avait appris de personne. C’est du Seigneur qu’il le tient ; c’est donc une révélation, c’est-à-dire, en réalité, une inspiration personnelle. C’est lui et lui seul qui a voulu que Jésus eût parle ainsi, et qui l’a fait croire ; c’est par ces paroles que son imagination a traduit l’impression profonde que lui a faite la pensée, sans cesse retournée dans sort esprit, de la mort du Christ et de son sang versé sur la croix. — On voit bien d’ailleurs que cette annonce du nouveau pacte est une pensée de Paul et non de Jésus.

Mais ce que je viens de dire ne doit s’entendre que des paroles mises dans la bouche de Jésus, et non de la pratique même de la communion du pain et du vin. Rien n’empêche de croire que cette pratique est aussi ancienne que la communauté elle-même, comme, en effet, le livre des Actes paraît l’indiquer (II, 46). Rien de plus naturel qu’une démonstration de ce genre entre des frères, qui forment une petite société à part et se serrent les uns contre les autres[49]. L’idée particulière à Paul est d’avoir rendu cette communion plus auguste et plus sainte en la rattachant au souvenir de la mort du Seigneur, et en lui faisant dire à lui-même que ceux qui boivent ainsi le vin à la même coupe y boivent son sang, et s’associent de cette manière à son supplice.

Cependant ce discours de Jésus a passé dans les évangiles avec de légères variantes (Marc., XIV, 32, etc.). J’en conclurais que la révélation de Paul à ce sujet ne date pas de sa Lettre à ceux de Corinthe, mais qu’elle remonte beaucoup plus haut, et qu’il avait prêché cela dans Antioche même, à l’heure où des Grecs entendirent pour-la première fois parler de Jésus, de sorte que cette tradition fut universellement reçue parmi les chrétiens de Syrie qui parlaient grec, et pour qui sans doute’ ont été d’abord écrits les évangiles.

Justin, dans sa fameuse Apologie (ch. LXVI), après avoir cité les paroles de la cène, qu’il prend non dans Paul, mais dans le troisième évangile, ajoute ces mots, qui donnent beaucoup à penser : C’est ce que les mauvais démons ont imité et reproduit dans les mystères de Mithra : on présente aussi le pain et l’eau dans les cérémonies de l’initiation, avec addition de certaines formules ; c’est ce que vous savez, ou ce qu’il ne tient qu’à vous d’apprendre.

Tertullien à son tour, dans son livre des Prescriptions contre les hérétiques (ch. XL), dit aussi que le diable imite les sacrements de Dieu dans les mystères des idoles, et prend des exemples dans les pratiques du culte de Mithra, en indiquant en particulier l’oblation du pain.

L’idée qu’il a fallu des démons pour contrefaire la communion chrétienne dans la communion mithriaque suppose évidemment que celle-ci était connue antérieurement à celle-là ; car autrement il n’y aurait eu là qu’un plagiat tout humain, et on n’aurait pas besoin pour l’expliquer de l’action des puissances surnaturelles. Cela nous donne donc le droit de penser que Paul a réellement pris au culte de Mithra l’eucharistie.

On a cru pouvoir signaler dans Paul d’autres traces des enseignements de Jésus : ainsi, au chapitre vu de la première  épître à ceux de Corinthe, Paul donné divers préceptes qui se rapportent au mariage, et il distingue à plusieurs reprises, parmi ces préceptes, ceux qui sont simplement de lui et ceux qui viennent du Seigneur ; par exemple, au verset 10 : Aux mariés, ce n’est pas moi, c’est le Seigneur qui défend que l’homme se sépare de sa femme. Il a paru que Paul rappelait les paroles de Jésus, telles qu’on les trouve dans les évangiles (Marc, X, 9, etc.). Rien, en effet, n’empêche que Jésus ait parlé comme Paul, mais la manière dont Paul s’exprime ne prouve pas du tout qu’il ait parlé ici d’après Jésus ; car, un peu plus loin, au chapitre XIV de la même épître, Paul donne au sujet de ce qu’il appelle les choses de l’inspiration une suite de prescriptions qui se terminent par ces paroles : Que celui qui prétend être prophète ou inspiré reconnaisse que ce que je vous écris, ce sont les commandements du Seigneur (XIV, 37). Or, il s’agit de choses dont il n’y a pas la moindre trace dans les évangiles, et dont, en effet, Jésus ne pouvait se préoccuper, puisqu’elles se rapportent à la discipline et à la police d’églises qui n’existaient pas encore. Il est donc évident que Paul, lorsqu’il parle au nom et de la part du Seigneur, entend seulement par là que ce qu’il prêche ne rient pas du simple travail de sa pensée, mais lui a été inspiré, et qu’il le tient du Seigneur par révélation, comme les paroles de la Cène.

On peut rattacher à la christologie de Paul la doctrine de l’Esprit saint. L’Esprit saint de Paul n’est nullement une personne divine ; Paul n’a aucune idée de la Trinité. L’Esprit saint de Paul est le même qui dans la Bible juive est appelé l’Esprit de Iehova ou l’Esprit de Dieu, et Paul dit aussi : l’Esprit de Dieu, l’Esprit du Seigneur ; il dit une fois : l’Esprit de Christ. Le mot hébreu signifiait proprement le souffle divin, et par suite une vertu qu’on se figurait comme se communiquant de Dieu à l’homme par une sorte d’insufflation ou inspiration. Ce mot est traduit en grec par pneuma (πνεΰμα), en latin par spiritus, d’où nous avons fait Esprit.

Mais, quoique l’Esprit saint de Paul vienne de la Bible, cette expression a pourtant chez lui une tout autre importance, et sa doctrine à ce sujet est une de ses nouveautés. Je crois que Jésus ne la connaissait pas ; le plus ancien évangile ne lui fait nommer l’Esprit saint que deux fois, et c’est probablement trop[50]. Dans Paul, au contraire l’Esprit saint revient pour ainsi dire à chaque page : c’est par l’Esprit saint qu’on est au Christ. Avant le Christ, on n’avait pas l’Esprit saint ; on l’a maintenant, et c’est par là que tout est changé, qu’on est un homme nouveau et qu’on va renouveler le monde. Mais, je le répète, l’Esprit saint n’est pas un personnage, c’est une influence. Paul dira par exemple : Nous autres, ce n’est pas l’Esprit du monde qui est en nous, c’est l’Esprit de Dieu. I Cor. II, 12.

Je ne fais pas exception pour le verset où il dit ; Le Seigneur, c’est l’Esprit[51]. Cela veut dire que le Seigneur (c’est-à-dire le Christ) n’est autre chose que l’Esprit de Dieu manifesté dans un homme ; ce qui s’accorde parfaitement avec l’idée, on peut le dire, impersonnelle, que Paul se fait partout du Christ. Cette phrase, traduite dans la langue du concile de Nicée, devient impossible ; car elle signifierait que la seconde personne de la Trinité est la troisième. Mais Paul ne parle pas cette langue, et il n’y eût rien compris.

Voilà pourquoi j’écris l’Esprit saint, et non le Saint-Esprit cette dernière forme étant devenue en français une espèce de nom propre, le nom de ce qu’on appelle la troisième personne de la Trinité.

Le τνεΰμα (spiritus) ne répond pas du tout au νοϋς des Grecs ou au mens des Latins. Il est pourtant mis assez souvent en opposition avec la chair, mais qu’on y prenne garde, ce n’est pas la même antithèse que fait la philosophie hellénique, quand elle oppose la chair et l’intelligence, ou le corps ou l’âme. Paul n’oppose pas le corporel et l’incorporel ; il oppose le divin et l’humain, le céleste et le terrestre. Aussi n’emploie-t-il jamais à la manière de Platon le mot qui chez celui-ci veut dire l’âme ; car il entend simplement par ce mot la vie, la nature, la même chose que la chair. Loin qu’un esprit soit pour lui le contraire d’un corps, il nous dit qu’après la résurrection nous aurons un corps spirituel. Et loin que le pneuma soit la même chose que le nous, il y a un passage où ces deux termes sont mis en opposition de la manière la plus formelle (I Cor., XIV, 15), et où il est dit qu’il ne suffit pas de prier d’inspiration, qu’il faut prier aussi d’intelligence. Mais, comme les héritiers de Paul n’étaient plus des Juifs, mais des Hellènes, le pneuma juif et le nous hellénique se sont insensiblement rapprochés et confondus, et c’est ainsi que notre langue a fini par emprunter le mot esprit au spiritus des chrétiens, même pour exprimer une idée métaphysique toute différente de celle que ce mot exprimait d’abord.

Un livre hébreu, aujourd’hui perdu, l’Évangile selon les Hébreux, dont nous parlent plusieurs Pères, contenait, au sujet de l’Esprit saint,  une singularité curieuse. Origène en cite une phrase où Jésus disait, on ne sait dans quelle circonstance : Alors ma mère l’Esprit saint m’a pris par un de mes cheveux et m’a transporté sur la grande montagne de Thabor[52]. Il faut se rappeler que le mot hébreu dont τνεΰμα ou spiritus est la traduction est du féminin. Si l’Esprit est mère de Jésus, on obtient ainsi une triade analogue à celle des divinités égyptiennes, un père, une mère et un fils[53]. Mais le prétendu évangile selon les Hébreux est un livre sans autorité. Cette imagination n’a pas été et ne pouvait être accueillie, soit à cause de la mère réelle de Jésus, soit parce que l’Esprit, en grec, ne peut être du féminin, et la phrase citée par Origène est d’ailleurs la seule trace qui en soit restée. Origène ne comprend rien lui-même à ce qu’il cite[54].

Quoique la christologie de Paul excède de beaucoup le judaïsme, elle n’en a pas moins une racine juive, puisque l’idée du Christ est une idée juive ; elle ne pouvait s’adresser qu’aux judaïsants et il en est de même de sa prédication tout entière. Cette prédication peut être définie : le judaïsme se transformant lui-même et sortant de lui-même ; et c’est la définition du christianisme. Ce judaïsme qui se renonce et s’arrache à soi est un des aspects principaux, et non pas le moins curieux, des quatre Épîtres. Cela aurait suffi, je l’ai dit déjà, à les rendre absolument inintelligibles et absolument indifférentes à un Grec ou à un Latin non judaïsant à qui on les aurait présentées. Et cela les rend encore fatigantes à bien des chrétiens d’aujourd’hui, mais on ne peut méconnaître l’intérêt historique de cette étude. Paul était au plus haut degré ce que le troisième évangile appelle un homme de la Loi (νομικός), et c’est Paul qui a rompu avec la Loi. Voici comment cela s’est produit.

Ce ne sont pas d’abord les hommes du Christ qui ont rejeté la Loi ; c’est la Loi, je veux dire les pouvoirs établis par elle, qui ont repoussé et poursuivi les hommes du Christ. Paul avait, contre ceux de Damas, une commission du grand prêtre (Act., IX, 2). Les chrétiens étaient donc condamnés à sortir de la Loi tôt ou tard.

Mais il est certain que, déjà avant le christianisme et avant Jésus, la Loi avait perdu, au moins chez les Juifs de pays grec, de son autorité morale. Cela était résulté de l’affluence même des judaïsants. Il y avait des Juifs dans toutes les parties du monde romain, et autour des Juifs des judaïsants, c’est-à-dire des hommes qui avaient adopté les croyances et les sentiments des Juifs, mais sans se soumettre aux exigences de la Loi. Ils se refusaient d’abord à la circoncision, la plus gênante de toutes, et celle qui les aurait le plus séparés du reste des hommes ; ils ne s’astreignaient pas à observer les règles du sabbat, ou les prescriptions sur les fêtes, etc. Le dieu d’Israël avait ainsi à son service, outre l’armée des Juifs, qui occupait des postes partout en pays grec, une autre armée d’auxiliaires, qui grossissait beaucoup la première et ajoutait considérablement à sa force. Niais cette extension même avait pour le judaïsme son danger. Les Juifs du monde hellénique, entourés d’hommes qui leur étaient unis par l’esprit, et qui en même temps se dispensaient de leurs observances, pouvaient être entraînés eux-mêmes, pour peu qu’ils fussent enclins à la critique et au doute, à attacher moins de prix à ces observances et à s’en dispenser à leur tour. Et c’est ce qui arrivait en effet. Il y avait des Juifs, Philon d’Alexandrie nous l’atteste[55], qui faisaient bon marché de toutes ces pratiques légales, à commencer par la circoncision : il est à croire que, par le seul progrès du temps, ces hommes seraient devenus de jour en jour plus nombreux. Mais la foi au Christ imprima en ce sens aux esprits un élan difficile à contenir, surtout quand un génie hardi leur eut ouvert de si larges voies.

Si, en effet, le Christ était venu, si on était arrivé à la fin des temps, si les morts devaient se relever tout à l’heure, si l’humanité et la nature même allaient être transformées, qu’avait-on encore à faire de la Loi, et à quoi bon la circoncision et le reste Y C’est ainsi que Paul prit son parti et que la Loi fut condamnée.

On a vu comment il a obtenu, des apôtres mêmes de Jérusalem, la dispense de la circoncision pour les chrétiens du monde hellénique, et il a raconté cette victoire avec orgueil. Il raconte aussi comment peu après il en a encore obtenu une autre. Céphas, étant venu à Antioche, frayait d’abord avec les gentils et consentait à manger avec eux, contrairement à la tradition des Juifs[56]. Cependant, des envoyés de Jacques vinrent à Antioche, et se scandalisèrent de cette conduite. Céphas recula devant leur mécontentement, mais Paul s’éleva contre lui et le força de rentrer dans sa voie. Paul cependant n’était pas toujours obstiné, et savait aussi être souple ; on a vu comment il fit circoncire Timothée et Silas[57]. Mais plus il allait, plus l’adhésion des incirconcis et la résistance des Juifs le détachaient du judaïsme ; ses Lettres tout remplies des efforts qu’il fait pour se débarrasser de son passé. Il revient sans cesse à la circoncision, parce que, sur ce point, il n’y avait pas moyen de se taire ; il ne parle guère du reste, mais le peu qu’il en dit s’entend assez : il reproche aux judaïsants d’observer les jours, les mois, les saisons, les années (Gal., IV, 10) ; c’est leur reprocher en termes couverts de tenir compte des sabbats, des nouvelles lunes, des fêtes de la Pâque et de la Pentecôte et des jubilés[58]. Mais au besoin son silence absolu est aussi éloquent que des paroles : ainsi, il ne parle pas une seule fois ni du Temple, ni des sacrifices, ni du grand prêtre. Philon lui-même ne s’occupe pas volontiers de tout cela ; il aime mieux s’arrêter aux idées dont les signes extérieurs sont les symboles. Philon écrivait : On ne saurait véritablement rendre grâces à Dieu de la façon dont le vulgaire l’imagine, par des pompes, des offrandes et des sacrifices ; car le monde tout entier ne serait pas un temple suffisant pour l’honorer ; mais bien par des hymnes et des cantiques de louanges ; je ne dis pas ceux que fait retentir la voix, mais ceux que chante au dedans l’âme incorporelle et toute pure[59]. Et Paul écrit à son tour (Rom., XIII, 15) : Je vous exhorte, frères, par les miséricordes de Dieu, de présenter vos personnes comme une victime vivante, sainte, agréable à Dieu, qui soit votre culte rationnel. Combien l’apôtre ressemble au docteur d’Alexandrie ! La vraie différence est que l’un prêche paisiblement une doctrine, et que l’autre fait violemment une révolution. Philon préfère l’esprit à la lettre : dans Paul, la lettre a tout à fait disparu. J’ai montré ailleurs que le spiritualisme élevé de Philon l’avait mis même sur la voie de l’idée paulienne des gentils préférés aux Juifs et élus de Dieu à leur place ; mais je dis seulement sur la voie ; car Philon n’allait pas et ne pouvait aller jusque-là. C’était beaucoup d’avoir dit que Dieu préférerait le Juif du dehors, le Juif d’hier, au Juif de race, à l’Hébreu, si fier de ce nom, et des noms d’Abraham et de David[60], si le premier était plus près de lui par te cœur et plus fidèle : mais, pour que l’étranger devint ainsi un élu, il fallait avant tout qu’il fût devenu un Juif. L’idée que des non Juifs, des gentils, puissent être substitués dans la faveur de Dieu à’ ceux qui suivaient la loi d’Israël, n’avait jamais approché, avant Paul, de l’esprit d’un Juif. Voilà pourtant ce qu’il a osé dire, et cela aurait pu lui causer quelque embarras ; car, dans le milieu où il prêche, on n’est admis à rien avancer sans l’appuyer sur les Écritures ; et comment trouver dans les Écritures une pensée qui n’est pas seulement tout à fait étrangère à l’esprit des Juifs, mais encore qui en est la contradiction absolue ? On avait en pareil cas une grande ressource, et dont on usait largement, celle de citer à faux, et sans ombre de critique. Qu’on prenne, par exemple, les passages que Paul a rassemblés sur ce sujet dans l’Épître à ceux de Rome, et qu’on les relise chacun à sa place dans les textes originaux, on n’aura pas de peine à voir qu’ils ne disent rien de ce que Paul a prétendu leur faire dire. Ce grand dogme de la théologie paulienne ne repose que sur une série de contresens[61].

Paul déclare d’ailleurs hardiment que ce ne sont pas les œuvres de la Loi qui justifient, mais la foi en Jésus le Christ (Gal., II, 16).

Comment en douter, puisque, en effet, depuis tant de siècles que la Loi était souveraine, le royaume de Dieu pourtant n’arrivait pas, les péchés des hommes en empêchant la venue ? Il fallait que ces péchés fussent effacés, que Dieu cessait de les imputer aux hommes, qu’il nous tînt pour justifiés, et c’est ce qui n’a pu se faire que par la mort du Christ. La Loi a existé pourtant, et on ne peut l’oublier, puisqu’elle régnait hier. En effet, elle a existé, mais elle n’était qu’un provisoire, une préparation de l’avenir ; une gouvernante, à qui avait été confiée l’enfance du genre humain[62]. Celui-ci est devenu homme, et n’a plus besoin de maître ni d’abécé. C’est ainsi qu’if parle en un endroit, avec quel mépris pour cet enseignement de la Loi, dont la veille il était si fier encore ! (Gal., III, 24 et IV, 4). Mais ailleurs il n’admet plus que la Loi ait été jamais nécessaire : Les gentils, qui ne l’ont pas, sont à eux-mêmes une Loi. Ils font voir que l’œuvre de la Loi est écrite dans leur cœur ; elle a pour témoigner d’elle leur conscience. (Rom., II, 14). C’est le langage d’un philosophe grec ; non que Paul paraisse avoir lu les philosophes ; mais la pensée hellénique s’était infiltrée dans son esprit et l’avait élargi jusqu’à embrasser l’humanité : Il n’y a plus de Juif ni de Grec, d’esclave ni de libre, d’homme ni de femme ; tous tant que vous êtes, vous n’êtes qu’un en le Christ Jésus (Gal., III, 28, etc.). Et enfin : Dieu n’est-il qu’aux Juifs ? N’est-il pas aussi aux gentils ? Oui, il est aussi aux gentils ; car il n’y a qu’un seul Dieu. (Rom., III, 29, etc.). Voilà des idées où Jésus n’avait pas atteint, et dont il n’y a aucune trace dans les évangiles[63].

Elles ne sont pourtant pas encore ni assez vastes ni assez hardies. D’abord, dans leur élan vers l’idéal, elles oublient trop la réalité. Paul ne prétendait pas, il ne pouvait pas même imaginer, que toute distinction réelle fût effacée entre le libre et l’esclave ; il ne les supposait égaux que dans le Christ, et c’était beaucoup déjà, car cette conception en préparait -une supérieure. De plus, il ne prévoyait pas, en unissant la famille humaine dans un dogme, que ce dogme deviendrait à son tour un principe de division et de combat. Pour nous, nous avons supprimé en réalité, dans presque tout le monde civilisé, la distinction entre le libre et l’esclave, et un jour sans doute sera supprimé aussi, entre l’homme et la femme, tout ce qui, en fait d’inégalité, ne vient pas de la nature, mais de la tradition. Enfin, nous avons à cœur de faire évanouir, dans les constitutions et dans, les lois, ce qui reste encore des séparations que les croyances avaient faites entre les hommes ; de sorte que nous disons aujourd’hui : Il n’y a pas à distinguer entre le chrétien et l’infidèle, entre le déiste et l’athée ; tous tant que vous êtes, vous ne faites qu’un en l’humanité. Mais, quoique cette formule dépasse de beaucoup celle de Paul, on comprend l’effet que la sienne a dû produire au temps où elle a été prononcée, et combien elle était faite pour entraîner les esprits. Voilà l’élan et l’essor qu’avaient imprimés à sa pensée le dégoût du mal, le désir et l’ardent espoir du mieux, irrités encore par les obstacles que ses aspirations rencontraient dans des préjugés qu’il avait partagés lui-même.

Mais il ne peut se tenir à ces hauteurs, car il se sent entravé et ramené à terre par un poids qu’il traîne à son pied, pour ainsi dire : c’est celui des textes sacrés. Tandis qu’aucun texte n’arrêtait la pensée de l’Hellène, l’esprit d’un Juif, au contraire, ne pouvait se mouvoir en quelque sens que ce fût, sans le congé de ses Écritures, et cela était vrai surtout d’un Juif qui avait été formé dans les écoles sévèrement orthodoxes de la ville sainte. De sorte que, même pour échapper à la Loi, il faut encore qu’il tienne compte de l’autorité de la Loi. De là d’étranges tours de force, qu’il est intéressant de suivre dans ses Lettres, quelque fatigants qu’ils paraissent à notre esprit dégagé de ces liens.

Sa grande ressource, dans cette tentative si difficile, est l’histoire de la promesse faite à Abraham, le père du peuple de Dieu. Il n’y a pas dans la Bible de texte plus considérable aux yeux des Juifs, et c’est pour eux le titre le plus ancien de leur fortune et de leurs espérances : Je ferai sortir de toi un grand peuple ; je te bénirai et j’agrandirai ton nom... Je bénirai qui te bénira et maudirai qui te maudira... Je donnerai ce pays à ta postérité (XII, 2-7). — Regarde vers le ciel et compte les étoiles, si tu peux ; ainsi sera ta semence (XV, 5). — J’établis un pacte entre moi et toi et tes descendants après toi, un pacte perpétuel pour les générations à venir, pour être ton Dieu et celui de ta semence... Voici le pacte entre moi et toi, et tes descendants après toi... Que tout mâle soit circoncis (XVII, 7-10, etc.). Tout cela est parfaitement clair, et c’est l’histoire même d’Israël sous forme de prophétie ; mais quand s’accréditèrent les idées messianiques, l’imagination a dû étendre la portée de ces promesses jusqu’à l’avenir que l’on rêvait, et l’on a cru que la grandeur de l’oint attendu y était comprise. Paul, en les rapportant au Christ, a probablement suivi une voie ouverte avant lui ; mais j’imagine que c’est à lui qu’appartient cette subtilité, de faire remarquer que le texte ne dit pas : à tes semences, au pluriel, c’est-à-dire à tes rejetons, mais, au singulier, à ta sentence, ce qui ne peut signifier qu’un seul rejeton, qui est Christ (Gal., III, 16). Et là-dessus il conclut intrépidement que le Christ ayant ainsi été promis plus de quatre cents ans avant la Loi, celle-ci ne compte pas en comparaison de cette promesse. Cela est puéril et misérable, mais par ce galimatias l’obstacle de la Loi était tourné.

Ce n’est pas tout : au moment où Iehova promet à Abraham, qui se plaignait de n’avoir pas d’enfants et qui n’en espérait plus, une postérité innombrable, il est dit qu’Abraham crut à Iehova, et que cela lui fut compté comme un mérite (Gen., XV, 6). Paul traduit : Sa foi lui fut imputée à justice ; il entend par là, à justification, à salut. Les justifiés, dans sa langue, sont ceux dont les péchés ne sont plus comptés, et que rien n’empêche dès lors d’avoir part au royaume de Dieu. Mais, dit Paul, quand il a été justifié ainsi, était-il en état de circoncision, ou avec le prépuce ? Il n’était pas en état de circoncision, mais avec le prépuce. En effet, ce n’est que plus tard que Dieu lui a prescrit la circoncision. Et ainsi, dit Paul, la circoncision n’est venue qu’après coup, comme la marque de la justification par la foi, foi qu’il avait eue avec le prépuce, pour être le père de tous ceux qui ont la foi avec le prépuce, etc. (Rom., IV, 9-11). De pareils raisonnements, si on peut les appeler ainsi, devaient cruellement impatienter les Juifs qui les entendaient faire. Mais qu’on imagine un moment l’effet qu’ils auraient fait à des gentils, à ce Sénèque, par exemple, qu’une légende absurde a prétendu mettre en commerce avec saint Paul !

Sa doctrine de la Loi auteur du péché n’est pas moins bizarre. Il dit positivement (Gal., III, 10) : Ceux qui partent des œuvres de la Loi sont sous la malédiction, car il est écrit (Deutér., XXVII, 16) : Maudit tout homme qui ne s’assujettit pas à toutes les prescriptions contenues dans le livre de la Loi, pour les accomplir. Et ailleurs (Rom., IV, 15) : C’est la Loi qui fait le châtiment ; car où pas de loi, pas non plus de transgression. Et encore (Rom., VII, 7-13) : Le péché, je ne l’ai connu que par la Loi ; car je n’aurais pas connu la convoitise, si la Loi n’eût dit : Tu ne convoiteras pas. C’est de là que le péché a pris son élan, et que par le commandement il a produit en moi toute convoitise ; car sans la Loi le péché était mort. Et moi, sans la Loi, je vivais jusque-là ; mais, le commandement étant venu, le péché a repris vie, et moi, je suis mort. Et ainsi, pour moi, le commandement, qui était pour la vie, s’est trouvé être pour la mort. Cette suite de non-sens mènerait à d’étranges conséquences, contre lesquelles Paul se débat avec effort : Qu’est-ce donc ? La Loi est-elle péché ? Loin de nous !Ce qui était le bien, a-t-il été pour moi la mort ? Loin de nous ! Mais la plus fâcheuse de ces conséquences serait de conclure que, puisque la mort du Christ prévaut sur le péché et l’efface, on peut maintenant s’abandonner à son aise au péché. Loin de nous ! Puisque nous sommes morts au péché, comment pourrions-nous vivre encore en lui ? (Rom., VI, 2.) Il est vrai que la Loi est morte[64], mais les œuvres de la chair, contre lesquelles la Loi était faite, sont mortes aussi pour vous ; vous ne vivez plus que pour les œuvres de l’Esprit, qui n’ont rien à faire avec la Loi. C’est-à-dire que Paul s’embarrasse dans ses raisonnements, et ne vient pas à bout d’accorder entre elles ses paroles ; mais la raison de cet embarras est peut-être, sans qu’il le démêle nettement lui-même, que ce nom de la Loi enveloppe en réalité, pour lui, deux choses très distinctes. L’ar1e est la loi de la nature et de la conscience, qui reste toujours sacrée, depuis le Christ comme avant lui ; l’autre est la loi locale et traditionnelle, avec ses prescriptions minutieuses, qui pesaient sur tous les actes et tous les mouvements des Juifs. C’est celle-ci que Paul a réellement dans la pensée, quand il se dit que la Loi fait le péché, que le péché disparaîtra avec la Loi elle-même, et que l’homme, quand il ne sera plus conduit que par l’Esprit, se sentira à la fois libre et pur.

C’est- de la rupture de Paul avec la Loi qu’est sortie cette singulière doctrine de la grâce, qui tient tant de place dans ses Lettres, et qui g fait ensuite une si grande fortune dans l’Église. L’idée première de cette doctrine est une idée philosophique, que l’observation intérieure suffit à suggérer. A peine l’analyse a-t-elle fait connaître à -l’homme ce qu’il appelle sa liberté, qu’il ne tarde pas à s’apercevoir combien cette liberté est bornée, et qu’il lui arrive souvent de vouloir sans avoir la force d’accomplir[65]. Voilà pour quand il fait le mal ; et d’un autre côté, quand il fait le bien, il lui semble, aussi quelquefois que sa vertu ne lui vient pas de lui-même, et qu’il agit par une inspiration ou un élan dont il n’a pas le secret. Platon déjà disait, dans le Ménon (p. 100), que la vertu ne vient ni de la nature ni de l’éducation, mais d’un don divin, où le travail de l’esprit n’est pour rien, et qui la dispense à tel plutôt qu’à tel autre ; et il est probable que cette doctrine a été développée après lui dans les écoles qui avaient un caractère plus particulièrement religieux ou même mystique, comme celles des Platoniques et des Pythagoriques. Nous n’avons plus rien de ces philosophes, mais on trouve fortement et abondamment exprimé chez Philon d’Alexandrie le sentiment de ces bienfaits ou de ces grâces de Dieu, sans lesquelles le plus sage ne peut ni atteindre le vrai ni faire le bien, et qu’il doit appeler par la prière[66]. Les discours de Philon, à ce sujet, ont un caractère tout philosophique et hellénique, et aussi bien il n’y a rien de cela dans la Bible juive. Cependant il n’est pas douteux que l’esprit du judaïsme ne fût particulièrement favorable au développement de ces idées, puisque les Juifs se regardaient comme un peuple élu, pour qui son dieu avait fait ce qu’il n’avait voulu faire pour aucun autre, et dont l’existence tout entière ne s’expliquait que par la faveur d’en haut. La doctrine de la grâce est, en ce sens, éminemment juive, et Paul, en tant que Juif, devait en être pénétré ; mais, quand il se sépara de ses frères, il la retourna brusquement contre le judaïsme surpris. Comment Dieu a-t-il pu rejeter son peuple ? Comment a-t-il refusé le salut aux mérites des Juifs, polir le donner aux gentils, qui n’avaient pas mérité ? C’est qu’il ne s’agit pas de mérite, et que Dieu n’a de compte à rendre à personne. Ils étaient les élus hier, ils sont aujourd’hui les réprouvés ; Dieu l’a voulu, et cela suffit. Et la Bible est là, prête à lui fournir des arguments.

Il citait tout à l’heure Abraham, il cite maintenant Ésaü et Jacob ; cet aîné, à qui son puîné a dérobé son aimasse, représente les Juifs, supplantés par les gentils : Rébecca eut deux jumeaux de notre père Isaac. Avant qu’ils fussent nés et qu’ils eussent fait ni bien ni mal, afin que prévalut ce que Dieu avait résolu par choix, non en vertu de leurs œuvres, mais en vertu de son appel, il fut dit : Le premier-né sera assujetti à l’autre ; car il est écrit : J’ai aimé Jacob et j’ai réprouvé Ésaü[67]. Que dirons-nous ? Y a-t-il eu, injustice en Dieu ? Loin de nous ! Dieu dit à Moïse : Je ferai grâce à qui je fais grâce ; j’aurai miséricorde de qui j’ai miséricorde. (Exode, XXXIII, 19.) Ce n’est donc pas ici l’œuvre de l’homme qui s’efforce et qui court, mais celle de Dieu qui fait grâce, car l’Écriture dit à Pharaon : Je ne t’ai suscité que pour ceci, pour faire montre en toi de mon pouvoir, et pour que mon nom soit proclamé sur toute cette terre. (Exode, IX, 16.) Ainsi, il fait grâce à qui il veut, et qui il veut, il l’endurcit[68]. Tu me diras : De quoi se plaint-il alors ? Qui peut résister à sa volonté ? Mais vraiment, ô homme ! qui es-tu donc, toi, pour tenir tête à Dieu ? L’ouvrage façonné dit-il à celui qui le façonne Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de l’argile, pour faire d’une même pâte, d’une part un vase d’honneur, de l’autre un vase d’ignominie ? (Rom., II, 10-21.) Tout cela est cruellement déraisonnable ; mais c’était un bon tour de polémique que de dire aux Juifs : «Vous vous vantez que Iehova a transféré le droit d’aînesse d’Ésaü à Jacob votre père ; eh bien, c’est ainsi qu’il transfère aujourd’hui votre droit d’aînesse aux gentils. Ailleurs, après avoir cité ces paroles du livre des Rois : J’ai réservé pour moi sept mille hommes, qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal, Paul ajoute : C’est ainsi qu’aujourd’hui encore il y a une portion réservée, par pur choix de grâce. Mais, si c’est par grâce, ce n’est plus d’après les œuvres ; autrement, la grâce n’est plus grâce, etc. (Rom., XI, 5.) Citons encore ce verset : Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés. (Rom., VIII, 30.)

Je ne dirai pas : Voilà la théologie de Paul. Je dirai : Voilà la théologie. C’est de ces expédients d’avocat embarrassé qu’est né l’énorme amas de subtilités et de logomachies qui compose la théologie tout entière et qui a régné, pour ainsi dire, jusqu’aujourd’hui. Les versets que j’ai cités et quelques autres semblables, où avec un mot nouveau et mystérieux il essayait de se débarrasser de son passé, ont enfanté, en particulier, toute cette doctrine de la grâce, vide de fond et, dans la forme, inextricable, épouvantable marais où Augustin a noyé l’Église avec lui. Pour constituer la théologie, il fallait unir à la faculté d’associer les disparates, qui est dans l’esprit de l’Orient, celle d’argumenter sans fin, qui caractérise l’esprit grec. Et c’est là ce qui s’est produit quand les sombres fantaisies de Paul ont été reprises et développées par les Pères.

Mais remarquons bien que chez Paul lui-même elles se réduisent à peu de chose. Il n’a pas véritablement une doctrine de la Grâce, s’appliquant à l’ensemble des actes et des volontés humaines ; ses idées ne se rapportent qu’à une préoccupation unique : comment se fait-il que le choix de Dieu ait passé des Juifs aux gentils ?

De même, Paul a engendré ce qu’on appelle le dogme du péché originel, sans l’avoir conçu pour son propre compte. II a lu la parole de la Genèse : Tu ne mangeras point de ce fruit ; car, le jour où tu en mangeras, tu mourras (II, 17). Il dit donc qu’Adam a péché, et par le péché la mort est entrée parmi les hommes ; mais le Christ est venu pour détruire à la fois et le péché et la mort. Il l’entend d’une manière toute sensible, car il croit, en effet, que le Christ va descendre du ciel tout à l’heure, et que dès lors on ne mourra plus. C’est du merveilleux, pour ne pas dire simplement de la poésie ; ce n’est nullement ce que l’on a mis depuis sous ce mot de péché originel.

Je ne sais ce que les Juifs répondaient à ces raisonnements de Paul ; mais j’imagine qu’un de ses plus redoutables adversaires était lui-même. Il traîne après lui, quoi qu’il fasse, son fanatisme d’hier ; ayant cru si longtemps qu’être Juif est tout, il ne peut se résigner tout d’un coup à croire que ce n’est rien. Il fait ce qu’il peut pour reconnaître aux Juifs un privilège (Rom., III, 1 ; XI, 1, etc.), et il y a un moment où il s’écrie : Je le dit, et c’est la vérité que je dis en Christ ; ma conscience témoigne pour moi en l’Esprit saint ; j’ai un grand chagrin et mon cœur sent une douleur incessante ; je voudrais moi-même être rejeté du Christ et maudit pour mes frères, pour ceux qui sont miens selon la chair (Rom., IX, 1). Vœu étrange, qui trouble encore aujourd’hui ses lecteurs chrétiens. C’est par une protestation du même genre qu’il prononce : Renversons-nous donc la Loi par la foi ? Loin de nous ! Au contraire, nous confirmons la Loi (Rom., III, 31). Il veut dire que, comme c’est la Loi qui promet le Christ, et qui aboutit à lui pour ainsi dire (voir verset 21), le règne du Christ, en venant clore celui de la Loi, ne fait que la confirmer[69].

En réalité, la Loi n’en est pas moins détruite ; l’ancien pacte n’existe plus. Il y a un pacte nouveau : C’est celui de l’Esprit, non plus de la lettre, car la lettre tue, tandis que l’Esprit donne la vie. (II Cor., III, 6.) C’est toujours la même idée, que la Loi n’a apporté avec elle que le péché, et par suite la mort. La circoncision est répudiée, et l’on peut prévoir le jour où il n’y aura plus un seul chrétien circoncis.

Dans cette lutte obstinée, Paul n’est pas venu à bout d’entamer le judaïsme. Un petit nombre de Juifs ont passé au Christ, et ce n’est pas Paul qui les a gagnés ; ce sont les compagnons de Jésus, qui ont fait ces conquêtes avant que Paul fût conquis lui-même. D’ailleurs l’Église des circoncis de Jérusalem a bien peu vécu, elle aurait probablement vécu moins encore, si Jérusalem eût gardé son indépendance et si les Juifs y étaient demeurés maîtres. Mais Paul a vaincu les Juifs dans le monde grec, en ce sens qu’il leur a arraché les judaïsants. La parole de Iehova à la mer dans le livre  de Job : Tu viendras jusque-là, et pas plus loin, Paul l’a dite à cette marée montante du judaïsme qui semblait près de couvrir le monde. Le vieux judaïsme s’est arrêté pour jamais, et le judaïsme nouveau, qui a bientôt tout envahi, envahi lui-même par les mœurs et par l’esprit grec, n’est plus véritablement le judaïsme. Du reste, je l’ai déjà dit, Paul n’a fait que précipiter cette révolution, et un homme ne fait jamais que cela ; les grands mouvements se font parla force des choses. On a vu Philon d’Alexandrie occupé de se défendre contre un judaïsme libre, qui trouvant que la lettre n’est que le symbole de l’idée, en venait à dédaigner la lettre. Il proteste contre cette indifférence ; tout en accordant que les prescriptions sur le sabbat, sur les fêtes, sur la circoncision, ont un sens mystique, il ne veut pas qu’on renonce pour cela aux pratiques extérieures : faudra-t-il donc renoncer aussi au culte qu’on rend à Dieu dans le Temple ? Il résiste donc ; mais ceux à qui il résiste étaient déjà, comme on voit, bien près de Paul. Et Philon lui-même parlait quelquefois comme Paul : il plaçait au ciel l’étranger (le non Israélite) qui vient à Dieu, et il vouait à l’enfer l’homme qui déshonorait le sang pur (le sang de David) dont il est sorti. Enfin l’image célèbre de l’Épître aux Romains (XI, 16), de la branche d’olivier sauvage entée sur l’olivier franc, se trouve déjà dans ce même passage de Philon[70].

Paul n’était pas un esprit timide, et, s’il n’avait eu à combattre que les Juifs qui repoussaient son Christ, il serait arrivé plus vite à une franche et complète rupture. Ce qui le gênait le plus, c’étaient les circoncis qui appartenaient au Christ comme lui et avant lui, et qui avaient fait une Église nouvelle. Pourquoi ceux-là auraient-ils cessé d’être Juifs, puisque Jésus l’était lui-même et n’avait jamais appelé que des Juifs ! Ceux-là pouvaient bien accepter pour disciples, surtout dans les pays grecs, ce que j’appellerais des judaïsants du Christ, mais ils ne pouvaient les égaler à eux-mêmes et se confondre avec eux. La circoncision demeurait dans leur pensée un privilège, et conservait un prestige dont Paul est visiblement embarrassé, qui lui fait obstacle et qui l’irrite. Nous ne comprenons plus aujourd’hui, après tant de siècles pendant lesquels la circoncision n’a été pour les chrétiens qu’un sujet de haine et de mépris, quel effort il eut à faire pour en délivrer ses Églises. Il a peur que d’autres influences ne les ramènent à ce joug ; pour les en garder, il s’efforce de leur faire peur lui-même ; et il leur tient ce discours vraiment étrange : Eh bien, moi Paul, je vous dis que, si vous vous faites circoncire, Christ ne vous servira de rien. Et j’atteste encore à tout homme qui se fait circoncire, qu’il est obligé dès lors à pratiquer toute la Loi (Gal., V, 2-3). Enfin, perdant patience, avec le rire amer d’un homme qui ne rit guère, il jette ce mot à ces circoncis : Qu’ils fassent mieux, qu’ils se châtrent ! (verset 12). Voilà jusqu’où il s’emporte. Mais il n’a pas toujours ce ton-là. Ces violents, dont il était, et dont un évangile dit si bien qu’ils prennent le ciel de force, sont en même temps violents et adroits, parce qu’ils sont tout entiers à cette fin qu’ils poursuivent. Quand tout à l’heure il effrayait ceux que la distinction de la circoncision pouvait tenter en leur déclarant que, si une fois ils ont cette marque, ils devront s’assujettir à la gêne de toutes les prescriptions judaïques, c’était déjà une adresse : nous verrons qu’il en a eu d’autres encore. Mais il a tout dit dans un passage mémorable (I Cor., IX, 19) : Étant libre du côté de tous, je me suis asservi à tous, pour en gagner le plus possible. Avec les Juifs, je me suis conduit en Juif, pour gagner les Juifs ; avec les sujets de la Loi, en sujet de la Loi, pour gagner les sujets de la Loi ; avec ceux qui sont en dehors de la Loi, en homme qui est en dehors de la Loi — mais je ne suis pas en dehors de la Loi à l’égard de Dieu, étant dans la Loi à l’égard du Christ —, pour gagner ceux qui sont en dehors de la Loi. Avec les faibles, je me suis conduit en faible, pour gagner les faibles. Enfin, je me suis fait tout à tous, pour sauver des hommes à tout prix[71].

Je n’appellerai pas simplement une adresse le morceau de la Lettre à ceux de Rome où il exprime’ avec tant d’émotion l’espoir que les Juifs reviendront au Christ et à Dieu. S’ils ont achoppé, est-ce pour tomber ? Loin de nous ! Mais leur faux pas a été le salut des gentils. (XI, 11.) Il présente à ce sujet l’argumentation la plus bizarre. Si les gentils, à l’origine, -n’ont pas eu la foi, c’est pour être un jour reçus en grâce, à l’occasion du manque de foi des Juifs eux-mêmes. Et si les Juifs aujourd’hui manquent de foi en la grâce qu’ont reçue les gentils, c’est afin qu’ils soient à leur tour l’objet d’une grâce qui leur sera propre. Dieu a voulu que tous, gentils et Juifs, eussent leur part du manque de foi, afin que tous eussent leur part de grâce (30-32). On s’y perd, et Paul, tout le premier, s’y perd lui-même ; mais le sentiment qu’il a de l’impossibilité où il est de débrouiller ses idées lui arrache un cri mille et mille fois répété après lui : Ô profondeur des dons de Dieu, de sa sagesse et de son intelligence ! Combien sont impénétrables ses jugements, et combien il est impossible de suivre la trace ale ses voies ! Car qui a compris la pensée de Dieu, ou qui est entré dans ses conseils ? Ou qui est-ce qui lui a fait une avance, et peut exiger de lui du retour ? Tout vient de lui, tout est par lui, tout va à lui ; à lui la gloire à jamais. Amen. Ces paroles sont devenues un lieu commun qui traîne partout dans la prédication religieuse, et qui y paraît froid et mort comme tout lieu commun, et principalement tout lieu commun qui est en dehors de la raison ; mais dans Paul lui-même elles nous touchent, parce que nous y sentons à la fois le trouble profond que lui cause sa séparation d’avec ses frères, et l’apaisement qu’il obtient, au prix des plus laborieuses subtilités, par la pensée que le jour viendra bientôt où Dieu lui-même et le Christ vont les lui rendre.

Tout ce qui vient d’être développé des idées de Paul est certainement tout à fait en dehors de la raison et de la nature ; cependant le surnaturel n’y paraît encore qu’à distance. L’heure en est prochaine, elle n’est pas venue, ou du moins il n’y a jusqu’ici qu’un seul miracle présent. Il est vrai qu’il est énorme : c’est la résurrection du Christ lui-même ; mais il est unique et on le croit sans l’avoir vu. A ce point de vue, les Épîtres diffèrent sensiblement des récits des évangiles, où le miracle est chose de tous les jours : il ne semble pas que pour Paul il fût aussi familier. Pourtant, en y regardant de près, on voit que Paul croyait à certains phénomènes singuliers comme à des faits habituels. II dit positivement à ceux à qui ses Lettres sont adressées que l’Esprit opère en eux des vertus (Gal., III, 5) ; c’est le mot des évangiles ; que les vertus, les opérations des vertus sont un des dons de Dieu à ses Églises. (I Cor., XII, 10, 28-20.) Il indique en particulier parmi ces dons les grâces des guérisons. (Ibid., 9). De plus, en parlant de lui-même, il déclare expressément et à deux fois que sa mission s’est manifestée par des signes, des prodiges et des vertus (II Cor., XII, 12 et Rom., XV, I9). Mais cela est dit en deux mots, sans indication d’aucun fait particulier, sans même que rien nous apprenne en quoi pouvaient consister ces signes, ces prodiges et ces vertus. Là encore, comme au chapitre des apparitions de Jésus, le miracle semble reculer devant nous, et notre curiosité le poursuit sans le saisir. Il y a même un verset célèbre : Les Juifs demandent des signes et les Grecs cherchent de la sagesse ; et moi, je prêche Christ mis en croix (I Cor., I, 22), qui semble témoigner que le merveilleux ne tenait pas une grande place dans les moyens par lesquels Paul agissait sur les esprits. On doit remarquer qu’il n’est jamais question dans ses Épîtres du don de chasser les démons. Il parle bien, on l’a vu, des grâces des guérisons, mais sans que rien marque qu’il attribue à des démons les maladies. Paul, cependant, croit aux démons, comme on le verra par un passage auquel je reviendrai plus tard (I Cor., X, 20). Il croit avant tout à Satanas, ce génie du mal, inconnu du judaïsme primitif, et qui n’est évidemment que l’Ahriman du mazdéisme. Il est vrai que Satanas n’est pas tout à fait au niveau de Dieu : celui-ci, sous le nom de Iehova, avait régné seul trop longtemps pour supporter un égal. Satanas est seulement un ange des ténèbres : cette expression même n’est pas dans Paul, mais elle est supposée par le verset où il est dit que Satanas sait se transformer en ange de lumière (II Cor., XI, 14). Il n’en est pas moins le rival de Dieu et son adversaire, sauf peut-être à être détruit à la fin du monde, comme le dit l’Apocalypse ; mais Paul ne parle pas de cet avenir, Paul le représente à la fois comme un malfaiteur qui nous tue (I Cor., VI, 5) et comme un tentateur qui nous fait pécher. (Ibid., VIII, 5 et II Cor., II, 11.) Lui-même, affligé d’un mal qui l’humilie, qu’il appelle une épine dans sa chair, et sur lequel on a fait bien des suppositions, il dit que c’est un ange de Satanas qui tape sur lui. (II Cor., XII, 7.) Paul parle assez souvent des Anges, mais il ne dit pas qu’il ait jamais eu affaire à eux.

Mais, en fait de surnaturel, il n’y a rien dans ses Lettres d’aussi remarquable que le témoignage que voici (II Cor., XII, 2) : Je sais un homme, de ceux qui sont à Christ, qui, il y a quatorze ans — était-ce en dehors de son corps ? je ne sais, Dieu le sait —, fut enlevé — celui dont je parle — jusqu’au troisième ciel. Et je sais que celui dont je parle — était-ce en son corps ou en dehors de son corps ? je ne sais, Dieu le sait —, fut enlevé au paradisos, et y entendit des dires qu’on ne peut dire (άρρητα ρήματα), qu’il n’est pas permis à un homme de répéter. S’il s’agit de celui dont je parle, j’ai de quoi triompher ; mais, s’il s’agit de moi, je ne veux triompher que de mes faiblesses. Je pourrais triompher sans être déraisonnable, car je ne dirais que la vérité ; mais je m’abstiens... — On ne peut douter que tout cela ne se rapporte à lui-même.

Maintenant, qu’est-ce que le troisième ciel ? on ne sait. Quant au paradisos, c’est, à ce qu’il paraît, un mot d’origine indienne, qui a passé sans être traduit en hébreu et en grec. Xénophon appelle ainsi les parcs de plaisance des rois de Perse (Cyr., I, III, 14), et le livre de Néhémie l’emploie dans le même sens. Ici, c’est évidemment un jardin céleste ; nous en avons fait le paradis[72].

Mais je ne connais pas de texte qui montre d’une manière plus frappante comment le merveilleux s’évanouit dès qu’on le touche. Voilà une aventure à laquelle Paul tient beaucoup ; elle est son orgueil et il l’oppose à des mépris qu’il repousse. Il ne saurait donc trop faire pour l’établir et pour la mettre en pleine lumière. Et pourtant que dit-il ? Qu’il ne sait pas s’il a été enlevé dans son corps ou sans son corps. Il ne peut pas dire plus clairement qu’il a imaginé, qu’il a rêvé, et que ça été une pure illusion, sans réalité aucune. Le fait est qu’il n’y a jamais eu de miracles historiques que des miracles comme celui-là. Si Jeanne d’Arc avait été, je ne dirai pas aussi sincère, elle l’était sans doute tout autant, mais aussi capable d’analyse, elle se serait probablement exprimée comme Paul en parlant de ses visions ; elle aurait dit : J’ai vu saint Michel ; était-ce avec mes yeux ou autrement ? je ne sais.

Parmi les dons extraordinaires que Paul signale comme étant répandus parmi les fidèles, il faut signaler celui des glosses, qui est une des plus grandes singularités du christianisme primitif. Le mot grec qui répond à langue (γλώσσα), indépendamment des deux sens du mot français, en a encore un troisième. Lorsque, dans le discours, on mêlait à la langue ordinaire des termes empruntés à celle d’un autre temps ou d’une autre localité, ces termes s’appelaient des langages : je franciserai simplement le mot grec en disant des glosses[73]. Quand La Fontaine dit, par exemple : L’ost au peuple bêlant (Fables, XII, 9), il emploie une glosse (voir aussi XI, 3). Il y a donc des glosses même en français : il y en a bien davantage en grec, parce que les Grecs avaient des monuments littéraires de tout dialecte et de toute époque, qui étaient comme des trésors où les glosses pouvaient être puisées en abondance. On les recherchait particulièrement dans les oracles, parce qu’elles leur donnaient un air de mystère qui ajoutait au respect. Le fameux poème alexandrin de Lycophron, qui n’est tout entier qu’une longue prophétie, ne se compose que de glosses, pour ainsi dire[74]. On n’est pas étonné que les judaïsants de race hellénique aient employé les glosses dans les épanchements auxquels ils se livraient sous l’influence de ce qu’ils appelaient l’Esprit ; mais ils pouvaient en puiser à des sources nouvelles, que leur ouvraient les livres des Juifs. Ils en empruntaient, soit à langue que les Juifs parlaient alors, soit à l’ancien hébreu, celui de la Bible, passé à l’état de langue morte. Quand Paul dit, par exemple : Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Père, et que, pour exprimer ce cri, il se sert, au lieu du grec pater, de l’hébreu abba (Gal., IV, 6), c’est une glosse.

De même, quand il introduit à la fin d’une épître la formule maranatha, que j’ai expliquée plus haut (I Cor., XVI, 22). Ce ne sont là que des mots ; mais dans les effusions auxquelles les « Frères » se livraient de vive voix, les termes de ce genre se multipliaient, et j’imagine qu’on pouvait y jeter des versets entiers. De là un langage étrange, qui devenait vite inintelligible. C’est dans la première Épître à ceux de Corinthe qu’il est surtout parlé des glosses dans leurs diverses espèces, car il paraît qu’il y en avait plusieurs (γένη γλωσσών, XII, 28). Qu’on se figure ce que pouvaient être des démonstrations de ce genre dans une ville d’une population si mêlée, dont les marchés jetaient sans cesse les uns sur les autres des hommes de toute provenance, apportant là les habitudes, les souvenirs, les superstitions les plus diverses. Paul le dit de la manière la plus expresse : Celui qui parle en glosse ne parle pas pour les hommes, mais pour Dieu ; personne ne l’entend ; c’est pour l’Esprit qu’il parle et dit des mystères. Au contraire, celui qui parle en prophète parle pour les hommes, et leur apporte édification, exhortation et consolation. Je veux bien que tous tant que vous êtes vous parliez en glosses ; mais j’aime mieux que vous parliez en prophètes : celui qui parle en prophète est plus grand que ceux qui parlent en glosses, à moins qu’il ne les interprète, afin que l’Église reçoive édification (I Cor., XIV, 2). Et plus loin : Les instruments inanimés qui donnent des sons, la flûte et la cithare, s’ils ne font pas distinguer les sons, comment saura-t-on ce que c’est que la flûte ou la cithare doit exprimer ? Et si la trompette ne donne qu’un son indistinct, qui donc s’apprêtera pour le combat ? De même si avec la glosse vous ne faites pas entendre un discours intelligible, comment comprendra-t-on votre parole ? Elle ne fera que battre l’air... Si je ne sais pas la signification des sons, je serai pour celui qui parle un Barbare, et celui qui parle sera un Barbare pour moi. Plus loin encore : Je rends grâces à Dieu de ce que mieux que tous tant que vous êtes je parle en glosse. Mais, dans l’église, j’aime mieux dire cinq paroles en traduisant ma pensée, afin d’enseigner les autres, que d’en dire dix mille en glosse. Si, l’Église étant rassemblée tout entière en un même lieu, tous se mettent à parler en glosses, et qu’il survienne des simples ou des non-croyants, ne diront-ils pas : Vous êtes des fous ! Mais, si tous parlent en prophètes, et qu’il survienne un non-croyant ou un simple, tous le raisonnent, tous le confondent, et ainsi les pensées secrètes de son cœur montent à la surface, et le voilà prêt à se jeter à terre pour adorer Dieu, reconnaissant que Dieu est réellement avec vous... Si on parle en glosses, que ce soit à deux, ou au plus à trois, et chacun à son tour, et qu’il y ait quelqu’un pour servir d’interprète. S’il n’y a pas d’interprète, qu’on se taise dans l’église ; qu’on ne parle que pour soi-même et pour Dieu. Voilà des scènes dont les Parisiens d’aujourd’hui qui s’appellent chrétiens n’ont guère l’idée. C’était un étrange spectacle qu’offrait une assemblée de ce genre, subissant, tout étourdie, l’averse de ce baragouin mystique qui tombait sur elle, quelquefois, on vient de le voir, de plusieurs bouches parlant en même temps. Paul essaye de s’en défendre, et fait ce qu’il peut pour tempérer le scandale de ces farces sacrées ; mais on sent bien qu’il ne fait pas ce qu’il veut. Quand une fois le surnaturel est entré dans l’esprit humain avec une certaine violence, c’est un champ qui lui est livré en proie, et dont il n’est pas aisé de l’arracher. Et l’on voit que Paul lui-même se croit obligé de se vanter que personne au besoin n’exécute mieux que lui ce même tour de force ; qu’il sentait pourtant peu digne de lui. Il était plus fier, et il en avait le droit, lorsque parlant, comme il dit, en prophète, il troublait et il retournait par sa parole des âmes que le hasard jetait sous ses pas, et dont l’apparente indifférence fondait tout à coup sous l’haleine de ces croyants rassemblés, à la chaleur de la fournaise que sa prédication avait allumée[75].

Cependant l’exaltation ne peut pas être de tous les moments, et il fallait à cette prédication un fond sérieux et solide ; ce fond se trouve dans l’enseignement moral des Épîtres.

Il n’y tient pas, il est vrai, une très grande place, parce que Paul n’avait à dire là-dessus à ses disciples rien qui lui fût propre. Outre ce qu’il y a toujours dans la morale de simplement humain et d’universel, si on considère même, dans ses préceptes sur la pureté ou sur l’amour du prochain, l’accent particulier qui les distingue le plus de la sagesse hellénique, l’esprit qui y paraît n’a rien de nouveau ; ce n’est pas celui de Paul ni de Jésus ; c’est l’esprit juif, celui qui avait fait les judaïsants, et préparé ainsi le christianisme. Bien avant d’être chrétiens, les disciples de Paul avaient en horreur certaines dépravations des mœurs antiques ; comme, bien avant d’être chrétiens, ils croyaient à un dieu unique et méprisaient profondément les idoles.

Il ne prêche donc là-dessus qu’accidentellement et pour des raisons particulières. Au début, par exemple, de la Lettre à ceux de Rome, c’est pour se plaindre que les Juifs, qui savent ce que les gentils ignorent, ne se conduisent pas mieux qu’eux et ne mettent pas mieux à profit la parole divine. Ailleurs, et cela est plus curieux, il s’inquiète de l’abus qu’on pourrait faire de l’émancipation même qu’il a prêchée. Il a dit que la Loi n’oblige plus, qu’elle n’existe plus ; qu’où il n’y a pas de Loi, il n’y a pas de transgression ; que ceux qui étaient esclaves sous la Loi sont maintenant libres en Christ ; que le péché, qui s’était développé par la Loi, n’a pas tenu contre la grâce qui a abondé plus encore[76]. Mais on voit que quelques-uns tiraient de là d’étranges conséquences. Alors on peut demeurer dans le péché, pour donner lieu à la grâce de prévaloir (Rom., VI, 1). Alors tout est permis (I Cor., VI, 12). Si l’émancipation tournait ainsi, et que pour avoir secoué la Loi on s’abandonnât à la chair, la religion nouvelle était perdue. C’est ici que Paul proteste avec énergie : Vous êtes libres, eh bien, ne vous asservissez donc pas au péché (Rom., VI, 15-16). Ou, par une autre image : Ne faites pas de votre liberté une invitation à la chair, mais par l’amour asservissez-vous les uns aux autres (Gal., V, 13). — Tout m’est permis, mais tout n’est pas bon (Cor., VI, 12). — Nous sommes morts au péché ; comment donc vivrions-nous encore dans le péché ? (Rom., VI, 2). Surtout il fait appel à l’Esprit, puisque c’est l’Esprit qui est le principe de régénération et de vie (Gal., III, 2 ; V, 5, etc.). Je vous dis : Marchez dans l’Esprit, et vous ne satisferez pas les appétits de la chair... On voit assez ce que sont les couvres de la chair : adultère, fornication, impureté, libertinage, idolâtrie, sorcellerie, inimitiés, querelles, jalousies, colères, divisions, luttes de partis, envies, meurtres, ivrogneries, débauches, et les choses semblables... Au contraire, le fruit de l’Esprit, c’est amour, joie, paix, patience, bonté, bienfaisance, foi, facilité, tempérance... Si nous vivons par l’Esprit, dirigeons-nous par l’Esprit (Gal., V, 16-25.) Et il prononce : Ne savez-vous pas que ceux qui font le mal n’auront pas part au royaume de Dieu ? (I Cor., VII, 9) Le relâchement des mœurs est évidemment ce qui lui fait peur par-dessus toute chose ; car l’enthousiasme, l’idéal, les aspirations célestes ne tiennent pas contre la corruption des sens ; celui qui veut faire de nous des christs a besoin avant tout que nous soyons purs. De là ces vives instances : Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres de Christ ? Prendrai-je donc les membres de Christ pour en faire les membres d’une prostituée ? Loin de moi !... Fuyez la fornication : tout autre péché que fait l’homme est en dehors du corps ; mais celui qui pèche ainsi pèche envers son propre corps. Or, ne savez-vous pas que le corps est le temple de l’Esprit saint qui est en vous et que vous tenez de Dieu, et qu’ainsi vous n’êtes plus à vous-mêmes ?[77] C’est de cette façon que, pour les préserver, il les arrache à eux et à la terre.

Un autre danger de la liberté est la désunion ; il n’y en a pas de plus à craindre pour une secte qui s’affranchit des pouvoirs et des règles établies. De là ses efforts pour rappeler les siens à la fraternité et à une affection mutuelle (Rom., III, 10) : Bénissez ceux qui vous tourmentent ; bénissez et ne maudissez pas. Se réjouir avec ceux qui sont en joie et pleurer avec ceux qui pleurent... Ne rendons jamais à personne mal pour mal... Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais fais en sorte de vaincre le mal parle bien (Ibid.). — Portez les fardeaux les uns des autres (Gal., XI, 2). — Toute la Loi est ramassée en une seule parole, celle qui dit : Tu aimeras le prochain comme toi-même (XIII, 9, et déjà Gal., V. 14).

Mais, ici encore, il ne prétend venir à bout des misères humaines que par l’élan, cet élan extraordinaire qu’il a imprimé aux cœurs. C’est par là que sa prédication dépasse les discours les plus pieusement humains de l’ancienne Bible. J’ai dit, ailleurs, que le verset du Lévitique : Tu aimeras ton prochain, n’a pas à beaucoup près tant d’importance et tant d’effet dans le vieux livre[78] ; il a été véritablement transformé quand on l’a détaché pour en faire le résumé de la Loi. Est-ce Paul qui a fait cela ? Est-ce Jésus, comme le disent les Évangiles[79] ? Est-ce un autre encore ? Que Paul ait ou non trouvé la formule, personne ne l’a plus profondément sentie et n’a été plus pénétré de la force de l’amour. Il a laissé là-dessus une page olé respire toute la chaleur de sa prédication et qui en fait comprendre la puissance. Il vient d’énumérer ces dons extraordinaires par lesquels il croit que l’Esprit de Dieu se manifeste dans les églises, l’apostolat, l’inspiration, la doctrine, les vertus, les guérisons, les glosses et le reste. Parmi ces dons, dit-il, aspirez aux meilleurs ; puis tout à coup il ajoute : Et voici encore une voie infiniment plus haute. Quand je parlerais en glosses prises à toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour[80], je ne suis qu’un cuivre sonore ou une cymbale retentissante. Et quand j’aurais la prophétie (l’inspiration), que je posséderais tout mystère et toute connaissance, et quand j’aurais la plénitude de la foi, jusqu’à déplacer les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et quand je ferais des bouchées de tout mon bien, et quand je donnerais mon corps pour être bridé vif, si je n’ai pas l’amour, je ne gagne rien. L’amour est patient ; il agit avec bonté ; l’amour n’a point d’envie, point de hauteur, point d’enflure, point d’impertinence, point d’égoïsme, point d’aigreur, point de rancune ; il ne prend point plaisir à l’injustice ; il se complaît dans la vérité ; il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L’amour ne meurt pas, même quand les prophéties auront pris fin, quand les glosses cesseront, quand la connaissance aura pris fin. Car c’est chose incomplète que notre connaissance, et chose incomplète que notre prophétie ; mais quand l’accomplissement sera venu, alors l’incomplet prendra fin... Nous ne voyons encore que par réflexion, d’une façon symbolique ; alors ce sera face à face... Jusque-là, nous avons la foi, l’espérance, l’amour, et, des trois, ce qu’il y a de plus grand est l’amour (I Cor., XII, 31, à XIII, 13). On peut, ce me semble, pardonner ses illusions et ses faiblesses à l’égard du surnaturel à l’homme dont le cœur ardent mettait l’amour au-dessus même du miracle, et y voyait le terme dernier et l’accomplissement de toute chose[81].

Ainsi, la morale des Lettres de Paul,’si on y regarde de près, se rapporte aux circonstances particulières où ceux à qui il proche sont placés, et elle n’est pas tant une morale qu’une règle disciplinaire. Elle nous, conduit ainsi à d’autres passages de ses Lettres qui se rapportent encore plus directement au gouvernement des églises qu’il a établies. Ces églises étaient de petite& sociétés assez resserrées, puisque tous les membres d’une même église, celle de Corinthe, par exemple, se rassemblaient pour prendre en commun ce qu’on appelait le repas du Seigneur (I Cor., XI, 20). Ces sociétés étaient libres, puisqu’elles ne se rattachaient à aucun ordre établi, à aucune autorité publique ; elles n’avaient de chefs que ceux qu’il leur plaisait d’écouter et de suivre, tantôt celui-ci, tantôt celui-là (I, 12). Il ne s’y trouvait pas d’aristocratie qui put prétendre au respect et à la docilité du grand nombre ; tous étaient égaux, tous étaient de la foule. Parmi vous, dit Paul, il n’y a guère de sages suivant la chair, guère de puissants, guère de nobles. Mais Dieu a choisi ce qu’il y a de fou dans le monde pour faire honte aux sages, et Dieu a choisi ce qu’il y a de faible dans le monde four faire honte à ce qu’il y a de fort, et Dieu a choisi ce qu’il y a dans le monde de mal né, de compté pour rien, de néant, pour détruire ce qui est quelque chose (I, 26-28). Tout cela devait être assez difficile à gouverner. Il y avait des divisions ; il faut qu’il y en ait, dit Paul, pour faire reconnaître ceux qui sont à toute épreuve[82] ; et ces divisions allaient quelquefois jusqu’au scandale. Ainsi l’on voit que, dans le repas du Seigneur, il se formait des groupes qui s’attablaient à part les uns des autres, quoique dans le même lieu d’assemblée ; il y en avait de pauvres et d’affamés, tandis que d’autres se gorgeaient de viandes et de vin jusqu’à être ivres (Ibid., 21). On se fait volontiers un idéal de l’agape chrétienne ; on est loin ici de l’idéal[83]. Paul entend que, tout en mangeant et en buvant chez soi à sa guise, on veuille bien, quand on est réuni, s’attendre l’un l’autre, pour faire ensemble un repas qui sans doute était alors le même pour tous, afin de ne pas faire honte aux pauvres (Ibid.). On voit assez qu’il s’agit d’un repas véritable, et non du symbole d’un repas, et il en fut ainsi bien longtemps encore, puisque, au temps de Tertullien, c’était la communauté qui faisait les frais de ce repas au profit des pauvres[84]. Mais ce qui est bien remarquable dans Paul, et ce qui montre à quels instincts grossiers il se trouvait quelquefois avoir affaire, c’est que pour faire respecter son règlement, il se croit obligé de faire appel à l’intervention surnaturelle de Dieu lui-même, assurant que c’est en punition de ce désordre qu’il éclate de temps en temps parmi les frères des maladies et des morts (Ibid., 30). Voilà une manière bien commode, mais aussi bien tragique, de faire la police du saint repas[85].

C’est ainsi qu’ailleurs, indigné du scandale que donnait aux frères, dans Corinthe, un homme qui avait chez lui la femme de son père, il prononce contre lui, avec une solennité extraordinaire, une sentence par laquelle, de l’autorité de Notre-Seigneur le Christ Jésus, il le livre à Satanas, pour la perdition de sa chair (V, 1-5) ; c’est-à-dire qu’il compte que, par l’effet même de cette sentence, cet homme ne peut manquer d’être frappé de mort, ou au moins de quelque mal terrible.

Un autre embarras de Paul tenait aux rivalités des membres de la communauté, qui s’y trouvaient distribués nécessairement dans des situations très inégales. Tout le monde aurait voulu les premières places, celles des apôtres et des maîtres ; ceux qui étaient réduits aux dernières en souffraient, et demandaient à quoi bon être d’une Église. Paul recourait, pour les ramener, au vieil apologue de Menenius Agrippa : il y a l’œil, il y a la main, il y a le pied ; tous doivent conspirer pour le bien du corps tout entier. Le pied ne doit pas dire, parce qu’il n’est pas la main, qu’il n’est pas du corps. Paul descend jusqu’à cette image naïve : Les parties du corps que nous jugeons les moins honorables, nous leur accordons plus qu’à d’autres l’honneur de l’ajustement, et ce que nous avons en nous de moins décent est ce que nous habillons avec le plus de décence ; car ce qui est décent de soi-même n’a besoin de rien... Tous ensemble vous êtes le corps de Christ, et chacun de vous en est un membre (XII, 15-27).

Dans son ardeur d’émancipation, Paul n’avait pas craint de dire : Il n’y a pas de Juif ni de Grec ; il n’y a pas d’esclave ni de libre ; il n’y a pas de mâle et de femelle ; car tous, tant que vous êtes, vous n’êtes qu’un en le Christ Jésus (Gal., III, 28). On n’imagine pas une formule plus hardie ; mais, en pratique, il semble que Paul s’est trouvé gêné de cet élan des femmes vers la liberté. Il les rappelle à leur condition inférieure. Qu’elles ne paraissent dans l’assemblée que voilées. L’homme n’a pas à se voiler la tête, étant l’image et l’auréole de Dieu (sa δόξα), tandis que la femme est l’auréole de son mari. Car le mari ne vient pas de la femme, mais la femme du mari, et le mari n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour le mari (XI, 7-9). On sait que cette étrange physiologie est dans la Genèse. C’est pourquoi la femme doit porter sur sa tête l’autorité, à cause des anges. Cette phrase signifie que le voile que la femme porte sur sa tête est le symbole de l’autorité que le mari a sur elle. On lit plus haut : La tête de tout homme (c’est-à-dire son supérieur) est le Christ ; la tête de la femme est l’homme, et la tête du Christ est Dieu. Mais pourquoi à cause des anges ? C’est que, de même que la femme appartenant à son mari ne doit pas être vue des autres hommes, elle ne doit pas l’être même des anges, qui pourraient, aussi bien que les hommes, concevoir pour elle des désirs, ainsi qu’il leur était arrivé au commencement du monde, d’après une tradition indiquée dans la Genèse (IV, 2), et développée dans le Livre d’Enoch[86]. Or, on croyait que les anges étaient particulièrement présents dans les lieux de prière, pour porter les prières à Dieu[87].

Un peu plus loin, il déclare sèchement que les femmes ne doivent pas se mêler d’être inspirées : a Dans les assemblées, que vos femmes se taisent, car il ne leur est pas donné de parler, mais d’obéir, comme le dit aussi la Loi. Si elles veulent savoir une chose, qu’elles le demandent au logis à leurs maris ; car il est honteux pour les femmes de parler dans l’assemblée (XVI, 34-35). » Le renvoi à la Loi, c’est-à-dire à l’Écriture, se rapporte sans doute à Genèse, III, 16 ; mais il est curieux de voir Paul redevenir Juif et à son tour invoquer lai Loi pour se débarrasser des femmes[88].

La plus grande ressource de l’autorité, dans une communauté telle que celle que Paul avait à conduire, est le jugement de la communauté elle-même ; elle juge ceux du dedans, comme Dieu ceux du dehors. Et, au besoin, par une décision solennelle, elle rejette de son sein ceux qui y apportent le désordre. C’est ce qui s’est appelé plus tard excommunication. On n’avait plus de commerce avec le coupable, et on ne mangeait plus avec lui (V, 11-13).

Cependant l’action de l’assemblée ne pouvait être de tous les jours, et elle ne pouvait non plus entrer dans les querelles particulières. Ces querelles dégénéraient parfois en procès, qui étaient portés devant des juges. Mais ces juges n’appartenaient pas à la foi ; c’étaient des gentils, des non justes, qui décidaient ainsi entre les saints (I Cor., VI, 1). Cela paraît à Paul insupportable. Ne savez-vous pas que les Saints jugeront le monde ?... Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? C’est déjà un mal qu’il y ait des procès entre des Frères ; il vaudrait mieux se laisser faire tort, se laisser dépouiller ; tandis qu’il y en a qui font tort aux autres et qui les dépouillent ! Si donc vous avez des litiges sur les intérêts de cette vie, prenez les moindres de l’église, et faites-les vos juges. Je le dis pour votre confusion : est-il possible qu’il ne se trouve pas parmi vous un homme intelligent, capable de décider entre un Frère et son Frère ? (Ibidem.)

Ce que Paul demande, c’est ce qui se faisait tout naturellement entre Juifs ; car les Juifs formaient une nation, en même temps qu’une communauté religieuse, et cette nation avait ses autorités à elle et ses tribunaux. Et ce fut là une grande force du judaïsme, car il est probable que les judaïsants eux-mêmes se soumettaient volontiers aux décisions des maîtres de leur croyance. Il s’agissait d’obtenir pour Paul la même soumission dans une église libre, où il n’y avait pas d’autorités reconnues. Il en vint à bout, et c’est ainsi que le christianisme, dès son premier âge, forme un État dans l’État et se sépare de la société des gentils. Mais, tandis que les judaïsants n’étaient pas tout à fait des Juifs, parce que la circoncision et les autres pratiques juives faisaient obstacle, au contraire tous les chrétiens sont chrétiens, pleinement et au même titre. La nouvelle communauté est donc bien plus envahissante et plus menaçante que l’ancienne, et, dès qu’elle se dérobait à la juridiction des juges profanes, la dissolution de l’empire romain avait commencé.

Cependant le même Paul prêche ailleurs l’obéissance aux autorités supérieures, c’est-à-dire sans doute aux empereurs et aux proconsuls. Car il n’y a pas d’autorité qui ne soit de Dieu, et les autorités qui existent, c’est Dieu qui les a ordonnées. De sorte que celui qui se met en opposition avec l’autorité, se révolte contre l’ordre de Dieu. (Rom., XIII, 1-2.) Il dit encore : L’autorité est l’agent de Dieu. Et plus loin : Ceux qui commandent sont les ministres de Dieu (3-6). Il concluait : C’est pourquoi, payez les impôts (6-7). Tout cela était de bonne politique, surtout dans une pièce adressée à la communauté de Rome. Il importait de persuader à la police de la grande ville que les chrétiens n’étaient pas des mécontents, comme les Juifs, alors si inquiétants et si suspects, mais bien des sujets soumis et surtout prêts à payer. Paul, toujours habile et toujours à son rôle, comme il s’en vante, sert donc ici très bien ses églises ; mais ces principes étranges, consacrés désormais pour des siècles, ont fait bien du mal à l’humanité. Ç’a été là comme un pacte entre la puissance spirituelle et celles du dehors, pour condamner le monde à une irrémédiable servitude. Les rois, là où il y a des rois, sont les ministres des peuples, ou doivent l’être, et, quand ils gouvernent au profit des peuples et à leur honneur, ils obtiennent leur attachement et leur respect. Mais les rois ministres de Dieu ! Néron ministre de Dieu ! on ne peut laisser passer une telle parole. Les hommes ont trop longtemps et trop cruellement souffert de cette absurdité sacrée.

L’homme qui parlait ainsi ne pouvait évidemment pas protester contre l’esclavage, et en effet il en est bien loin. Ici encore, on a abusé du fameux verset : — Ni Juif ni Hellène, ni esclave ni libre, ni mâle ni femelle : tous ne font qu’un dans le Christ, — pour faire de Paul un adversaire de l’esclavage, quoiqu’il soit clair par ce verset même qu’il ne prétend pas plus détruire la distinction du libre et de l’esclave que celle des sexes ; il dit seulement que cette distinction n’est rien devant Dieu. Je ne fais pas fi d’ailleurs de cette formule, qui n’a pu être que bienfaisante ; mais il est certain que Paul n’a nullement pensé à abolir l’esclavage. Il dit positivement au contraire : Chacun est appelé dans tel ou tel état ; l’état où il a été appelé, qu’il y reste. Tu as été appelé étant esclave ; ne t’en mets pas en peine, et supposé même que tu puisses devenir libre, tiens-t’en plutôt à ce que tu es. (I Cor., VII, 20.) Et, en effet, comment se mettre en peine de si peu de chose, puisque le monde est près de finir ? Le temps est court qui reste encore... Que ceux qui usent de ce monde soient comme n’en usant pas, à fond, car elle passe, l’apparence de ce monde (29-31). L’esclavage n’est donc pas chose dont il pût prendre le moindre souci.

C’est la même préoccupation de la vanité du présent, quand l’éternité est demain, qui a fait ses idées sur le mariage : Que ceux mêmes qui ont des femmes soient comme n’en ayant point (Ibid., 29). Mais, s’il faut être marié le moins possible, le mieux est de ne l’être pas du tout, et c’est aussi sa pensée : Il est bon de ne pas toucher une femme (VII, 1). Et plus loin : Celui qui a résolu dans son cœur de garder sa fille vierge, fait bien ; celui qui la marie fait bien ; et celui qui ne la marie pas fait mieux[89]. (Ibid., 37-38.) Cela est le meilleur, à cause de la catastrophe imminente (Ibid., 25). Il n’autorise le mariage qu’en raison des faiblesses de la chair (Ibid., 9).

Cependant ce monde continuant de subsister, il fallait régler le mariage[90]. Paul prononce avant tout que le mariage ne doit pas être rompu ; il défend à la femme de quitter son mari pour un autre, et au mari de renvoyer sa femme. C’est la double condamnation de la répudiation juive et de la mobilité du divorce grec et romain, mobilité portée à tel point, que tous les écrivains la signalaient comme un scandale. C’est ce qu’avait défi enseigné Jésus, d’après les récits des évangiles (Marc, X, 2, etc.).

La règle est simple et absolue pour le mariage où le mari et la femme sont également chrétiens. Mais il pouvait arriver que des deux parties engagées par un mariage, l’une fût devenue fidèle et que l’autre fût demeurée infidèle ; Paul décide que, dans ce cas, le mari fidèle ne renverra pas sa femme infidèle, si elle-même consent à rester avec lui ; et que la femme fidèle, à son tour, ne quittera pas son mari infidèle, s’il consent à demeurer avec elle. Car le mari infidèle est devenu un saint en sa femme, et la femme infidèle est devenue une sainte en son mari ; autrement vos enfants sont donc impurs ; mais non, ils sont des Saints. (Ibid., 14.) Mais, si c’est l’infidèle qui se retire, l’autre devient libre (Ibid., 15), et la pensée de Paul est évidemment que cette liberté permet un mariage nouveau. Il n’explique pas ce qui arrive alors des enfants.

Le grand précepte qui consacre le mariage en général et qui défend de le rompre est donné par Paul comme le commandement du Seigneur lui-même : Ce n’est pas moi qui le dis, mais le Seigneur (Ibid., 10) ; tandis que, quand il règle le cas particulier et délicat du mariage entre fidèle et infidèle, il a soin de dire : Cette fois, c’est moi qui parle, et non le Seigneur (Ibid., 12), parce qu’il fait plutôt là de la politique que de la morale. J’ai déjà montré que cette expression signifie simplement qu’il donne au premier précepte plus d’autorité qu’au second ; qu’il veut que le premier oblige, tandis qu’il laisse quelque liberté à l’égard de l’autre. C’est la même pensée qui se retrouve au verset 25, et dans le chapitre XIV, au verset 37. On a vu en effet qu’en ce dernier endroit les préceptes dont il s’agit n’ont pu être réellement donnés par Jésus. Rien n’empêche pourtant d’admettre que Jésus avait déjà proclamé, avant Paul, le respect du mariage, en prononçant la grande parole : Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le disjoigne pas. Jean le Baptistès avait lui-même protesté avant Jésus contre la répudiation et le divorce, dans son opposition au tétrarque Hérode[91].

Paul permet aux veuves de se remarier et n’exprime à ce sujet aucune désapprobation, pourvu que ce soit dans le Seigneur (Ibid., 39) ; c’est-à-dire que la femme, débarrassée par la mort d’un mari infidèle, ne pourra plus épouser qu’un Frère dans le Christ.

Enfin, donner aux pauvres est une des principales vertus des communautés chrétiennes, comme des communautés juives. Mais ici il y a à vaincre les résistances de la cupidité ; de là ses vives instances : Ne vous trompez pas vous-mêmes ; on n’attrape pas Dieu ; ce que l’homme a semé, c’est ce qu’il récolte. Ne nous fatiguons pas de bien faire ; au temps marqué, nous récolterons, en ne nous relâchant point. Ainsi, tandis que nous avons du temps, faisons du bien à tous et surtout à ceux de la famille de la foi[92]. (Gal., VI, 9-10.) Mais Paul s’applique d’une manière toute particulière à obtenir de l’argent pour ceux qu’il appelle les pauvres des Saints de Jérusalem. (Rom., XV, 26.) D’une part, le nom de Jérusalem gardait encore son prestige, et elle était restée la ville sacrée pour tous ceux qui adoraient le dieu des Juifs. D’autre part, c’est là que Jésus avait vécu ; c’est là que vivaient ses compagnons, et parmi eux son frère Jacques ; c’est là qu’avait été prêchée la bonne nouvelle et qu’elle s’était établie ; et, quand Paul avait voulu rallier au nom de Jésus le monde des incirconcis, il avait fallu d’abord qu’il fît accepter à Jérusalem cette grande émancipation. On a vu comment Jérusalem céda, mais à condition qu’elle resterait la tête des églises, et que sa suprématie serait reconnue par le plus incontestable de tous les signes, l’argent des Grecs, qu’on lui apporterait pour nourrir ses pauvres (Gal., II, 10). On voit, dans les Épîtres à ceux de Corinthe, avec quel scrupule Paul remplissait ses engagements. Il ordonnait par lettres des collectes dans les diverses églises ; il venait ensuite ramasser l’argent ; il le faisait porter à Jérusalem par des commissaires, car il ne voulait pas avoir à répondre de ces fonds ; il s’y rendait pourtant en personne avec eux, si c’était la peine (I Cor., XVI, 4), c’est-à-dire sans doute si la somme était considérable, et c’est ce qui arriva[93].

Il multipliait les exhortations, pressant les uns et les autres par (les motifs de tout genre. Tantôt il rappelle le bienfait du Christ, qui, pour nous, a été pauvre, étant si riche[94]. Tantôt il représente que chacun aura son tour, et que ceux qui donnent aujourd’hui recevront eux-mêmes, le jour où ils auront besoin d’être aidés. Tantôt c’est Dieu même qu’il appelle en garantie : Dieu aime celui qui donne de bon cœur ; les ressources ne lui manquent pas pour récompenser et pour combler ceux qui font du bien et les mettre à même de faire encore davantage ; mais qui sème chichement moissonnera chichement. Enfin il établit entre les diverses églises un concours et comme une joute de libéralités. Ceux de la Macédoine ont fait beaucoup, tout ce qu’ils pouvaient et même plus qu’ils ne pouvaient ; mais, vous (ceux de Corinthe) qui êtes supérieurs en tout, en foi, en raisonnement, en intelligence, il faut que vous soyez supérieurs aussi dans le bienfait. Ce n’est pas un ordre que je vous donne, mais une épreuve que je fais de vous. Vous n’avez pas été seulement les premiers à faire quelque chose, mais aussi les premiers à y penser : achevez donc votre ouvrage. Enfin, non seulement cette aumône subviendra aux besoins des Saints, mais il en rejaillira encore une abondance d’actions de grâce adressées à Dieu. Car ils glorifieront Dieu de cet hommage par lequel vous confesserez avec eux la bonne nouvelle du Christ. Et ils prieront pour vous, pleins d’affection à votre égard, à cause de la grâce extraordinaire de Dieu qui est sur vous. Grâce soit à Dieu par sa largesse inénarrable ! — On n’imagine rien de plus entraînant ; ici encore on se noie dans l’ivresse de l’amour. (Cor., VIII et IX.)

Il recommande que chacun de ceux qui se chargent de la collecte dépose chez lui, au premier jour de la semaine, ce qu’il aura ramassé (I Cor., XVI, 2). On comprend que, chez ces chrétiens, encore Juifs plus d’à moitié, on ne fit rien le jour du sabbat. Il était alors assez naturel de choisir, pour ce qu’on avait à faire, le lendemain de ce jour. Et c’est ainsi qu’on peut concevoir que ce lendemain (notre dimanche) se soit trouvé réservé pour le service des églises (voir Act., XX, 7).

Paul paraît enfin très préoccupé, dans le gouvernement de ses églises, d’une question particulière, née des restes de judaïsme qui subsistaient encore parmi les hommes du Christ ; je parle de certaines abstinences. Il y avait d’abord l’abstinence générale du vin et de la viande (Rom., XIV, 2 et 21) ; celle-là ne pouvait évidemment être universelle ; on peut voir dans les Nombres (VI, 2, etc.), ce qui regarde le nadir, qui faisait vœu de ne pas boire de vin pendant un certain temps. Il semble qu’à la privation du vin d’autres avaient ajouté celle de la viande, et peut-être y avait-il des zélés qui se condamnaient à ces privations pour toute leur vie[95].

Ce judaïsme raffiné ne devait pas être très contagieux ; on voit cependant qu’il ne plaît pas à Paul, parce que c’est un judaïsme. Mais ce qui était vraiment universel chez les Juifs, c’est le refus de manger les mêmes viandes que les gentils, parce que celles-ci étaient bien souvent des victimes sacrifiées aux dieux, ou, comme disaient les Juifs, aux idoles. Et, comme ce que les judaïsants embrassaient et retenaient avec le plus de passion était la haine des idoles, la plupart des nouveaux croyants ne pouvaient voir ces viandes sans horreur. Cependant ce refus de manger avec eux était ce qui indisposait le plus les gentils (TACITE, Hist. V, 5) ; rien n’était donc plus contraire qu’une telle obstination aux intérêts de la propagande chrétienne. Aussi n’est-il pas douteux que Paul, abandonné à son propre esprit, n’eût condamné ces scrupules qui se tournaient en obstacles. On a vu déjà comment il avait forcé, à Antioche, Céphas ou Pierre à manger avec les gentils (Gal., II, 11), sans qu’il soit question pourtant, en cette occasion, de manger les viandes des sacrifices. Mais cela même n’était pas fait pour l’arrêter. Il professe que rien n’est impur en soi, et que le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice (Rom., XIV, 14, 17). Il sait d’ailleurs, et il enseigne, que les dieux ne sont rien, ni les idoles, car il n’y a qu’un seul Dieu ; et qu’ainsi dire d’une chair qu’elle a été sacrifiée aux idoles, c’est ne dire rien, et par conséquent rien ne devrait empêcher de manger de cette chair (I Cor., VIII, 4). Mais quoi ! cela inquiète une foule de consciences effarouchées ; cela est pour plusieurs une occasion d’achoppement et de chute ; c’est assez pour qu’on doive s’en abstenir, car il ne faut pas troubler les églises de Dieu (Ibid., X, 52). Et il se retourne alors contre les viandes des sacrifices avec tant de force, qu’il tombe, sans vouloir l’avouer, en contradiction avec lui-même. L’idole n’est rien, cela est vrai, ni les sacrifices faits à l’idole ; et néanmoins ces sacrifices, les gentils les font aux démons, et non pas à Dieu (Ibid., 20). Il veut dire, sans doute, que ce sont les démons qui les entraînent à croire aux dieux et aux idoles, et il ne veut dire rien de plus ; mais, de là, il n’y a pas loin à croire que les dieux sont quelque chose et qu’ils sont précisément les démons, et c’est, en effet, à quoi les chrétiens sont arrivés, de sorte que le polythéisme, en apparence chassé du monde sous la double influencé de la philosophie hellénique et du Dieu jaloux des Juifs, est demeuré définitivement consacré dans le monde chrétien, qui a perpétué, sous le nom injurieux de démons, ces mêmes dieux qu’il avait semblé proscrire[96].

Paul conclut donc que, si un fidèle n’a affaire qu’à lui-même, il mangera sans difficulté la viande achetée au marché, ou celle qu’un gentil lui aura servie sur la table, sans s’enquérir de sa provenance ; car l’esprit du fidèle est un esprit de liberté (Ibid., X, 25-27) ; mais, s’il voit à côté de lui une conscience délicate qui condamne cette liberté, il s’en abstiendra par respect pour son Frère (Ibid., 28-33). Il agira comme agissait Paul lui-même, quand il se faisait Juif avec les Juifs (Ibid., IX, 20).

J’ai étudié successivement dans saint Paul sa christologie, sa lutte contre le judaïsme, sa pratique — si on peut parler ainsi — du surnaturel, sa morale et sa discipline, distribuant mon étude sous certains chefs déterminés. Cela est commode, et peut-être nécessaire, pourvu qu’on ne soit pas dupe de ces classifications. Dans une grande œuvre, et une œuvre aussi pleine de vie, où l’homme est engagé tout entier, tout se tient, toutes choses se rattachent les unes aux autres, et aucune ne peut rester enfermée dans un compartiment distinct. Par exemple, ce qui est dit des glosses appartient-il à l’étude du surnaturel dans Paul, ou à celle de la discipline des églises ? Ses doctrines sur la grâce doivent-elles se rattacher à sa christologie ou à sa lutte contre les Juifs ? Et l’une de ces choses n’est-elle pas réellement inséparable de l’autre ? C’est au lecteur de relier, au fond de sa pensée, ce que je n’ai pu lui présenter que dispersé.

Parmi ces objets d’étude, celui qui s’isole le moins aisément est sans contredit la personne de Paul. La personne de Paul est présente dans tous ses discours ; elle en fait l’originalité puissante. Cependant il faut bien que je rassemble encore à part sous ce titre un certain nombre de textes et d’observations.

Il n’y a guère eu, dans l’histoire, de personnalité plus énergique que celle de Paul ; mais les actes où s’est le plus accusée cette énergie ne sont pas ceux qui nous la rendent aujourd’hui la plus présente. Ces courses lointaines et incessantes, ces églises qu’il sème sur ses pas, les persécutions des Juifs, les sévices de la police romaine, et pour résultat, le nom du Christ répandu dans tout ce monde hellénique auquel celui qu’on appelle le Christ n’avait pas seulement pensé ; tout cela a été long et pénible à faire, mais tout cela est bientôt dit, et ne tient pas une grande place dans les Épîtres. Ce qui les remplit, c’est une autre sorte de luttes, celles qu’il a eu à soutenir contre les siens mêmes, qui ont été de toutes les heures, et pour lesquelles il lui a fallu recourir à toutes les ressources de l’esprit et du caractère. Pour aller et venir, pour peiner, pour supporter la prison et les verges, il ne fallait que vouloir : c’est à tenir tête aux chefs de l’église de Jérusalem, à des rivaux, à des mécontents, qu’il a surtout exercé et déployé son génie.

Il avait débuté, comme il arrive souvent, par le succès, que la surprise même rendait plus facile. Quand il arriva à Jérusalem avec Barnabé, après sa première mission en pays grec, apportant aux compagnons juifs de Jésus tant de recrues inespérées, et les mettant au défi de les repousser, tout le monde sentit sa force et tout le monde se tut ; mais, après ce premier éclat, le moment vint où les mécontents reprirent courage et murmurèrent, et où on lui reprocha l’importance même qu’il avait prise. On exigeait qu’il se souvînt de ses commencements, qu’il se subordonnât aux Envoyés ou Apôtres, et qu’il se tint au second plan ; il n’était, après tout, qu’un disciple. Mais c’est précisément ce qu’il ne peut accepter, et il répond bien haut qu’il n’est le disciple de personne. S’il ne s’agit que de s’humilier devant Dieu, il est tout prêt ; il dira de lui qu’il n’est qu’un avorton d’apôtre (I Cor., XV, 8), le moindre de tous, indigne même de ce nom, parce qu’il a persécuté (en Judée) l’église de Dieu. Mais c’est là une affaire entre Dieu et lui, qui ne donne aucun droit sur lui à qui que ce soit. Plus il a été loin de Dieu, plus il est vrai que c’est Dieu seul qui l’a appelé à lui et qui l’a fait ce qu’il est. Sa première Lettre à ceux de Galatie, commence par ces mots : Paul, apôtre, non du fait des hommes, ni par un homme, mais par le Christ Jésus. Et plus loin : La bonne nouvelle, telle que je l’ai annoncée, n’est pas selon l’homme ; car ce n’est pas un homme qui me l’a transmise ni enseignée, mais le Christ Jésus. Aussi, quand le Christ s’est révélé à lui, il n’est pas remonté à Jérusalem, auprès des apôtres d’avant lui ; il est allé prêcher de lui-même en Arabie, puis à Damas ; c’est trois ans après seulement qu’il retourne à Jérusalem ; il y confère quinze jours avec Pierre, et encore cette fois, excepté lui et Jacques, il ne voit aucun des apôtres. Quatorze ans plus tard, dans une conférence fameuse, il traite avec Jacques, Céphas et Jean, d’égal à égal, ceux qui passaient pour les piliers (II, 9), et partage avec eux les Fidèles : à eux les circoncis, à lui les incirconcis. Enfin, à Antioche, il s’élève hardiment contre Céphas et le tient pour condamné (Ibid., 11). Il y a bien loin de là au concile du Vatican[97].

Il dit encore : Quant à moi, je compte pour fort peu d’être jugé par vous ou par une juridiction humaine.... ; celui qui me juge, c’est le Seigneur (I Cor., V, 3). C’est au nom du Seigneur qu’il parle, et ses préceptes sont les commandements du Seigneur (Ibid., XIV, 37). — Qu’on me laisse tranquille, je porte sur ma personne les marques du Seigneur (Gal., VI, 17), comme l’esclave qui portait imprimée sur sa peau la marque du maître (voir Pétrone, 103). Si on l’insulte, c’est le Christ qu’on insulte en lui.

Cela le met bien à l’aise avec les autorités, avec les illustrations rivales : Chacun de nous dit : Moi, je suis de ceux de Paul, et moi d’Apollos, et moi de Céphas. — Et moi du Christ ! (I Cor., I, 12)[98]. — Quand vous parlez ainsi, vous êtes des hommes de la chair (et non de l’esprit). Qu’est-ce que Paul et qu’est-ce qu’Apollos, sinon des ministres, par l’entremise de qui vous avez cru, suivant que le Seigneur a donné à chacun ? C’est moi qui ai planté ; c’est Apollos qui a arrosé ; mais c’est Dieu qui a fait pousser. De sorte que celui qui plante n’est rien, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait pousser (III, 4-7.)Que personne donc ne mette son orgueil dans les hommes ; tout est pour vous (Ibid., 21) ; c’est-à-dire que c’est pour vous, pour votre salut, que ces hommes travaillent. Et Paul, et Apollos, et Céphas, et le monde, et la vie, et la mort, et lé présent, et le passé, tout est pour vous et vous pour Christ et Christ pour Dieu. Paul noie ainsi ses concurrents dans son idéal, en affectant de s’y noyer lui-même. Que restait-il d’eux après cela ?

Mais, en même temps qu’il se confond avec eux, comme il sait bien se faire sa place à part ! C’est lui qui a planté, c’est-à-dire qui a commencé l’œuvre, dans le monde hellénique, bien entendu ; là, personne n’est venu qu’à sa suite. Quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n’avez qu’un père, et c’est moi[99]. — Que pour d’autres je ne sois pas un apôtre, au moins je le suis pour vous ; car c’est vous qui êtes le sceau de mon apostolat dans le Seigneur (I Cor., IX, 2). — Je suis le premier qui soit allé jusqu’à vous... et j’irai encore au delà de vous (II Cor., X, 14 et 16). Il se vante de n’avoir évangélisé nulle part où Christ ait déjà été nommé ; car il n’a pas voulu bâtir sur les fondements d’autrui (Rom., XV, 20).

Paul avait ses côtés faibles ; ses adversaires les relevaient, et il prend le sage parti de les confesser. D’abord, il ne payait pas de mine ; il se sentait fort de loin ; mais en face il manquait de prestige (II Cor., X, 1). Et un peu plus loin : Ses lettres, disent-ils, ont du poids et de la force ; mais, quand il est là, sa personne est chétive et sa parole méprisable. Il n’était donc pas un orateur, du moins pour des anciens et pour des Grecs. Il n’était pas non plus un lettré, un philosophe (I Cor, II, 1). En parlant ainsi, il est probable qu’il se compare à ses rivaux. L’Alexandrin Apollos devait rassembler à Philon ; Pierre ou Céphas, que nous connaissons si peu, ou plutôt que nous ne connaissons pas du tout, avait probablement une belle prestance, une voix puissante, et le don d’enlever la foule ; songeons que c’est lui qui a tout fait dans le premier âge de la foi nouvelle[100]. Cela me paraît résulter d’ailleurs de ce passage : Je compte que je ne suis resté en rien au-dessous des archi-apôtres[101]. Si je suis un homme ordinaire pour la parole, je ne le suis pas pour la science (II Cor., IX, 5). Pierre, l’archi-apôtre par excellence, était donc un orateur, mais fort inférieur à Paul en théologie.

Paul d’ailleurs est un malade. Il écrit à ceux de Galatie (IV, 13) : Vous savez que, lorsque j’ai évangélisé chez vous pour la première fois, c’était à l’occasion d’une faiblesse de la chair[102]. Et vous ne m’avez pas méprisé, vous ne m’avez pas rejeté (mot à mot : craché), pour cette épreuve de ma chair. Et il dit plus tard à ceux de Corinthe (II, XII, 7) : Il m’a été donné une épine dans ma chair, un ange ou messager de Satanas, pour me battre et m’humilier. Qu’était-ce que cette infirmité ? Peut-être l’épilepsie.

Un livre apocryphe, les Actes de Paul et de Thècle. donne le portrait suivant de l’apôtre des gentils : Un homme petit de taille, la tête chauve, les jambes cagneuses, de l’embonpoint, les sourcils rejoints, le nez légèrement aquilin, plein de la grâce, car tantôt il faisait l’effet d’un homme, tantôt son aspect était celui d’un ange[103]. Le Philopatris, livre anonyme placé parmi les œuvres de Lucien, mais très postérieur à cette époque, parle aussi du Galiléen au front chauve, an nez aquilin, qui est monté par les airs au troisième ciel (Philop., 12). Le livre des Actes nous donne de Paul une tout autre impression, quand il nous représente dans une ville d’Asie Barnabé et Paul pris pour des dieux descendus sur la terre : Barnabé est Zeus, Paul est Hermès, parce que c’est lui qui a le premier rôle pour la parole ; un prêtre de Zeus vient avec la foule les recevoir à la porte de la ville et leur offrir des taureaux en sacrifice, et ils ont peine à conjurer cette idolâtrie. (Act., XIV, 10-13.) Ce conte charmant est trop évidemment un conte, et ni le Paul des Actes de Thècle ni celui des Épîtres authentiques ne ressemblent à l’Hermès de Praxitèle qu’on vient de retrouver à Olympie.

On lui reprochait surtout sa nouveauté : il n’a pas été le compagnon de Jésus, il ne l’a pas connu même. N’importe : il vaut bien les autres. Ils sont Hébreux ? et moi aussi ; ils sont Israélites ? et moi aussi ; ils sont la semence d’Abraham ? et moi aussi ; ils sont ministres de Christ ? j’aurai la folie de dire : Et moi encore plus. (II Cor., XI, 22.)Si quelqu’un se flatte qu’il est au Christ, qu’il se dise encore, en s’interrogeant lui-même, que comme il est au Christ, moi aussi je sois au Christ (X, 7). Et ailleurs (I, IX, 1) : Ne suis-je pas apôtre ? le Christ Jésus Notre-Seigneur, ne l’ai-je pas vu ? C’était là en effet la grande prérogative des Douze, et il tient à la partager avec eux. Il ne pouvait s’attribuer de l’avoir vu comme eux pendant sa vie ; mais rien ne l’empêchait d’avoir eu comme un autre l’apparition de Jésus ressuscité (XV, 8).

Et puis, que lui importe après tout cette vie terrestre de Jésus, dont ils sont si fiers ? Sa mort et sa résurrection sont tout, ont tout effacé : Pour moi, dorénavant, je ne connais personne selon la chair, et, eussé-je connu Christ selon la chair, dorénavant je ne le connais plus. (II, VI, 14.) On ne peut faire meilleur marché de tout ce qui bientôt va remplir les évangiles[104].

Mais la meilleure, la plus éclatante des réponses de Paul à ses adversaires, c’est ce qu’il a fait, qui dépasse si fort ce qu’ont fait les autres, et qui lui a coûté des peines auxquelles ils n’ont rien à comparer. L’œuvre de la bonne nouvelle du Christ, il l’a menée à fin, il l’a accomplie pleine et entière dans un vaste tour, depuis Jérusalem jusqu’à l’Illyrique[105]. (Rom., XV, 19.) Et que n’a-t-il pas souffert pour cela ? Quelquefois il s’exprime, sur ces souffrances de l’apostolat, en termes généraux et par cela même encore modestes : Car il me semble que Dieu nous a mis, notes autres apôtres, au plus bas, nous exposant, comme des condamnés à mort, pour être un spectacle an monde, aux anges comme aux hommes... Jusqu’à l’heure qu’il est, nous ne faisons que souffrir la faim, la soif, le manque de vêtements, les coups ; nous errons sans abri ; nous nous épuisons à travailler de nos mains ; on nous maudit ; nous bénissons ; on nous tourmente, nous patientons ; on nous insulte, nous prions ; les ordures et les excréments du monde ; voilà ce que nous sommes jusqu’à présent[106] (I Cor., IV, 9). Mais ailleurs c’est bien de lui seul qu’il parle, quoiqu’il conserve encore un pluriel de pure forme (II, VI, 4) : Nous nous recommandons partout comme ministres de Dieu, au milieu de toute espèce d’épreuves, des tribulations, des nécessités, des gênes, des coups, des prisons, des émeutes, des fatigues, des insomnies, des jeûnes... ; traités de menteurs, mais véridiques ; méconnus, et nous faisant reconnaître ; mourants, nous voilà pleins de vie ; on nous frappe, et on ne nous tue pas ; on nous afflige, et nous sommes en joie ; pauvres, nous enrichissons les autres ; nous n’avons rien, et nous avons tout. Je le demande à tous ceux qui me lisent : est-ce que le feu qui courait dans les veines de Paul ne circule pas encore dans ces paroles, à travers la langue morte ou la traduction infidèle ?

Mais voici un passage où le je éclate franchement. C’est à un endroit que je rappelais tout à l’heure, où il se met en parallèle avec ses rivaux : Ils sont Israélites ? et moi aussi... Ils sont ministres de Christ ? J’aurai la folie de dire : Et moi encore plus. Et il continue : Oui, plus dans les fatigues, bien davantage dans les coups, plus dans les emprisonnements et dans la mort à plusieurs fois (mot à mot, dans les morts, par une expression intraduisible). Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-neuf coups[107] ; trois fois j’ai été battu de verges[108] ; une fois j’ai été lapidé[109] ; trois fois j’ai fait naufrage ; j’ai fait une nuit et un jour dans la mer (sur une espèce de radeau sans doute). [Je l’ai été, ministre de Christ] par de fréquents voyages, par les dangers sur les fleuves, dangers du fait des brigands, dangers de. la part des miens, dangers de la part des gentils, dangers dans la ville, dangers dans la solitude, dangers dans la mer, dangers parmi les faux frères, dans la fatigue et la peine, dans l’insomnie souvent, dans la faim et la soif, dans les jeûnes souvent, dans le froid et le manque d’habits (ou de couvertures). Sans parler de ce qui est de dehors, il y a mon effort de tous les jours, ma préoccupation pour toutes les églises. Qui est-ce qui faiblit sans que je faiblisse ? Qui est-ce qui fléchit sans que j’aie la fièvre ? S’il s’agit de se glorifier, c’est dans mes faiblesses que je me glorifierai. Dieu qui est le père du Seigneur Jésus, qui est béni dans tous les siècles, le sait bien, que je ne mens pas. (II Cor., XI, 23-31.) Nous aimerions mieux peut-être qu’il n’eût pas cru avoir besoin de ce serment ; il échappe à sa conscience, soulevée par l’injustice. Mais quel portrait ! quel idéal à la fois et quelle réalité l Et comment l’homme qui agissait, qui sentait, qui parlait ainsi, n’aurait-il pas enlevé les âmes !

Ailleurs, il se compare à l’athlète qui se soumet à tout ce qu’il y a de plus dur, pour gagner une couronne périssable. Et moi aussi, je meurtris mon corps et le réduis, de peur qu’après avoir proclamé la victoire, je ne demeure moi-même sans honneur. (I Cor., IX, 27.)

II dit encore : Je meurs tous les jours (I Cor., XV, 31) ; mais il semble que c’est à Éphèse qu’il a subi sa plus rude épreuve ; il dit qu’il a été là livré aux bêtes. Il s’agit sans doute de la terrible émeute dont parlent les Actes (XIX, 23), où le fanatisme se déchaîna au nom de la déesse d’Éphèse, la grande et sauvage Artémis. L’idée d’une foule ennemie et hurlante nous effraye déjà et nous dégoûte ; mais, quand cette foule est un peuple entier, emplissant de sa fureur un théâtre immense, où ses hurlements peuvent tuer, cela ressemble bien à une arène pleine de bêtes féroces, image que nous nous représentons seulement par la pensée, mais qui était familière chez les anciens et qu’on avait si souvent sous les yeux. Ce souvenir le poursuit, et il y revient dans une autre épure (II, I, 8-10) : Je ne veux pas que vous ignoriez, frères, la tribulation qui m’est survenue en Asie, qui m’a accablé à l’excès et au-dessus de mes forces, au point que je désespérais de vivre, et qu’en moi-même j’avais prononcé l’arrêt de ma mort. C’était pour m’apprendre à ne pas mettre ma confiance en moi, mais dans le Dieu qui fait relever les morts, qui m’a préservé d’une épreuve si mortelle, qui continue de me préserver et en qui j’espère être préservé encore à l’avenir.

Et il a résumé en un verset toute cette existence et la grande espérance qui la soutient : Je vais portant partout en mon corps l’état de mort de Jésus, afin qu’aussi la vie de Jésus éclate un jour en mon corps. (II, IV, 10.)

On voit que Paul, comme il est naturel d’un homme de combat, est amené à se glorifier par le besoin de se défendre, et cela est vrai, je le crois, jusque dans les moindres détails.

S’il se vante de parler en glosses mieux que personne, c’est pour n’être pas suspect quand il condamne l’abus des glosses. S’il crie si haut qu’il vit absolument chaste (I Cor., VII, 7), c’est aussi, je crois, pour s’excuser auprès de certains zélés, qui auraient voulu que cette chasteté fut exigée de tous[110]. En pardonnant quelque chose aux faiblesses de la chair, il croit devoir dire que ce n’est pas pour lui-même. S’il se fait gloire devant les siens d’avoir été aimé d’eux jusqu’à la passion, c’est quand il sent que cet amour lui échappe ; c’est quand il devient impopulaire et qu’il entend des murmures : En ce temps-là, je vous suis témoin que vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner. Vous suis-je donc devenu un ennemi parce que je suis vrai pour vous ? (Gal., IV, 15.) Il ne pense, en parlant ainsi, qu’à raviver leurs tendresses : Ma bouche s’ouvre pour vous, hommes de Corinthe ; mon cœur se fait large ; il n’y a pas de resserrement en moi ; le resserrement est dans vos entrailles ; par une juste récompense, puisque je vous parle comme à mes enfants, élargissez-vous à votre tour. (II Cor., VI, 11.)

Mais quand il a repris ainsi les cœurs, il passe quelquefois du ton touchant au ton sévère ; car il sait qu’un homme qui gouverne a besoin d’autorité, et que la foule ne veut pas seulement être caressée, mais aussi domptée : Que voulez-vous ? Que j’aille à vous avec la verge ? (I Cor., IV, 21.) Et ailleurs (II, X, 6) : J’ai en main de quoi faire justice de toute désobéissance, quand votre obéissance à vous sera complète. C’est-à-dire qu’une fois assuré de la majorité, il saura bien réduire les dissidents. Je l’ai annoncé, quand j’étais avec vous pour la seconde fois, et aujourd’hui, de là où je suis, je l’annonce encore, à ceux qui ont péché jusqu’ici, et aussi aux autres (c’est-à-dire à ceux qui seraient tentés de les imiter) : quand je serai revenu, je ne pardonnerai pas. (XIII, 2.) Mais quelle solennité redoutable dans la manière dont il prononce par lettre, au nom de l’église de Corinthe, la condamnation, et, comme je l’ai déjà appelée, l’excommunication de l’homme qui y avait donné un grand scandale ! Pour moi, absent de corps, mais présent par l’esprit, c’est fait, j’ai condamné comme si j’étais là celui qui a commis le crime. Au nom de Notre-Seigneur Jésus, vous tous assemblés, et mon esprit à moi étant avec vous, en l’autorité du Seigneur Jésus, que cet homme-là soit abandonné à Satanas pour la perte de sa chair, afin que son esprit soit sauvé au jour du Seigneur. (I Cor., V, 3.) On sent qu’il est sûr de l’effet de sa parole et de la terreur qu’elle va causer. Un passage de la Lettre suivante, qui paraît se rapporter au même fait (II, 5), nous montre le coupable soumis et repentant, et Paul n’ayant plus qu’à pardonner et à consoler.

Dans les luttes politiques, — et celles que soutenait Paul étaient de celles-là, puisqu’on lui disputait la conduite et le gouvernement de ses églises, — il faut combattre contre les hommes aussi bien que contre les doctrines, et on ne peut se défendre sans attaquer. Paul s’y entend très bien ; il ne se laisse nullement effrayer par les archi-apôtres, comme on a vu qu’il les nomme (II Cor., XI, 2 ; XII, 11) ; il sait très bien leur dire qu’ils frelatent la parole de Dieu (II, II, 17) ; qu’ils sont de faux apôtres, des ministres de Satanas qui se métamorphosent en ministres de la justice, comme Satanas lui-même se métamorphose en ange de lumière (II, XI, 13-15). Il se moque des lettres de recommandation qu’ils donnaient à leurs agents, et qui mettaient tout en émoi dans une église. On disait : Un tel est venu, avec une lettre du frère du Seigneur (Gal., II, 12 et II Cor., II, 1) ; mais Paul, se tournant vers ses fidèles : Votre lettre, c’est vous ; elle est écrite dans vos cœurs, pour être reconnue et lue par tous les hommes[111]. Vous êtes la lettre du Christ, préparée par nous, écrite non avec de l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur les tables de chair de votre cœur. Il leur dit qu’ils sont des Juifs, ou du moins qu’ils s’attellent avec les Juifs à la même voiture, par un de ces attelages inégaux que la Loi interdisait. (Deut., XIII, 10.) Quel accord entre Christ et Bélial, entre le croyant et celui qui ne croit pas ? (II Cor., VI, 14.)

Le passage le plus curieux de cette polémique personnelle est celui où il se débat contre le reproche qu’on lui fait de coûter beaucoup d’argent à ses églises, et nous ne voyons pas parfaitement clair dans sa réponse. Il commence par établir qu’il a le droit de  vivre de son travail : Ne m’est-il pas permis de manger et de boire ? Ne m’est-il pas permis de mener avec moi unie femme d’entre les sœurs (une ménagère), comme les autres apôtres et les frères du Seigneur et Céphas ? Ou serai-je le seul, avec Barnabé, à qui il ne sera pas loisible d’agir ainsi ? Et qui est-ce qui fait la guerre à la charge de s’approvisionner lui-même ? Qui est-ce qui plante une vigne, et ne mange pas du fruit ? Ou qui est-ce qui paît un troupeau, et ne se nourrit pas du lait des bêtes qu’il fait paître ? Et est-ce là parler humainement, ou la Loi elle-même ne le dit-elle pas ? Car dans la loi de Moïse il est écrit : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain. (Deut., XXV, 4.) Est-ce que Dieu se met en peine des bœufs ? Ou n’est-ce pas évidemment pour nous qu’il parle ? Oui, c’est pour nous que cela a été écrit, etc. (I Cor., IX, 4.) Et puis, après tout ce préambule si décisif, après qu’il a prononcé que, de même que les ministres du Temple vivent du Temple, ceux de l’Évangile doivent vivre de l’Évangile (Ibid., 43-14), il déclare tout à coup que ce qu’il avait le droit de faire, il ne l’a pas fait, et qu’il ne le fera jamais, ne voulant pas perdre l’honneur d’évangéliser gratis. Voilà pour nous une première surprise. En voici une autre, quand nous lisons dans la seconde Épître (XI, 8), que cela s’adresse seulement à Corinthe et à l’Achaïe : J’ai dépouillé d’autres églises, me faisant nourrir par elles pour votre service... Les frères venus de Macédoine ont suppléé à mes besoins... Pourquoi ? Est-ce que je n’ai pas d’affection pour vous ? Dieu sait ce qui en est. Mais ce que j’en fais, et je le ferai encore, c’est pour ôter tout avantage à ceux qui ne cherchent qu’un avantage ; je veux que, sur le point dont ils se vantent, il soit établi qu’ils n’en font pas plus que moi. Il semble bien qu’il résulte de ce passage que Paul avait des adversaires (nous ne savons lesquels), qui affectaient de prêcher sans se faire payer, et qui se prévalaient contre lui de ce mérite, et que, pour leur répondre, il s’attache à ne rien prendre non plus dans Corinthe et dans l’Achale, trouvant ailleurs, à ce qu’il paraît, des disciples assez dévoués pour lui fournir ce qui lui manque. Et cela ne suffisait pas pour faire taire les malveillants : Soit ; par moi-même, je ne vous ai pas été à charge, mais, en fripon que je suis, je vous ai volés par un détour. Est-ce qu’il y a quelqu’un, parmi ceux que j’ai envoyés vers vous, par qui j’aie tiré quelque chose de vous ? Est-ce que Tite a jamais fait de l’argent à vos dépens ? (XII, 16-18.) Voilà des querelles peu édifiantes, et de bien petits côtés qui se découvrent dans les combats de ces missionnaires de la rédemption du genre humain. Quand on en est là, il n’est pas étonnant que le ton s’aigrisse. De là des traits comme ceux que nous avons rencontrés, comme l’hommage moqueur aux archi-apôtres, ou le sarcasme grossier qu’on a vu que Paul n’a pas craint de lancer aux circoncis.

Cependant, averti par un sentiment intérieur de ce qu’il y a d’indécent dans ces disputes, il les couvre à un autre endroit d’une excuse bien délicate : C’est que je suis jaloux de vous comme Dieu est jaloux[112]. Comme on élève une vierge pour la présenter pure à son époux unique, je vous ai élevés pour le Christ. (II Cor., XI, 2.) Ou bien il efface les petites vanités et les mesquines rivalités dans un orgueil immense, par lequel le prédicateur du Christ se confond, pour ainsi dire, avec le Christ lui-même et avec Dieu : Dieu l’a rendu capable d’être le ministre de la nouvelle alliance, non pas celle de la lettre, mais celle de l’Esprit ; car la lettre tue et l’Esprit fait vivre. Et si le ministère de la mort (c’est la Loi qu’il appelle ainsi !), enfermé dans la lettre, imprimé sur la pierre, a abouti en gloire, au point que les fils d’Israël ne pouvaient soutenir la vue du visage de Moïse à cause de sa gloire, qui ne faisait que passer, comment le ministère de l’Esprit ne serait-il pas revêtu de bien plus de gloire ?... Si ce qui passe a traversé la gloire, comment ce qui subsiste ne serait-il pas sûr de la gloire ? C’est parce que j’ai cette espérance, que je peux prendre avec vous toute liberté. Ce n’est pas comme Moïse, qui mettait un voile sur son visage, parce que les fils d’Israël ne devaient pas voir en face le terme où ce qui passait allait aboutir.... Mais nous, tous tant que nous sommes, contemplant à visage découvert la réflexion de la gloire du Seigneur, nous nous transfigurons en cette même image, la gloire se répercutant en gloire, parce qu’elle vient de l’Esprit du Seigneur (II Cor., III, 6-18). Je termine sur ce passage étrange, que je n’aurais pas osé citer plus tôt, de peur qu’il ne fût inintelligible ; mais je pense que mes lecteurs sont maintenant assez familiers avec les imaginations de Paul pour voir qu’il fait ici son apothéose, quoiqu’il eût eu certainement horreur du mot, une apothéose enveloppée d’effets de lumière, comme dans nos théâtres.

J’ai ramassé, dans les quatre Épîtres, tout ce qui pouvait éclairer les diverses parties d’une étude sur saint Paul[113] ; mais la vie de Paul ne finit pas avec les Épîtres. Elle vient aboutir à son voyage et à son séjour à Rome. Dans ses grandes courses apostoliques, Paul avait pensé plus d’une fuis à venir à Rome ; mais ce n’était pas pour y fonder une église ; Rome en avait une en dehors de lui et avant lui. Elle s’était faite probablement tout de suite après celle d’Antioche et sous la même influence, celle des hommes de Jérusalem ; car tout grand mouvement qui se produisait quelque part dans l’empire se communiquait bien vite ait centre, c’est-à-dire à Rome. Paul, qui s’appliquait à ne pas bâtir sur les fondements des autres, qui ne portait la bonne nouvelle que là où il n’avait pas encore été parlé de Christ (Rom., XV, 20), semblait donc n’avoir rien à faire à Rome ; mais, d’un côté, il ne pouvait guère non plus se résigner à laisser en dehors de son action l’église de la capitale du monde, et il sentait peut-être que lui-même avait besoin de Rome pour donner à son apostolat une plus grande autorité. Voici à quoi il se décida. II avait résolu, après avoir recueilli en Macédoine et en Achaïe des sommes destinées aux frères pauvres de Jérusalem, de les porter lui-même en Judée, et de faire ainsi reconnaître de nouveau, dans la ville sainte, sa mission d’apôtre des gentils, accomplie avec tant d’éclat. Puis il repartirait, ainsi consacré, pour d’autres conquêtes, toujours dans des pays où rien n’avait été fait. Il comptait évangéliser l’Espagne (Rom., XV, 28), et je suppose qu’il pensait à passer ensuite d’Espagne en Afrique. C’est sur le chemin de l’Espagne qu’il se promit d’entrer dans Rome et de s’y arrêter. Et, pour préparer ceux de Rome à cette visite, il leur adressa de Corinthe, avant de partir pour Jérusalem, la fameuse Lettre qui occupe la première place dans le recueil des Épîtres, à cause du grand nom de Rome.

Il avait, d’ailleurs, la confiance qu’il s’était fait comme apôtre une assez grande autorité pour avoir le droit d’être entendu à Rome même. Il déclare qu’il a été choisi de Dieu pour faire recevoir la foi chez toutes les nations, parmi lesquelles, vous aussi, vous êtes compris (Rom., I, 6). Rome, en effet, devait être pleine de disciples de Grèce et d’Asie qui y avaient porté son nom, et qui y faisaient lire ses écrits.

Peut-être il écrivait à Rome avec la pensée qu’il n’était pas sûr d’y pouvoir venir jamais ; car il prévoyait les dangers qu’il allait courir, à Jérusalem, de la part des Juifs qui ne croyaient pas (Rom., XV, 31) et qui avaient tant de sujets de le haïr. Il voulut que, s’il lui arrivait malheur, l’Église de Rome conservât aussi dans cette Épître un monument de son apostolat.

Elle se distingue par un caractère particulier de réserve et de circonspection. On sent qu’à Rome il n’est plus chez lui, pour ainsi dire. Il y parle très peu de lui ; il ne dispute plus avec des rivaux ; il n’a pas un mot contre les apôtres de Jérusalem ; il ne se livre pas à ce qu’il appelait lui-même ses intempérances ou ses extravagances (II Cor., XI, 23, etc.) ; il ne s’abandonne pas à ses exaltations et à ses rêves ; il ne parle pas de troisième ciel ; il n’entend pas sonner la trompette du dernier jour. En même temps qu’il ramasse toutes ses forces pour combattre le judaïsme, il prodigue cette fois aux Juifs les ménagements et les hommages ; il dira bien encore que Dieu n’est pas seulement le dieu des Juifs, qu’il est aussi celui des gentils ; mais les formules hardies et tranchantes, comme il n’y a plus de Juifs ni d’Hellènes, ne reparaissent pas ici ; il affecte, au contraire, de répéter : Le Juif d’abord, puis l’Hellène (I, 16 ; II, 9, 10). On sent que les Juifs tiennent une grande place dans Rome et y exercent une grande influence. Enfin, c’est dans l’Épître à ceux de Rome qu’il professe avec tant de force la soumission aux puissances, et qu’il déclare que l’empereur est le ministre de Dieu, et qu’à ce titre il faut lui payer l’impôt (XIII, 4-6). Habitué à se faire tout à tous, Paul se fait césarien quand il se tourne vers la ville des Césars.

Les craintes qu’il avait du côté des Juifs de Jérusalem ne furent pas trompées. Odieux à la fois aux autorités juives et à une foule fanatique, sa vie même fut menacée, et il ne la sauva peut-être qu’en faisant appel au tribunal de César (Actes, XXV, 11). Par suite de cet appel, le procurateur Félix l’envoya à Rome. Ainsi, c’est comme prisonnier qu’il fit sa visite à la cité souveraine. Il y était à demi libre, sous la garde d’un soldat. Il demeura ainsi deux ans entiers dans un logis qu’il avait loué, et où il recevait tous ceux qui venaient à lui ; prêchant le royaume de Dieu et enseignant tout ce qui touche au Seigneur Jésus avec toute liberté, sans empêchement. Le livre des Actes s’arrête tout court sur ces paroles, et ne nous apprend rien de plus au sujet de Paul[114].

Après ce long délai de deux ans, il a dû comparaître enfin devant le tribunal de César. Et c’est ce que sans doute l’auteur des Actes a, en effet, dans l’esprit lorsqu’en racontant que le Seigneur apparut à Paul après que celui-ci eut été traduit devant le sanhédrin, il ajoute que le Seigneur lui dit : Prends courage, Paul ; de même que tu es venu témoigner sur moi à Jérusalem, il faut aussi que tu ailles témoigner à Rome (XXIII, 11). Il comparut donc, mais nous ignorons quelle sentence fut prononcée. La tradition veut qu’il ait été décapité par ordre de Néron ; mais cette tradition n’est fondée sur aucune autorité de quelque valeur, et il y a de bonnes raisons d’en douter. Outre qu’on ne nous dit ni comment ni pourquoi Paul aurait été condamné à mort, l’Épître apocryphe intitulée Seconde à Timothée suppose que Paul fut relâché quand il comparut devant le tribunal de César (IV, 17), et qu’ensuite seulement il fut de nouveau mis dans les chaînes (II, 9) : c’est alors qu’il est censé écrire cette Épître où il parle comme s’attendant à mourir bientôt (IV, 6). On est bien tenté de penser qu’on a voulu concilier ainsi la vérité historique, qui était que Paul n’avait pas été condamné au tribunal de César, et l’envie qu’on avait de faire de lui un martyr et de lui donner une mort dramatique.

Mais ce qu’il y de plus contraire à la tradition est le silence du livre des Actes et la manière étrange dont ce livre s’arrête après ces mots : Il passa deux ans entiers, etc. Comment l’écrivain a-t-il pu finir ainsi ? Le plus probable est que le récit continuait, qu’on y lisait comment Paul avait été relâché, et que peut-être l’écrivain le suivait après cela jusqu’à sa mort, une mort naturelle fort concevable après tant de fatigues et d’épreuves ; mais que, plus tard, quand la légende du martyre de Paul s’est établie, on a supprimé cette fin qui contredisait la tradition. On verra dans la suite qu’on parait avoir supprimé de même, et pour un motif semblable, la fin du plus ancien évangile, qui se termine aussi brusquement sans être achevé[115].

Les Actes disent que Paul était citoyen romain (XXII, 25, etc., et XVI, 37) : on ne sait comment il pouvait l’être, et lui-même ne le dit jamais. Cependant nous n’aurions pas de raison suffisante pour ne pas nous en rapporter aux Actes, si Paul ne nous disait qu’il a été battu de verges jusqu’à trois fois. (II Cor., VI, 25.) C’est sans doute en vertu de ce titre de citoyen que la tradition qui veut que Paul ait été mis à mort le fait mourir par l’épée.

Il n’existe aucune trace authentique du voyage d’Espagne annoncé dans la Lettre à ceux de Rome (XV, 24, 28). Ce que nous savons, c’est que, depuis son arrivée à Rome, Paul n’a pas revu la Grèce et l’Asie. (Act., XX, 25.)

Quand on passe de Jésus à Paul, ce qui frappe tout de suite est combien celui-ci est plus facile à connaître. D’abord, nous lisons Paul, et nous l’entendons ainsi lui-même : il nous reste de lui environ cent cinquante pages, tandis que Jésus n’a pas laissé une seule ligne. Ce n’est pas tout cependant, car nous connaissons Socrate bien mieux que Jésus, quoique Socrate non plus n’ait rien écrit. Mais ceux qui nous parlent de Jésus ont trop souvent effacé la réalité dans l’image qu’ils nous ont tracée. Jésus n’est guère pour nous qu’un fantôme noble et touchant ; Paul est un homme que nous voyons vivre.

Je ne veux pas dire pourtant que ce soit seulement pour cela qu’il paraît moins grand et moins aimable. Je crois que Jésus était, en effet, d’une nature plus délicate et plus haute. Il n’était pas si savant, ni si raisonneur, ni si capable d’organiser et de gouverner ; mais il était toute simplicité, et c’est là sa puissance et son charme. Rien ne sent chez lui l’école ni la synagogue ; son âme est toujours en communion avec les esprits sans culture et avec la nature elle-même. Aussi tout le monde entend et sent l’Évangile ; il n’y a que des raffinés qui déchiffrent les Lettres de Paul.

Paul est d’ailleurs trop militant, trop, affairé ; trop chargé de besogne de toute sorte, pour s’abandonner au sentiment. On aura remarqué tout à l’heure cette phrase si sèche et si dure : Est-ce que Dieu se met en peine des bœufs ? Étrange démenti donné à la poésie de la Bible. Ce n’est pas Jésus qu’on se figure parlant ainsi.

L’œuvre de Paul donne aussi plus de prise à la critique que celle de Jésus ; car elle a un corps, et l’on saisit aisément le mal qui s’y mêle. Il a en partie la responsabilité de ce qu’on reproche au christianisme. Il n’en est pas de même de Jésus- : le christianisme s’est fait après lui et sans lui. Il y a mis son esprit : sans doute, mais rien de plus, c’est-à-dire précisément ce qui s’y trouve de plus idéal. Cet esprit, c’est le désir et le rêve de l’affranchissement des siens, d’une revanche pour ceux qui souffrent ; il attend cela de son dieu, et en même temps, il prêché que, pour l’obtenir et hâter l’avènement du règne divin, le moyen est d’être pur, humble, détaché, de faire le bien, de renoncer au mal et à toutes convoitises, d’aimer ses frères et de les servir. Voilà toute la religion de Jésus. S’il y joint des idées étroites ou des superstitions fâcheuses, elles n’ont rien chez lui de dogmatique, et il les subit plutôt qu’il ne les impose. Paul, au contraire, dogmatise sans cesse et façonne ses Églises suivant toutes les fantaisies de sa pensée.

S’il est plus savant que Jésus, il n’est pas pour cela plus philosophe. Il a toutes les superstitions des siens, et il s’en sert pour les besoins de sa cause. Croyant à Satanas, il s’en fait ,un auxiliaire et menace ses adversaires de les livrer à Satanas, qui les fera souffrir pour les réduire. Croyant à la fin prochaine du monde présent et à la résurrection des morts, il s’attache à fasciner les hommes par l’affiche de ce grand spectacle, dont il leur étale avec complaisance le merveilleux théâtral ; il promet hardiment que la représentation est toute prochaine, et qu’on va entendre le coup de trompette par lequel elle doit s’ouvrir. Et, appuyant pesamment sur le rêve comme sur une réalité ; il en lire sans hésitation’ des conséquences déplorables. Il se détache et il détache avec lui ceux qui l’écoutent de tout ce qui fait la véritable existence, de la famille d’abord, puis de tout le reste ; rien n’a plus d’intérêt, rien n’a plus de sens ici-bas ; il jette ses disciples dans un état de fièvre qui donne à leur vie ; pour un moment, une intensité extraordinaire, mais qui doit nécessairement aboutir à détruire tout principe de vie.

Il y avait déjà de cela, je le crains, dans l’inspiration de Jésus, et on l’entrevoit dans l’Évangile ; mais cela est bien plus accusé dans Paul, et par là plus impérieux et plus dangereux.

Il a fallu cependant continuer de vivre, puisque la catastrophe promise n’éclatait point ; mais sous ces influences la vie a bien diminué de prix. Chez les vrais chrétiens, heureusement rares, elle n’a plus été qu’une demi-mort. Chez tous, elle s’est couverte, pour des siècles, d’ombres sinistres. Satanas a régné durant tout le moyen âge, et avec lui les aberrations des sorciers et leurs absurdes et affreux supplices. Cela a persisté jusqu’à la pleine lumière de l’esprit moderne, comme les cauchemars d’un malade ne finissent qu’au grand jour. Pendant ces mêmes siècles, la pâture des esprits a été la théologie, dont Paul est le premier maître, c’est-à-dire le travail à la fois le plus lourd et le plus vide de l’esprit humain. La doctrine de la grâce, sortie de lui, a soumis l’intelligence à de véritables tortures, au milieu desquelles s’épuisaient les forces dont la science aurait eu besoin.

Dans l’ordre politique, on a vu que l’action de Paul et de ses écrits n’a pas été moins fâcheuse, soit parce qu’il enseignait l’indifférence aux choses de ce monde, soit parce qu’il inventait le droit divin des gouvernements.

Cependant, quand on vient de relire Paul, on ne peut méconnaître le caractère élevé de son œuvre. Je dirai, en un mot, qu’il a agrandi dans une proportion extraordinaire l’attrait que le judaïsme exerçait sur le monde ancien.

Il y avait longtemps qu’un grand mouvement portait le monde vers les Juifs ; mais ce mouvement était gêné par un grand obstacle. Parmi les hommes qui étaient gagnés à l’esprit du judaïsme, la plupart ne pouvaient s’abandonner tout entiers. Ils n’étaient pas rebutés seulement par la circoncision et par d’autres pratiques gênantes ; ils l’étaient sans doute avant tout par l’idée de se faire Juifs, et de rompre par là avec leur famille, avec leur patrie, avec toute leur existence, de cesser, pour ainsi dire, d’être eux-mêmes. lis avaient, il est vrai, la ressource de se borner à judaïser, et beaucoup faisaient ainsi ; mais c’était là une solution à la fois indécise et précaire, qui ne les laissait libres qu’à la condition de ne leur assurer rien. C’est la croyance au Christ Jésus qui donna à cette affluence des incirconcis, à cet Israël du dehors, la consistance qui lui manquait. Du moment que Juifs et judaïsants furent également des hommes du Christ, des christiani, la différence entre les uns et les autres dut inévitablement s’effacer.

Ce ne fut pas, on l’a vu, par le fait de Paul, ce fut sans lui et avant lui que le Christ Jésus fut prêché aux incirconcis. Mais il sentit mieux que personne la portée d’un tel fait, et il en développa les conséquences avec une hardiesse et une vigueur qui le mirent à part de tous les prédicateurs de la bonne nouvelle et lui donnèrent le droit de s’appeler l’apôtre des gentils. C’est lui qui fit connaître que la fui nouvelle dispensait de la circoncision et de la Loi ; c’est lui qui proclama qu’il n’y avait plus ni Juif ni Hellène, mais que tous ne faisaient qu’un en le Christ. En d’autres termes, il ouvrit le judaïsme à tous, et créa une religion universelle, qui était à part de toute nationalité, et qui, par cela même, les embrassait toutes.

En élargissant ainsi extérieurement le judaïsme, il l’élargissait aussi intérieurement et spirituellement. Il prétendait en faire la religion la plus haute et la plus simple. Il n’écartait pas seulement telles pratiques et telles prescriptions qui surchargeaient et qui encombraient la vie ; il supprimait la Loi tout entière, et ainsi ne reconnaissait plus d’autre loi que celle de la conscience. Et, en supprimant la Loi, il supprimait’ aussi l’autorité des docteurs de la Loi ; il rayait d’avance le Talmud. Il ne laissait subsister que l’Écriture, mais librement interprétée par l’Esprit. Il écrivait la fameuse parole : La lettre tue et l’Esprit fait vivre. Il le disait dans un sens mystique et peu raisonnable ; mais, sans peut-être que lui-même s’en rendît bien compte, ce sens en enveloppait un autre, très beau et très vrai.

Il ne pouvait simplifier le judaïsme en ce qui regarde les dogmes, car le judaïsme n’en a pas ; mais lui-même n’en a guère davantage. Il ne connaît ni la Trinité ni l’Incarnation car la filiation divine toute spirituelle qu’il attribuait à son Christ n’a rien de commun avec l’idée d’un enfant conçu par une vierge sans le concours de l’homme. Et, pour le dire en passant, il ignore absolument celle qu’on appelle’ aujourd’hui la Vierge, et ne paraît pas avoir jamais pensé à elle. Ses Églises n’ont pas de hiérarchie. Elles n’ont ni pratiques ni cérémonies autres que le baptême institué par Jean et le repas commun en signe de fraternité, auquel il ajoute cependant l’idée d’une commémoration de la mort du Seigneur, qu’il suppose instituée par Jésus lui-même. A cela près, elles n’ont d’autre culte que la prière. On peut dire que le judaïsme de Paul est un judaïsme protestant, olé rien ne pouvait gêner les esprits qui venaient à lui, quelles que fussent jusque-là leurs habitudes[116].

Il n’est donc pas étonnant que ceux qui s’arrêtaient auparavant à la situation flottante des judaïsants, aient, passé autre et se soient faits hommes de Christ. Mais ces judaïsants nouveaux, ainsi émancipés et appelés à la liberté, sont animés d’une ardeur de prosélytisme aussi toute nouvelle et qui les multiplie prodigieusement.

Paul jette de tous côtés des Églises : elles ne se composaient que de judaïsants, mais ceux-là devaient en recruter d’autres, purs gentils, qui ne judaïseraient qu’en christianisant, ces deux choses désormais n’en faisant plus qu’une. Paul a donc fait plus que personne pour conquérir au dieu des Juifs le monde hellénique, conquête qui s’est achevée en quatre cents ans.

Quand on disait autrefois quelle grande part Paul avait eue dans l’établissement du christianisme, on lui donnait, aux yeux de presque tous, un éloge suprême. Les choses aujourd’hui sont bien changées. Ceux qui regardent l’événement du christianisme comme un grand malheur pour l’Humanité ne peuvent en savoir beaucoup de gré à l’apôtre des gentils. Mais, pour être juste envers lui, je crois qu’il faut distinguer entre son action personnelle et son œuvré.

Son action a été incontestablement libérale. En attendant la résurrection promise, il appelait les hommes à une résurrection morale, à une vie nouvelle, par laquelle il essayait de mettre déjà le ciel sur la terre. Sous sa conduite, ils se sentaient plus heureux parce qu’ils devenaient meilleurs ; car c’est par la pureté, le désintéressement, la fraternité qu’il prétendait les conduire à l’accomplissement des promesses divines. Le sentiment de ce bonheur, de cette joie, comme il l’appelle, éclate dans les Lettres de Paul. Le fruit de l’Esprit est l’amour, la joie, la paix, etc. (Gal., V, 22.)La consolation m’inonde ; la joie surabonde en moi par-dessus toutes mes tribulations. (II Cor., VII, 4.)Le royaume de Dieu, c’est la justice, la paix, la joie et l’Esprit Saint. (Rom., XIV, 17.) Ses églises étaient de petites sociétés libres qui se détachaient de la grande ; elles avaient un gouvernement à part, des juges à part, juges volontairement choisis parmi les frères, et elles aspiraient, si elles n’y réussissaient pas toujours, à réaliser, dans l’adoration d’un dieu que Paul appelle le dieu de l’amour et de la paix (II Cor., XIII, 11), un idéal de moralité et de justice. Elles tendaient à constituer dans le monde une puissance spirituelle et indépendante, qui trop tôt a cessé d’être libérale, mais qui l’était d’abord, malgré quelques symptômes inquiétants, et apportait ainsi une force bienfaisante à ceux qui avaient à lutter contre des forces mauvaises. Les Épîtres de Paul (aussi bien que les Évangiles, quoique autrement) renferment un esprit de vie où certaines âmes ont puisé de siècle en siècle, et où quelques-uns peut-être puisent aujourd’hui encore des vertus qui profitent à eux-mêmes et aux autres.

Et cependant l’œuvre, dans son ensemble, n’a pas été bonne ; car elle avait un vice essentiel à son origine, en ce que le judaïsme, qui en était le principe, était assujetti à un texte sacré. Paul, ce grand émancipateur, restait enchaîné. Même pour échapper à- la Loi, il se croyait obligé de s’autoriser de la Bible, et il y a emprisonné après lui pour quinze siècles l’esprit humain, qui dans le monde hellénique n’avait connu aucune servitude de cette espèce, mais qui dès lors a été frappé d’impuissance, de stérilité et de mort. Il n’a recommencé à vivre qu’au jour tardif où il a secoué enfin le joug de la théologie.

Ce n’est pas tout : la Bible juive, ainsi consacrée par la soumission malheureuse du genre humain, a enfanté une seconde Bible, non moins funeste que la première. Les Évangiles, et aussi les Épîtres de Paul, sont devenus à leur tour des textes saints, ce qui a eu un résultat déplorable. Paul nourrissait des rêves, des chimères, qui toutes déraisonnables qu’elles sont, nous intéressent pourtant chez lui, parce que lui-même et ceux qui le suivent s’y abandonnent librement, dans l’exaltation que leur cause l’ardeur de leurs désirs et de leurs espérances. Mais, fixées dans un texte qu’on a pris pour une parole divine, ces chimères se sont trouvées être des dogmes et des articles de foi. A l’air libre, si on peut parler ainsi, elles se seraient dissipées d’elles-mêmes, par l’effet du temps et le mouvement de la vie. Une fois sacrées, il n’y a pas eu moyen de s’en dégager, et il en est sorti les ténèbres et les iniquités de, l’époque que des aveugles appellent fièrement le grand âge du christianisme.

Paul, hélas ! en est responsable en partie, mais en partie seulement. Il ne peut répondre de tout le mal qui s’est produit longtemps après lui, sous des influences souvent absolument contraires à la sienne. Il a abouti à autre chose que ce qu’il avait voulu ;’ mais jusque dans le christianisme des plus mauvais temps, ses Épîtres ont conservé quelques restes de l’inspiration généreuse sous laquelle il avait prêché, et qui depuis s’était éteinte. Et cela est si vrai, qu’elle s’est réveillée tout d’un coup, à l’époque de la Réforme, pour profiter de nouveau à l’émancipation des esprits. Ce qu’elles contenaient de plus vif et de plus fort contre un judaïsme littéral, étroit et stérile, a servi contre l’autorité régnante et l’a déracinée. Cette religion qui va droit à Dieu sans passer par des prêtres ; cette pleine indépendance du fidèle qui n’a que le Christ au-dessus de lui ; cette simplicité d’un culte qui n’est que prédication et prière ; le dédain des petites observances, comme la distinction des viandes permises on défendues ; tout cela se retrouva vivant, tout cela rentra brusquement dans l’histoire et enleva à Rome la moitié du monde chrétien, comme Paul avait enlevé le judaïsme hellénique à Jérusalem. C’est là pour lui un bien beau titre.

Sans doute, la raison moderne ne peut s’arrêter à la Réforme, et toutes les croyances particulières sont condamnées à finir. Mais, si l’on mesure quel gain a déjà fait la liberté de l’esprit humain, le jour où la foi romaine a perdu sa domination ; si, aujourd’hui même, en jetant les yeux autour de soi, on considère quelle est la force des peuples protestants, et combien les nations catholiques sont affaiblies et abaissées, on reconnaîtra la grandeur de la révolution religieuse du XVIe siècle, et l’on saura gré à Paul d’avoir eu à cette révolution la part qu’en effet il y a eue.

Saluons-le donc avec respect et même avec quelque reconnaissance, malgré ce nom de saint Paul, qui fait de lui une figure hiératique dans les imaginations. Nous avons peine à discerner l’homme dans Jésus ; dans Paul, il est tout à fait à découvert, homme de cœur et de génie (quoique ce soit le génie d’un Barbare) qui a pensé, agi, combattu, souffert, pour des idées où il croyait voir l’affranchissement et le salut du genre humain, et qui les a puissamment servies. Ses écrits, malgré l’ardeur et la passion dont ils sont pleins, n’ont pourtant pas d’avenir ; un jour viendra qu’ils dormiront, avec le christianisme tout entier, dans l’a poussière des bibliothèques, où quelques curieux seulement iront les chercher encore. Mais ceux qui les étudieront y sentiront toujours une énergie dont ils pourront profiter en la détournant. Car, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, il y a des transports de forces ; et celui-là seul sait lire, qui sait recueillir, sans en sien perdre, pour le travail à venir, la vie qui a été répandue dans un livre et qui s’en est retirée avec le temps[117].

 

 

 



[1] Voir mon tome III, p. 371.

[2] Voir tome III, p. 346 et suivantes.

[3] Macrobe, Saturnalia, 1, 21, etc.

[4] Le texte authentique de Marc finit au verset XVI, 8.

[5] Une singularité du récit de Luc est ce qui regarde Simon ou Pierre. Au verset 12, il est dit que, sur le rapport des femmes, il a couru au tombeau, et, se baissant pour regarder, il vit les linceuls par terre et sortit, s’étonnant en lui-même de ce qui était arrivé. Puis, au verset 34, on lit que, le jour même les deux voyageurs d’Emmaüs, en rentrant à Jérusalem, trouvent les disciples qui leur disent que le Seigneur est vraiment ressuscité et que Simon l’a vu (καί ώφθη Σίμωνι). Cependant Simon n’avait vu qu’une chose, qui est que Jésus n’était plus dans le sépulcre. C’est employer bien légèrement l’expression ώφθη, et il semble par là que cette expression (la même dont se sert Paul) ne signifie pas grand’chose.

[6] C’est à peu près la même idée qu’exprime le sarcasme de Voltaire :

Le nouveau dieu, pendu publiquement,

Ressuscita bientôt secrètement.

[7] Un autre texte de l’Écriture est allégué tout aussi mal à propos dans Act. II, 27.

[8] Ό κύριος, dominus, qui répondait à l’hébreu Adon. C’est le maître à qui l’on obéit, dont on est l’enclave, non pas le maître qui enseigne (magister).

[9] Voir tome III, p. 14.

[10] Rorate, cœli, desuper et nubes pluant justum.

[11] Marc-Aurèle, page 511.

[12] Jésus avait quatre frères et deux sœurs : N’est-ce pas là le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joseph, de Judas et de Simon, et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? Marc, VI, 3. Paul nomme ailleurs au pluriel les frères du Seigneur, I Cor., II, 4. Il y a lieu de croire qu’il désigne ainsi, avec Jacques, Judas, l’auteur prétendu de la dernière épître du Nouveau Testament, où il s’appelle lui-même « frère de Jacques » ; Joseph et Simon ne paraissent nulle part.

Je viens de dire le Nouveau Testament, et je dirai de même dans l’occasion l’Ancien Testament : ce sont des expressions trop usitées pour qu’on puisse faire autrement que de s’en servir ; mais elles ont l’inconvénient de ne pas présenter à l’esprit un sens net, le mot de Testament ne s’employant jamais ainsi dans notre langue. Testamentum n’est que la traduction latine d’un mot grec (διαθήκη) qui traduit lui-même l’hébreu berith, lequel signifie proprement un pacte. Dieu avait fait un pacte avec Israël par le ministère de Moïse ; ce pacte, d’après la théologie de Paul, a été annulé et remplacé par un autre qu’a apporté le Christ. Il y a donc l’ancien pacte et le pacte nouveau. Maintenant la Bible juive est l’acte authentique de l’ancien pacte, ou, si l’on veut, ce pacte lui-même (παλαιά διαθήκη, vetus testamentum), et les Épîtres et les Évangiles constituent le nouveau (καινή διαθήκη, novum testamentum). Nous avons francisé le mot, au lieu de le traduire. Dans les livres juifs, la Vulgate ne traduit pas toujours le διαθήκη des Septante par testamentum ; elle emploie aussi fœdus et pactum.

Sur la mort de Jacques, frère du Seigneur, voir Joseph, Antiq., XX, IX, 1 et Eusèbe, Hist. ecclés., II, 1 et 45.

[13] Le nom propre de l’apôtre que noue appelons Pierre était Simon. C’était Jésus, dit-on, qui lui avait donné le surnom de Céphas ou rocher, qui a été traduit en grec Πέτρος, Marc, III, 16.

Jacques, frère de Jean, figure dans les Actes, XII, 2, comme ayant été mis à mort, en 44, par le premier Agrippa. La légende a fait depuis à Jean, fils de Zébédée, une très grande place. On a mis sous son nom trois épîtres du Nouveau Testament et le quatrième évangile. Et ce dernier livre le représente comme le disciple particulièrement aimé de Jésus, ce dont il n’y a dans les anciens évangiles aucune trace.

[14] Paul n’est qu’une transformation hellénique (car pour les Juifs, romain ou hellénique, c’est la même chose) de l’hébreu Saul ou Schaoul. Les Juifs modifiaient volontiers ainsi leur nom quand ils entraient en rapport avec le monde hellénique. (Voir tome III, P. 108-109.)

[15] Act., XXII, 3, etc. On nous dit ailleurs qu’il était né à Giscala, en Galilée, d’où ses parents émigrèrent à Tarse après sa naissance. (HIERON, De viris illustribus, 5.)

[16] Il est à remarquer que ce ne sont pas les chrétiens eux-mêmes qui se désignaient ainsi d’abord ; le mot n’est jamais dans Paul. Il est deux fois dans les Actes, une fois dans la première Épître dite de Pierre, et indique également dans ces trois endroits le nom que donnent aux chrétiens ceux qui ne le sont pas. On ne le trouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament.

La forme latine du mot semble indiquer que c’est l’autorité romaine qui trouva ce nom pour désigner cette espèce de judaïsants qui n’étaient plus des Juifs. Ceux qui l’employaient prenaient évidemment Christos pour un nom propre. A Jérusalem, les Juifs appelaient Nazaréens les Disciples (Act., XXIV, 5).

[17] Je n’ai pas tenu compte d’un récit précédent du livre des Actes où se trouve la conversion d’un centurion romain de Césarée, incirconcis, prêché et baptisé par Pierre lui-même. Le merveilleux mêlé à cette histoire avertit assez qu’elle est apocryphe.

[18] Renan, Saint Paul, p. 14.

[19] Renan, Saint Paul, p. 48, d’après Perrot, Exploration de la Galatie, 18.

[20] Ou Silvanus, II Cor., 1, 19.

[21] Quand Paul alla à la conférence de Jérusalem, il avait avec lui Titus, incirconcis. Sommé de le faire circoncire, il n’obéit pas d’abord à la sommation ; mais il semble qu’il condescendit plus tard à le faire. (Gal., II, 5.)

[22] Il y avait au moins de ces oratoires dans les villes où il ne se trouvait pas assez de Juifs pour constituer une synagogue. Voir Act., XIV, 13.

[23] Le livre des Actes, par antipathie pour les Juifs, sans doute, ne se sert pas du mot de judaïsants. Il dit : les servants Dieu, ou simplement les servants, σεβόμενοι. (Actes, XVI, 14 ; XVII, 4). Joseph emploie également l’une et l’autre expression. (Guerre des Juifs, II, XVIII, 2 ; Antiq., XX, XIII, 11.)

[24] I Cor., II, 2 : Εί μή Ίησοΰν Χριστόν, καί τοΰτον έσταυρωμένον. Pour traduire exactement Ίησοΰν Χριστόν, je crois qu’il faudrait mettre Jésus, Christ, avec une virgule entre les deux mots, et en donnant à celui de Christ sa prononciation naturelle, et non pas celle qu’il a prise dans le nom composé Jésus-Christ.

[25] Les grands prêtres et les rois étaient consacrés par une onction d’huile sainte. Exode, XXIX, 7 ; I Sam., IX, 16.

[26] Πάς σοφός λύτρον έστί τοΰ φαύλου. Voir tome III, p. 417.

[27] Je crois devoir reproduire ici la prophétie d’Isaïe :

Voyez, mon serviteur va prospérer ; il sera grandi, élevé, exalté bien haut. Autant les peuples s’étaient étonnés à son sujet, parce que son aspect était misérable entre toue et qu’il taisait plus triste figure qu’aucun fila des hommes, autant ils vont être frappés d’admiration, et les rois se tairont respectueusement devant lui ; car ce qu’ils n’avaient jamais oui dire, ils vont le voir, et tout ce qui n’était jamais venu à leurs oreilles, ils vont l’entendre. Qui a cru à ce que nous annoncions ? Et qui a compris l’œuvre de Iehova ? Le voilà pourtant qui s’est élevé sous les yeux de Iehova, comme un humble arbrisseau qui sort d’une terre aride. Rien de beau en lui ; nous l’avons vu, et nous n’avons rien trouvé à admirer. Il est méprisé et abandonné des hommes ; homme de douleurs, familier avec la souffrance, pareil à ceux dont on détourne la face, dédaigné et compté pour rien. Cependant c’est pour nous qu’il a été frappé ; c’est pour notre compte qu’il a souffert ; et nous, nous croyions qu’il était battu et châtié par la colère divine. Il a payé pour nos péchés ; il a reçu des coups pour nos Injustices ; il a été puni pour notre saut, et la verge qui l’a meurtri a fait notre guérison. Nous nous étions tous égarés comme des brebis sans pasteur ; chacun de nous a erré dans sa voie, et Iehova a rejeté sur lui tous nos crimes. Il a été mis en cause et maltraité, et il n’a pas ouvert la bouche ; il a été comme le mouton qu’on mène tuer, comme la brebis qui reste muette quand on la tond ; sa bouche non plus ne s’est point ouverte. Il a été livré à la condamnation et au châtiment parmi ses pareils ; qui a compris cela, quand il a été retranché de la terre des vivants et qu’il a souffert pour le crime de mon peuple Y Son tombeau a été parmi les méchants et les injustes ; quand il est mort ; cependant il n’a pas commis de violence et il n’y a pas eu de fraude dans sa bouche. Il a plu à Iehova de le briser ; il lui a porté une blessure mortelle. Mais, après qu’on a pris sa vie en expiation, il verra sa postérité, il prolongera ses jours, et par lui s’accomplira la volonté de Iehova. Il verra chez lui de quoi être rassasié ; le juste, mon serviteur, ramène le grand nombre à la justice par sa sagesse et prend sur lui leurs péchés. Je lui donnerai place parmi les puissants et il partagera le butin des forte, parce qu’il a livré sa vie à la mort, qu’il a été compté parmi les pécheurs, qu’il a porté à lui seul le péché de beaucoup et qu’il a payé pour eux.

Plus je relis cette page si originale, plus il me parait que la meilleure explication qu’on puisse en donner est la plus simple et la plus unie. Je ne croie donc pas, après nouvelles et mitres réflexions, qu’elle contienne l’idée intéressante, mais raffinée et peu naturelle, qu’Israël a souffert pour les péchés des autres peuples. Non, Israël a souffert pour les péchés des fils d’Israël, et, en les expiant, il les a effacés et rachetés, de aorte que ses souffrances mêmes en ont fait un peuple meilleur et plus heureux.

La ligne que j’ai rendue ainsi : et qu’il a souffert pour le crime de mon peuple, porte littéralement dans le texte : et qu’ils ont souffert, etc. L’écrivain laisse voir par là que ce serviteur de Iehova, dont il parle au singulier en le personnifiant, c’est réellement tout un peuple.

[28] Jérémie, XXIII, 5, etc. ; Isaïe, XI, 1, etc.

[29] Première épître à ceux de Corinthe, XV, 20-26. — Paul ne dit pas toujours te Christ, mais aussi Christ, sans article, comme un nom propre. Il dit même θεός sans article. C’est probablement un hébraïsme, l’emploi de l’article n’étant pas le même en hébreu qu’en grec.

[30] Molière, Pourceaugnac, acte I, scène XI.

[31] Cette phrase : La mort a été engloutie dans la victoire, est traduite d’Isaïe, XXV, 8, et la phrase suivante d’Osée, XIII ; mais ces traductions sont très inexactes, d’après les hébraïsants. L’hébreu porte, d’une part : Il engloutira la mort pour jamais, et de l’autre : Je serai ta ruine, Mort ; je serai te destruction, Scheol. Le Scheol, c’est encore la mort, proprement le séjour souterrain que les morts habitent.

Le mot δόξα, par lequel Paul exprime l’éclat des corps célestes, est la traduction de l’hébreu kabod, qui signifie, en plusieurs endroits de l’Ancien Testament, une lumière resplendissante dont Iehova est entouré. (Exode, XXIV, 16, etc.) Les Septante ont rendu kabod par δόξα, dans la Vulgate gloria, d’où en français gloire. Ce sens du mot gloire est bien oublié aujourd’hui, si oublié qu’en lisant le vers de Corneille dans Polyeucte :

On le conduisez-vous ?A la mort. — À la gloire !

beaucoup ne le comprennent plus et croient qu’il s’agit de la gloire au sens ordinaire, tandis que Polyeucte veut dire la gloire on la splendeur du paradis.

[32] Voir mon tome III, p. 400-401, où je renvoie au livre de M. Franck sur la Kabbale. Voir aussi son article sur saint Paul, dans les Débats du 16 juillet 1875.

Voir encore mon tome III, p. 490.

[33] Voir mon tome III, p. 348.

[34] Tout cela avait été très bien compris et exposé dans la troisième partie du livre de M. Charles Lambert : l’Immortalité selon le Christ (Michel Lévy, 1865).

[35] Voir Jean d’Antioche (celui qu’on appelle Bouche d’or ou Chrysostome), dans son trente-huitième Discours sur les Actes des Apôtres : D’autres disaient : Il fait l’effet d’un prêcheur de démons étrangers, parce qu’il prêchait Jésus et Résurrection. En effet, ils prenaient Résurrection pour une déesse, accoutumés qu’ils étaient à adorer aussi des divinités femelles. Plus tard, on a tiré du mot άνάστασις les noms propres d’Anastase et d’Anastasie.

[36] Dans le livre des Actes, très postérieur à Paul, il est dit expressément que la résurrection sera à la fois pour les justes et pour les injustes, XXIV, 15.

[37] I Cor., I, 23.

[38] Rom., II. Paul y proteste de son respect pour les Juifs, de qui est sorti le Christ selon la chair, puis il termine sa protestation par cette formule solennelle : Que le Dieu qui est au-dessus de tout soit béni à tout jamais. Amen. Après selon la chair, on a mis, au lieu d’un point, une virgule, ce qui voudrait dire : Le Christ, qui est le Dieu suprême béni à tout jamais. Rien n’est plus contraire à la manière dont Paul comprend les rapports de Dieu et du Christ. Voir I Cor., XV, 28, etc.

[39] Jean, I, 1 et VIII, 52.

[40] Είς αύτός, avec mouvement.

[41] I Cor., II, 1 ; Rom., X, 17 ; Rom., XIV, 10. Peut-être faudrait-il lire aussi Θεού pour Χριστού dans II Cor., V, 14, quoique cette leçon ne se trouve dans aucun manuscrit ; mais le verset 14 se rattacherait mieux ainsi au verset 13. Voir aussi Act., XX, 28.

[42] Voici les textes d’après le manuscrit du Sinaï :

Άπό θεοΰ πατρός ήμών καί Κυρίου Ίησοΰ Χριστοΰ, τοΰ δόντος έαυτόν περί τών άμαρτιών ήμών.

Έν πίστει ζώ τή τοΰ νίοΰ τοΰ θεοΰ τοΰ άγαπήσαντός, με καί παραδόντος έαυτόν ύπέρ έμοΰ.

On remarquera d’abord, quant au premier texte, que le Sinaï donne πατρός ήμώνς καί Κυρίου, au lieu de πατρός καί Κυρίου ήμών. Cette différence parait insignifiante ; elle est au contraire considérable, car elle permet de construire et de traduire, non plus : de Dieu notre père et de notre Seigneur, mais bien : De Dieu, père de nous et de notre Seigneur. Et cette construction est confirmée par deux autres versets de Paul, où elle est la seule possible. (II Cor., XI, 31 et Rom., XV, 6.)

Si maintenant on écrit αϋτόν au lieu de έαυτόν, on retrouve alors l’idée que c’est Dieu qui par amour pour nous a donné son Fils.

Mais on sait que le réfléchi έαυτόν s’écrit aussi αϋτόν et ne diffère alors du pronom simple que par la seule différence de l’esprit rude à l’esprit doux. Il en résulte qu’il n’y a rien de plus facile et de plus fréquent que la confusion de ces deux formes, et qu’au témoignage des hellénistes, on est toujours en droit de rétablir l’une à la place de l’autre par conjecture. — C’est ce que m’écrivait un jeune Havant déjà célèbre, Charles Graux, mort aujourd’hui, que j’avais consulté à ce sujet.

Dans le second verset, on retrouve également ce sens en substituant simplement αϋτόν à έαυτόν.

[43] Suivant mon εύαγγέλιον, c’est-à-dire suivant ma manière d’entendre et d’annoncer la bonne nouvelle.

[44] I Cor., VI, 3. Quant au droit de juger donné aux Fidèles, voyez Apocalypse, XX, 4.

[45] I Cor., XI, 3. Le mot chef, dans notre vieille langue, rendait le double sens de κεφαλή : nous n’avons plus aujourd’hui cette ressource ; voir aussi III, 21.

[46] Comparez Gal., III, 26 : Car tous vous êtes Fils de Dieu, par la foi en le Christ Jésus... Vous avez revêtu le Christ.

[47] L’action de grâces se dit en grec eucharistie, mot qui a pris un sens tout différent du sens primitif, par suite d’une association d’idées entre l’eucharistie et la cène. Cène est simplement le mot latin qui veut dire le repas.

[48] Les anciens buvaient après et non pendant le repas.

[49] L’idée d’une communion du sang se retrouve ailleurs. SALLUSTE, Catilina, 24 : Quelques-uns disent, à cette époque, qu’après son discours, Catilina, voulant s’attacher par un serment les complices de son crime, fit circuler dans des coupes du sang humain mêlé avec du vin, et quand tous en eurent goûté, après une imprécation solennelle, comme cela se fait dans certains actes religieux... etc.

[50] J’aurai à revenir sur ce point quand je parlerai du livre des Actes.

[51] Cor., III, 17. Et non, comme traduit Sacy : Le Seigneur est Esprit.

[52] Voir Origène, Commentaire sur Jean, tome II, 6, page 84, et Commentaire sur Jérémie, XV, 4, p. 224.

[53] Voir tome III, page 388.

[54] Le secte dite des Eïchaseïtes avait un Esprit saint féminin, sans qu’il soit dit que cet Esprit fût mère de Jésus ; mais cette secte n’a commencé à paraître qu’au commencement du IIIe siècle (Philosophumena, IX, 13). L’Évangile selon les Hébreux n’était peut-être guère plus ancien.

[55] Voir tome III, p. 445.

[56] Separati epulis, discreti cubilibus. Tacite, Hist., V, 5.

[57] Pour Tite, le texte de Gal., II, 8, demeure obscur.

[58] L’épître apocryphe à ceux de Colosses nomme les choses par leur nom, II, 16.

[59] Édition Mangey, t. Ier, p. 348 ; édit. Tauchnitz, t. II, p. 181.

[60] Tome III, p. 449. — Ils sont Hébreux, et moi aussi, dit Paul lui-même (II Cor., VI, 22).

[61] Rom., IX, 26 ; X, 19 et 20, d’après Osée, I, 10, 15, 23 ; Deutéronome, XXXII, 21 ; Isaïe, LXV, 1.

[62] En grec, un παιδαγωγός, parce qu’en grec la Loi elle-même est du masculin.

[63] Toujours, bien entendu, le quatrième étant mis à part. — Plusieurs siècles avant Paul, la sagesse grecque avait dit, dans des vers que Stobée nous a conservée (LXXXVI, 6), qu’un Scythe vaut un Grec, s’il est philosophe. Et la Lettre apocryphe à ceux de Colosses, en reproduisant la même idée, emploie ce mot même de Scythe, comme se souvenant de ces vers (III, 11).

[64] Gal., V, 18-23. Je ne traduis pas mot à mot, précisément pour que la pensée ressorte mieux.

[65] Euripide, Médée, I, 968 : Je sais bien le mal que je vais faire mais ma passion est plus forte que ma volonté. Id., Hipp., 380 ; Xénophon, Cyrus, VI, I, 41 ; Horace, Ép., I, VIII, 11 ; Ovide, Métam., VII, 20, et Paul lui-même, Rom., VII, 15.

[66] Voir tome III, p. 412-414.

[67] Je n’ai pas besoin de dire que ces paroles, qui sont dans Malachie, I, 2-3, signifient, seulement que Iehora préfère les Juifs, fils de Jacob, aux Idumées, fils d’Ésaü. De même, le récit de la Genèse sur Ésaü et Jacob, XXV, 23, ne voulait dire autre chose, sinon que les Idumées seraient assujettis aux Juifs, malgré la supériorité première du peuple Idumée sur le peuple juif.

[68] Il a fait grâce à Moïse et il a endurci Pharaon.

[69] On sait que cette pensée se retrouve dans Matth., V, 17.

[70] Tome II, p. 434, édit. Mangey : tome V, p. 264 de la petite édition Tauchnitz.

[71] C’est la vraie leçon, et non : pour les sauver tous.

[72] Néh., II, 8 ; voir aussi Ecclés., II, 5, et Cant., IV, 13. Les Septante nomment ainsi le jardin d’Éden ou de volupté où était Adam ; mais là le mot n’est pas dans le texte (Gen., II, 8).

Le mot se retrouve en ce sens dans Luc, XXIII, 43, et Apocalypse, II, 7.

[73] Voir à ce sujet ARISTOTE, Poétique, 21 et 22.

[74] Les glosses tiennent de même une grande place dans le grimoire prophétique qui forme le chapitre II de Rabelais.

[75] Sur des phénomènes de ce genre dans les temps modernes, voir des pages très intéressantes de M. Renan, les Apôtres, p. 68.

On aura remarqué dans les versets cités ici le mot d’édification. Ce mot, traduction bien exacte du mot grec que Paul emploie, est une métaphore. On se représente le croyant comme bâtissant, par telle et telle pratique, l’édifice de la foi.

[76] Gal., III, 25 ; IV, 18 ; Rom., IV, 15 ; Gal., IV, 25 ; V, 13 ; Rom., V, 20.

[77] I Cor., VI, 15-19 (et III, 16). Voir encore X, 8, et Rom., I, 24-27.

[78] Tome III, p. 99.

[79] Dans les Évangiles, la Loi est ramenée à deux commandements : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. (Marc, XII, 28, etc.)

[80] Άγάπην en grec, en latin caritatem, d’où charité.

[81] Voir encore Rom., XII, 6-8, 13-21, et XIII, 8-10.

[82] I Cor., XI, 19. Il se sert du mot grec αίρίσεις, qui signifie simplement des partis, mais d’après lequel les partis religieux ont pris plus tard, dans les langues latines, le nom d’hérésies.

[83] Άγάπη, amour ; c’était le nom de ces repas communs, du moins au temps de Tertullien (Apologétique, 39, à la fin).

[84] Apologétique, 39, à la fin.

[85] Quand avait lieu le repas du Seigneur ? était-ce périodiquement et à un jour déterminé ? Etait-ce simplement quand l’assemblée se réunissait, comme semble l’indiquer le verset 17 ! Mais cette réunion elle-même avait-elle lieu à jour fixe ? C’est ce que le texte de Paul ne nous apprend pas.

[86] Voir mon tome III, p. 370. L’Épître qui porte le nom de Juda (verset 6) rappelle comment les anges ont sacrifié alors leur dignité et quitté leur demeure céleste pour venir chercher ces femmes sur la terre.

[87] Tobie, XII, 12, et Psaume 138 (dans les Septante).

[88] Le verset célèbre : Femmes, soyez subordonnées à vos maris (Col., III, 4), n’est pas dans les Épîtres authentiques, mais n’en est pas moins, comme on voit, dans l’esprit de Paul.

[89] S’il n’est parlé que du père dans ce passage, c’est que les filles étaient mariés si jeunes, qu’elles n’avaient pas à donner leur avis.

[90] D’une façon plus générale, si peu que le monde dut subsister, il fallait une morale tant qu’il subsistait. C’est ce que Paul exprime ailleurs par l’image du passage des Israélites à travers le désert : Ils ont péché pendant ce trajet, car ils ont perdu ainsi la terre promise : ne faites pas comme eux. (I Cor., X, 1-13.)

Voici une autre belle image : La nuit est avancée et le jour approche. Déposons donc les œuvres de ténèbres, et équipons-nous pour la lumière. Marchons avec décence, comme on fait au jour. (Rom., XIII. 12.)

[91] Voir Marc, VI, 17, rapproché de Joseph, Antiq., XVIII, V, 1.

[92] Comparer Prov., XIX, 17, et Sirach, XII, 4.

[93] Rom., XV, 25. C’est là qu’il dit en parlant des hommes de Jérusalem : Si les gentils ont eu part à leurs richesses spirituelles, ils doivent à leur tour contribuer pour leur procurer les biens charnels. (Ibid. 26.)

[94] Il veut dire, je pense, que le Christ, riche en tant que Christ, puisqu’il est, comme tel, le roi du monde, a vécu homme misérable, pour nous procurer une éternité heureuse : et il en conclut que ceux qu’il sollicite peuvent bien aussi s’appauvrir (en supposant que leurs dons les appauvrissent), pour secourir de plus malheureux. (II Cor., VIII, 9.)

[95] Ainsi ces prêtres dont parle Joseph dans sa Vie (n° 31), qui ne mangeaient, à ce qu’il dit, que des figues et des noix.

[96] TERTULLIEN enseigne d’une manière formelle que les dieux sont les mêmes que les démons (Apologétique, 23).

[97] On n’a trouvé d’autre ressource, pour ôter le scandale de ces passages, que d’imaginer (contrairement au texte de l’Évangile) que Céphas n’était pas le même que Pierre. (L’abbé JAMES : Dissertation où il est prouvé que saint Pierre seul décida la question de foi soumise au concile de Jérusalem, et que Céphas n’est pas le même que le prince des apôtres, 1837.) — J’avais cru cette imagination nouvelle, mais M. Auguste Sabatier m’a justement averti qu’elle remontait à l’antiquité. Voir Eusèbe, Hist. ecclés., I, 12, d’après un ouvrage perdu de Clément d’Alexandrie.

[98] Apollos (abrégé d’Apollonios) était un Juif d’Alexandrie, qui prêchait d’abord le Christ sans connaître Jésus, en vertu de la prédication de Jean le Baptistès et de son baptême. C’étaient des disciples de Paul qui lui avaient appris Jésus. (Act., XVIII, 24.) Il demeura en bons termes avec Paul, d’après I Cor., XVI, 12.

[99] Cor. I, IV, 15 ; παιδαγωγός, esclave chargé de la surveillance et de l’éducation de l’enfant.

[100] Pierre parlait-il le grec, ou ceux qui se rattachaient à lui à Corinthe étaient-ils des hommes qui savaient la langue syriaque, et qu’il avait convertis en Judée et à Antioche ?

[101] J’emprunte à M. Renan cette heureuse induction de l’expression grecque.

[102] Cela semble dire qu’il voyageait en Galatie pour sa santé. D’autres entendent simplement qu’il y est venu en état de faiblesse, étant malade.

[103] Acta Apostolorum apocrypha, éd. Tischendort, 1851, p. 41.

[104] Cette tournure, et eussè-je connu... semble indiquer que Jésus n’a pas été absolument inconnu à Paul ; et en effet ils ont pu se trouver en même temps dans Jérusalem. Elle n’est pas pourtant bien décisive, surtout parce qu’elle est rendue plus vague par l’emploi, familier en grec comme en latin, de nous à la place de je : Et eussions-nous connu, etc. Cet emploi de nous, où il n’est pas toujours facile de reconnaître s’il exprime le pluriel ou le singulier, est une des difficultés qu’on rencontre dans la lecture des Lettres de Paul.

[105] Voir la carte de ses missions, à la fin du Saint Paul de M. Renan.

[106] C’est le seul endroit, dans les Épîtres authentiques, où Paul parle de travail de ses mains, et il n’en parle pas comme d’une ressource à laquelle il recourt pour ne pas être à charge aux autres, mais comme d’une nécessité à laquelle il est réduit dans certains moments où toutes ressources lui manquent, nécessité pénible et sans doute humiliante, un homme comme lui n’étant pas fait pour travailler ainsi. On l’a entendu autrement d’après Act., XVIII, et II Thessal., III, 8.

[107] La peine du fouet était de quarante coups, et non plus (Deutér., XXV, 3), et on n’en donnait que trente-neuf, de peur d’en donner un de trop par mégarde.

[108] Par les Romains.

[109] Il ne s’agit pas évidemment de la lapidation légale, qui n’aurait fini que par sa mort, mais d’une émeute et d’une exécution populaire ; la foule lui a jeté des pierres, puis a lâché prise. (Act., XIV, 18.)

[110] Voir le verset 1 et Matth., XIX, 12.

[111] Les deux mots, reconnue et lue, jouent ensemble en grec.

[112] Exode, XX, 5 ; XXXIX, 14, etc.

[113] Il y a lieu de rattacher à ce qui regarde la personnalité de Paul dans ses Lettres les versets où se marque l’importance qu’on attachait et qu’il attachait lui-même à l’envoi d’une lettre où d’une portion de lettre écrite de sa propre main : mais le premier et le principal de ces passages (Gal., VI, 11) nous demeure obscur.

[114] Je ne donne pas de dates, parce que rien n’est moins satisfaisant que la chronologie du livre des Actes et par suite que celle de la vie de Paul.

 Paul s’étant trouvé ainsi à Rome sous Néron, on a imaginé plus tard qu’il avait été connu de Sénèque, qu’il l’avait touché et qu’il en avait fait un chrétien ou à peu prés. On a même fabriqué une correspondance entre Sénèque et saint Paul, composée de seize courtes lettres en langue latine. Elle se trouve au tome III du Sénèque de Hasse dans la collection Teubner. Ni l’authenticité de cette correspondance même, ni l’histoire des prétendus rapports entre Sénèque et saint Paul ne sont soutenables, et je ne perdrai pu le temps à discuter là-dessus. D’ailleurs la question a été épuisée dans une thèse de M. Aubertin, dont il a fait plus tard un livre : Sénèque et Saint Paul, 1869, livre excellent, où non seulement la question des rapports entre Sénèque et saint Paul est traitée à fond, mais qui dépasse de beaucoup cette question par l’intérêt et la richesse des observations qui y sont développées, et qui ombrassent presque l’ensemble de l’histoire de la morale hellénique et de la morale chrétienne.

[115] Des critiques ont cité comme contredisant la tradition un passage sur Paul au n° 5 de l’Épître à l’Église de Corinthe qui porte le nom de Clément. Mais ce passage peut très bien être pris comme conforme à la tradition. Le mot ayant témoigné peut signifier le martyre. Le mot grec martyr ne voulait dire proprement que témoin. Témoigner, c’était confesser sa foi devant l’autorité, devant les juges (Actes, XXIII, 11). Avec le temps, cela a voulu dire : la confesser par sa mort, et le mot est peut-être pris déjà en ce sens dans cette Épître.

[116] Paul connaissait et pratiquait le baptême ; mais il semble que le baptême même n’était pas tout à fuit alors ce qu’il a été depuis. Revenons à ce beau passage de la Première Lettre à ceux de Corinthe (8, 12) : Chacun de vous dit : Moi, je suis à Paul ; moi, à Apollos ; moi, à Céphas. Et moi, je suis à Christ. Il continue : Christ a-t-il été partagé ? Est-ce Paul qui a été mis en croix pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? Je remercie Dieu de ce que je n’ai baptisé personne parmi vous, sinon Crispe et Galus ; on ne dira pas que c’est en mon nom que foi baptisé... Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais évangéliser. Ainsi donc, si Paul avait baptisé davantage, on aurait pu dire, on aurait pu croire qu’il baptisait en son nom. Apparemment, en ne baptisait pas expressément au nom de Jésus, encore moins au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, et il faut croire que le baptême était alors une simple immersion, sans adjonction d’une formule déterminée, comme le pratiquait Jean le Baptistès, quoique par là il fût entendu qu’on se donnait au Christ. (Rom., VI, 3.) — Dans les Actes, on baptise au nom de Christ Jésus (Actes, II, 38 et X, 48).

[117] Si je n’ai point parlé de la guerre qu’un certain parti, dès l’antiquité, a faite à la mémoire de Paul et à ses doctrines, et qui se manifeste dans l’Apocalypse, dans l’Épître qui porte le nom de Juda ou Jude, et surtout dans le roman pieux attribué à Clément de Rome, c’est que tout cela est d’une époque postérieure. On verra que je ne crois pas l’Apocalypse contemporaine de Néron.

J’ai tâché, dans cette étude sur Paul, de ne pas trop m’abandonner à l’attrait qu’une figure aussi originale exerce sur l’imagination. J’avais heureusement sous les yeux, pour me préserver de cet entraînement, le travail de M. Schœlcher, conçu avec ce ferme attachement à la raison et à la justice qu’il met dans ses écrits comme dans ses actes. (Victor SCHŒLCHER, le Vrai Saint Paul, sa vie, sa mort, 1879.)